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Maryse Dennes, Professeur des Universités, Université de Bordeaux.
« La Place de la phénoménologie et l'influence de Husserl dans les années 1910 et 1920 en
Russie : E.D. Polivanov et G.G. Špet au sein d’une différence aussi grande soit-elle »
Résumé : Dans cet article, nous montrons que, sur la base de l'interprétation chpétienne (G. Špet, Javlenie i smysl
[Le Phénomène et le sens], Moscou, 1914), la phénoménologie s'est trouvée orientée, dès le début de sa
réception en Russie, vers la philosophie du langage. Cette tendance à privilégier le langage commun dans les
recherches sur les fondements des sciences humaines s'est accentuée à la fin des années 1910, dans le cadre du
Cercle Linguistique de Moscou, puis dans les années 1920, au sein de l'Académie d'État des sciences artistiques
(GAHN), où le concept de « forme interne » a acquis la valeur d'un principe méthodologique. Il sera intéressant
de situer l'activité et l'œuvre d'Evgenij Polivanov par rapport à l'évolution de ce courant philosophique.
Abstract: In this article, we show, that, on the basis of Shpet’s interpretation (G. Špet, Javlenie i smysl
[Appearance and Sense], Moscow, 1914), the Phenomenology was directed, from the beginning of its reception
in Russia, to the Philosophy of language. This tendency to privilege the common language in the researches on
the foundation of the human sciences became more significant at the end of the 1910s, within the framework of
the Linguistic Circle of Moscow, then in the 1920s, within the Academy of the Artistic Sciences (GAKhN),
where the concept of " internal form " acquired the value of a methodological principle. In particular, it will be
interesting to place the activity and the work of Evgenij Polivanov with regard to the evolution of this
philosophical current.
Maryse Dennes : Professeur des Universités à l’Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, Maryse Dennes
est spécialisée dans le domaine des études slaves (histoire culturelle et histoire des idées en Russie) et de la
philosophie (russe et occidentale). Elle a dirigé le CERCS (Centre d'Études et de Recherches sur les Civilisations
Slaves) de 2003 à 2007 (http://www.msha.fr/cercs), et depuis 2007, est responsable d'axes de recherches dans le
cadre de l'UMR 52 22 CNRS / Univ. Bordeaux 3 Europe Européanité Européanisation
(http://eee.aquitaine.cnrs.fr), et du Programme quadriennal de la MSHA, Marges, mémoire et représentations
des territoires européens Les pays slaves et l’Europe entre marge et transfert ». Elle est l'auteur d’une
centaine de publications, dont l'ouvrage Husserl-Heidegger, influence de leur œuvre en Russie (Paris,
l'Harmattan, 1999), et de nombreux articles (en français, en russe et en anglais) sur G. Špet [Chpet], V. Soloviev,
N. Berdjaev, P. Florenskij, S. Bulgakov, A. Losev. Organisatrice de colloques internationaux (sur Špet, en 2007,
et sur Losev en 2008), elle a dirigé la publication des actes du colloque sur Gustav Špet (Slavica occitania, 2008,
26) et prépare celle des actes du colloque sur Losev. Elle traduit actuellement Javlenie I Smysl [Le Phénomène et
le sens] de Gustav Špet (à paraître fin 2010). Elle est membre d'honneur de la Société d'Histoire de la
philosophie russe du nom de B. Zenkovskij.
Compte tenu du travail déjà accompli en France, ces dernières années, sur la place de la
phénoménologie et l’influence de Husserl en Russie, dans les années 1910-1920 (Pighetti ;
Dennes 1997a ; 1997b ; 1998 ; 2001 ; 2005 ; 2008a), nous nous limiterons ici à un rappel de
quelques éléments relatifs à cette question, car nous chercherons en priorité à nous placer dans
une perspective nouvelle en lien avec le thème du colloque consacré à l’œuvre de Evgenij
Polivanov. Il s’agira de tenter de situer l’activité du linguiste russe par rapport à un
mouvement, celui de la phénoménologie husserlienne, qui, en Russie, s’est développé
essentiellement à partir et autour de l’œuvre de Gustav Špet [Chpet, Shpet, Schpet], en
donnant une place de plus en plus importante aux problèmes relatifs à la philosophie du
langage.
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Les trois moments principaux de cet exposé seront donc les suivants :
1. Pour ce qui est de la place de la phénoménologie et de l’influence de Husserl dans les
années 1910 et 1920, en Russie, nous insisterons sur les éléments les plus significatifs,
en donnant quelques repères chronologiques et en renvoyant à des ouvrages et articles
déjà publiés et facilement accessibles.
2. En un deuxième temps, nous tenterons, de façon générale, de situer E.D. Polivanov
par rapport au courant phénoménologique, et nous orienterons l’analyse vers certains
points pouvant laisser penser à un rapprochement possible entre le positionnement de
E.D. Polivanov et certaines idées dominantes du courant phénoménologique russe.
3. En un troisième temps, nous nous appesantirons sur quelques éléments permettant de
comparer E.D. Polivanov et G.G. Špet, en essayant de montrer comment une telle
approche peut conduire simultanément à approfondir d’une façon nouvelle l’étude des
influences de la phénoménologie, et à donner un éclairage particulier sur le
positionnement intellectuel de E.D. Polivanov.
I. L’influence de la phénoménologie husserlienne dans les années 1910 et 1920.
Dans une perspective synoptique, nous pouvons dire qu’elle fut directement détectable, en
Russie, de 1909 à 1923, avec, en 1909, la publication par S. Frank de la traduction du Tome 1
des Recherches Logiques de E. Bernstein (Gusserl’[Husserl] 1909), et en 1923, une
disparition des références à la phénoménologie. Par rapport aux autres théories dites idéalistes
et condamnées dès l’année 1922, la phénoménologie avait en effet bénéficié d’un léger répit
grâce, en particulier, à certains marxistes en vue qui, comme L.I. Akselrod, considéraient
qu’elle ne contredisait pas l’idéal marxiste de scientificité, et qu’elle permettait, à la fois, de
développer des arguments contre le scepticisme, et de maintenir la philosophie à l’écart des
préoccupations religieuses (Dennes 1998 p. 162 ; Kogan p. 97).
Rappelons chronologiquement quelques faits significatifs pour notre propos, et qui se
produisent après la parution du tristement fameux décret de Lénine de mars 1922. C’est en
1922 que fut malgré tout réédité l’ouvrage de P. Blonskij, Sovremennaja Filosofija [La
philosophie contemporaine] (Blonskij), dans lequel un chapitre était consacré à la
« philosophie scientifique » du type de la phénoménologie, c’est-à-dire cherchant à se libérer
de toute forme de présupposé ; c’est aussi en octobre 1922 que Gustav Špet, le plus fameux
représentant russe de la phénoménologie, fit un exposé sur « l’essence de la philosophie »
dans le cadre de l’Institut de philosophie de l’Association des instituts de recherches
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scientifiques (ANII), rattaché à la Faculté des sciences sociales (FON)1. Gustav Špet dirigea
cet institut jusqu’en 1923, date à laquelle il fut éloigné et remplacé par le bolchevik
V.I. Nevskij. A partir de 1923, alors que, par ailleurs, les références à la phénoménologie
furent interdites au même titre que celles concernant toute philosophie dite “idéaliste” et
bourgeoise”, Gustav Špet concentra ses activités dans le cadre du RAHN (Rossijskaja
Akademija Hudožestvennyh Nauk) qui devait devenir le GAHN (Gosudarstvennaja
Akademija Hudožestvennyh Nauk) en 1927, et subsister jusqu’en 1929.
Le petit-fils de Gustav Špet écrivait à son sujet :
« L’Académie existait comme une sorte d’anachronisme total, et il était dans l’ordre des
choses qu’à la fin de la NEP, elle fut liquidée2 ».
C’est dans le cadre de cette Académie que se retrouvèrent les anciens élèves et les disciples de
Gustav Špet. En 1925, à l’occasion des 25 ans d’activité professionnelle de leur professeur, ils
lui consacrèrent un recueil, Kvartet. Les auteurs en étaient A. Ahmanov, N. Volkov,
N. Žinkin, A. Zak et A. Cires3. Certains d’entre eux, principalement A. Cires, A. Ahmanov
mais aussi N. Žinkin, y soulignaient les liens que la pensée de Špet entretenait avec celle de
Husserl. Mais leurs approches, essentiellement orientées vers l’esthétique, visaient surtout à
valoriser la réinterprétation que Gustav Špet avait faite des concepts de la phénoménologie, et
à mettre en valeur la portée de la découverte sur la structure du mot et de l’expression4, qui
était devenue, au GAHN, le principe méthodologique généralement admis pour les approches
esthétiques et qui, dans le domaine de la philosophie du langage, était à la base de ce que
Gustav Špet allait entendre par « forme interne du mot ». Il est à noter que le dernier ouvrage
philosophique de G. Špet, publié de son vivant, Vnutrennjaja forma slova [La Forme interne
1 L’Association des instituts de recherches scientifiques (ANII) fut créée à l’automne 1921 et rattachée à la
Faculté des sciences sociales (FON). L’ANII était composée de 7 instituts, dont celui de la philosophie
scientifique, dirigé par G. Špet (jusqu’en 1923). En 1924, tous ces instituts furent détachés du FON et intégrés à
l’Association russe des instituts scientifiques en sciences sociales (RANION) qui devait, à son tour, être fermée
en 1930 (Kogan p.97 ; Dennes 1998 p. 161-162)
2 Polivanov, M.K. (1995). « Žizn’ i trudy Gustava Špeta » [Vie et travaux de Gustav Špet], Špet v Sibiri, ssylka i
Gibel’ [Špet en Sibérie. Exil et mort], Tomsk, Vodolej, p. 13.
3 Recueil Kvartet, Moscou, Département des manuscrits de la bibliothèque nationale russe, f. 718, G.G. Špet,
Carton 23 avec les articles de : - A. Ahmanov, « Intellektual’naja intuicija i estetičeskoe vosprijatie » [L’intuition
intellectuelle et l’appréhension esthétique] ; - N. Volkov, « O Suždenii » [Sur le jugement] ; N. Žinkin, « Vešč’ »
[La chose] ; - A. Zak, « O Stroenii obščestva » [A propos de la construction de la société] ; - A. Cires,
Vozmožnost’ [La possibilité].
4 Découverte attribuée à Gustav Špet en 1914, dans son ouvrage Javlenie i smysl [Le phénomène et le sens],
Moscou, Germes [Hermès].
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du mot] (Špet 1999 [1927], 2007b ; 2008 pour la traduction française), ne comporte aucune
mention directe du phénoménologue allemand. Le glissement de la philosophie pure
(scientifique) vers la philosophie du langage s’est fait progressivement, sans jamais pourtant
rien abandonner d’une démarche initale qui s’était nourrie de l’influence de la
phénoménologie, mais qui, compte tenu des circonstances, avait été appliquée à des domaines
du savoir autres que la philosophie, comme par exemple l’histoire, l’esthétique, la linguistique
(Dennes 1998 p. 170-199).
A l’intérieur de cette période qui va de 1909 à 1923, nous pouvons repérer et citer quelques
étapes incontournables, d’une part, de la diffusion, d’autre part, des interprétations et usages
de la phénoménologie husserlienne en Russie : en 1911, la parution en russe, dans la revue
Logos, parallèlement à la version allemande, de l’article de E. Husserl, « Filosofija kak
strogaja nauka » [La Philosophie comme science rigoureuse] (Gusserl’ Husserl 1911),), et en
1914, aux éditions Hermès, à Moscou, l’ouvrage de Gustav Špet, Javlenie i smysl.
Fenomenologija kak osnovnaja nauka i ee problemy [Le Phénomène et le sens. La
phénoménologie comme science fondamentale et ses problèmes] (Špet [Shpet] 2005 ; 1991
pour la traduction anglaise). Dans les années 1910 et le début des années 1920, d’autres
auteurs et philosophes connaissaient Husserl et se référaient à lui : S. Frank qui, en 1909, écrit
une préface à la traduction du Tome I des Logischen Untersuchungen, publie aussi un compte
rendu de cet ouvrage dans la revue Logos5 ; N.O. Losskij qui est proche de Husserl par
certains aspects de son intuitivisme mais aussi de sa Logique parue à Pétrograd en 1922
(Losskij)6 ; des auteurs de la revue Logos, comme B.V. Jakovenko (Jakovenko 1910-1911 ;
1913) ; A.F. Losev qui écrit, en 1921, Fenomenologija čistoj muzyki [La Phénoménologie de
la musique pure] (Losev)7.
Nous ne poursuivrons pas davantage ici l’énumération de ceux qui se sont référés à Husserl et
se sont appuyés sur la phénoménologie husserlienne pour développer leur pensée. Pour plus
d’informations à ce sujet, nous pouvons renvoyer à l’ouvrage déjà cité Husserl-Heidegger.
Influence de la Phénoménologie en Russie (Dennes 1998 p. 157-199), ainsi qu’à l’article
« L'influence de Husserl en Russie au début du XXè siècle » (Dennes 1997a).
Deux références peuvent encore permettre de montrer quel était le rayonnement de la
5 Logos, 1910-1911, 1, p. 272-273.
6 L’intérêt de N.O. Losskij pour la phénoménologie husserlienne est manifeste dès 1909, puisqu’il publie cette
année là un compte rendu de la traduction russe du T.I des Recherches logiques (Russkaja Mysl’, 1909, 12). Au
sujet de l’intérêt de N.O. Losskij pour la phénoménologie husserlienne, cf. Plotnikov 1994, et son commentaire
sur « L’intuitivisme de Losskij et son rapport à la phénoménologie » de V.P. Filatov. Cf. aussi Nethercott 1995
p. 176.
7 A ce sujet : Dennes 2005.
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phénoménologie husserlienne à Moscou, juste avant la guerre :
La première concerne Gustav Špet lui-même qui, en avril 1914, écrivait à son maître Edmund
Husserl :
« La phénoménologie suscite ici un grand et sérieux intérêt dans tous les cercles
philosophiques. Jusqu’à présent, on n’a pas encore beaucoup étudié les Ideen, mais
presque tout le monde parle de la phénoménologie, et il y a même des associations
spéciales pour l’étude de la question phénoménologique. L’appréciation que l’on donne
de la phénoménologie est partout élevée et favorable. La phénoménologie est considérée
comme une avancée nouvelle et primordiale de la philosophie8 ».
Par ailleurs, Boris Pasternak, parlant de cette même période, indiquait clairement les courants
philosophiques d’Europe occidentale qui avaient la préférence du milieu intellectuel
moscovite de l’époque :
« Les sympathies se répartissaient entre trois noms. La majorité se passionnait pour
Bergson. Les adeptes de l’école husserlienne de Göttingen trouvaient un encouragement
auprès de Špet. Les disciples de l’école de Marburg étaient privés de direction et,
abandonnés à eux-mêmes, se regroupaient selon les ramifications fortuites d’une
tradition personnelle qui remontait encore à S.N. Trubetzkoy. » (Pasternak p. 36)
Enfin, pour aller dans le sens annoncé et établir un lien avec la linguistique, il semble
important de souligner ici l’influence que la phénoménologie a exercée, dès les années 1910,
sur l’un des plus grands représentants de la linguistique du XXe siècle : Roman Jakobson.
Dès 1913, Roman Jakobson fréquente, à l’Université de Moscou, les séminaires du professeur
Georgij Čelpanov où ont lieu des discussions sur Husserl (Holenstein 1996 p.8). Il y découvre
les Recherches logiques d’E. Husserl, et s’intéresse déjà plus particulièrement aux passages
concernant les questions d’expression et de signification (1ère recherche), les rapports du
Tout et des parties (3ème recherche) et l’idée de “grammaire pure” (4ème recherche). C’est
dans le cadre de ce séminaire qu’il découvre aussi le tome 2 de ces mêmes Recherches
logiques, qui venait d’être réédité en Allemagne, et qui devait le suivre, par la suite, dans
toutes ses pérégrinations (ibid., p. 9).
8 Lettre de G. Špet à Husserl du 21.IV/4. V. 1914 – Husserl-Archiv Leuven R.II Špett G., cité in Holenstein 1976
p. 15.
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