Master Des droits de l'Homme pour tous? COLOMBO, Julien Abstract Ce travail traite de la question de l'universalité des droits de l'Homme dans une perspective historique et philosophique. Pour ce faire l'on étudiera trois grandes pistes de réflexion pour fonder l'universalité des droits de l'Homme, à savoir: la piste juridique, la piste transcendantale et la piste dite réaliste. Reference COLOMBO, Julien. Des droits de l'Homme pour tous?. Maîtrise : Univ. Genève, 2011 Available at: http://archive-ouverte.unige.ch/unige:17352 Disclaimer: layout of this document may differ from the published version. COLOMBO Dominique Julien Des droits de l'Homme pour tous? Mémoire Séminaire: Droit international, droit de conquête et théorie politique de Grotius à John Marshall Professeur: Alexis Keller 1 Table des matières A. Introduction..............................................................................................................3 B. Des droits de l'Homme pour tous?...........................................................................5 1. Historique des droits de l'Homme............................................................................5 1.1 Les origines du rationalisme dans la pensée grecque.................................5 1.2 Les Lumières, le droit naturel et la naissance des droits de l'Homme........6 1.3 Quelques grandes critiques du droit naturel...............................................8 1.4 1945 et la « renaissance » du droit naturel................................................10 1.5 La Guerre Froide et la deuxième génération de droits..............................12 1.6 La chute du Mur de Berlin, enfin un consensus?......................................13 2. Quelques pistes pour un « nouvel » universalisme.................................................15 2.1 La piste « juridique »................................................................................15 2.1.1 Le bien commun........................................................................15 2.1.2 La justice....................................................................................17 2.1.3 La liberté....................................................................................18 2.1.4 La morale...................................................................................19 2.2 La piste « transcendantale »......................................................................21 2.2.1 John Rawls et la théorie de la justice.........................................21 2.2.2 Jürgen Habermas et la rationalité communicationnelle.............24 2.2.3 Makau Mutua et les « nouveaux droits de l'Homme »...............26 2.3 La piste « réaliste » ou concrète...............................................................31 2.3.1 Wiktor Osiatynski, le « consensus universel »...........................31 2.3.2 Guy Haarscher, le « machiavélisme » des droits de l'Homme...35 3. Des droits de l'Homme pour tous?..............................................................39 3.1 L'universalisme « situé »...............................................................44 C. Conclusion.............................................................................................................46 Bibliographie..............................................................................................................49 2 A. Introduction Les droits de l'Homme sont-ils universels? Sont-ils issus d'un principe naturel, humain, ou ne sont-ils que le fruit d'un mode de pensée, d'une culture particulière? C'est à ces questions que nous chercherons de répondre dans le cadre de ce travail. Mieux encore, nous nous demanderons si, dans le cas où les droits de l'Homme ne sont pas universels, ils peuvent le devenir. Le but de ce travail n'est pas l'exhaustivité. Il s'agira avant tout d'étudier la question dans les perspectives historiques et philosophiques. L'on s'attardera surtout sur le débat actuel de l'universalité des droits de l'Homme, et l'on verra qu'il y a plusieurs façons d'aborder la question et d'y répondre. En effet, l'on à aujourd'hui quitté le débat dans sa conception « binaire » (universalité ou pas), pour entrer dans une conception plus « relative » (si l'on peut dire) de l'universalité. Il s'agira de se demander si les droits de l'Homme constituent en soi un « produit fini », s'ils sont aujourd'hui le reflet complet et véritable des droits humains, ou si ils ne constituent en fait que l'ébauche d'un principe en construction qui gagnerait à évoluer dans le futur. L'on se posera aussi la question du rapport des différentes cultures face à l'universalité des droits de l'Homme. Nous verrons aussi que la l'universalité peut être perçue comme évolutive et que le degré d'universalité d'une norme peut varier en fonction de différents facteurs. Nous ne chercherons pas à trouver une réponse définitive à ces questions, comme le pense A. Cassese: « il problema essenziale dei diritti umani, (...) è (...) un problema che nessuno puo eludere »1. Nous allons en effet nous atteler à une question vouée à rester sans réponse. C'est pourquoi nous ne rechercherons pas une réponse « objective » et irréfutable, mais nous chercherons plutôt différentes pistes pour fonder une certaine universalité des droits de l'Homme dans différentes approches philosophiques ou pratiques. Dans un premier temps, nous nous intéresserons brièvement à l'histoire des droits de l'Homme. Il ne s'agira pas d'étudier tout les grands textes fondateurs de la théorie des droits de l'Homme, mais plutôt de s'intéresser aux quelques grands courants philosophiques à l'origine de ces théories, ainsi que leurs principales critiques. Dans cette même partie, nous nous attarderons aussi plus longuement sur la période de la deuxième moitié du vingtième siècle. En effet, cette période marque une « renaissance » des droits de l'Homme et aussi le début de toute une série de nouvelles critiques. Dans un deuxième temps, nous étudierons quelques « pistes » pour fonder l'universalité des droits de l'Homme. Nous nous intéresserons à trois approches de l'universalité: l'approche juridique, l'approche transcendantale et l'approche réaliste. Dans la première approche, nous chercherons à fonder les droits de l'Homme dans les grands principes de philosophie du droit international comme le bien commun ou l a justice. La deuxième piste consiste à fonder les droits de l'Homme de façon « rationnelle », objective dans la nature humaine ou dans tout autre « entité 1 A. Cassese (2008), « Il sogno dei diritti umani », p. 21, (le problème essentiel des droits de l'Homme, (...) est un problème que personne ne peut résoudre). 3 supérieure » à l'être humain. Enfin, la troisième piste consiste à rechercher un fondement dans la pratique. La question du caractère « naturel » des droits de l'Homme perd ici de sa valeur, au profit d'une conception plus « relativiste » mais plus concrète. Dans un troisième temps, nous chercherons une réponse à la question de l'universalité des droits de l'Homme. Ces derniers sont-ils universels ou pas? S'ils ne le sont pas, peuvent-ils le devenir? Nous répondrons à ces questions en nous servant des éléments de réponse trouvés au cours de l'étude des trois pistes. Nous verrons ensuite que l'universalité peut être perçue comme une « valeur » que l'on peut mesurer. En effet, nous nous intéresserons à une conception qui cherche à mesurer le degré d'universalité de chaque norme, indépendamment d'un fondement commun. Enfin, nous terminerons ce travail en tirant quelques leçons des différentes approches abordées et verrons si les droits de l'Homme sont bien universels. 4 B. 1. Historique des droits de l'Homme Avant de commencer toute analyse de la problématique de l'universalité, il est nécessaire de s'attarder quelques instants sur les principales périodes fondatrices des droits de l'Homme2. Nous ne nous intéresserons qu'aux quelques périodes historiques indispensables à la compréhension de la problématique, le but de ce bref historique n'étant pas d'être exhaustif. Un accent sera mis sur la période des Lumières (17e-18e siècle) où l'on voit apparaître le terme de droits de l'Homme et son principe d'universalité, mais c'est aussi dans cette même période que l'on voit apparaître les premières grandes critiques à l'universalité (notamment Hegel, Hume, Marx). L'on verra que l'un des principaux fondements de la théorie « classique » de la théorie des droits de l'Homme (issue de la théorie du droit naturel) se trouve dans le rationalisme ou l'idée d'une raison commune à tous et qui nous permet de connaître le droit naturel. C'est ce fondement là qui est aujourd'hui abandonné, laissant les droits de l'Homme « orphelins » de leur principale assise philosophique et remettant la question de l'universalité au centre du débat actuel. C'est pourquoi nous allons commencer par brièvement analyser les origines historiques et philosophiques du rationalisme, avant même de parler de droit naturel ou de contractualisme. 1.1 Les origines du rationalisme dans la pensée grecque Dans la philosophie grecque déjà, existait l'idée d'un certain ordre des choses objectif, transcendant par lequel l'on pouvait juger la légitimité du pouvoir politique. L'idée même d'autorité morale, de « tribunal de la raison »3 en tant qu'instrument intellectuel permettant de contrôler la légitimité de l'autorité politique est née dans la pensée grecque. En effet, dans les pensées de Platon et d'Aristote, apparaît « l'idée d'un ordre objectif (...), dont les exigences prévalent sur celles des individus »4. Ordre objectif qui est, bien entendu, issu de la raison. Que cette dernière permette de « sortir de la caverne »5 ou qu'elle soit phronesis6 (savoir faire preuve de prudence dans le choix pratique, rechercher le juste milieu), le fait est que dans l'Antiquité déjà les penseurs se penchaient sur la question d'un ordre des choses objectif, transcendant, permettant d'oeuvrer vers un bien commun. Chez Platon par exemple, la raison permettait de « sortir de la caverne », de voir l'ordre des essences sur lequel l'on calquera le fonctionnement de la Cité, seul lieu de 2 Cette partie est inspirée de l'ouvrage de G. Haarscher: « Philosophie des droits de l'Homme », les grands courants décrits dans cette partie sont tirés de cet ouvrage. 3 G. Haarscher (1993), « Philosophie des droits de l'Homme », p. 50 4 Ibid., p.56 5 Platon, « La République », livre VII (le mythe de la caverne) 6 Aristote, « Ethique à Nicomaque », livre VI 5 réalisation de la bonne vie dans la pensée grecque7. De ce qui vient d'être dit l'on peut trouver deux points communs avec la pensée classique du droit naturel (et donc, on le verra, des droits de l'Homme). Le premier réside dans l'idée qu'il existe un ordre supérieur, transcendant (ordre des essences chez Platon) que l'on peut atteindre par la raison. Le second point commun réside dans le fait que l'ordre transcendantal soit le modèle pour la création d'un système politique permettant de vivre la meilleure vie possible (la Cité comme seul lieu de la bonne vie). Mais attention, si l' on peut remarquer une certaine parenté entre la philosophie grecque et la philosophie des droits de l'Homme, cela ne signifie pas que les penseurs grecs sont en fait les fondateurs de la théorie des droits de l'Homme. En effet ces théories sont en grandes parties incompatibles, notamment pour les raisons suivantes: tout d'abord, la Cité chez les penseurs grecs est naturelle8, « l'homme est un animal politique »9. Il n'y a donc pas d'état de nature pré-social duquel l'on va créer artificiellement (par contrat) cette entité politique qu'est l'Etat. Chez les grecs, la « nature » de l'homme est toujours reliée à l'activité citoyenne. La deuxième différence fondamentale se trouve dans la personne capable de raison. En effet, si chez les auteurs de l'Ecole du du droit naturel la raison fait partie intégrante de la nature humaine (c'est d'ailleurs l'un des postulats de base de nombreuses théories naturalistes), ce n'est pas le cas chez les philosophes grecs. Chez Platon par exemple, la raison est le privilège des quelques élus (les philosophes) qui auront réussit à « sortir de la caverne » et à avoir « vu le monde des idées »10. Elus qui seront appelés à diriger la Cité au nom de la raison qu'ils incarnent, à l'inverse des autres restés prisonniers des « ombres de la caverne ».11 Pour terminer cette trop brève synthèse du rationalisme dans la philosophie grecque, il paraît important de souligner que ce n'est pas là que l'idée de droits de l'Homme est née, ces théories n'avaient aucunes prétentions à l'universalisme et la notion même d'égalité était traitée de manière totalement différente (l'on ne parlait pas d'égalité par principe « mais comme moyen éventuel d'assurer au mieux l'ordre du Tout »12). Ce qu'il convient de retenir, c'est que même si les penseurs grecs n'ont pas créé les droits de l'Homme ou le droit naturel, leurs thèses ont amené l'idée d'un ordre des choses supérieur, transcendant duquel l'on tirera une théorie politique. Et il est d'autant plus important de retenir que dans la pensée Antique déjà, on pensait que c'était par la raison que le simple mortel pouvait atteindre cet ordre. 1.2 Les Lumières, le droit naturel et la naissance des droits de l'Homme C'est avec Grotius (1583-1645) que naissent les premières théories du droit naturel. Grotius apporte une théorie détruisant l'équilibre en raison et foi qui avait été pensé par Saint-Thomas d'Acquin, il ne gardera que la raison comme fondement de ses 7 8 9 10 11 12 Sur ce point: G. Haarscher (1993), « Philosophie des droits de l'Homme », pp. 54 à 59 G. Haarscher (1993), « Philosophie des droits de l'Homme », p.50 Aristote, « La Politique » Platon, « La République », Livre VII Sur ce point: G. Haarscher (1993), « Philosophie des droits de l'Homme », p.54 Ibid., p. 53 6 thèses en évitant toute référence au droit divin. Dans le « Discours préliminaire du Droit de la Guerre et de la Paix » il postule que le droit naturel serait valide même si Dieu n'existait pas13. En supprimant ainsi toute légitimité du droit divin face au droit naturel et par là même en affirmant clairement le rationalisme, Grotius devient le « fondateur du droit naturel moderne »14. Une rupture est marquée avec les philosophies chrétiennes ou réformistes, le droit naturel devient laïc, attaché à la nature humaine et indépendant de Dieu. La pensée du droit naturel peut être résumée (dans ses grandes lignes) comme suit: Premièrement, l'Homme est un être raisonnable. Ce premier postulat repris chez tous les auteurs de l'Ecole du droit naturel implique que tous les hommes sont des êtres raisonnables et pas uniquement une poignée d'élus. Deuxièmement, il existe un état de nature pré-social (antérieur à toute société civile) dans lequel chaque Homme (au sens être humain) jouit d'un certains nombre de droits (égalité, liberté, sécurité, propriété (chez Locke) et d'autres droits en fonction des auteurs). La jouissance de ces droits est égale pour chaque Homme et naturelle, d'où l'on peut tirer le caractère universel des droits de l'Homme. Troisièmement, la vie dans l'état de nature devient vite insatisfaisante pour l'Homme. Par exemple, chez Hobbes l'Homme vit chaque jour dans la crainte pour sa vie puisque homo homini lupus15. Quelles qu'en soient les raisons, l'Homme vise à sortir de l'état de nature et pour ce faire, il va passer un pacte (contrat social) avec ses congénères dans lequel ils s'engagent tous à se soumettre à une autorité artificielle (l'Etat) en échange de la garantie de pouvoir jouir de façon certaine de leurs droits naturels (chez Hobbes le contrat social implique l'abandon de tout les droits naturels au profit de l'Etat en échange de la garantie de la sécurité, ce n'est qu'avec Locke que le contrat social devient instrument de protection du droit naturel). Et chez tous les auteurs, c'est par la raison que tous les hommes passent ce contrat afin de sortir de l'état d'incertitude (ou de guerre) perpétuelle qu'est l'état de nature. Un autre apport de la théorie de John Locke, hormis l'idée du droit naturel comme imprescriptible et indérogeable même par contrat social, est qu'il admet un droit de résistance populaire face à une autorité qui ne respecterait pas les droits naturels des citoyens. « A ce moment, tout sera intellectuellement en place pour que la théorie des droits de l'homme quitte le domaine académique et se transforme en idéologie révolutionnaire »16. C'est en effet par la révolution américaine de 1776 et la révolution française de 1789 que les droits de l'Homme quittent le domaine théorique pour entrer dans le domaine pratique et législatif. L'un des meilleurs exemples pour illustrer ce changement est l'article 2 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789 : « Le but de toute association politique est la conservation des 13 14 15 16 G. Haarscher (1993), p. 79 Ibid., « Philosophie des droits de l'Homme », p. 79 T. Hobbes, « Le Léviathan » G. Haarscher (1993), « Philosophie des droits de l'Homme », p.80 7 droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression ». Cette simple résume à elle seule la théorie du droit naturel, à savoir qu'un certain nombre de personnes se sont associées politiquement dans le but de préserver leurs droits naturels. L'on notera pour terminer que le droit naturel est expressément mentionné dans la Déclaration, illustrant ainsi la parenté directe entre les révolutions du 18e siècle et les grandes théories naturalistes. 1.3. Quelques grandes critiques du droit naturel Depuis les droits de l'Homme des grandes révolutions du 18e siècle aux droits de l'Homme que nous connaissons aujourd'hui, l'évolution ne s'est pas faite sans mal et nous allons maintenant voir que certains des grands fondements du droit naturel ont été très fortement critiqués, ébranlés et conduisent à la crise des fondements que nous connaissons actuellement. La première grande critique à été formulée au milieu du 18e siècle (soit avant les révolutions américaines et françaises) par David Hume (1711-1776). La théorie de Hume consiste en une forte critique du rationalisme, allant jusqu'à nier l'existence de toute raison et par là-même détruire toute théorie des droits de l'Homme (et de leur universalité) fondée sur le rationalisme. Hume voyait dans le concept de raison une « illusion fondamentale »17, le rôle de la raison n'est que descriptif, elle n'est capable que de « décrire le donné »18. En matière morale, la diversité des coutumes et les diverses conceptions de la justice de par le monde, sont la preuve que la raison est incapable de les « transcender pour pour définir la bonne conception, la norme rationnelle »19. Dans sa tentative de destruction du rationalisme, il ira jusqu'à dire que: « It is not contrary to reason to prefer the destruction of the whole world to the scratching of my finger. It is not contrary to reason for me to choose my total ruin, to prevent the least uneasiness of an Indian or person wholly unknown to me »20. C'est à dire que rien (en tout cas dans l'aspect moral) n'est raisonnable et tout est raisonnable, la raison ne joue aucun rôle dans la prise de décision, elle se cantonne à un aspect entièrement descriptif. Bref on l'aura compris, cette théorie fait l'effet d'un coup de canon dans les théories naturalistes du 18e siècle. En détruisant ainsi le rationalisme, Hume fait tomber le grand fondement sur lequel repose toute théorie de l'universalité. Il intègre l'idée de la relativité des différents systèmes de valeurs et de justice et qu'aucun d'eux ne peut prétendre à l'universalisme en se disant objectivement raisonnable. Ce qui a pour conséquence que tout les différents systèmes moraux se valent, sont moralement égaux puisque la raison, limitée à son rôle descriptif, ne peut plus venir agir en « tribunal » et juger d'un point de vue universel. 17 18 19 20 G. Haarscher (1993), « Philosophie des droits de l'Homme », p. 80 Ibid, p. 81 Ibid, p. 81 D. Hume, « A treatise of human nature », p. 157, cité par G. Haarscher (1993) op. Cit. 8 La deuxième grande critique au droit naturel provient d'une approche historique de la philosophie dont G. Hegel (1770-1831) et K. Marx (1818-1883) sont les plus grands exemples. Ces deus auteurs ont écrit des théories radicalement différentes mais qui pourtant tournent autour d'une même vision de l'Histoire. Celle-ci est perçue comme une lente évolution de l'Humanité vers un Bien commun, un monde idéal où règne la liberté pour Hegel, le communisme « désétatisé » pour Marx. Chez Hegel les divers peuples et leurs patriotismes (Volkgeist) sont en fait englobés dans un grand Weltgeist, c'est-à-dire un esprit du monde qui guide progressivement l'Humanité vers la liberté (politique) ou, autrement dit, les droits de l'Homme.21 Le grand problème de ces thèses du point de vue des droits de l'Homme, est que leur réalisation est perçue comme une fin (accomplissement de la liberté, du communisme) et non comme un moyen vers la « bonne vie » grecque, une protection minimale contre les ingérences étatiques. Le grand corollaire de cette manière de penser les droits de l'Homme est que l'on ne peut réclamer leur réalisation dans l'immédiat puisqu'ils ne sont que le but ultime vers lequel tend l'histoire de l'Humanité. Ces auteurs se contentent de décrire le monde dans lequel ils vivent avec toutes ses imperfections (raison descriptive humienne) sans porter de jugement de valeur(au nom de ce qui devrait être). Selon Hegel, la description de l'Histoire permet de montrer que celle-ci « mène nécessairement à la liberté universelle »22. Cette dernière remarque permet de conclure que l'Histoire marchant inexorablement vers la pleine réalisation des libertés politiques, « nul n'est besoin d'intervenir du dehors – abstraitement – en jugeant le particulier à l'aune de la raison »23. Hegel considère l'Histoire comme « rusée » et que certains détours de celle-ci parfois incompréhensibles du point de vue du particulier sont en fait parfaitement compréhensibles et justifiés du point de vue de l'Histoire universelle. En d'autres termes, les violences et autres violations des droits de l'Homme aujourd'hui ne sont en fait qu'une ruse de l'Histoire pour mener le monde à la pleine réalisation de la liberté universelle. Marx reprendra cette idée de l'Histoire qui marche vers une fin connue, un bien de l'Humanité. Cette fois, l'Histoire marche vers le fin de l'Etat moderne et vers la réalisation du communisme. L'idée de cette « bonne vie » comme étant une fin historique à l'échelle de l'Humanité et non de l'individu existe aussi chez Marx. L'histoire doit aussi avoir sont lot de révolutions, d'injustices et de conflit jusqu'à ce que l'abondance des ressources permette la « pacification des rapports humains »24. Pour conclure cette deuxième vague de critiques, l'on notera que chez ces auteurs l'idée de pleine réalisation des droits de l'Homme n'est pas abandonnée. Mais cette dernière devient une fin à l'échelle de l'Humanité et que certains détours ou « ruses » de l'Histoire sont nécessaires. Contrairement au théories du droit naturel qui voient les droits de l'Homme comme un minimum de droits applicables partout et en tout 21 22 23 24 Sur ce point: G. Haarscher (1993), « Philosophie des droits de l'Homme », p.86 Ibid., p. 87 Ibid., p. 87 Ibid., p. 92 9 temps, Hegel et Marx élargissent la réalisation de ces derniers à une jouissance totale de la liberté mais soumettent cette pleine réalisation à la condition que l'Histoire universelle atteigne son but final. Passons enfin brièvement à la troisième vague de critiques de l'Ecole du droit naturel, à savoir: le positivisme. C'est un courant de philosophie juridique initié par J. Bentham (1748-1832) et issu de la pensée humienne. En effet, le positivisme juridique consiste à faire une séparation stricte entre le droit et la morale. On définit le droit comme étant ce qu'il est (raison descriptive) et non comme ce qu'il devrait être (raison naturelle). Par ce biais, aucun droit ou ordre juridique n'est en soit immoral ou contraire à un quelconque droit naturel transcendant et supérieur au droit positif. Le droit n'existe que parce qu'il est essentiel à la vie en société (principe d'utilité). Une autre différence entre le positivisme juridique et le droit naturel consiste en ce que le positivisme nie l'existence de tout contrat social. Et en niant le contractualisme et l'aspect moral (raisonnable) du droit, le positivisme enlève toute assise philosophique pour une théorie universelle des droits de l'Homme. Ceux-ci peuvent exister dans un ordre juridique comme partie du droit positif mais perdent tout fondement supérieur. Le positivisme consiste donc en « un subjectivisme des valeurs »25, la raison ayant perdu son fondement universel avec Hume, la tradition (re)devient « le modèle de la société juste »26, celui permettant la « bonne vie ». Le danger de cette vision est évident: le subjectivisme des valeurs implique une égalité des valeurs. Cette égalité ouvre la porte à toute une série d'abus possibles (cf. le nazisme) qui, sous couvert de tradition ou de valeurs culturelles, échappent au « tribunal de la raison ». N'importe quel acte ou décision devient dès lors justifié du moment qu'il est permis par l'ordre juridique positif en vigueur, seul point de référence d'une certaine « morale » locale. Pour terminer cette partie sur les critiques du droit naturel, il convient de préciser que ces critiques ont poursuivit leur chemin au cours de l'histoire et qu'aux alentours de la fin du19e siècle, les théories naturalistes ont été largement mises de côté au profit des thèses positivistes et historiques. Il faudra attendre la fin de la deuxième Guerre Mondiale et la découverte de toutes les atrocités commises pour que le droit naturel puisse faire son grand retour sur le devant de la scène. 1.4 1945 et la « renaissance » du droit naturel Ce n'est en fait que lors de la guerre contre les fascismes que le terme droit de l'Homme réapparaît dans le débat politico-juridique. « The idea of rights experienced its renaissance »27. C'est pour parer aux atrocités du régime nazi et pour avoir une 25 G. Haarscher (1993), « Philosophie des droits de l'Homme », p. 83 26 Ibid., p. 83 27 W. Osiatynski (2009), « Human rights and their limits », p. 14, cette partie (notamment ce qui 10 assise philosophique et morale lors des jugements des criminels nazis que la théorie du droit naturel a été remise au goût du jour (cf. Les procès de Nuremberg ». Ces thèses ont permis de rendre « pénaliser » rétroactivement les crimes crimes de guerre puisque ces derniers (re)devenaient contraire aux droits imprescriptibles et inaliénables de tout être humain. Le 10 décembre 1948, l'Assemblée Générale des Nations Unies (alors composée de 58 membres) adopte la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, qui vise à codifier le droit naturel28. Le contenu de cette déclaration se compose en majeure partie de droits individuels (directement issus des théories naturalistes) et peuvent être qualifiés de droits « occidentaux » ou, autrement dit, de droits issus de cultures et de traditions essentiellement occidentales. Il ne faut cependant pas laisser de côté le fait que la plupart des grandes puissances « occidentales » de l'époque, n'avaient pas grand intérêt dans la reconnaissance internationale des droits de l'Homme. Le peu de soutient de ces Etats lors des travaux préparatoires de la Déclaration en est d'ailleurs une illustration29. Chacune de ces puissances avait en effet des particularités internes qui allait en contradiction directe avec le principe des droits de l'Homme. « Russia had domestic terror and the Gulag; England and France had colonies; and the United States racism and legal segregation »30. Le peu de soutient de ces grandes puissances dans la codification des droits de l'Homme à l'époque, résultait aussi du fait que pour conserver ou asseoir leur suprématie au niveau mondial, elles avaient un grand intérêt à soutenir les principes de souveraineté et de juridiction nationale afin d'éviter des ingérences des plus « petites » nations dans leurs affaires intérieures31. Un autre fait permettant de penser que la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme n'est pas uniquement le fruit d'une culture ou tradition « occidentale » se trouve dans la composition de la Commission des Nations Unies pour la promotion des droits de l'homme dont le travail était d'écrire un projet de Déclaration. En effet, outre des membres français (René Cassin) ou encore américains (Eleanor Roosevelt), la commission tait notamment composée d'un philosophe chinois (Peng-chun Chang), un journaliste et porte-parole des Philippines (Carlos Romulo) ou encore d'une représentante indienne (Hansa Mehta)32. De plus, lors de l'adoption de la Déclaration en 1948, les plus grands partisans de cette dernière étaient les gouvernements latino-americains, ensuite rejoints par les représentants d'un certain nombre d'Etats Islamiques et Bouddhistes33 (ne perdons pas de vue que la plupart des Etats africains « actuels » n'existaient pas encore à l'époque). Si l'on s'intéresse maintenant brièvement au contenu de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, celle-ci tient directement de l'Ecole du droit naturel. Le meilleur exemple de cette parenté résulte de l'article premier de la Déclaration: 28 29 30 31 32 33 concerne la Déclaration) est inspirée de cet ouvrage. W. Osiatynski (2009), « Human rights and their limits »., p. 14 Ibid., p. 15 Ibid., p. 15 Ibid., p. 16 Ibid., p. 18 Ibid., p. 18 11 « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Si l'on a abandonné toute référence directe au droit naturel comme il y en avait dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyens de 1789, le terme « tous les êtres humains naissent libres et égaux » montre bien le caractère intrinsèque des droits de l'Homme. De plus, dans la deuxième phrase il est précisé que les humains sont « doués de raison ». L'universalité rationnelle des droits de l'Homme est donc (ré)affirmée dans la Déclaration Universelle (d'où son caractère « peremptory and absolute »34). L'assise philosophique de cette dernière se trouve donc bien dans le jusnaturalisme « pur », à l'inclusion de son fondement rationalisme. Les grandes critiques semblent donc oubliées en 1948. 1.5 La Guerre Froide et la deuxième génération de droits Depuis la fin de la deuxième Guerre Mondiale jusqu'au début des années 90, le monde fût divisé en deux grands pôles idéologiques qui ont aussi eu leur importance dans la façon de penser les droits de l'Homme. En effet, si l'idéologie libéraleoccidentale percevait les droits comme essentiellement individuels, le socialisme amène toute une nouvelle série de droits, que l'on qualifie aujourd'hui de droits sociaux (ou de droits de la deuxième génération). Les Etats socialistes voyaient dans les droit individuels (de la première génération) une série de droits « bourgeois », qui n'intéressent que les quelques personnes à l'abri du besoin et sans problème de subsistance. Les Etats socialistes considéraient donc les droit sociaux (droit au travail, à la sécurité sociale, etc.) comme étant les seuls droits essentiels à l'être humain. Le meilleur exemple de cette division idéologique se troue dans l'adoption le 16 décembre 1966 de deux Pactes des Nations Unies concernant les droits de l'Homme. Le premier vise à protéger vise à la protection des droits économiques, sociaux et culturels (deuxième génération) et le second à la protection des droits civils et politiques (droits individuels ou de première génération). La division idéologique n'était pas que purement théorique. En effet, depuis le début des années 60 et après la révélation du Président russe Nikita Kroutchev des crimes commis sous Staline, l'on assiste à une politisation des droits de l'Homme 35. Les grandes puissances occidentales se débarrassant petit à petit des « cadavres dans leurs placards » (décolonisation, fin de la ségrégation aux Etats-Unis), elles ont pu se servir comme arme idéologique contre le socialisme. « Westerns leaders discovered in human rights a new weapon in their battle with communism »36. Ce faisant, les droits de l'Homme deviennent « an effective instrument for mobilizing mass support for the opposition »37 dans les Etats socialistes. 34 35 36 37 A. Cassese (1990), Human rights in a changing world », p. 25 Voir W. Osiatynski (2009), « Human rights and their limits », pp. 33-35 Ibid., p. 34 W. Osiatynski (2009), « Human rights and their limits », p. 35 12 L'adoption des deux Pactes des Nations Unies, quelles que soient leur divergences, dénotent d'un phénomène nouveau dans l'histoire des droits de l'Homme. Ceux-ci quittent définitivement le domaine théorique pour entrer dans le domaine pratique. En effet si la Déclaration Universelle n'a qu'un effet déclaratoire,les deux Pactes sont juridiquement contraignants. Les droits de l'Homme entrent dans le droit positif et commencent à devenir (juridiquement) effectifs.L'autre grande divergence idéologique « Est-Ouest » se situe dans l'importance consacrée aux devoirs auxquels sont assortis les droits de l'Homme. Les Etats socialistes parlaient d'un « socialist concept ot human rights »38. Cette conception nie toute existence d'un droit naturel ou d'un quelconque sens commun de la justice. Les droits sont considérés comme « cédés » par l'Etat à ses sujets, et assortis de devoirs dont le non-respect entraine la déchéance du droit.39 Pour terminer cette partie consacrée à la période de la Guerre Froide, il convient de retenir que la polarisation idéologique a amené une nouvelle vision des droits de l'Homme plus sociale, moins individualiste et libérale. Il faut aussi retenir que les droits de l'Homme deviennent une « arme » politique et qu'ils se sont juridisés. Ils sont devenus effectifs dans une partie des ordres juridiques nationaux et dans l'ordre international. Mais cette période n'est pas que marquée par l'opposition « Est-Ouest », un phénomène va faire son apparition et jouer son rôle dans la pensée des droits de l'Homme. Il s'agit de la décolonisation. Avec la prise d'indépendance ou l'émancipation des anciennes colonies, les droits de l'Homme ont parfois été perçus comme une tentative des grandes puissances de garder un assise (au moins idéologique) sur ces Etats nouvellement formés. Les accusations de néo-colonialisme ont été (et sont) nombreuses. Mais ces indépendances nouvelles ont conduit à la « création » d'une troisième génération de droits: les droits des peuples (notamment le droit au développement, à la santé, à l'environnement, etc.). 1.6 La chute du Mur de Berlin, enfin un consensus? On l'a vu, la Guerre Froide a amené son lot de divisions et de problèmes dans la pensée des des droits de l'Homme. Mais avec la chute du Mur de Berlin et par là la « défaite » de l'idéologie communiste, les droits de l'Homme sont aujourd'hui conçus comme un « tout » comprenant toutes les générations de droits. Ce qu'il reste du conflit « Est-Ouest » aujourd'hui, c'est en fin de compte une conception plus large des droits de l'Homme (une « ruse de l'Histoire » si l'on adopte un point de vue historique). La décolonisation a, quant à elle, un effet sur le débat actuel. L'universalité des droits est aujourd'hui plus que jamais remise en question. A un point tel qu'Antonio Cassese considère aujourd'hui l'universalité comme un mythe40. 38 Ibid., p. 37 39 Ibid., p. 37 40 A. Cassese (1990), « Human rights in a changing world », p. 51: « Let me say immediatly that universality is, at least for the present, a myth. » 13 En effet, la décolonisation s'est accompagnée d'une série de réactions anticolonialistes ou, pour le dire autrement, anti-occidentales. Ces réactions se composent notamment d'affirmations de valeurs culturelles propres, de traditions propres et d''un rejet des « valeurs occidentales ». Les droits de l'Homme deviennent ainsi, chez certains auteurs, une valeur typiquement occidentale que l'on cherche à implanter « de force » dans une autre culture. Les droits de l'Homme ont été « repolitisés », et deviennent aussi une arme « anti-occidentale ». Ces phénomènes d'affirmation des différences culturelles ont conduit aujourd'hui à un grand relativisme dans la pensée des droits de l'Homme et leur universalité est plus douteuse que jamais. Ils sont aujourd'hui si forts que pour contrer aux accusations de violation des droits de l'Homme, les Etats asiatiques invoquent les « Asian Values » et les Etats africains les « African Values ». Dans le débat politique international, personne ne nie la nécessité des droits de l'Homme, mais ces même Etats qui invoquent les Asian ou African Values hiérarchisent l'importance des diverses générations de droits. En effet, les droits civils et politiques étant des droits bourgeois, il faut en priorité s'occuper de réaliser les droits de troisième génération (notamment le droit au développement) afin de procurer au peuple un niveau de vie suffisant pour qu'ensuite seulement ils puissent jouir des droits « bourgeois » de la première génération. C'est en réaction à ce courant que sont adoptés par la Conférence Mondiale sur les Droits de l'Homme le 25 juin 1993 la Déclaration et le Programme d'Action de Vienne, qui fonde juridiquement le principe d'interdépendance et d'indivisibilité de tous les droits de l'Homme. Ce qui signifie qu'aucune hiérarchisation des droits de Homme n'est possible. Pour conclure cette brève histoire des droits de l'Homme, et pour recentrer le débat sur la question de l'universalité, l'on constate que cette dernière n'a jamais été incontestée et qu'elle n'a jamais été acquise. Les critiques ont existé dès le début et ont fini par avoir raison des fondements des droits de l'Homme. On constate qu'aujourd'hui, les grandes critiques du droit naturel ont eu raison de ces théories et que leur fondement le plus essentiel, le rationalisme, a disparu. Si de nos jours l'idée de droits universels existe, et est même prise pour acquise chez un certain nombre d'entre nous, ne perdons pas de vue que cette idée est aujourd'hui infondée, qu'elle ne repose que sur une fondation branlante. La partie qui va suivre vise justement à la recherche, ou plutôt à l'étude quelques pistes pouvant constituer un fondement « nouveau » ou du moins actuel pour une théorie de l'universalité des droits de l'Homme. Plusieurs pistes seront étudiées, dont notamment une piste « juridique » (fonder l'universalité dans les grands principes du droit international public), une piste plutôt métaphysique et une autre approche plus réaliste ou « machiavélienne »41. 41 Voir G. Haarscher (1988), « La raison du plus fort » 14 2. Quelques pistes pour un « nouvel » universalisme Dans cette deuxième section nous allons nous concentrer sur l'étude de quelques fondements possibles à l'universalisme. La première de ces pistes sera juridique. Elle consiste en l'étude de divers principes de philosophie du droit international public et de voir s'ils pourraient constituer une base suffisante. 2.1 La piste « juridique » Quittons pour le moment la voie très spécifique de la philosophie des droits de l'Homme, et penchons nous un instant sur la question plus générale de la philosophie du droit international public, et voyons si ces théories sont compatibles avec la conception universaliste des droits de l'Homme. Historiquement, les diverses théories fondatrices du droit international public sont aussi fondées sur le postulat d'un état de nature (voir: Grotius, Püffendorf, etc.). Il s'agit d'un état originel entre Etats souverains et non entre êtres humains. Ces Etats, égaux de par le droit naturel, peuvent s'obliger mutuellement en passant des conventions (tout comme les personnes en droit contractuel), mais sont aussi tenus par un droit naturel ou coutumier (que l'on appelait droit des gens). Ce droit, aussi abstrait que l'était le droit naturel « humain », reste indéfini. La plupart des grandes critiques (positivisme, historicisme, etc.) étudiées plus haut pour le droit naturel « humain » restent valable pour les théories du droit naturel en droit international public. Il ne nous reste plus qu'à nous demander si aujourd'hui, la philosophie du droit international nous garde un fondement philosophique (de droit naturel ou autre) pour asseoir la théorie de l'universalité des droits de l'Homme. Pour ce faire, nous allons étudier successivement ces quelques notions de philosophie du droit international public que sont: le bien commun, la justice, la liberté et la morale42(principes développés par R. Kolb). 2.1.1 Le bien commun Le concept de bien commun, en tant que tel, naît dans la pensée de Saint-Thomas d'Acquin. Il postule que « l'homme a essentiellement besoin de la société pour se protéger et pour se perfectionner (conservatio et perfectio), il doit reconnaître un bien commun indépendant de lui »43. Cette notion de bien commun se traduit comme un but à atteindre et non comme une prétention concrète et actuelle. Le chemin vers cette finalité est composé de paix et d'ordre, de justice, proportionnalité et du respect de l'autre44. En bref, chez Saint-Thomas, le bien commun était perçu comme « un 42 Voir R. Kolb (2003), « Réflexions de philosophie du droit international », pp. 234-395 43 Ibid., p. 234 44 Ibid., p. 234 15 corps de valeurs sociales »45 qui sera concrétisé, ensuite, par la loi humaine avec certaines limites de droit naturel. Ces limites de droit naturel servent à protéger un minimum de droits individuels (qui restent nécessaires à l'accomplissement du bien commun), puisque le bien comme, chez Saint-Thomas, prime sur le bien individuel. Si le « bien de la communauté doit prétendre à une certaine supériorité, il ne saurait demander n'importe quel sacrifice à l'individu »46. Plus tard, F. De Vitoria ajoutera une dimension universaliste à cette théorie en l'appliquant aux Etats. En effet, selon lui les individus comme les Etats « ne peuvent vivre autrement qu'en société, car aucun ne se suffit absolument à lui-même »47. Les principes développés par Saint-Thomas s'appliquent donc aussi aux Etats, qui se doivent d'évoluer ensemble vers ce but qu'est le bien commun en laissant parfois de côté leur bien individuel. Dans une perspective plus actuelle, le bien commun reste ce but « suprême » vers lequel tendre, mais est-ce bien le cas dans notre ordre international? Comme le souligne le professeur R. Kolb: « le bien commun ne peut se réaliser que s'il y a un esprit communautaire »48. L'universalité du bien commun, de ce but à atteindre n'est possible que de fait et n'est pas le fruit d'une réflexion empirique. « La politique internationale n'est pas une politique du bien commun international »49, c'est-à-dire qu'il ne peut exister de buts ou valeurs communs à tous à moins que tout le monde s'accorde sur un bien commun à atteindre. A l'heure actuelle, dans la politique internationale, le bien particulier (national) prime sur le bien commun (international). La nécessité d'un accord vers la poursuite d'un bien commun donne donc tout son sens à cette phrase: « (...) le terme (bien commun) est destiné à évoluer dans l'histoire selon les conceptions et les besoins variables des hommes »50. Le bien commun n'a donc rien de naturel, de divin ou d'originel, il ne s'agit que d'une vision ponctuelle d'un certain « ordre idéal » vers lequel tendre. Recentrons maintenant cette question dans l'optique des droits de l'Homme. Ces derniers sont-ils une finalité (bien commun selon son acception actuelle) ou ne sontils qu'un moyen pour atteindre ce bien commun? Ou autrement dit, ne sont-ils qu'une part de nos ordres juridiques ou constituent-ils un ordre « idéal » vers lequel tout législateur devrait tendre? Si l'on s'arrête sur les relations entre droit et bien commun, l'on s'aperçoit que ce dernier constitue le but de toute société et que le droit n'est qu'un moyen pour atteindre ce but. Et même « les valeurs juridiques fondamentales, la justice, la réciprocité ou la sécurité juridique, demeurent toujours finalisées à un bien supérieur à elles: le bien de la vie sociale »51. Inutile de préciser que la poursuite de ce bien ne saurait se concilier avec l'arbitraire. 45 46 47 48 49 50 51 R. Kolb (2003), « Réflexions de philosophie du droit international », p. 234 Ibid., p. 235 (cette partie est inspirée de cet ouvrage) Ibid., p. 235 Ibid., p. 244 Ibid., p. 245 Ibid., p. 237 Ibid., p. 236 16 La question de la place des droits de l'Homme dans cette relation droit-bien commun se pose toujours. Est-ce qu'à l'heure actuelle l'on perçoit ces droits comme un idéal vers lequel tendre ou leur respect n'est qu'une condition pour atteindre la conception contemporaine de bien commun? Sur un plan purement factuel, on constate qu'il n'existe aucun Etat dans le monde où les droits de l'Homme sont parfaitement et toujours respectés, et les ONG dénoncent toujours plus de violations commises un peu partout dans le monde. Puisque les droits de l'Homme n'ont jamais été totalement respectés, il faudrait en conclure qu'ils ne constituent en fait que ce but commun (inatteignable selon Saint-Thomas) vers lequel la communauté internationale devrait tendre sous réserve d'un réel esprit communautaire. Pour conclure sur ce principe, on constate que le bien commun reste un fondement potentiel pour l'universalité des droits de l'Homme. Son côté évolutif le rend fragile et peu stable, mais en même temps il fait appel à une réalité concrète (esprit communautaire) qui rendrait l'universalité indiscutée. Ce consensus nécessaire constitue aussi le plus grand problème d'une théorie de l'universalité fondée sur le bien commun. En effet, et en tout cas à l'heure actuelle, il n'existe aucune volonté internationale concrète d'agir dans un but commun. L'autre grand défaut de cette théorie est qu'en cas de consensus, le respect des droits de l'Homme risque de devenir la finalité impossible à atteindre, et non plus un minimum de droits à respecter comme base de départ vers un plus grand bien commun. Le non-respect de certains droits risque de devenir acceptable puisque leur respect plein et entier en tant que finalité est impossible. 2.1.2 La justice L'on a, au fil de l'histoire, conçu la justice sous trois différentes formes: la justice divine, la justice universelle et la justice particulière52. La première de ces formes, la justice divine, consiste en une justice seule et unique décidée par Dieu. Le droit est rendu juste par la foi, seule garante d'un droit juste. La morale et le droit sont incorporés à la religion qui est le seul ordre moral « juste » puisque divin. Dans cette conception, le justice humaine est dévaluée au profit de la justice divine. Dans la deuxième forme, la justice universelle, l'idée d'une justice seule et unique subsiste. Celle-ci n'est plus issue d'un commandement divin auquel l'on se soumet, mais est issue d'une réflexion objective. Elle était (chez les philosophes grecs) considérée comme la mère des vertus, celle qui harmonisait toute les autres. Cette prétention à l'objectivité se retrouve dans les théories du droit naturel. En effet, si l'homme peut par a raison connaître ses droits naturels, leur respect constitue donc une forme de justice et, à l'inverse, leur non-respect une injustice. 52 R. Kolb (2003), « Réflexions de philosophie du droit international », p. 251-253 17 Passons à la justice particulière, cette dernière n'a aucune vocation à s'étendre ou à viser un bien universel. Elle est perçue comme une « notion purement sociale »53, qui ne concerne que les rapports des individus dans une société donnée. « L'altérité devient la marque propre de cette justice, elle concerne toujours un rapport avec l'autre placé sur un pied d'égalité »54, la justice devient donc un concept subjectif qui commande de se projeter vers l'autre, de voir à travers ses yeux et de considérer son point de vue. A l'heure actuelle, il est impossible de donner une définition de la justice internationale, et il est tout aussi impossible de la faire entre dans l'une de ces trois catégories. Ce que l'on peut dire, c'est que dans ses rapports avec le droit, elle agit comme « but régulateur »55, dont la finalité serait le bien commun puisque, on l'a vu, la justice est subordonnée au bien commun. Aujourd'hui, la justice est considérée comme un « principe ouvert »56, en mouvement, à l'inverse du droit qui est censé « pétrifier » une situation donnée. Le critères qui viennent compléter ce « principe ouvert » sont « issus de la morale sociale, de l'idéologie et plus généralement de l'ensemble des données sociales existant à un moment de l'histoire »57. Autrement dit: les critères définissant la justice se trouvent en dehors de la justice. La justice se trouve donc aussi être un principe évolutif, soumis aux aléas de l'histoire et impossible à « pétrifier » objectivement. Dans la perspective de l'universalité des droits de l'Homme, rien dans cette conception ne nous permet d'asseoir définitivement l'universalité sur un fondement stable. Les mêmes risques mentionnés dans la partie dédiée au bien commun sont applicables au principe de la justice. Il faut tout de même préciser que si les droits de l'Homme, en raison de facteurs sociaux ou autres, entrent un jour concrètement dans la conception internationale de la justice, cela signifierait que leur respect serait une condition nécessaire à la poursuite du bien commun et non plus un but abstrait vers lequel tendre sans jamais l'atteindre. En d'autres termes, la protection internationale des droits de l'Homme gagnerait à n'être « qu'une » partie de la justice internationale, dont l'application serait nécessaire et basique, et non pas un noble idéal à atteindre dans un monde idéal. 2.1.3 La liberté « Le droit n'existe que parce qu'il y a la liberté »58, tout comme la liberté a besoin du droit pour se préserver. Les rapports entre droits et libertés sont donc existentiels. Là où il y a droit, il y a liberté. Cela est dû au caractère, du droit, « de norme formulant un devoir et non de loi naturelle précisant une nécessité »59. Le rôle du droit est 53 54 55 56 57 58 59 R. Kolb (2003), « Réflexions de philosophie du droit international », p. 254 Ibid., p. 254 Ibid., p. 250 Ibid., p. 252 Ibid., p. 252 Ibid., p. 330 Ibid., p. 330 18 d'encadrer, de délimiter la liberté par rapport aux libertés des autres sujets, et il a aussi un rôle de garantie de cette liberté, qu'il aide à préserver. Cette idée provient de l'idée des Lumières selon laquelle les libertés sont conçues comme un « système de limitations mutuelles »60. Pour revenir à la question de l'universalité, il est important de noter que le droit (au sens où on l'entend aujourd'hui) est conçu comme une limitant la liberté, mais aussi comme garant de cette même liberté. Si là où il y a droit, il y a liberté, il devrait donc y avoir un minimum de respect de certaines libertés fondamentales. Cette idée de liberté, liée de façon existentielle à tout ordre juridique, ne constitue pas en soit un assise suffisante pour un respect total des droits de l'Homme, il n'y a pas dans ce concept assez de « place » pour fonder l'universalité, un petit quelque chose permettant d'affirmer que le droit à été penser avec la liberté (qui ne constitue pas en soi l'entier des droits de l'Homme) 2.1.4. La morale Les relations entre droit et morale ont longtemps été houleuses et compliquées. Aujourd'hui encore il parfois difficile de tracer une frontière nette entre la morale et le droit. La morale se rapporte à « l'idée du bien dans la vie sociale »61, ou, autrement dit, du bien commun. Est moral tout acte ou loi conforme avec le but du bien commun. Le droit quant à lui, ne concrétise que les normes issues de la morales nécessaires à la bonne marche de la vie sociale. Si la morale se rapporte aussi à la poursuite du bien commun, c'est qu'elle aussi n'est pas objectivement identifiable et est soumise aux évolutions sociales. La séparation entre droit et morale se trouve dans le fait que cette dernière requiert des exigences de perfection que le droit est incapable de contenter, et d'un autre côté, les dispositions de détail du droit iraient trop loin par rapport à ce que nécessite la morale. « Un droit trop largement confondu à la morale tue la liberté »62. Donc plus le droit se concrétise, plus il « s'écarte » des préceptes moraux évitant ainsi « d'étouffer » les libertés individuelles prises dans l'étau d'une morale beaucoup trop présente dans le droit positif. La morale est en fait la manière d'atteindre le bien commun, alors que le droit droit se trouve être l'outil pour l'atteindre. Si les deux principes tendent vers le même but, ils ont un rôle différent et des divergences sont parfois nécessaires. Pour en revenir au débat sur l'universalité, si celle-ci devient morale, les droits de l'Homme deviendraient un concept vague et abstrait dont seulement les grands principes essentiels seraient concrétisés dans le droit positif. 60 R. Kolb (2003), « Réflexions de philosophie du droit international », p. 331 61 Ibid., p. 344 62 Ibid., p. 348 19 Pour conclure cette recherche d'un fondement d'un point de vue juridique, force est de constater qu'aucun grand principe de philosophie du droit international ne permet de fonder objectivement les droits de l'Homme. Tous les principes étudiés sont pensés et conçus d'une manière évolutive (le droit se pliant à leurs exigences). Ce sont des principes extrêmement relativistes qui ne portent en soi aucune valeur, ils sont pensés comme des récipients vides qui se remplissent et se vide en fonction de l'évolution sociale, idéologique ou autre. Donc pour qu'il y ait universalité d'un point de vue juridique, il faut un consensus international, un « esprit communautaire » allant dans la direction d'un respect universel des droits de l'Homme. Il faut en quelque sorte une universalité de fait, et non théorique ou philosophique. Nous verrons plus loin que la solution se trouve peut-être dans ce type d'universalisation. Mais même si un jour un esprit communautaire est atteint et que les droits de l'Homme sont partout considérés comme universels, le problème de la crise des fondements subsiste. S'il n'existe aucune assise stable, rien n'empêche un jour un retour en arrière. Un autre problème apparaîtrait dans le cas de l'existence d'un esprit communautaire, il s'agit de déterminer leur place dans tous ces principes. On l'a vu, si les droits de l'Homme sont placés « trop haut » dans l'échelle des principes (bien commun ou morale), il ne deviennent plus qu'un but à atteindre, un ordre parfait vers lequel tendre sans jamais l'atteindre. Leur respect plein et entier ne serait donc plus qu'hypothétique, il n'aurait lieu que dans le « monde des idées ». Il ne faut pas perdre de vue que ces droits ont été conçus au départ (par les auteurs naturalistes) comme protégeant le strict minimum de droits dont chaque être humain devrait pouvoir jouir. En idéalisant trop ces droits, le risque serait de leur faire définitivement quitter la sphère du droit positif, pour entrer dans la sphère idéale du but à atteindre. Fondamentalement, ces droits sont pensés pour une application concrète et devraient rester dans les sphères du droit positif, sans trop s'évader dans l'idéalisme. 20 2.2 La piste « transcendantale » Passons maintenant à une autre approche, plus proche de l'approche du droit naturel et qui vise à fonder l'universalité des droits de l'Homme dans la « nature » humaine, dans l'idée qu'il existe un certain minimum commun à l'humanité. Minimum précédant toutes divergences culturelles ou idéologiques. L'idée d'un sens « originel » commun de justice ou de valeurs est une idée très ancienne. L'on a vu dans les théories du droit naturel plusieurs tentatives de synthétiser et « codifier » ce sens commun. Le principal argument se trouvant dans cette raison commune à tous permettant de découvrir ces principes « originels ». Si, aujourd'hui, l'idée que les droits découlant du statut d'être humain (s'ils existent) puissent être trouvés sur la base d'une simple réflexion raisonnable semble oubliée, les tentatives de fonder un droit universel dans la nature humaine, dans l'être « originel » vierge de tout contexte culturel, sociologique ou idéologique, sont toujours d'actualité. Dans l'étude qui va suivre, nous allons nous concentrer les thèses de deux grands auteurs contemporains: J. Rawls et J. Habermas. Si leur thèses peuvent de prime abord présenter des similitudes, elle sont en fait radicalement différentes l'une de l'autre. La première (celle de Rawls) vise à trouver, sur la base d'un dialogue qui se veut impartial, les principes humains fondamentaux, le minimum commun à tous. En d'autres termes, rechercher le droit naturel par la discussion en trouvant le dénominateur commun des valeurs culturelles. La théorie de J. Habermas reprend l'idée du dialogue interculturel, de l'humanité assise autour d'un table fictive pour discuter de principes communs. Mais cette fois, l'idée n'est plus de trouver un minimum originel commun, mais de discuter et de débattre différents principes propres à chacun (dans le but de convaincre). Discussion qui devrait mener à la « construction » d'un sens moral, complet et commun, accepté par tous. Et finalement nous nous intéresserons aux thèses de Makau Mutua63 (professeur à l'université de Buffalo), qui reprend ces idées de dialogue et de construction pour les appliquer à la théorie des droits de l'Homme. 2.2.1 John Rawls et la théorie de la justice Dans son ouvrage: « théorie de la justice », J. Rawls remet au goût du jour le contractualisme issu des théories du droit naturel et va chercher à le renforcer, lui donner une assise impartiale (et donc universelle). Ces principes minimaux de justice que l'on va chercher à découvrir sont issus de l'idée de contrat et du principe de cohérence64. 63 M. Mutua (2004), « The complexity of universalism in human rights » in: « Human rights with modesty: the problem of universalism » 64 P. Gérard (2007), « L'esprit des droits », tout ce passage (Rawls-Habermas) est tiré de cet ouvrage. 21 L'argument du contrat, passé par des individus en « position originelle »65, ne fait pas appel à un accord réel, mais à un accord fictif portant sur des principes de justice « qui seraient choisis, de préférence à d'autres, par des individus rationnels qui, tout en étant placés dans une situation initiale d'égalité, chercheraient à définir les termes fondamentaux de leur association future »66. Il s'agit donc de définir des principes de justice qu'auraient choisit des individus rationnels en « position originelle ». Et pour assurer l'impartialité du choix de ces différents principes de justice, ces individus sont réputés « négocier » le contrat sous couvert d'un « voile d'ignorance »67. Ce voile sert à empêcher qu'une décision soit prise en fonction de diverses circonstances, naturelles ou sociales, dans le but de favoriser des intérêts purement personnels. Le voile exclut notamment les informations concernant «(...) la position de classe ou le statut des individus dans la société future, ainsi que la part qui sera la leur dans la répartition des atouts, des capacités et des dons naturels. Sont également exclues les informations relatives à leurs dispositions psychologiques personnelles, aux particularités de leur projet d'existence et de leur conception du bien, ainsi qu'à la situation économique, politique et culturelle de la société future »68. Cet argument du contrat est complété par l'argument de cohérence. « Il s'agit de monter que les principes qui seraient adoptés par des personnes rationnelles dans une position originelle d'égalité s'accordent par ailleurs avec un ensemble de convictions, bien pesées, que nous partageons généralement sur la justice des institutions sociales »69. Ou en d'autres termes, les principes du contrat (purement rationnels) doivent aussi être conformes à une série d'intuitions morales. Le principe de cohérence permet donc de prendre en compte, dans la recherche de principes de justice, des convictions morales préalables. La justification des principes de justice, chez Rawls, s'articule donc autour de ces deux grands arguments. Le but étant d'arriver à un « équilibre réfléchi »70. Si l'argument rationnel du contrat permet d'éviter le risque d'arbitraire provenant du principe de cohérence, ce dernier permet de sortir de ce monde abstrait du choix rationnel et de garder contact avec les valeurs morales pré-existantes. Ces deux arguments permettent à Rawls de justifier ses deux grands principes de la justice, sensés guider le fonctionnement de toute société civile: « 1. Chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres. 2. Les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, – elles apportent aux plus désavantagés les meilleures perspectives – et elles soient attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, conformément à la juste égalité des chances »71. 65 P. Gérard (2007), « L'esprit des droits », p. 145 66 Ibid., p. 143 67 J. Rawls (1987), « Théorie de la justice », pp. 168-174, cité par: P. Gérard (2007), « L'esprit des droits », pp. 135 ss. 68 P. Gérard (2007), « L'esprit des droits », p, 147 69 Ibid., p. 143 70 J. Rawls (1987), « Théorie de la justice », p. 47 71 P. Gérard (2007), « L'esprit des droits », p. 140 22 Il s'agit là de principes minimaux dont le but est de structurer toute société civile. Il convient de préciser, avant toute analyse, que le premier de ces principes prime sur le second. Le premier principe reconnaît donc, à tous, une égale jouissance des libertés de base. Ou en d'autres de termes: une égale jouissance des droits civils et politiques. Ce principe implique que « (...) les restrictions éventuellement imposées aux libertés de certains individus ne sauraient être justifiées ou compensées ni par l'octroi d'avantages économiques et sociaux supplémentaires au profit du plus grand nombre, ni par la volonté de réaliser certaines valeurs morales concurrentes (perfectionnisme) »72. Les seules limitations aux libertés de base tolérables sont des limitations qui ont pour but la sauvegarde d'une ou de plusieurs libertés de base concurrentes. Le second principe est, lui, plus novateur. En effet, il fonde une conception de la justice qui admet et prend en compte les inégalités. Il détermine les conditions pour qu'une inégalité ne soit plus inacceptable mais jugée tolérable. L'on quitte ici le domaine des libertés individuelles pour enter dans celui de la répartition d'avantages économiques et sociaux. Ces avantages sont acceptés comme répartis de façon inégalitaire, mais cette inégalité n'est tolérable qu'à condition « (...) que l'on puisse montrer que cette répartition procure les meilleures perspectives aux membres les plus désavantagés de la société »73. Donc si l'inégalité sociale de fait est tolérée, l'inégalité des chances, elle, ne l'est pas. On ne peut sacrifier les individus les plus défavorisés au profit des autres. Ce principe de l'égalité des chances, que l'on tire du second principe de justice, ouvre donc la voie aux droits économiques et sociaux dans la conception de la justice de Rawls. Cette conception « essentiellement rationnelle »74de la justice ne va pas sans critiques. En effet, certains auteurs considèrent l'argument du contrat « repose également sur des convictions ou sur des intuitions morales qui sont irréductibles à ces exigences »75. Rawls admet lui-même que l'arbitraire, que l'on cherche à éviter par le voile d'ignorance, constitue lui-même une intuition morale, qui échappe à la rationalité telle qu'elle est conçue dans la théorie de la justice. L'argument du contrat n'est donc pas « une justification exclusivement rationnelle qui serait indépendante de toute conviction morale préalable concernant la justice sociale et l'impartialité »76. Toute l'idée de la position originelle « présuppose (...) un ensemble de convictions morales qu'elle permet d'expliciter »77. En conclusion, on constate que cette théorie qui potentiellement pouvait donner un fondement transcendantal à l'universalité d'un minimum de droits de l'Homme (les libertés de base, dont notamment: liberté de pensée, conscience, expression, droits politiques et liberté personnelle), s'avère avoir cette même faiblesse dans ses fondements que les théories du droit naturel. A tel point d'ailleurs, que Rawls lui72 73 74 75 76 77 P. Gérard (2007), « L'esprit des droits », p. 141 Ibid., p. 142 Ibid., p. 145 Ibid., p. 148 Ibid., p. 149 Ibid., p. 149 23 même adhéra, quelques années plus tard, aux critiques formulées à l'encontre de sa théorie de la justice. L'universalité des droits de l'Homme ne peut donc se prévaloir de cette thèse comme d'un fondement nouveau et incontesté. Et si l'on applique cette théorieau niveau international, Rawls applique la même fiction de la position originelle, cette fois entre Etats. 2.2.2 Jürgen Habermas et la rationalité communicationnelle Passons maintenant à un autre auteur contemporain, et intéressons nous aux thèses de J. Habermas. Et pour ce faire, nous allons quitter durant quelques lignes la philosophie juridique et nous intéresser à la philosophie du langage. En effet, chez Habermas le légitimité et l'universalité des normes sont fondées sur le principe de discussion. Ce qui signifie qu'une norme ne peut être considérée légitime que « si elle est susceptible de recueillir le consensus de toutes les personnes intéressées au terme d'une discussion rationnelle »78. Commençons par définir ce que qu'Habermas entend par discussion. Dans sa théorie, il existe trois actes de langages: l'acte descriptif, l'acte régulateur et l'acte expressif. L'acte descriptif est un acte par lequel le locuteur cherche à décrire un fait, une réalité concrète, c'est donc un acte de langage qui prétend à la vérité. Le second acte de langage, l'acte régulateur, vise « (...) à établir entre les interlocuteurs des relations conformes à des normes ou à des valeurs sociales légitimes »79. Cet acte de langage a donc des prétentions de justesse. Quant à l'acte expressif, il sert au locuteur à exprimer une intention ou une envie, c'est donc un acte qui a des prétentions à la sincérité. Tant que la communication bénéficie d'un déroulement « normal », c'est à dire que les interlocuteurs présument la que les prétentions sont justifiées, il n'y a pas encore d e discussion au sens où nous l'entendons. En effet, ce diverses prétentions de validité impliquent forcément un besoin de justification. Tant que les interlocuteurs présument la validité, il n'y a aucun besoin de justification. Dès lors que la validité de la prétention de l'acte locutoire est remise en question, et qu'une justification immédiate n'est pas suffisante (par exemple: en indiquant le contexte normatif d'où l'on cherche à tirer la justesse de l'acte régulateur), la communication devient alors une discussion. En d'autre termes, la discussion dans ce contexte peut être comprise comme une sorte de débat. Nous l'avons vu plus haut, une norme n'est réputée valide (ou universelle) que si « elle est susceptible de recueillir le consensus de toutes les personnes intéressées au terme d'une discussion rationnelle »80. Nous venons de définir ce qu'est une discussion, définissons maintenant ce que l'on entend par discussion rationnelle. Dans les théories de Habermas, le but de toute discussion est d'arriver à un accord81. Cet accord ne peut être réputé justifié de façon rationnelle que s'il répond aux 78 79 80 81 P. Gérard (2007), « L'esprit des droits », p. 129 Ibid., p. 130 Ibid., p. 129 Ibid., p. 130 24 conditions de la discussion rationnelle. Ces conditions « correspondent apparemment aux exigences d'une situation idéale de parole qui se caractérise par le fait que toutes les personnes intéressées ont le droit de participer à la discussion et d'y faire valoir, dans la liberté et l'égalité, les arguments visant à justifier ou à contester le bien-fondé de la prétention en jeu »82. Une discussion rationnelle est donc une discussion présentant un niveau qualifié d'ouverture quant aux participants et quant au contenu des arguments. Le principe de discussion rationnelle est posé par Habermas comme le critère ultime de validité des normes, lois ou encore de normes morales. Si l'on applique ce principe dans le domaine juridique, il sert en fait à « concevoir une procédure d'institution légitime des normes juridiques en général »83. Ce principe sert donc à définir les conditions procédurales dans lesquelles l'adoption d'une loi peut être qualifiée comme légitime. « Selon ce principe, peuvent seules prétendre à une validité légitime les normes juridiques qui sont en mesure de susciter l'adhésion de tous les membres d'une communauté démocratique dans un processus institutionnalisé de création du droit qui réponde aux conditions de la discussion rationnelle »84. Bref, le principe de discussion rationnelle, lorsqu'il est appliqué au domaine juridique, se transforme en principe démocratique. C'est par ce principe démocratique (issu de la discussion rationnelle) que naît l'universalité de toute une série de droits fondamentaux. En effet, pour qu'une norme, loi soit valide (d'un point de vue transcendantal), il faut qu'elle ait été adoptée dans les conditions du principe démocratique et, plus fondamentalement, dans les conditions de la discussion rationnelle. Habermas distingue cinq conditions (ou principes) dont le respect est nécessaire pour qu'une loi soit légitime. Il ne s'agit pas de conditions purement formelles, mais plutôt de principes « (...) qui doivent faire l'objet de concrétisations et d'interprétations réalisées par les pouvoirs constituants ou législatifs établis dans des collectivités particulières »85. Ces cinq grands principes sont résumés par P. Gérard comme recouvrant: « -Le droit à l'étendue la plus grande possible de libertés subjectives d'action égales pour tous; -le droit découlant du statut de membre d'une association volontaire de sociétaires juridiques; - le droit assurant l'exigibilité des droits et la protection juridique des individus; -le droit de participer à chances égales aux processus de formation de l'opinion et de la volonté grâce auxquels les citoyens exercent leur autonomie politique et instaurent un droit légitime; - le droit à des conditions de vie satisfaisantes, aux niveaux social, technique et écologique, dans la mesure où ces conditions semblent nécessaires pour assurer aux individus la jouissance égale des droits relevant des catégories précédentes. »86 On constate que le premier principe recoupe les libertés fondamentales des droits de l'Homme (les droits civils). Le quatrième principe pose un fondement pour tout les 82 83 84 85 86 P. Gérard (2007), « L'esprit des droits », p.131 Ibid., p. 131 Ibid., p. 131 en réf. à : J. Habermas, « Droit et démocratie », p. 123 et 144-145 Ibid., p. 132 Ibid., p. 134 25 droits politiques, et fonde les institutions démocratiques. Le cinquième principe, quant à lui, vise à garantir toute une série de droits sociaux dans le but d'assurer « (...) une répartition plus juste des ressources collectives, ainsi qu'une protection contre les risques dont la société semble responsable »87. Cette thèse proposée par Habermas se fonde sur une démarche réflexive et non plus déductive. Il fonde les droits de l'Homme dans la philosophie du langage et ne va pas les rechercher dans la nature humaine. Ils seraient donc fondés sur une certaine conception de la « justice » dans la communication, les droits de l'Homme deviennent, avec Habermas, un instrument dont le respect est indispensable pour que le reste de l'ordre juridique soit légitime. Les droits de l'Homme trouvent donc un fondement transcendantal à leur universalité puisqu'ils sont indispensables à la légitimité de tout ordre juridique. Cette théorie ne va pas sans critiques, dont voici la principale: la théorie est basée sur l'idée que lors d'une discussion, chacun va chercher à justifier sa propre prétention (à la vérité, à la justesse ou à la sincérité). Mais cette théorie ne prend jamais en compte la possibilité qu'un locuteur respecte, en apparence, les conditions d'une discussion rationnelle, mais poursuive en réalité « (..) des objectifs stratégiques qui visent à influencer autrui en le conduisant à agir de la manière désirée »88. En bref, cette théorie ne prend pas en compte la possibilité qu'un individu use de stratégies du langage. Et c'est là le plus grand défaut de cette théorie de la validité des normes par la discussion rationnelle. Cherchons maintenant à appliquer ces principes aux droits de l'Homme en matière internationale, et intéressons nous à un auteur qui va plus loin dans sa conception des droits de l'Homme et qui ne les voit pas comme instrument de validité des autres normes mais comme sujets à un contrôle de validité selon certains principes proches de la discussion rationnelle. 2.2.3 Makau Mutua et les « nouveaux droits de l'Homme » L'idée, chez cet auteur, c'est de ne plus percevoir les droits de l'Homme comme un « produit fini » que l'on cherche à universaliser, mais plutôt comme un concept inachevé qui va évoluer et que l'on va construire sur la base d'un dialogue interculturel, sur le modèle de la discussion raisonnable de Habermas. Avant de commencer toute analyse, il est important de préciser que Mutua a une approche totalement différente de l'universalité. En effet, celle-ci n'est pas issue d'une vérité « supérieure » à l'humain ou d'un sens commun profond. L'universalité est un concept relatif. « We must approach all claims of universality witn caution and trepidation »89. L'universalité n'est donc pas un phénomène naturel, et donc n'importe quelle vérité n'est en fait qu'une vérité locale90. 87 P. Gérard (2007), « L'esprit des droits », p. 135 88 Ibid., p. 137 89 M. Mutua (2004), « The complexity of universalism in human rights » in « Human rights with modesty: the problem of universalism », p. 51 90 Ibid., p. 51 26 Mais il ne faut cependant pas conclure de ce qui vient d'être dit que l'universalité d'un principe ou d'une idée est impossible. En effet, une vérité locale peut potentiellement devenir universelle, mais la question à résoudre n'est plus de savoir si cette vérité est « objectivement » juste, mais plutôt de se demander comment une vérité locale peut, de façon légitime, devenir un principe universel91. Pour revenir à la question des droits de l'Homme, nous allons maintenant voir quelles sont les conditions à remplir pour que ces derniers deviennent universels de façon légitime. Et nous verrons que la théorie de la discussion rationnelle a son rôle à jouer dans ce processus de légitimation des droits de l'Homme. Mutua commence par souligner l'aspect purement relatif des droits de l'Homme. L'idée de leur universalité est, selon lui, « liberal and European »92. De plus, le fait que la plupart des auteurs universalistes soient peu enclin à l'ouverture d'un débat à propos de la nature culturelle des droits, ainsi que la « marginalisation » des régimes politiques cherchant à (ré)ouvrir ce débat93, constitue un argument supplémentaire en faveur de ce premier constat. En second lieu, il fait remarquer un paradoxe ressortant de ce premier constat. En effet, si l'une des valeurs défendues par l'idée de droit de l'Homme la diversité (et donc l'ouverture », la conception purement universaliste de ces droits coupe court à tout débat qui chercherait à amener une autre vision de ces droits; « (...) the human rights corpus can be said to be favorable to political and cultural homogeneization while hostile to difference and diversity, the two variable that are at the heart of the vitality of the world today »94. En troisième lieu, Mutua réfute totalement l'idée que les droits de l'Homme (dans une perspective universaliste) sont, à l'heure actuelle, une finalité. Ils ne sont pas un « produit fini » d'un point de vue universel. « There needs to be a realization that the movement is young and that this youth gives it an experimental status, not that of a final truth »95. Le débat ne fait que commencer, et pour qu'il quitte le stade « expérimental » o u « embryonnaire », il doit maintenant passer au stade interculturel. La vision universelle des droits de l'Homme tels que nous les concevons actuellement, risque de prématurément fermer le débat96. Le but de ce nouveau stade du débat serait d'obtenir: « a cross-cultural legitimacy to a universal human rights corpus »97. Selon cette idée, chaque culture gagnerait à apprendre des autres, même en matière de droits de l'Homme. Cette perspective interculturelle du débat permettrait, d'une part de rejeter toute accusation « d'impérialisme culturel », et permettrait d'éviter d'autre part une « hiérarchie des cultures »98. En effet, le rejet systématique du débat sur le contenu des droits va de pair avec une certaine « hiérarchie » des cultures. 91 M. Mutua (2004), « The complexity of universalism in human rights » in « Human rights with modesty: the problem of universalism », p. 52 92 Ibid., p. 54 93 Ibid., p. 54 94 Ibid., p. 54 95 Ibid., p. 55 96 Ibid., p. 55 97 Ibid., p. 56 98 Ibid., p.56 27 Un universalisme légitime n'est donc possible que sur la base d'un débat (discussion chez Habermas) interculturel, dont le but n'est pas de convaincre de bien-fondé des droits de l'Homme, mais de construire un système de droits nouveau, universel et légitime. Cette méthode permettrait de rejeter touta accusation « d'impérialisme » ou de « hiérarchisation culturelle ». Il ne reste plus qu'à définir les conditions dans lesquelles le débat doit avoir lieu pour que ces droits « futurs » soient considérés comme universels et légitimes. Pour que le débat passe au stade supérieur (interculturel) et qu'il soit considéré comme légitime, il doit avoir lieu entre participants libres communicant sur un pied d'égalité, à l'image de la discussion raisonnable développée par Habermas. Il s'agit donc d'un débat où « toutes les personnes intéressées ont le droit de participer (...) et d'y faire valoir, dans la liberté et l'égalité, les arguments visant à justifier ou à contester le bien-fondé de la prétention en jeu »99. Le mot-clé est ici égalité. En effet, Mutua considère qu'aujourd'hui le dialogue interculturel sur un pied d'égalité est impossible, et ceci pour les raisons qui suivent: Tout d'abord, les droits de l'Homme « actuels » résultent d'une conception eurocentriste trop fermée au dialogue et à vocation universelle. En effet, Mutua considère l'attitude des Etats occidentaux trop arrogante, à l'égard des autres Etats ou cultures, lorsqu'il s'agit de droits de l'Homme. Les Etats-Unis, en devenant la plus grande puissance mondiale, sont devenus les porte-paroles de la culture « occidentale » et par conséquent des droits de l'Homme aussi. A tel point d'ailleurs, que la plupart des allocutions de présidents américains dans des Etats non-occidentaux, ressemblent de plus en plus à des sermons ou des prêches100. C'est pour Mutua la mauvaise voie à suivre, puisqu'elle ne va pas vers le dialogue. « The human rights movement, and its ally the American state, must abandon the pathology of the savior mentality if there is to be any real hope in a genuine international discourse on rights »101.La vraie finalité d'un débat sur les droits de l'Homme étant selon Mutua la construction d'une théorie nouvelle et non l'imposition d'un concept euro-centriste qui se veut universel. L'universalité n'est possible que si toutes les cultures ont la possibilité de contribuer de façon égale à la construction des droits de l'Homme. De plus, l'arrogance « occidentale » peut aussi résulter d'une certaine continuité avec le colonialisme102: « international human rights fall within the historical continuum of the European colonial project in which whites poses as the saviors of a benighted and savage nonEuropean world »103. Le meilleur exemple de cette « arrogance » se trouve selon lui dans la vision « occidentale » de l'excision. En effet, ce qui peut être considéré comme une pratique culturelle ou une tradition, est appelé en occident une « mutilation génitale ». Selon Mutua, il s'agit d'un: « language that stigmatizes as barbaric cultures that condone the practice and dehumanizes the women who are subject to it »104. 99 Voir n. 80 100M. Mutua (2004), « The complexity of universalism in human rights » in « Human rights with modesty: the problem of universalism », p. 58 101Ibid., p. 58 102 Ibid., p. 61 103 Ibid., p. 61 104 Ibid., p. 62 28 Pour Mutua, cette arrogance est un réel obstacle à l'avènement d'une « universalité commune »105. L'autre obstacle se situe dans le fait que, dans la conception actuelle des droits, seuls les régimes démocratiques (« à l'européenne ») sont réputés pouvoir garantir et assurer le respect des droits de l'Homme. « The logic of the human rights text is that political democracy is the only political system that can guarantee or realize the fundamental rights it encodes »106. Si ce principe ajoute de « l'arrogance » aux Etats occidentaux, il a aussi pour effet d'exclure du dialogue tout les régimes non-démocratiques. Selon Mutua: « the choice of a political ideology that is necessary for human rights is an exclusionary act »107. Donc, si les régimes non-démocratiques sont exclus du débat, de la discussion rationnelle, ce débat est donc sans effet. Si certains en sont exclus, on ne pourra jamais légitimement prétendre à l'universalité des droits de l'Homme (actuels ou futurs). D'une manière générale, « l'arrogance » occidentale et l'exigence de démocratie sont toutes deux obstacles visant à exclure du débat toute contribution « nonoccidentale ». « The imposition of the current dogma of human rights on nonEuropean societies flies in the face of conceptions of human dignity, and rejects the contributions of others cultures in efforts to create a universal corpus of human rights »108. Bref, on l'aura vu, un universalisme légitime n'est possible qu'en acceptant une conception nouvelle des droits de l'Homme, sur la base d'un dialogue interculturel ouvert, avec des participants placés sur un pied d'égalité sur le plan moral et sur le plan culturel. Plus important encore, ce dialogue (ou débat) doit être ouvert à tous sans jamais exclure qui que ce soit. « Inclusion not exclusion is the key to legitimacy »109. Pour conclure cette deuxième partie, on constate que la piste transcendantale n'est, elle non plus, pas exempte de faiblesses. L'idée de fonder les droits de l'Homme dans des principes profondément humains, voire naturels, semble peut-être vaine. Il n'empêche que l'idée de la discussion rationnelle de Habermas mérite plus de considération, notamment sur un plan réaliste. En effet, si l'idée de fonder les droits de l'Homme en général dans le principe de discussion est sujette à critique, l'idée de la discussion, elle, reste. Et si comme dans la théorie de Mutua, les droits de l'Homme ne sont pas un principe « connu », issus de réflexions transcendantales, mais un principe en construction, « à découvrir »? Les principes issus de la théorie de la discussion rationnelle garderaient leur intérêt. Ils serviraient comme « règles du jeu », de principes de base guidant le débat interculturel vers des nouveaux droits de l'Homme. 105 M. Mutua (2004), « The complexity of universalism in human rights » in « Human rights with modesty: the problem of universalism », p. 62 106 Ibid., p. 59 107 Ibid., p. 59 108 Ibid., p. 60 109 Ibid., p. 63 29 Les droits de l'Homme ne seraient dès lors plus fondés de façon transcendantale, mais les principes de base de la discussion l'auraient été. La piste transcendantale s'avère donc ne pas être suffisante pour fonder les droits fondamentaux en principe universel, mais il ne faut pas non plus tout laisser de côté. Comme nous venons de le voir, ces différentes théories (notamment Habermas) peuvent servir à fonder les grands principes d'une discussion internationale menant à l'universalité de certains principes. Donc, si l'on ne peut fonder une conception du « juste », des droits ou autre dans la nature ou dans les caractéristiques humaines, on pourrait toutefois y trouver les principes du dialogue menant à cette « justice universelle » ou autrement dit, aux droits de l'Homme (enfin) universels. 30 2.3 La piste « réaliste » ou concrète Après avoir analysé les pistes juridiques et transcendantale, passons maintenant à l'analyse d'une piste que nous qualifierons de « réaliste ». Il s'agira de rechercher un fondement à l'universalité des droits de l'Homme, non pas dans des principe théoriques et abstraits, mais dans une série de constatations de faits. Il sera aussi question de savoir si, dans le cas où la réponse serait négative, l'universalité « de fait » serait une possibilité (universalité potentielle) dans un monde futur. Nous nous concentrerons tout d'abord sur une analyse factuelle de W. Osoatynski, qui se base notamment sur les circonstances de l'adoption de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, et nous verrons qu'il voit un caractère universel dans le processus d'écriture et d'adoption de la Déclaration, coupant ainsi court à tout débat concernant l'origine de l'universalité des droits de l'Homme. Nous nous intéresserons ensuite aux thèses de G. Haarscher. Celui-ci postule que l'universalité « de fait » des droits de l'Homme est aujourd'hui inexistante. L'universalité factuelle et concrète ne serait possible, selon lui, qu'en vertu d'une application « machiavélienne »110 du principe des droits de l'Homme. Ce qui revient à dire que si ces derniers ne sont pas universels d'un point de vue « objectif » ou transcendantal, ils peuvent le devenir par une pression populaire (l'opinion publique) qui forcerait le « bon Prince »111 à respecter ou adopter les droits de l'Homme, dans le but de conserver son pouvoir. 2.3.1 Wiktor Osiatynski, le « consensus universel » Le caractère extrêmement concret de cette théorie s'illustre dans cette distinction entre deux types d'universalité. Osiatynski distingue l'universalité des droits de l'Homme (en tant que règles minimales positives visant à régler la vie de la communauté internationale), de l'universalité de la philosophie des droits de l'Homme112. « (...) We should disconnect two ideas – namely, the notion of the universality of human rights and the concept of the universality of the philosophy of human rights. The former can be universal. The latter is not, and any claim to the universality of the philosophy of human rights creates more problems than solutions »113. Le fondement recherché ne se situe donc plus dans une réflexion purement théorique, mais dans une série de constatations de fait et dans des idées « concrètes ». Le but n'est plus de rechercher dans les droits de l'Homme (et de leur fondement) une série de valeurs profondément humaines, mais plutôt: « (...) a set of rules for behaviour »114. Dans cette conception, Osiatynski perçoit les droits de l'Homme comme une sorte de « code pénal pour gouvernements »115. 110 G. Haarscher (1988), « La raison du plus fort », pp. 53-55 et 167-174 111 Voir Machiavel, « Le Prince » 112 W. Osiatynski (2009), « Human rights and their limits », p. 175 113 Ibid., p. 183 114 Ibid., p. 175 115 Ibid., p. 183, en réf. à L. Kolakowski 31 Les droits de l'Homme deviennent ainsi des règles de comportement à observer en tout temps, même si l'on n'adhère pas à la philosophie qui est à leur origine. Leur respect est donc impératif, formel et indépendant de toute opinion politique ou philosophique, à l'image d'un code pénal. Passons maintenant à la question qui nous intéresse: y a-t-il, selon cette conception des droits, une universalité à l'heure actuelle? La réponse est bien évidemment non, Osiatynski lui-même l'admet. Les critiques à l'universalisme sont trop nombreuses et, sur un plan factuel, les droits de l'Homme sont si peu respectés de par le monde qu'il est impossible de parler de consensus international. Les accusations de néocolonialisme, de paternalisme et les forts courants relativistes viennent renforcer cette conclusion. Osiatynski rappelle que les critiques n'ont pas toujours été si virulentes et que ce n'est que depuis environ la fin des années septante que « l'anti-universalisme » s'est développé. En effet, il nous rappelle que la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948 a été le fruit d'un consensus international et que son contenu n'a pas été imposé pas les puissances occidentales. Le contenu de la Déclaration n'est pas uniquement issu de la tradition philosophique occidentale plutôt centrée sur les aspects libéraux et individualistes des droits fondamentaux. Il se trouve que la Déclaration consacre aussi des droits de la « deuxième génération », qui sont, eux, issus de traditions philosophiques marxistes et chrétiennes. « A formulation accurately reflecting such diverse values and principles was necessarily the result of a broad compromise »116. Osiatynski ajoute que de nombreux dirigeants et philosophes issus d'Etats « nonoccidentaux » ont activement participé aux travaux préparatoires de la Déclaration. Le résultat ne pouvait donc qu'être le résultat d'un consensus international. Les auteurs de la Déclaration étaient d'ailleurs convaincus que les droits de l'Homme étaient une idée universelle, capable de transcender l'histoire, les cultures, les religions et les divergences politiques117. Il faut, par ailleurs, noter que lors de l'adoption de la Déclaration en 1948, les diplomates du « Tiers-Monde » ont été les plus fervents défenseurs de l'universalité118. Les thèses relativistes ont d'ailleurs été avancées par les grandes puissances occidentales, alors que les autres avançaient l'universalité. Bref, un consensus international sur l'universalité des droits de l'Homme (et non sur leurs philosophie) existait en 1948. Que s'est-il passé depuis pour que ce consensus tombe et que l'universalité soit remise en question? Selon Osiatynski, c'est essentiellement pour les raisons suivantes: le montée du relativisme culturel et la politisation d'une certaine conception des droits de l'Homme. Commençons par analyser le relativisme culturel. Il est le fruit d'un mélange entre réaction politique (face à « l'impérialisme culturel » occidental) et valeurs culturelles ou traditions directement en conflit avec un ou plusieurs droits de l'Homme. 116 W. Osiatynski (2009), « Human rights and their limits », p. 145 117 Ibid., p. 146 118 Ibid., p. 164, en réf. à Burke 32 Le meilleur exemple de cette réaction relativiste se trouve dans le concept des « Asians values » que certains Etats asiatiques opposent à l'universalité des droits de l'Homme. Ce concept sous-entend que les droits de l'Homme (en tant que création occidentale) sont parfois en contradiction avec certaines valeurs « asiatiques » et que, dès lors, ces dernières doivent primer. C'est aux droits de l'Homme de s'adapter à la culture dans laquelle ils « s'implantent » et non l'inverse. La principale idée véhiculée par les « Asian values » consiste à dire que la tradition culturelle asiatique est moins centrée sur l'idée de liberté, et est plutôt centrée sur les concepts d'ordre et de discipline119. Les libertés civiles et politiques (issues de la culture occidentale) doivent donc, non pas disparaître, mais accorder la priorité aux principes d'ordre et de discipline. D'une manière plus générale, le relativisme culturel est essentiellement fondé sur l'idée que la communauté prime sur l'individu, d'où un certain conflit avec les droits de l'Homme (notamment de la première génération). L'idée qu'un individu puisse faire passer son bien-être personnel avant celui de la communauté et que, de surcroît, il en ait un droit universel est parfois dure à admettre. L'individualisme véhiculé par les droits de l'Homme vient aussi servir d'argument en faveur d'un relativisme, de l'idée que des valeurs culturelles totalement différentes entrent en collision par l'universalité. Et c'est pourquoi le relativisme culturel vient servir d'argument soutenant les accusations « d'impérialisme culturel » occidental. Les valeurs véhiculées par l'universalisme peuvent parfois donner l'impression « d'annihiler » les valeurs ou traditions locales, au profit de la « culture occidentale ». Les droits de l'Homme sont qualifiés par certains auteurs comme étant « an alien ideology for non-Western societies »120. A tous ces arguments, Osiatynski répondra que le relativisme culturel n'implique pas en-soi le rejet de l'idée de droits de l'Homme. Il implique sans aucun doute le rejet de l a philosophie des droits de l'Homme, mais pas du concept. La « vraie » critique résultant du relativisme culturel consiste à dire qu'au niveau international, l'application des droits de l'Homme est, en majorité, orientée en fonction de besoins ocidentaux121. Donc pour que le concept de droits de l'Homme devienne effectivement universel, il faut l'élargir et l'adapter aux valeurs et besoins culturels internationaux122. La deuxième raison de cette « désuniversalisation » tient dans la politisation des droits de l'Homme par les puissances occidentales. De plus, la conception des droits de l'Homme « instrumentalisée » des années septante était différentes de la conception « universelle » de 1948. En effet, si la Déclaration faisait état de droits découlant de diverses idéologies, la conception qui prit place dans le débat politique post-colonial était réduite aux droits civils et politiques. Si ce changement n'a pas (ou peu) été remarqué en occident, la différence à parfaitement été ressentie dans le reste du monde. 119 W. Osiatynski (2009), « Human rights and their limits », p. 150 120 Ibid., p. 153, en réf. à M. Mutua 121 Ibid., p. 154, en réf. à E. Brems 122 Ibid., p. 154 33 C'est en fait dans des cultures où la communauté prime l'individu, que le changement a eu le plus gros impact. Les droits de l'Homme ainsi réduits ne prenaient plus en compte les besoins urgents (sociaux) des pays en voie de développement, et ne représentaient plus ce consensus international de 1948123. Ils sont ainsi (re)devenus un système de valeurs typiquement occidental et inadapté aux autres systèmes culturels dans lesquels ils chercheraient à « s'implanter ». Voici donc les raisons pour lesquelles le consensus international est aujourd'hui inexistant. Le mouvement des droits de l'Homme souffre de surcroît de conflits internes. « Human rights organizations today pursue many different goals and represent a number of diversified interests (...) »124. C'est cette diversité de buts et d'intérêts qui empêche, aujourd'hui, de trouver une définition commune des droits de l'Homme, un système commun de valeurs et d'idées125. « The very language of human rights has become a source of debate and confrontation rather than consensus »126. Et c'est pour faciliter l'arrivée de ce consensus « nouveau », qu'est utile la distinction entre universalité des droits et universalité de la philosophie des droits. Il est en effet plus simple de s'accorder sur un série de droits minimaux que sur une série de principes philosophiques127. Pour Osiatynski, l'universalité des droits de l'Homme ne signifie pas que le monde entier doive se soumettre à une conception des choses. « It means only that there are certain fundamental rights that no government in the world may violate »128. Ce qu'il est important de retenir de ce qui vient d'être dit, c'est que la recherche du consensus doit porter sur des droits concrets et spécifiques et non sur des principes théoriques et philosophiques129. Ce consensus devrait au minimum consacrer les principes d'égalité et de liberté, mais il devrait, d'un autre côté, sortir du caractère extrêmement individualiste de la conception actuelle, afin de devenir acceptable pour des cultures qui place la communauté au centre du débat. Osiatynski termine sa théorie en énonçant deux types de violation des droits de l'Homme. Le premier type est une violation commise par un régime tyrannique ou dictatorial. Dans ces cas, il est clair qu'il s'agit d'une violation injustifiable d'un point de vue relativiste, et donc que les droits de l'Homme, en tant que « code pénal » pour gouvernements, doivent être appliqués en plein. Mais dans le deuxième type de violation, la situation est plus complexe. En effet, il s'agit de violations commises, cette fois, par ou en vertu de traditions culturelles. Il s'agit donc de violations qui ont une légitimité élevée (notamment d'un point de vue relativiste). L'application de droits de l'Homme « universels » doit cette fois se faire d'une manière beaucoup plus mesurée. Il s'agit de prendre en compte certains aspects relativistes même dans une conception universaliste. 123 W. Osiatynski (2009), « Human rights and their limits », pp. 168-169 124 Ibid., p. 174 125 Ibid., p. 174 126 Ibid., p. 175 127 Ibid., p. 176 128 Ibid., p. 176 129 Ibid., p. 176 34 Pour conclure cette partie consacrée à Osiatynski, il convient de retenir que les droits de l'Homme ne doivent plus être considérés comme un idéal découlant d'une tradition philosophique universaliste donnée. Il faut les désacraliser, et les penser comme un ensemble de règles qui visent à encadrer la vie dans la communauté internationale. C'est ensemble de règles tient donc sa légitimité de sa nature consensuelle et non de sa nature « métaphysique » ou « « objectivement juste ». C'est pourquoi il doit viser à s'appliquer en tant que « code pénal gouvernemental » et non plus comme un ensemble d'impératifs moraux que l'on doit tendre à respecter. L'universalité des droits de l'Homme tiendra donc sa légitimité du consensus trouvé, et son intérêt dans son application en tant que droit positif, hors de toute philosophie ou morale. 2.3.2 Guy Haarscher, le « machiavélisme » des droits de l'Homme Intéressons-nous maintenant à ce qui peut-être considérer comme le fondement à la fois le plus solide, et à la fois le plus précaire 130. G. Haarscher nous propose d'envisager le fondement des droits de l'Homme, non pas comme métaphysique ou idéal, mais résultant d'une revendication des « gouvernés », si forte qu'elle forcerait « le Prince » à concéder ces droits. Les droits de l'Homme deviennent ainsi l'objet d'une lutte perpétuelle entre gouvernants et gouvernés. Mais commençons par analyser les raisons qui poussent Haarscher à adopter une théorie « amorale » à un précepte moral comme les droits de l'Homme. Tout d'abord, il constate que nous vivons dans un monde « désenchanté »131, c'est-à-dire dans un monde où à disparu: « (...) toute référence à une tonalité donatrice de sens, autrement dit à un univers téléologique (...) »132. Les fondements divins ou « naturels » (fondés sur la Raison objective) ont tous été détruits au cours de l'histoire de la philosophie. Fonder les droits de l'Homme de façon métaphysique ou naturelle (un fondement « bétonné » selon l'expression de Haarscher) semble aujourd'hui illusoire133. Pourtant les droits de l'Homme sont aujourd'hui considérés comme universels par un grand nombre d'individus, alors à quoi bon se poser la question des fondements (question qui n'est par ailleurs accessible qu'à un petit nombre d'intéressés)? Selon Haarscher, les seules personnes (de façon schématique) à en être persuadés sans avoir besoin d'un fondement incontesté, sont celles qui bénéficient de l'universalité des droits de l'Homme; à savoir les hommes occidentaux. Cette foi dans l'universalité chez « l'homme occidental » résulte du fait que les droits de l'Homme lui sont « acquis » depuis sa naissance et qu'il a été éduqué à les voir universels134. L'homme occidental à hérité ces droits des luttes et souffrances passées, et se contente aujourd'hui de « gérer l'héritage »135. Mais en étant l'héritier et le 130 G. Haarscher (1988), « La raison du plus fort », pp. 54-60 et 170-174 131 Ibid., p. 167 132 Ibid., p. 167 133 Ibid., p. 173 134 G, Haarscher (1993), « Philosophie des droits de l'Homme », pp. 121-124 135 Ibid., p. 122 35 bénéficiaire de l'universalité, il se voit aussi devenir son « promoteur obligé »136 dans le reste du monde. Et cette obligation « morale » implique une prise de risque. En effet, la promotion des droits de l'Homme de par le monde peut impliquer, pour le promoteur, de renoncer à ces droits pour qu'ils soient en fin de compte appliqués à une plus grande échelle. Et c'est là tout le problème, selon Haarscher. En effet, lequel d'entre nous accepterait de prendre ce risque? Qui voudrais abandonner cette « jouissance paresseuse »137 des droits, pour « passer à l'acte », militer, entrer totalement dans la logique interventionniste de l'universalisme? Personne, ou presque, ne prendrait effectivement ce risque. Haarscher compare l'humaniste occidental au « Juif imaginaire » d'A. Finkielkraut. L'humaniste imaginaire est celui qui, ayant hérité « concrètement » de droits par les luttes des ancêtres, jouit de ces droits en pratique et ressent l'obligation « morale » de les « promouvoir ». Alors, si personne ne « fait le pas », ne décide d'abandonner sa jouissance confortable des droits de l'Homme pour lutter en faveur des opprimés, qui le fera? L'approche réaliste d'Haarscher permet de conclure que c'est aux opprimés (qui ne bénéficient pas des droits de l'Homme) eux-mêmes de le faire. En créant une instabilité politique telle que les gouvernants, en « bons Princes » et pour conserver leur pouvoir (motivation ultime du Prince chez Machiavel138), seront obliger de « concéder » ces droits. L'universalisation aura donc lieu par « le bas », indépendamment de tout fondement philosophique « stable », « (...) le « peuple » ne motive pas son action en la fondant sur des raisonnements philosophiques qui ont toujours, par nécessité, été l'apanage d'une minorité spécialisée »139. Ce qui motive le « peuple », c'est n'est pas forcément d'obtenir le pouvoir ou la capitulation du Prince, mais c'est d'exiger d'être traité avec un certain respect, de ne pas voir ses « femmes prises par le Prince »140. Bref, le fondement des droits de l'Homme ne proviendrait pas de la « raison naturelle », mais d'un « peuple » qui décide de peser dans l'échiquier politique, donc de « la raison du plus fort ». Si cette conclusion peut sembler extrêmement pessimiste, Haarscher nous rappelle que la théorie politique de Machiavel n'est pas que cynisme et immoralité, bien au contraire. Le machiavélisme véhicule toute une série de valeurs républicaines nécessaires à la conservation du pouvoir. « (...) La stabilité et la « durabilité » de la domination supposent le respect « républicain » du peuple, la liberté de ce dernier »141. La stabilité du pouvoir d'un gouvernant ne peut que passer par l'application d'une certaine justice aux gouvernés. Dans la théorie de Machiavel, un gouvernant qui cherche à le rester doit faire preuve de virtù. C'est-à-dire qu'il doit agir en fonction de certaines normes (ou valeurs) pour pouvoir être considéré comme un « bon » Prince et ainsi garder son pouvoir. Son action n'est toutefois pas guidée par le bien commun, mais par son « grand égoïsme » 136 G, Haarscher (1993), « Philosophie des droits de l'Homme », p. 123 137 Ibid., p. 122 138 Voir Machiavel, « Le Prince » 139 G, Haarscher (1993), « Philosophie des droits de l'Homme », p. 129 140 Voir G. Haarscher (1988), « La raison du plus fort », p. 24, Haarscher fait ici référence au conseil que donne Machiavel aux Princes: « Ne leur prenez surtout pas leur femmes », conseil qui implique de traiter le peuple avec certains égards, « d'auto-limiter » son pouvoir pour mieux le conserver. 141 Ibid., p. 172 à propos du « Prince » et des « discorsi » deux ouvrages de Machiavel 36 qui le pousse à concéder, rechercher le consensus pour au final conserver se domination. Un dirigeant virtueux chez Machiavel est: « (...) ouvert au risque, à l'intelligence des situations, aux ruses de la domination »142. Et c'est surtout un homme possédant un sens aigu de la chose publique, autrement dit: il est doué d'un grand sens républicain. Haarscher précise d'ailleurs que: « (...) la tyrannie n'est pas machiavéliennement stable; en d'autres termes, la stabilité sans justice ne peut exister (...) »143. C'est cette intelligence politique, républicaine qui rend le gouvernant ouvert aux droits du peuple. Mais ce n'est pas parce que le gouvernant, de par sa virtù, serait prêt à concéder des droits au peuple qu'il le fera. En effet, l'obtention de droits par le peuple nécessite un rôle actif de la part de ce dernier. Si les gouvernants doivent faire preuve virtù, la même « obligation » incombe aux gouvernés. Si ces derniers ne font pas preuve de sens républicain, qu'ils ne participent pas à la chose publique, ils n'obtiendront rien de la part du gouvernant. Autrement dit, si la virtù des gouvernés vient à manquer, les gouvernants « ne verront plus le respect des droits des peuples comme la voie obligée de leur pouvoir »144. Dès lors, le rapport gouvernant-gouvernés, dans l'hypothèse où ils font tous preuve de virtù, cesse d'être un rapport dominant-dominés pour devenir un rapport d'égal à égal. Le « jeu » politique, amoral par définition, devient un système consensuel où règne la raison du plus fort qui est parfois celle du plus faible 145. En bref, le respect des droits du peuple (aujourd'hui les droits de l'Homme) est soumis « (...) à la double condition que celui-ci (Ndla: le peuple) se défende et que les dominants comprennent et assument le sens de cette défense »146. Les droits de l'Homme sont donc fondés, dans cette opinion, par les rapports de forces politiques entre gouvernants et gouvernés, sans aucun besoin d'une assise morale. Ce fondement est à la fois très solide, puisque concret, et très fragile, puisque ne reposant sur aucune autre justification que celle de la volonté (parfois changeante) d'une population. « Mais une fondation précaire et toujours à reprendre ne vaut-elle pas mieux qu'une fondation « bétonnée », mais illusoire? »147 Avant de conclure, il faut préciser que dans cette perspective machiavélienne des droits de l'Homme, ces derniers ne sont jamais acquis. Ils font l'objet de la « lutte » perpétuelle entre gouvernants et gouvernés, dont l'issue sera changeante en fonction des circonstances. Il faut: « (...) nous habituer au fait que les droits de l'homme reposent sur un combat toujours recommencé. Il faut toujours les arracher à la violence du monde: les princes ne les respecteront que si les peuples représentent une force avec laquelle ils sont machiavéliennement (et non moralement) tenus de compter »148. 142 G, Haarscher (1988), « La raison du plus fort », p. 171 143 Ibid., p. 38 144 Ibid., p. 172 145 Ibid., p. 174 146 Ibid., p. 173 147 Ibid., p. 173 148 Ibid., p. 38 37 Donc, on l'a vu, les droits de l'Homme ne sont respectés que si le peuple dispose d'un sens élevé de la chose publique, et qu'il participe activement à la vie politique. Ce sens républicain n'est pas inné (rappelons que la théorie de Machiavel est amorale), il doit donc provenir de quelque part. Cette virtù populaire s'acquiert par l'éducation. C'est en effet en « éduquant » le peuple, en enseignant le sens de la chose publique (le sens civique en quelque sorte) que l'on permet à une population de devenir une force avec laquelle le gouvernant doit compter. « L'éducation politique, civique, machiavélienne, « tocquevillienne » (...) consiste à éduquer les peuples en leur apprenant à prendre en charge leurs intérêts propres, à ne pas se laisser écraser, à faire montre de « virtù », à participer à l'espace public au sens de Hannah Arendt »149. Pour conclure, notons que dans cette perspective machiavélienne les droits de l'Homme ne sont pas universels (le système étant amoral), mais peuvent le devenir lorsqu'un peuple décide de les revendiquer. De plus, les réels « combattants » des droits de l'Homme étant rares, la perspective machiavélienne implique qu'il est de la responsabilité d'un peuple de faire valoir ses revendications à l'égard des dirigeants, en se manifestant (créant un climat d'instabilité politique) pour peser dans les rapports de forces. Cette responsabilité découle du fait que personne d'autre ne luttera (concrètement) pour les droits d'un peuple auquel il n'appartient pas, et d'un sens « civique » ou de la chose publique aigu. Ce sens civique n'est pas inné, il ne découle pas de la nature humaine ou d'un commandement divin. C'est quelque chose qui s'apprend par l'éducation. Et c'est peut-être là la plus importante conclusion à tirer dans l'optique de la question de l'universalité des droits de l'Homme. Si celle-ci n'existe pas à l'heure actuelle (ni « théoriquement », ni concrètement), elle sera peut-être possible dans le futur par le biais d'une éducation « machiavélienne », par l'enseignement du sens de la chose publique et des responsabilités qui en découlent. 149 G, Haarscher (1988), « La raison du plus fort », p. 54 38 3. Des droits de l'Homme pour tous? Après avoir passé en revue ces quelques « pistes », il nous faut toujours répondre à la question qui nous intéresse: les droits de l'Homme sont-ils universels? La réponse semble assurément être non. « (...) Universality is, at least for the present, a myth »150 Mais l'analyse qui vient d'être faite n'a pas pour autant été vaine, de nombreux enseignements peuvent être tirés de ce qui précède et peuvent aider à répondre à une question autrement plus importante, à savoir: les droits de l'Homme pourront-ils, un jour, êtres pleinement et concrètement universel? Cette question amène une réponse plus nuancée puisque, on l'a vu, l'universalité peut résulter de critères différents (métaphysiques, factuels, etc.) et si elle n'existe pas aujourd'hui, rien n'empêche son avènement dans le futur. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons à une autre approche de l'universalité. Cette fois, il ne s'agira plus de se demander si elle existe ou si elle est possible, mais nous nous demanderons plutôt quel est le degré d'universalité de chaque droit. Mais avant, récapitulons les quelques leçons que nous avons tirées de l'étude de ces quelques pistes: Premièrement, revenons sur la piste dite « juridique ». Plusieurs leçons peuvent être tirées de ce qui a été dit. Tout d'abord, et c'est ce qu'il y a de plus évident, il est impossible de tirer l'universalité de l'essence de chacun des principes étudiés. Ce sont des principes « vides » de tous principes moraux, qui seront le fruit d'un consensus. C'est donc bien le sens moral actuel, subjectif (et non pas intemporel et objectif) qui vient « remplir », orienter le principe juridique et non l'inverse. Prenons l'exemple du bien commun, ce dernier est défini comme un corps de valeurs ou d'idées vers lesquelles toute société (y compris internationale) doit tendre pour espérer la meilleure vie possible. Le bien commun constitue donc le but à atteindre, mais son contenu est juridiquement indéfini et donc extrêmement variable. Il est sujet aux revers de l'opinion publique, aux évolutions historiques et n'est donc pas adapté pour pouvoir inclure de façon stable un principe comme les droits de l'Homme, qui se veut universel et intemporel. Si l'on entend les droits de l'Homme comme un principe universel issu de la nature humaine, comme part de l'essence même de l'être humain, il ne peut pas être fondé dans un principe juridique. L'autre leçon à retenir de cette recherche de fondement dans la philosophie « purement » juridique, consiste à se demander quelle place donner aux droits de l'Homme dans l'ordre juridique international, quel « rang » lui donner dans la « hiérarchie » des principes juridiques. La réponse dépendra essentiellement de la façon dont sont perçus, ou pensés, les droits de l'Homme. Si ces derniers sont élevés, comme c'est souvent la cas aujourd'hui, au rang de valeur morale suprême, de définition du « Bien », bref une sorte de valeur quasi-religieuse, leur accomplissement risquerait de passer au stade du principe juridique suprême, à savoir le bien commun. Ce dernier est le principe directeur de tous les autres 150 A. Cassese (1990), « Human rights in a changing world », p. 51 39 principes, il est en quelque sorte une « boussole » pour les autres principes qui s'orientent dans sa direction. C'est le but suprême vers lequel toute vie en société doit tendre. Mais en tant que principe ultime, « divin », il n'est jamais atteint. Et c'est bien là tout le problème. A trop idéaliser les droits de l'Homme, on les élève au rang de principe inaccessible, au lieu de les percevoir comme ils ont été conçus à l'origine, c'est-à-dire comme une série de garanties minimales. Pour Hannah Arendt, l'abstraction des droits de l'Homme est dangereuse151. Pour elle, l'expérience de la deuxième Guerre Mondiale a montré que: « (...) les droits fondés sur la notion abstraite d'être humain ont été inefficaces pour protéger les innombrables individus qui, réduits à la condition d'apatrides, de réfugiés ou de déportés, ont été privé de toute appartenance communautaire »152. L'idée abstraite d'Homme (au sens d'être humain), privée de toute référence à la citoyenneté, au statut politique, bref l'idée d'Homme en général est trop abstraite et impuissante face à des formes de tyrannies et d'oppression extrêmes. « Arendt en déduit que les individus ne peuvent puiser de droits authentiques que dans leur qualité de citoyen ou de membre d'une communauté politique, et non dans l'idée d'être humain en général »153. Il faut donc faire attention à ne pas élever les droits de l'Homme au rang trop abstrait d'idéal, ce qui risquerait de leur donner la qualité de but à atteindre, et non plus de moyen pour atteindre un but plus élevé encore. Si les droits de l'Homme deviennent le but commun de la société internationale, leur non-respect ne serait pas sujet à des sanctions puisqu'ils sont par définition irréalisables, les Etats devant uniquement se contenter de faire de leur mieux. On l'aura compris, pour donner une réelle efficacité aux droits de l'Homme, il ne faut pas les positionner aussi haut sur l'échelle morale, mais les penser comme un outil servant à la réalisation d'un but plus élevé. Leur place se trouve dans les droits positifs, avec de « vrais » bénéficiaires, identifiables et considérant leurs droits comme une base, un strict minimum sans lequel la poursuite du but commun (quel qu'il soit) est impossible. Passons maintenant à la deuxième « piste » étudiée, à savoir la piste transcendantale. Si les différentes thèses n'ont pas forcément pu nous offrir un fondement indiscuté pour les droits de l'Homme, on peut toutefois tirer un certain nombre d'enseignements de ce qui a été étudié. Tout d'abord, et en optant pour un point de vue réaliste ou « pessimiste », l'étude de cette piste montre qu'il faudrait peut-être arrêter de rechercher un fondement indiscutable et indiscuté dans la notion même d'être humain, dans sa façon d'être « naturelle ». En effet, le bref historique et l'étude des thèses transcendantales montrent que ces différentes théories ne vont pas sans critiques, et que leur prétentions à l'objectivité résulte en fait de leur propre subjectivité. 151 P. Gérard (2007), « L'esprit des droits », p. 33 en réf. à H. Arendt. « Les origines du totalitarisme. L'impérialisme. » 152 Ibid., p. 33 153 Ibid., p. 33 40 Mais si ces thèses ne nous permettent pas de fonder, de façon absolument certaine, les droits de l'Homme, elles ont toutefois eu le mérite de faire ressortir une certaine tendance. En effet, toutes les thèses étudiées ont évoqué, d'une manière ou d'une autre, l'idée d'un dialogue libre et égal. Qu'elle serve de principe de base à une forme de « néocontractualisme », ou qu'elle soit la condition indispensable à la réalisation d'une discussion raisonnable seule porteuse de légitimité, cette idée est toujours présente. C'est souvent de ce principe de base que sont tirés les fondements transcendantaux des droits de l'Homme. Chez Rawls, le dialogue libre et égal sert de principe fondamental, directeur lors de la « négociation » du contrat hypothétique sous couvert du voile d'ignorance. Chez Habermas, une discussion ne peut être considérée comme raisonnable que si elle a lieu sur un pied d'égalité et que les divers interlocuteurs sont libres de dire ce qu'ils veulent et de participer. Si une discussion n'est pas considérée comme raisonnable, la décision qui en découle ne sera pas légitime. Et ceci est évidemment valable lors de la prise de décision législative, d'où le principe démocratique découlant du principe de discussion. Dans ces deux thèses, les droits de l'Homme de première génération (droits civils et politiques) sont tirés de ces principes de base que l'on peut considérer comme profondément humains et antérieurs à toute société civile. Et c'est justement là le problème de ces différentes thèses, le fondement même de leurs thèses et des droits de l'Homme (le dialogue libre et égal) ne repose sur aucun argument concret et indiscutable. Ce fondement résulte de l'idée (subjective) que pour qu'un être humain considère une norme comme légitime, il doit avoir pu, au moins hypothétiquement, avoir part au processus décisionnel. Et c'est là que les thèses de M. Mutua apportent quelque chose de nouveau. Elles permettent de ne plus considérer l'idée du dialogue libre et égal comme le fondement transcendantal des droits de l'Homme, mais en quelque sorte comme la « règle du jeu » permettant d'aller vers les droits de l'Homme. Cette « règle du jeu » garderait certes son fondement « transcendantal » et donc discutable, mais les droits de l'Homme deviendraient, eux, le fruit d'un consensus international, indiscuté et libre de toute critique « réaliste ». La théorie de Mutua amène une autre idée beaucoup plus importante dans le débat sur l'universalité des droits de l'Homme. Il nous propose de ne plus considérer les droits de l'Homme comme un produit fini, une valeur à défendre telle quelle, mais plutôt comme un concept en pleine évolution, qui cherche à se développer et qui à énormément à apprendre de chaque culture. Cette idée est vraiment très intéressante du point de vue de l'universalité. En effet, si les droits de l'Homme ont une ambition universelle, et donc tendent à s'appliquer n'importe quelle culture, il paraît acceptable que le concept apprenne, se complète par le contact avec des cultures qui lui sont à l'origine inconnues. Les droits de l'Homme dans une perspective universaliste (et donc internationale) gagneraient à « se remettre en question », à vivre un changement profond pour devenir finalement une norme, internationale et interculturelle, de protection des droits minimaux de tout un chacun. L'universalité naîtrait donc des relativismes. Ce qui n'empêcherait 41 aucunement chaque Etat, au niveau purement interne, d'adopter des standards de protection qui iraient plus loin et qui seraient conformes à l'idéologie ambiante dans l'Etat en question. Passons enfin à la troisième et dernière piste, la piste réaliste. On quitte ici toute prétention à l'universalité « dogmatique » ou liée à quelque chose qui nous dépasse. Dans leurs théories, Osiatynski et Haarscher partent du principe que l'universalité des droits de l'Homme n'existe pas en soi. Elle se gagne par le dialogue et par la lutte politique. Cette une conception profondément relativiste qui voit l'idéal des droits de l'Homme comme un idéal relatif mais qui, dans l'opinion des auteurs, vaut la peine d'être défendu. On peut tirer plusieurs leçons de l'analyse de cette piste. On peut tout d'abord constater qu'il est certainement vain de rechercher l'universalité dans des principes plus grands que l'Homme (universalisation par le haut) et que l'universalité est peut être simplement le fruit de plusieurs relativismes qui s'accordent et qui décident de faire valoir, non plus leur droits (Haarscher), mais leurs prétentions à l'égard des Etats (universalisation par le bas). Le grand apport d'Osiatynski consiste en le prise en considération du relativisme culturel, même dans une perspective universaliste. Il propose un système considérant deux types de violations des droits de l'Homme: les violations « tyranniques » et les violations « culturelles » . S i l e s p r e m i è r e s s o n t c o n s i d é r é e s c o m m e « impardonnables » et sont directement sujettes à sanctions, les secondes sont quant à elles plus difficiles à apprécier. Lorsqu'une violation des droits de l'Homme est le fruit d'une pratique culturelle bien établie, il se peut que cette violation ne soit pas ressentie comme telle par la « victime ». D'où l'idée d'une prise en considération du relativisme culturel dans le cadre d'une application universelle des droits de l'Homme. On retrouve chez Osiatynski les idées de « désacralisation » des droits de l'Homme, et l'idée de dialogue interculturel libre et égal. Les droits de l'Homme sont donc destinés à avoir une application concrète et ne doivent surtout pas être élevés au rang de valeur morale suprême. Leur contenu doit, au niveau international, être le fruit d'un dialogue interculturel basé sur les principes d'égalité et de liberté. Haarscher a, lui, appliqué le caractère « concret » des droits de l'Homme à l'extrême. Il fait en quelque sorte entrer ces derniers dans le monde (amoral ou immoral) de la Realpolitik. Et c'est là son apport majeur à la théorie des droits de l'Homme. En effet, en leur appliquant la théorie politique de Machiavel, il les sort de toute morale, les désacralise, et subordonne leur universalité à une « responsabilité populaire ». En partant du constat que le « paladin des droits de l'Homme »154 n'existe (quasiment) pas et qu'il s'agit en fait d'un « paladin imaginaire »155 , il finit par devoir conclure que c'est au peuple concerné de prendre son sort en main et d'user de sa « force » politique pour obtenir ces droits. Les droits de l'Homme deviennent ainsi l'objet de lutte politique, ils sont exigés sous forme de prérogatives concrètes et ne risquent pas de tomber dans « l'idéalisme abstrait » trop peu efficace lorsqu'il s'agit 154 G, Haarscher (1993), « Philosophie des droits de l'Homme », p. 121 155 Ibid., p. 121 42 d'obtenir un résultat concret. Le dernier apport important de Haarscher à la théorie des droits de l'Homme, tient dans le rôle accordé à l'éducation. En effet, un peuple qui pèse dans la balance politique est doué d'un certain sens civique, républicain, il fait donc preuve de virtù. Mais ce sens de la chose publique n'est pas inné, il n'est pas « humain ». C'est quelque chose qui s'apprend. C'est pourquoi l'éducation tient un rôle important dans cette théorie, l'universalisation réelle des droits de l'Homme aura peut-être lieu par l'éducation. Tentons à présent de répondre à notre question: les droits de l'Homme sont-ils universels ou peuvent-ils le devenir? Au vu de tout ce qui a été dit jusqu'à présent, il semble évident que les droits de l'Homme ne sont aujourd'hui pas universels. Le peu de fiabilité des thèses « métaphysiques » et le constat (assez simple) que les droits de l'Homme ne sont pas une réalité internationale permet d'arriver assez rapidement à cette conclusion. Pour ce qui est de la deuxième partie de la question, l'issue est, certes, très incertaine mais il subsiste une lueur d'espoir. Mais pour réaliser l'universalité des droits de l'Homme, ceux-ci devraient subir une grande révision, si ce n'est dans leur contenu, du moins dans leur théorie. D'abord, il faudrait abandonner toute justification métaphysique ou transcendantale. Ces thèses sont trop sujettes à critiques et « idéalisent » trop le concept en faisant de ce dernier un idéal à atteindre, un corps de droits attachés à l'Homme en général, hors de toute communauté, citoyenneté et autres. Les dangers d'une telle conception ont été démontrés plus haut, les droits de l'Homme risqueraient de devenir « inefficaces ». Ensuite, une universalité concrète des droits de l'Homme impliquerait certainement une « refonte » de ces derniers. En effet, l'universalisation doit être, comme on l'a vu, le fruit d'un dialogue interculturel. Dialogue auquel n'importe qui (ou n'importe quel Etat) peut participer et où il ne doit y avoir aucun rapport de force. Autrement dit, une valeur ne peut en primer une autre que si le consensus trouvé dit que c'est le cas. Les droits de l'Homme doivent accepter l'apport d'autres cultures et peut-être aussi concéder une partie de ce qu'ils sont aujourd'hui dans le but d'obtenir un consensus universel. N'oublions pas l'aspect réaliste des droits de l'Homme. Ces derniers ne s'obtiendrons pas à l'échelon universel sans lutte. Ils ne reposent que « sur un combat toujours recommencé »156. L'universalité s'obtiendra donc par une série de luttes politiques où un peuple exigera de ses gouvernants le respect de ces droits. Il s'agit bien d'une lutte « toujours recommencée », donc même si les droits de l'Homme deviennent un jour universels, ils ne seront pas pour autant acquis. « Si tout est rapport de forces, cette force des droits de l'homme donne à méditer, puisqu'en elle se nouent indissolublement morale et politique, théorie et pratique, conviction et responsabilité »157. 156 G. Haarscher (1988), « La raison du plus fort », p. 38 157 G, Haarscher (1993), « Philosophie des droits de l'Homme », p. 116 43 Et enfin n'oublions pas que l'universalité ne peut avoir lieu sans éducation. L'éducation à la chose publique, à la virtù. C'est par ce biais là qu'un peuple prend conscience de la responsabilité qui lui incombe de se faire respecter par les gouvernants, de les « forcer » au respect par le biais du jeu amoral de la politique. Il est donc peu probable qu'il y ait universalisation sans éducation. Pour conclure, on dira que si les droits de l'Homme ne sont aujourd'hui pas universels, ils peuvent le devenir. Le chemin est encore long et son issue incertaine. De l'espoir persiste, mais l'universalisation impliquerait sans aucun doute une énorme « remise en question » de l'idée de droits de l'Homme telle que nous la connaissons. « Tuttavia la meta è ancora lontanissima »158 (quoi qu'il en soit l'arrivée est encore très lointaine). 3.1 L'universalisme « situé » Avant de conclure ce travail, il semble judicieux de mentionner qu'il existe une autre façon de concevoir l'universalisme, il s'agit de « l'universalisme situé »159. Dans cette perspective, il ne s'agit plus, comme nous l'avons fait jusqu'à maintenant, de rechercher un fondement à l'universalité des droits de l'Homme. Il s'agit cette fois de développer une série de critères qui mèneraient à évaluer un certain degré d'universalité pour chaque droit. L'aspect le plus intéressant de cette théorie réside dans le fait qu'une norme peut être considérée également universelle dans plusieurs cultures différentes, mais pas pour les mêmes raisons (ou alors en raison de fondements différents). Les trois critères (ou niveaux) d'universalité développés par A. Algostino sont: a) les valeurs ou les principes (d'une culture donnée), b) les fondements ou légitimations directes (aspects philosophiques) et c) la proclamation des droits (leur place dans le droit positif)160. Ces trois critères permettent de prendre en considération le relativisme dans une perspective universaliste. On oublie l'idée du fondement commun, et l'on s'accorde sur le droit peu importe son origine. Cette perspective paraît aussi cohérent avec l'idée de droits comme de produits de l'histoire ou d'une culture161. Le droit à la l'assistance sociale par exemple, peut provenir du principe de solidarité ou d'antiques traditions tribales ou encore d'une nécessité d'harmonie162 « (...) Si cerca di costruire una universalità che sia frutto di una condivisione, che sia, dunque, non limitata ad una parte, che non richieda una fede in una supposta « natura umana » comune, ma che tenga conto del fatto che esistono diverse storie e culture e che è a partire da esse che devono essere individuati i valori (e i diritti) comuni »163. On voit bien ici la volonté de s'émanciper de toute conception unique des fondements de l'universalité, d'accepter les divers fondements pour leur valeur 158 A. Cassese (2008), « Il sogno dei diritti umani », p. 214, à propos du respect des droits de l'Homme dans le monde. 159 A. Algostino (2005), « L'ambigua universalità dei diritti », pp. 298-304 160 Ibid., p. 298 161 Ibid., p. 299 162 Ibid., p. 298 163 Ibid., p. 299 44 relative et de s'accorder sur les droits. Cette conception de l'universalisme présente aussi l'avantage d'être évolutive, dynamique, qui prend en compte la progression historique, elle cherche aussi à construire un universalisme à travers les culture et non plus par dessus les cultures164. Cette conception « nouvelle » et qu'il faudrait approfondir, à le mérite de relativiser cette « crise des fondements » que traversent actuellement les droits de l'Homme. En effet, si le fondement unique et indiscuté (qu'il soit métaphysique, transcendantal ou réaliste) semble impossible à trouver, pourquoi ne pas simplement accepter l'idée de fondements multiples. Le fondement philosophique (le critère b) doit savoir se mettre de côté lorsque les deux autres critères, dans plusieurs cultures différentes, convergent vers une même norme (même si c'est en fait pour des raisons différentes). La question du fondement de l'universalité des droits de l'Homme reste néanmoins importante et toujours d'actualité. Un fondement commun implique des valeurs communes, avec tout un « arrière-plan » philosophique commun, ce qui coupe court à tout débat sur une prétendue interprétation différente d'une même norme. Il tout de même relativiser l'importance de cette question. « Bref, à supposer que la fondation philosophique soit désormais considérée comme impossible dans un univers indifférent à nos fins humaines, trop humaines, pourquoi s'en formaliser? (...) De ce que les philosophes renoncent (...) à l'idée d'un fondement rationnel ultime, faut-il conclure que les droits de l'homme (et l'émancipation humaine en général) sont menacés? Les philosophes ne confondent-ils pas leur propre crise d'identité avec les malheurs du monde, laissant entendre que le non-respect des droits de l'homme à l'époque contemporaine découle d'un manque de fondation rationnelle? »165 164 A. Algostino (2005), « L'ambigua universalità dei diritti », pp. 300-301 165 G. Haarscher (1993), « Philosophie des droits de l'Homme », p. 129 45 C. Conclusion Il est maintenant venu le temps de tirer des leçons de tout ce qui a été dit. Nous remarquons tout d'abord que la question de l'universalité des droits de l'Homme est loin d'être réglée et qu'elle risque d'être le sujet de nombreux débats futurs. De plus, l'on observe que pour être efficaces (ou effectifs), les droit de l'Homme ne doivent pas être élevés au rang de principe moral « idéal ». Cette conception impliquerait une impossibilité de les réaliser. Ils doivent plutôt se situer au niveau concret, « vulgaire » de la règle de droit dont le respect est essentiel au bon fonctionnement de tout ordre juridique. L'on a ensuite vu que la fondation transcendantale des droits de l'Homme est sujette à controverse, difficile à fonder de façon irréfutable. C'est d'ailleurs pourquoi certains auteurs (Haarscher, Osiatynski) privilégient une approche plus réaliste qui ne fonde pas objectivement les droits de l'Homme, mais cherche plutôt un fondement « pratique » qui n'est pas forcément fondé philosophiquement ou culturellement. Cette approche pratique mène à prendre en compte les rapports de forces politiques dans le débat des droits de l'Homme. En effet, le rapport gouverné-gouvernant joue un rôle essentiel dans le débat (notamment chez Haarscher). C'est aux gouvernés de peser dans la balance politique forcer les gouvernants au respect de leurs droits, non pas parce qu'ils sont issus d'un principe humain ou naturel, mais parce que le peuple exige un certain respect de la part des gouvernants en « jouant le jeu » politique. Et c'est certainement maintenant qu'arrive la plus grande leçon à tirer de ce travail. Pour qu'un peuple pèse dans la balance politique, il faut qu'il ait été « éduqué ». En effet, c'est par l'éducation (républicaine pour Haarscher) que les individus apprennent leurs droits, mais aussi leurs devoirs. Et ces devoirs comprennent notamment celui de participer à la vie politique. Aucun gouvernant ne concédera de droits à des gouvernés qui ne demandent ou n'exigent rien. Une dernière leçon à tirer de ce travail réside dans l'idée que les droits de l'Homme ne sont pas un « produit fini ». Il est important de garder l'esprit ouvert et de penser les droits de l'Homme comme étant sujets à modifications. Et dans une perspective universaliste, l'idée que cette idée puisse apprendre et s'améliorer de par le contact d'autres cultures mérite que l'on s'y intéresse. Pour conclure ce travail, soulignons ce qui semble être les deux plus grandes leçons que l'on peut tirer de ce travail. D'une part, il faut (re)mettre l'accent sur le rôle de l'éducation dans une universalisation future des droits de l'Homme. Cette idée implique que les droits de l'Homme ne sont pas une idée (ou un principe) que l'on impose de l'extérieur, mais bien une prérogative populaire qu'il appartient à chaque peuple de faire respecter. C'est pourquoi il est important « d'éduquer » chaque gouverné, non pas à l'idée des droits de l'Homme en tant que valeur, mais au fonctionnement politique de l'Etat dans lequel il vit, des moyens dont il dispose pour se faire entendre, etc. En bref, il s'agirait d'octroyer une « éducation » républicaine ou citoyenne à chaque individu pour qu'il puisse agir au mieux pour faire respecter ce qu'il considère être ses droits. 46 D'autre part, il est important de souligner l'aspect inachevé des droits de l'Homme. En effet, l'idée de droits de l'Homme issus d'un dialogue interculturel prend tout son sens dans la perspective universaliste. Pour que ces droits soient considérés comme universels par toute la communauté internationale, il semble logique qu'ils soient adaptés à un monde multiculturel et qu'ils évoluent par le contact des différentes cultures. L'universalité future des droits de l'Homme se trouve peut-être dans ce que l'on appelle aujourd'hui le relativisme. 47 « J'atteste que dans ce texte toute affirmation qui n'est pas le fruit de ma réflexion personnelle est attribuée à sa source et que tout passage recopié d'une autre source est en outre placé entre guillemets. » 48 Bibliographie – ALGOSTINO Alessandra, « L'ambigua universalità dei diritti. Diritti occidentali o diritti della persona umana? », Casa editrice Jovene, Napoli, 2005 – CASSESE Antonio, « Violence et droit dans un monde divisé »,Ed. Presses universitaires de France, Coll. Perspectives Internationales, Paris, 1990 – CASSESE Antonio, « Human rights in a changing world », Polity Press, Cambridge, 1990 – CASSESE Antonio, « Il sogno dei diritti umani », Giangiacomo Feltrinelli Editore, Milano, 2008 – GERARD Phillippe, « L'esprit des droits », Ed. Facultés universitaires de Saint-Louis, Bruxelles, 2007 – HAARSCHER Guy, « La raison du plus fort. Philosophie du politique. », Pierre Mardaga Editeur, Coll. Philosophie et langage, Liège, 1988 – HAARSCHER Guy, « Philosophie des droits de l'Homme », 4e éd., Editions de l'université de Bruxelles, Coll. de philosophie politique et juridique, Bruxelles, 1993 – HAARSCHER Guy, « Can human rights be contextualized? » in: « Human rights with modesty: the problem of Universalism » pp. 103-120, Edited by Andras Sajò, Martinus Nijhoff publishers, Leiden/Boston, 2004 – INOUE Tatsuo, « Reinsating the Universal in the Discourse of Human Rights and Justice » i n : « Human rights with modesty: the problem of Universalism » pp. 121-140, Edited by Andras Sajò, Martinus Nijhoff publishers, Leiden/Boston, 2004 – KOLB Robert, « Réflexions de philosophie du droit international. Problèmes fondamentaux du droit international public: théorie et philosophie du droit international. », Ed. Bruylant/ Ed. de l'université de Bruxelles, Coll. De droit international, Bruxelles, 2003 – MACHIAVEL Nicolas, « Le Prince » in: « Le Prince et autres textes », Ed. Gallimard, Coll. Folio Classique, 1980 – MUTUA Makau, « The Complexity of Universalism in Human Rights » in: « Human rights with modesty: the problem of Universalism » pp. 51-64, Edited by Andras Sajò, Martinus Nijhoff publishers, Leiden/Boston, 2004 49 – OSIATYNSKI Wiktor, « On the Universality of the Universal Declaration of Human Rights » in: « Human rights with modesty: the problem of Universalism » pp. 35-50, Edited by Andras Sajò, Martinus Nijhoff publishers, Leiden/Boston, 2004 – OSIATYNSKI Wiktor, « Human rights and their limits », Ed. Cambridge University Press, Cambridge, 2009 50