L
’opposition entre marabouts1 et ulemas (érudits) qu’on situe généralement
au plan exégétique est principalement une question de choix de langue entre les
langues locales, en l’occurrence le fulfulde (langue peule) pour le cas spécifique
du Cameroun, et l’arabe. Portées toutes les deux par les acteurs du jihâd
(ardo, modibbo, laamiido)2 au Cameroun au tout début du XIXe siècle,
le fulfulde et l’arabe sont deux langues intimement liées à l’évolution
de la société musulmane camerounaise et à son aspiration à la modernité.
Si le fulfulde continue de jouer un rôle important dans la diffusion des idées
et la vulgarisation de la pensée islamique en s’érigeant comme la lingua franca
des maîtres coraniques au Cameroun, cette position privilégiée lui est désormais
contestée par la langue arabe, portée par l’émergence, dans la société civile, d’une
nouvelle élite musulmane arabophone. À la faveur du désengagement de l’État
des secteurs sociaux, cette élite met en place une véritable stratégie de reconquête
de l’espace islamique, en tentant de reléguer au second plan les marabouts
« fulanophones » (de « Fulah », l’une des formes du nom Peul), insuffisamment
scolarisés à l’enseignement de la langue arabe et, par conséquent, inaptes à
la maîtrise de la culture arabe.
Tout au long du XIXe siècle, le fulfulde s’est constitué en contre-culture
face à la langue arabe classique en initiant de nouveaux procédés linguistiques
d’appropriation, d’adaptation et d’adoption de pans entiers de la lexicologie arabe
et des valeurs islamiques. Devenus opératoires, ces procédés linguistiques ont
débouché sur la « fulanisation » de l’arabe et de l’islam, à telle enseigne que islamité
et « fulanité » sont perçues, pour les Peuls, comme des concepts synonymes,
du moins interchangeables. Cette ‘fulanisation’ a alimenté et favorisé l’expansion
culturelle des acteurs et promoteurs de l’idéologie pastorale et de la culture
peules. Cependant, avec l’instauration de l’ordre colonial, l’enseignement de la
langue arabe, son usage et sa promotion prirent de l’ampleur et se muèrent en un
véritable enjeu politique, alternativement instrumentalisé par les administrations
coloniales allemande, anglaise et française. Devenue l’apanage d’une élite
minoritaire habituée des cours royales – princes et aristocrates – et marginale
à ses débuts, la pratique de la langue arabe classique rencontra un vif succès
dès les premières années de la conquête coloniale française et la conversion
à l’islam connut un accroissement relatif. L’arabe devint alors la langue
d’ouverture, de communication, d’échanges, de la connaissance et de
l’approfondissement du savoir islamique, bref l’expression d’une certaine
modernité.
1
Le marabout, dans le contexte camerounais est généralement le maître coranique, celui qui lit,
enseigne, traduit et commente le Coran en langues locales (fulfulde, hausa, kanuri, etc.),
mais sans toutefois pouvoir s’exprimer en arabe. À l’inverse, le ‘âlim, pl. ‘ulamâ, est un érudit islamique
et un lettré en arabe. Partisan du réformisme salafite, il est par ailleurs plus connu sous l’appellation
de ustäz (professeur en arabe).
2
Ces trois termes renvoient à trois types d’acteurs : chef militaire ardo, chef religieux modibbo et chef
politique laamiido.