Choix linguistique et modernité islamique au Cameroun : le cas du

REMMM 124, 47-68
Hamadou Adama*
Choix linguistique et modernité islamique
au Cameroun : le cas du fulfulde
et de l’arabe
Abstract. Linguistic choices and Islamic modernity in Cameroon: the case of Fulfulde and Arabic
This paper discusses the interplay between Islam, Arabic and Fulfulde in Cameroon with regard
to a dual relationship based on competition and cooperation. Language plays a predominant
role in the relationship between the universality of the Islamic dogma and the contextualized
interpretations of it. The exploration of the cross-currents of fulanization [Fulfuldization] of
Arabic and Arabization of Fulfulde, the interference between the linguistic activism of Chris-
tian missions and Muslim militants and the relation between orality and writing shed light
on the internal and external dynamics and on the modes of invention/reinvention of a certain
modernity. The proponents of the Islamic tradition and the militants of modernity maintain
a realistic relationship, translated at the linguistic level into mixing and mutual influences
between Arabic and Fulfulde.
Résumé. Cet article aborde les questions de l’interface entre islam, langue arabe et fulfulde
au regard d’une double relation de compétition et de coopération dans l’espace camerounais.
À travers le rapport entre l’universalité du dogme islamique et les interprétations contextualisées
de ce dogme, la langue joue un rôle de premier plan. L’exploration des processus croisés de
« fulanisation » de l’arabe et d’arabisation du fulfulde ainsi que les interférences entre l’activisme
linguistique des missions chrétiennes et des militants musulmans et le rapport oralité/écriture
*
Université de Ngaoundéré, Cameroun.
48 / Hamadou Adama
éclairent sur les dynamiques tant internes qu’externes et sur les modalités d’invention ou/et
de réinvention d’une certaine modernité. Au-delà des interférences entre langues, savoirs et
pouvoirs et des situations de compétition au sein de la société musulmane et face aux églises
et à l’État colonial puis postcolonial, au-delà des contingences, de l’instrumentalisation, du
communautarisme et des enjeux qu’on imagine plus ou moins importants, les tenants de la
tradition islamique et les partisans de la modernité entretiennent pour l’heure une relation
somme toute réaliste dont l’issue, au plan linguistique, se déclinerait en termes de métissage
et d’influences réciproques fécondes entre l’arabe et le fulfulde.
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L
’opposition entre marabouts1 et ulemas (érudits) qu’on situe généralement
au plan exégétique est principalement une question de choix de langue entre les
langues locales, en l’occurrence le fulfulde (langue peule) pour le cas spécifique
du Cameroun, et l’arabe. Portées toutes les deux par les acteurs du jihâd
(ardo, modibbo, laamiido)2 au Cameroun au tout début du XIXe siècle,
le fulfulde et l’arabe sont deux langues intimement liées à l’évolution
de la société musulmane camerounaise et à son aspiration à la modernité.
Si le fulfulde continue de jouer un rôle important dans la diffusion des idées
et la vulgarisation de la pensée islamique en s’érigeant comme la lingua franca
des maîtres coraniques au Cameroun, cette position privilégiée lui est désormais
contestée par la langue arabe, portée par l’émergence, dans la sociécivile, d’une
nouvelle élite musulmane arabophone. À la faveur du désengagement de l’État
des secteurs sociaux, cette élite met en place une ritable stratégie de reconquête
de l’espace islamique, en tentant de reléguer au second plan les marabouts
« fulanophones » (de « Fulah », l’une des formes du nom Peul), insuffisamment
scolarisés à l’enseignement de la langue arabe et, par conséquent, inaptes à
la maîtrise de la culture arabe.
Tout au long du XIXe siècle, le fulfulde s’est constitué en contre-culture
face à la langue arabe classique en initiant de nouveaux procédés linguistiques
d’appropriation, d’adaptation et d’adoption de pans entiers de la lexicologie arabe
et des valeurs islamiques. Devenus opératoires, ces procédés linguistiques ont
bouché sur la « fulanisation » de l’arabe et de l’islam, à telle enseigne que islamité
et « fulanité » sont perçues, pour les Peuls, comme des concepts synonymes,
du moins interchangeables. Cette fulanisationa alimenté et favoril’expansion
culturelle des acteurs et promoteurs de l’idéologie pastorale et de la culture
peules. Cependant, avec l’instauration de l’ordre colonial, l’enseignement de la
langue arabe, son usage et sa promotion prirent de l’ampleur et se muèrent en un
ritable enjeu politique, alternativement instrumentalipar les administrations
coloniales allemande, anglaise et française. Devenue l’apanage d’une élite
minoritaire habituée des cours royales princes et aristocrates – et marginale
à ses débuts, la pratique de la langue arabe classique rencontra un vif succès
dès les premières années de la conquête coloniale française et la conversion
à l’islam connut un accroissement relatif. L’arabe devint alors la langue
d’ouverture, de communication, d’échanges, de la connaissance et de
l’approfondissement du savoir islamique, bref l’expression d’une certaine
modernité.
1
Le marabout, dans le contexte camerounais est généralement le maître coranique, celui qui lit,
enseigne, traduit et commente le Coran en langues locales (fulfulde, hausa, kanuri, etc.),
mais sans toutefois pouvoir s’exprimer en arabe. À l’inverse, le âlim, pl. ulamâ, est un érudit islamique
et un lettré en arabe. Partisan du réformisme salafite, il est par ailleurs plus connu sous l’appellation
de ustäz (professeur en arabe).
2
Ces trois termes renvoient à trois types d’acteurs : chef militaire ardo, chef religieux modibbo et chef
politique laamiido.
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Au Cameroun, résister à la colonisation impliquait le rejet de la culture
qu’elle véhiculait et de la langue qui en était le support : le français. Ce refus
de la domination de la langue et de la culture françaises a favorisé le recours
à la langue arabe, support de la « civilisation musulmane ». Le « refus de l’école »
(Khayar, 1976) de la part de l’aristocratie régnante signifiait aussi la résistance
au système qu’elle véhiculait, car l’école occidentale venait supplanter le savoir
islamique en tant qu’itinéraire de contrôle politique des populations. L’adhésion
à la civilisation arabo-musulmane comme expression de la résistance à la présence
européenne devait engendrer, à son tour, de nouveaux enjeux en fonction
des perceptions et des visions linguistiques des acteurs en présence. D’abord
associés dans le rejet de l’intrusion coloniale, le fulfulde et l’arabe ont évolué
dans une relation faite d’appropriation et de compétition autant dans la
traduction et l’interprétation de la Tradition islamique que dans les stratégies
d’accès aux ressources et dans « l’invention de la modernité ». Pour appréhender
cette problématique de l’interaction entre le fulfulde et l’arabe, il est nécessaire
de rappeler le rôle des Peuls dans la constitution et la consolidation des entités
politiques à la période précoloniale et contemporaine avant que d’aborder
les stratégies de « fulanisation » de l’arabe et les initiatives d’arabisation
de l’enseignement religieux.
Quelques repères
Comparée au Nigéria ou au Tchad, la présence islamique est récente au
Cameroun. Le déclenchement du jihâd au XIXe siècle s’est essentiellement
traduit sur le terrain par une occupation militaire cantonnée à la région
septentrionale. Le jihâd se souciait peu du prosélytisme islamique car
la conversion des peuples conquis, adeptes des religions traditionnelles,
contribuait à la diminution de la rentrée fiscale et paralysait en conséquence
la progression militaire. Cependant le jihâd transformait les identités locales
(Peuls, Kanuri, Hausa) en leur conrant une dimension islamique supra-ethnique
et en impulsant la mobilisation des différents groupes, jusque-là isolés, dans
un vaste mouvement d’ensemble. Cette dynamique amena la mise en place
d’un ordre islamique centré autour des modèles de « théocraties » certes
hiérarchisées, mais profondément enracinées dans des traditions pastorales
séculaires.
Au-delà des particularismes de tel ou tel groupe, la construction du nouvel état
musulman (lamidat) se devait d’épouser des considérations plus pragmatiques,
dictées par le réalisme du terrain et l’environnement sociologique. Une minorité
agissante mais bien organisée prit alors la direction des affaires politiques avec
la ferme volonté de dépasser la dichotomie entre Peuls et non Peuls. En s’inspirant
de l’idéologie pastorale et du savoir islamique acquis, elle mit très rapidement
en place une politique sociale intégrationniste d’éléments hétérogènes issus
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de tous les groupes ethniques autochtones et allogènes dans un communautarisme
islamique qui se voulait transethnique et transculturel (Adama, 2003).
Actuellement les locuteurs du fulfulde, largement plus nombreux que
les Peuls, représenteraient entre 17 et 20 % d’une population camerounaise
estimée en 2000 à près de 18 millions d’habitants. Les « fulanophones » résident
pour l’essentiel dans la partie septentrionale du Cameroun et dans des îlots de
peuplement constitués autour des centres urbains des zones méridionales du pays.
Les Peuls camerounais sont eux majoritairement musulmans (à plus de 99 %).
Le fulfulde est reconnu comme une grande langue véhiculaire utilisée dans la
communication interethnique, les échanges commerciaux et l’enseignement
coranique mais il ne bénéficie pas du statut de langue officielle ou de langue
nationale.
« Fulanisation » de l’arabe ou tentatives d’appropriation
Le processus de « fulanisation » ou d’appropriation de l’arabe s’est déroulé,
avec des impacts et une portée variés sur deux grandes périodes.
Période précoloniale (1806-1883) et coloniale (1884-1960)
Au lendemain des premiers jihâd (1850) ordonnés par Modibbo Adama de
Yola et conduits par des Arbe (sing. ardo : guerrier, chef militaire peul) dans la
partie septentrionale du Cameroun, il fallut rapidement organiser l’administration
des terres conquises sur le modèle du califat de Sokoto (Nord-Nigéria) afin
de consolider le nouveau pouvoir, en mettant sur pied de nouvelles structures
sociopolitiques (Sa’ad, 1977 ; Njeuma, 1978 ; Mohammadou, 1976, 1983).
Les Peuls, maîtres d’œuvre de cette entreprise conquérante, bien qu’alors
superficiellement islamisés, ont rapidement développé des écoles coraniques
destinées à la formation de la nouvelle élite qui devait administrer et gérer les
territoires passés sous leur domination. Yola et Sokoto devinrent alors les centres
privilégiés d’acquisition du savoir islamique vers lesquels se dirigeaient les jeunes
étudiants (pukaraajo pl. fukaraabe) à la recherche d’une éducation fonctionnelle,
mais aussi d’une formation, voire d’une spécialisation auprès d’érudits de renom,
officiant dans les cours royales. Que ces étudiants se rendent dans les foyers
islamiques de Sokoto, siège du califat, ou dans les écoles de formation à Yola,
capitale de l’Émirat de l’Adamawa, les deux principales langues d’enseignement
demeuraient le fulfulde – éventuellement le hausa dans les principautés vassales
- et l’arabe. La transcription écrite des hadiths tout comme l’interprétation ou
l’exégèse orales des Textes se firent dans ces deux langues, érigées dès lors en
langues de communication et de commandement, d’abord dans le califat de
Sokoto et ensuite, progressivement, dans l’Émirat de l’Adamawa (Hiskett, 1957 ;
Hiskett et Bivar, 1962 ; Hunwick, 1995 ; Moumini, 2003).
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