point, incomparable – et pour cette raison même, on le sent bien d’entrée de jeu, il est voué à disparaître,
ce qui le rend d’autant plus attachant. Car il est l’ennemi déclaré de toute demi-mesure, de toute compro-
mission, ce qui lui vaut des inimitiés qui finissent par peser lourd – mais entre-temps, quel brio dans l’af-
firmation de soi, quelle insolence dans la dénonciation de la médiocrité du monde, et de combien de
frustrations ne venge-t-il pas ses spectateurs ! Comme on comprend l’admiration de ses amis, la haine de
ses adversaires ! C’est que Cyrano ne sépare pas l’éthique de l’esthétique : chez lui, toute conviction s’incarne
en geste, se fait sentence, s’achève en représentation. Si un acteur est mauvais, il ne le tolère pas sur les
planches ; si un politicien tente de le corrompre, il le bafoue ; si un plat courtisan cherche à l’outrager, il le
foudroie de son inoubliable verve – à moins qu’il ne le touche « à la fin de l’envoi », car la pointe de son épée
n’est moins redoutable que celle de ses répliques. Chaque acte attire ainsi sur sa tête une nouvelle raison
de se faire tuer, et à chaque fois, il s’en tire, contraignant ses ennemis mêmes, tel l’habile de Guiche, à sa-
luer son incroyable et virtuose intégrité. Il y a du funambule dans ce gaillard-là, toujours en équilibre sur
le fil des alexandrins, fidèle à lui-même jusqu’à l’extrême mot de la fin qu’il ne laisse à personne le soin de
dire à sa place. Cyrano est de bout en bout une créature extraordinairement attachante, d’une énergie et
d’une vitalité fantastiques, dont rien n’épuise jamais l’incroyable appétit.
Mais appétit de quoi, au juste ? La richesse, le pouvoir, n’ont aucun intérêt pour Cyrano : « non, merci ».
Il a même un côté ascétique, on ne le voit quasiment jamais manger. Tout cela est bon pour le vulgaire. Cy-
rano, lui, est un peu comme Alceste, il veut « qu’on le distingue ». Mais à la différence du Misanthrope, il
n’y parvient que trop bien. Il aime étonner, aime se battre à un contre « oh ! pas tout à fait cent », aime ris-
quer chaque jour sa vie aussi froidement que s’il était sûr de ne jamais la perdre – bref, Cyrano aime jouer
comme le font les petits garçons. C’est d’ailleurs ce qu’il fait : il est le premier interprète de lui-même, il joue
à être Cyrano. Il ne peut exister qu’en étant, à tous les sens du terme, un personnage. Son costume, c’est sa
fierté farouche ; son accessoire, c’est son nez. Drapé dans l’une et encombré de l’autre, quand il entre en
scène, c’est pour en chasser un acteur qu’il juge inepte, mais aussi pour le remplacer en quelque sorte au
pied levé – désormais, c’est lui, Cyrano, qui va assurer le spectacle. Et gare à qui voudrait lui contester le pre-
mier rôle ! Il lui faut être singulier, sous peine de n’être rien. Et attirer sur lui tous les regards – mais pour
mieux se cacher.
C’est que cet homme excessif, explosif, truculent, ce libertin des derniers temps de la Fronde est aussi par
un génial anachronisme le dernier des romantiques. Et non le moins timide : désespérément épris de
Roxane, il n’ose se déclarer, il s’est déjà condamné lui-même. Est-ce pour cela qu’il paraît souvent chercher
la mort en multipliant les provocations ? Du moins ne se suicide-t-il pas : ce curieux tempérament d’artiste,
à la fois mélancolique et sanguin, sculpte librement sa vie comme un chef-d’œuvre baroque, car lui, « c’est
moralement qu’il a ses élégances. » Il aime trop les défis pour ne pas s’en jeter à lui-même, à la hauteur de
son rêve si exigeant. Et puisque la délicate Roxane ne peut aimer Christian si celui-ci manque d’esprit, qu’à
cela ne tienne, Cyrano l’enrichira du sien. Car il faut, pour plaire à la précieuse, que les deux mondes se
complètent harmonieusement, ou semblent tout au moins le faire ; il faut offrir à la bien-aimée, dès ici-
bas, l’idéal d’une perfection digne de ses romans – il faut qu’à la beauté visible l’invisible réponde. Et si
c’est là une folie, tant pis, puisque c’est à ce prix qu’est né un des plus étonnants monstres bicéphales du
théâtre : une chimère, Christian-Cyrano, un adorable corps d’amant muet qu’escorte dans l’ombre sa dou-
blure son, âme éperdue et jouant d’autant mieux son rôle qu’elle est absolument sincère. À l’un le sublime
duo d’amour, à l’autre le baiser. Roxane, fatalement, succombe à la séduction. Mais à laquelle ?
Daniel Loayza
Cyrano de Bergerac Edmond Rostand - Georges Lavaudant