Libéralisation commerciale, croissance et pauvreté au Sénégal

Libéralisation commerciale, croissance et pauvreté au Sénégal :
Une analyse à l’aide d’un MEGC microsimulé dynamique*
Nabil Annabi, Réseau PEP, Université Laval, Québec, Canada ;
Fatou Cissé, CRES, Université Cheikh Anta Diop, Dakar, Sénégal ;
John Cockburn, Réseau PEP, Université Laval, Québec, Canada ;
Bernard Decaluwé, Réseau PEP, Université Laval, Québec, Canada.
Mai 2006
Adresses de correspondance :
Nabil Annabi : nabilannabi@hotmail.com
Fatou Cissé : cissefatou@yahoo.fr
John Cockburn : jcoc@ecn.ulaval.ca
Bernard Decaluwé : bd[email protected]
* Les auteurs remercient le Réseau Politiques économiques et pauvreté (PEP), financé par le Centre de recherche
pour développement international (CRDI), pour son support. Ils remercient également les participants de la
Troisième assemblée annuelle du Réseau PEP, en juin 2004, de la Conférence Ecomod de Paris, en juillet 2004,
d’un atelier du CEPII, en novembre 2004, du IV
e
Atelier d’Économie Internationale de Malaga, en décembre
2004, et de la Conférence de l’Association Française de Sciences Économiques, à Clermont-Ferrand, en mai
2005. Les auteurs tiennent aussi à remercier Alan Winters, Sébastien Jean, André Martens, Jim Davies,
Jean-Pierre Lafargue, Lionel Fontagné, Essamah Nsaah et Jaime de Melo pour leurs commentaires et
suggestions, ainsi que Abdelkrim Araar et Jean-Yves Duclos, qui ont veloppé le module de décomposition du
logiciel DAD. Toutes les erreurs sont de la seule responsabilité des auteurs.
2
RÉSUMÉ
Un grand débat actuel se concentre sur le rôle de la croissance dans l’allégement de la
pauvreté. Cependant, la majeure partie des modèles d’équilibre général calculables (MEGC)
utilisés dans l’analyse de la pauvreté et des inégalité est de nature statique. Ce type de modèle
est inadapté à l’analyse du long terme des impacts des politiques économiques sur la pauvreté
et l’inégalité du fait qu’il ne prend pas en compte les effets de croissance (accumulation). De
plus, ces modèles statiques ne permettent pas l’étude de la dynamique transitoire les effets
de court terme peuvent être différents de ceux du long terme. Afin de dépasser cette limite,
nous proposons d’utiliser un MEGC microsimulé séquentiel pour étudier les effets
dynamiques de pauvreté et d’inégalité. Les changements dans les taux de pauvreté peuvent
alors être décomposés en effets de croissance et en effets distributifs pour vérifier si la
libéralisation commerciale et l’accumulation de facteurs favorisent les pauvres ou non.
Le modèle est appliqué au cas sénégalais à l’aide d’une matrice de comptabilité sociale de
1996 et d’une enquête auprès de 3278 ménages effectuée en 1995. Les principaux résultats de
cette étude montrent que la libéralisation des échanges induit des faibles augmentations de la
pauvreté et de l’inégalité à court terme ainsi qu’une contraction des secteurs agricole et
industriel initialement protégés. En revanche, à long terme, la baisse des tarifs douaniers
stimule les investissements, en particulier dans les secteurs de l’industrie et des services, et
entraînement une importante diminution de la pauvreté. Toutefois, la décomposition des
changements dans les taux de pauvreté révèle une détérioration de la distribution des revenus
avec des gains supérieurs parmi les ménages urbains et les non-pauvres.
3
1. Introduction
La plupart des études empiriques portant sur les conséquences de la libéralisation du
commerce concluent à des impacts très peu significatifs sur le bien-être et la pauvreté. Ce
constat n’est pas très surprenant, dans la mesure la plupart des auteurs utilisent, pour les
mesurer, une perspective statique et de court terme dans laquelle les gains de bien-être pour la
collectivité et les impacts sur la pauvreté des ménages ne découlent que d’une nouvelle
réallocation, plus efficiente, des ressources productives. Seuls des gains d’efficience
permettent d’améliorer la situation de la population et éventuellement celle des plus démunis.
L’objectif de notre effort de recherche consiste à enrichir nos connaissances en intégrant les
effets de l’accumulation des facteurs de production, et en particulier du capital, à la suite
d’une libéralisation des transactions commerciales avec le reste du monde. Nous élaborons
pour cette fin un modèle calculable d’équilibre général microsimulé en dynamique séquentiel
que nous proposons comme l’instrument le plus approprié pour faire cette analyse. Nous
illustrons notre approche par une application à l’économie sénégalaise, qui a entrepris depuis
plusieurs années un processus de libéralisation de ses transactions avec l’étranger.
Cette préoccupation est importante, car la littérature économique sur la question
soulève plus de questions qu’elle ne donne de réponses satisfaisantes. À titre d’exemple, la
Banque mondiale, en 2004, en s’appuyant sur de nouvelles estimations internationales de la
pauvreté, arrive à la conclusion que la croissance économique est favorable à une réduction
absolue de la pauvreté. D’autres, par exemple Bhalla (2002) et Sala-i-Martin (2002),
considèrent que l’utilisation des enquêtes-ménages sous-estime les réductions de la pauvreté
alors que certains auteurs (par exemple Wade, 2004) considèrent que les estimations de la
Banque mondiale sont peut-être exagérément optimistes. Quoiqu’il en soit, les liens entre
libéralisation commerciale, croissance, inégalité et pauvreté sont loin d’être évidents, et la
controverse est grande entre les différents auteurs. Dans deux textes majeurs, Winters (2004)
et Winters et alii (2004) ont brossé un tableau relativement exhaustif des liens potentiels entre
chacune de ces composantes, mais sur le plan empirique, il est notoire de constater les
désaccords qui subsistent entre les auteurs. Dans une étude récente, Cockburn et alii (2006)
montrent, en s’appuyant sur sept études de cas en Afrique et en Asie, que les mécanismes de
transmission des impacts sont très variables d’un pays à l’autre et que les effets généralement
attendus de la libéralisation sont loin de se vérifier, dans la plupart des cas. Dans ce contexte,
il apparaît d’autant plus important de continuer la réflexion en mettant en lumière certains des
mécanismes de transmission qui peuvent expliquer les liens entre libéralisation, croissance et
pauvreté dans les pays en développement.
Pour développer notre approche, nous nous sommes appuyés sur les travaux de Datt et
Ravallion (1992) et de Kakwani (1997). Ces auteurs ont suggéré que les changements de
pauvreté peuvent être décomposés en éléments de croissance et de distribution. Nous
appliquons cette méthode de décomposition afin de déterminer si la libéralisation du
commerce et l’accumulation des facteurs sont favorables ou non aux plus pauvres. Nos
résultats indiquent que, dans le cas sénégalais, l’élimination des tarifs douaniers induit à court
terme un accroissement peu significatif de pauvreté et d’inégalités et provoque une
contraction sensible de l’activité économique dans les secteurs qui étaient initialement les plus
protégés, soit l’agriculture et l’industrie. À long terme, elle favorise l’accumulation du capital,
en particulier dans le secteur des services et le secteur industriel, et elle se traduit par une
diminution de la pauvreté. Cependant, les résultats de la méthode de décomposition suggèrent
4
que les effets distributifs sont défavorables aux pauvres et qu’ils favorisent les ménages
urbains et les personnes les mieux nanties.
Après avoir brièvement présenté les éléments-clefs de la politique commerciale sénégalaise,
nous exposons dans la section 3 les caractéristiques essentielles du modèle utilisé. Nous
présentons nos principaux résultats dans la section 4 avant de conclure et d’en tirer des leçons
dans la dernière section.
2. Survol des réformes relatives à la politique commerciale du Sénégal
La politique commerciale du Sénégal a été marquée par deux périodes principales. La
politique de substitution des importations, adoptée après l’indépendance (1960-1980), était
fondée sur des tarifs douaniers élevés, des subventions aux exportations et la création d’une
zone extraterritoriale à Dakar, en 1974. Bien que de telles mesures aient assuré la protection
d’un grand nombre d’entreprises nationales, elles ont eu un impact négatif sur la performance
des exportations, sans toutefois générer des recettes fiscales substantielles pour l’État. Ces
politiques ont été remises en question et réformées depuis 1980 dans le cadre des programmes
d’ajustement structurel, dans l’espoir d’encourager une répartition plus efficace des ressources
et d’améliorer la performance d’ensemble de l’économie.
La dévaluation de 100 % du franc CFA en 1994 a constitué une étape importante dans ce
processus de réformes. Le Sénégal a aussi adhéré à l’Organisation mondiale du commerce
(OMC) en 1995 et, à la suite des négociations du Cycle d’Uruguay, il a consolises tarifs
douaniers à une moyenne de 30 %. Les quotas ont été éliminés progressivement et remplacés
par une surtaxe temporaire sur les produits de base. En outre, le Sénégal a diminué le soutien
de l’État à l’agriculture. Sur le plan régional, le Sénégal est membre fondateur de la
Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), qui a pour objectifs
la libéralisation du commerce au niveau régional et la création d’un tarif extérieur commun
(TEC). Depuis 1994, la libéralisation du secteur du commerce a été renforcée par les réformes
de l’Union économique et monétaire africaine (UEMOA), dont les objectifs sont : la
convergence des politiques et des performances économiques de ses membres, la création
d’une union douanière et la coordination des politiques sectorielles relatives à la
simplification des structures douanières qui ont été renforcées par l’approbation du TEC en
2000. En 2003, la CEDEAO et l’UEMOA ont entamé des gociations en vue d’un accord de
libre-échange avec l’Union européenne. Par ailleurs, le Sénégal est en pourparlers avec la
Tunisie, le Maroc et l’Égypte en vue de la signature de nouveaux accords commerciaux dans
le cadre de l’UEMOA.
En tant que pays moins avancé (PMA), le Sénégal a bénéficié de l’accès privilégié aux
marchés européen et nord-américain pour des produits comme les textiles, et il a pris une part
de plus en plus active dans différents accords commerciaux. Toutefois, ses exportations ne
connaissent pas une expansion significative
i
. Cette contre-performance est attribuée, selon de
nombreux experts, à des coûts de production élevés et à des produits de qualité médiocre, ce
qui rend les exportations du Sénégal peu compétitives sur le marché mondial. De plus, les
subventions fournies aux agriculteurs européens par leurs gouvernements, ainsi que la rigueur
qui caractérise les normes européennes en matière de qualité, constituent de sérieuses
restrictions aux exportations provenant de l'étranger.
5
3. Méthodologie
Pour évaluer les effets potentiels de la libéralisation du commerce sur la production, la
pauvreté et les inégalités au Sénégal, nous avons mis au point un modèle calculable
d’équilibre néral microsimulé en dynamique séquentiel. En combinant les aspects
croissance d’un modèle dynamique avec les informations détaillées fournies par les
techniques de microsimulation, nous pouvons mesurer convenablement les effets de la
libéralisation du commerce sur la pauvreté. Nous suivons l’approche intégrée de la
microsimulation développée récemment par Decaluwé et alii (1999), Cockburn (2001) et
Cogneau et Robilliard (2000)
ii
. Le modèle est calibré à l’aide d’une matrice de comptabilité
sociale de l’année 1996 et de l’Enquête sénégalaise de 1995 sur les dépenses des ménages
(ESAM I). En utilisant l’approche de microsimulation, nous sommes en mesure de prendre en
compte le caractère hétérogène des ménages en termes de sources de revenus (notamment la
dotation et l’accumulation des facteurs de production) et des habitudes de consommation. Les
sections qui suivent portent sur une brève description du modèle et des données utilisées.
3.1 Le module statique
Le modèle statique de base s’inspire de Decaluwé et alii (2001), et seules les
adaptations nécessaires pour développer le modèle dynamique seront crites dans le présent
texte
iii
.
Les activités. La production sectorielle est décrite par le comportement d’une firme
représentative qui génère de la valeur ajoutée en associant la main-d’œuvre, le capital et la
terre dans le secteur rural. Nous adoptons une structure imbriquée en deux ou trois étapes
selon les branches d’activité. Une fonction de type Leontief gouverne les relations entre la
valeur ajoutée et la consommation intermédiaire totale alors que la valeur ajoutée est générée
par les facteurs primaires. Dans les secteurs non agricoles (l’industrie et les services), le
travail et le capital sont les facteurs de production alors que dans l’agriculture, la terre est
combinée avec un facteur composite. Celui-ci est composé de la main-d’œuvre et du capital
agricole. À chaque stade, une fonction à élasticité de substitution constante (CES) est la forme
fonctionnelle retenue. Dans le secteur public, la valeur ajoutée est générée exclusivement par
la main-d’oeuvre.
Les ménages. Ils tirent leurs revenus des facteurs de production, à savoir : la main-d’œuvre, la
terre et le capital. Ils perçoivent aussi des dividendes et participent à des transferts
interménages et des paiements en faveur de l’État (impôts) ou en provenance de celui-ci
(transferts). Les épargnes des ménages représentent une proportion fixe du revenu total
disponible. La consommation des ménages émane d’une fonction d’utilité C-D. Le modèle
inclut les 3278 ménages ayant participé à l’enquête ESAM I de 1995.
Les entreprises. Il y a une entreprise typique qui reçoit une partie des revenus du capital,
verse des dividendes aux ménages et aux étrangers, paie des impôts sur le revenu auprès de
l’État et fait de l'épargne.
Le commerce extérieur. Nous supposons que les produits étrangers et locaux sont des
substituts imparfaits. La différentiation géographique est introduite par l’hypothèse classique
d’Armington avec une fonction à élasticité de substitution constante (CES) entre les
importations et les produits locaux. En ce qui concerne l’offre, les producteurs font une
distribution optimale de leur production entre les exportations et les ventes locales. Ils
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