Sciences économiques et sociales Terminale ES Chapitre 2 Division du travail et extension des marchés Adam Smith [pp. 26-39] Document A – L’économie est indissociable de la philosophie morale Ce texte met en évidence une nouvelle lecture de l’analyse d’Adam Smith et peut figurer dans la 1re partie (ou partie I). L’enrichissement résulte des progrès de la productivité du travail et de la proportion de la population occupée à des tâches productives. Or c'est l’accumulation du capital (les moyens de subsistance et les moyens de production) qui permet d'employer toujours plus de personnes à des tâches productives. Elle est motivée par la recherche du profit des marchands. Le désir d'enrichissement d'une classe de la société, les marchands, devient compatible avec l'intérêt général et même y contribue. C'est cette idée qu’illustre « la main invisible », mécanisme par lequel certains actes individuels contribuent au bien commun indépendamment de toute intention bienveillante. La main invisible est souvent interprétée comme étant au fondement du libéralisme économique : le maximum de liberté accordée aux agents économiques, marchands en particulier, c'est-à-dire le minimum d’intervention de l’État dans l'économie, conduit au maximum de bienêtre pour tous, grâce à ce mécanisme qualifié alors de « providentiel ». […] Avec A. Smith, les désirs d’enrichissement de quelques-uns étant favorables à tous, il devenait possible d'étudier les mécanismes marchands en ignorant la question morale liée à l'enrichissement, et de séparer ainsi la science économique de la philosophie morale. Cette vision de l’histoire de la science économique est désormais battue en brèche par les historiens de la pensée économique et par des philosophes. Allant à l’encontre d’une telle lecture, le philosophe Michaël Biziou montre ainsi que l’idée avancée par A. Smith sous la métaphore de la main invisible n'est pas celle d'une providence bienveillante : les comportements individuels ont des conséquences inattendues, qui peuvent aussi bien être bénéfiques que nuisibles à la société. Et l’opinion en réalité négative de A. Smith à l’égard des marchands1 s'explique précisément par le fait que leurs comportements, s'ils ne sont pas encadrés par l’État, sont globalement nuisibles. Et la vertu joue un rôle dans la régulation sociale, dont l'analyse ne se réduit pas à celle des mécanismes marchands. […] La Richesse des nations, désormais plus souvent étudiée en relation avec la Théorie des sentiments moraux […] ne peut plus simplement être considérée comme l’ouvrage qui a rendu possible l’indépendance de l'économie par rapport à la philosophie morale, en épargnant aux individus le soin d'être vertueux et assignant à la seule main invisible le rôle d’assurer comme par miracle la meilleure régulation possible des sociétés marchandes. D. Picon, « A. Smith, de la morale à l’économie », Sciences Humaines n° 179, février 2007. 1. A. Smith écrit : « Toute proposition d'une loi nouvelle ou d'un règlement de commerce, qui vient de la part de cette classe de gens, doit toujours être reçue avec la plus grande défiance, et ne jamais être adoptée qu’après un long et sérieux examen, auquel il faut apporter, je ne dis pas seulement la plus scrupuleuse, mais la plus soupçonneuse attention. Cette proposition vient d'une classe de gens dont l'intérêt ne saurait jamais être exactement le même que l'intérêt de la société, qui ont, en général, intérêt à tromper le public et même à le surcharger et qui, en conséquence, ont déjà fait l'un et l'autre en beaucoup d'occasions ». Questions 1. À quel phénomène l’image de la « main invisible » renvoie-t-elle ? 2. Pourquoi la lecture longtemps faite de Smith permet-elle de séparer la science économique de la philosophie morale ? ————————————————————————— Magnard – complément au manuel de spécialité (édition 2003) 1 3. Quels sont les effets de la nouvelle lecture de Smith concernant la régulation sociale ? ————————————————————————— Magnard – complément au manuel de spécialité (édition 2003) 2 Document B – A. Smith est avant tout un philosophe Ce texte met en évidence une nouvelle lecture de l’analyse d’Adam Smith et peut figurer dans la 1re partie (ou partie I). A. Smith désigne lui-même sa démarche théorique sous l’appellation de philosophie. Cette dernière se définit comme une pensée systématique qui tente de relier les divers domaines du savoir à partir de lois générales. Elle unifie ainsi des disciplines que nous considérons comme séparées. Les intérêts de A. Smith sont suffisamment larges pour l’amener à écrire, outre son célèbre ouvrage d'économie, des textes sur l’esthétique, la linguistique, la rhétorique, la théorie de la connaissance, la morale et la politique, ainsi que le droit. […] En les étudiant, on comprend que tous ces domaines sont reliés entre eux parce qu'ils sont régis par les lois de ce que A. Smith nomme la nature humaine. L’économie est donc une partie de la philosophie en ce sens qu'elle étudie certaines lois de la nature humaine, celles qui permettent la production et l'échange de la richesse. A.Smith ne pratique pas l'économie pour elle-même, comme une science autonome, mais pour enrichir une compréhension aussi globale que possible de la nature humaine. […] Certes, les économistes qui, aux XIXe et XXe siècles, ont œuvré à constituer l'économie en science autonome, ont largement puisé dans les concepts élaborés par A. Smith. Mais cette autonomisation n'est pas un projet de A. Smith lui-même. […] La vérité est que son économie entretient un rapport indissociable avec la philosophie morale et politique exposée par la Théorie des sentiments moraux. Ce dernier ouvrage a pour but de montrer que l'ordre social est d’autant plus stable et harmonieux que les hommes font preuve des trois vertus fondamentales que sont la prudence, la justice et la bienveillance. Or l’activité économique n'est pas isolée de l’ordre social, elle s’y inscrit pleinement et s'appuie donc nécessairement sur les vertus qui le rendent possible. Cela est évident pour les deux premières vertus : peut-on imaginer une économie où les hommes agissent sans le minimum de prudence, c'est-à-dire recherchent leur intérêt sans jamais éviter les illusions de la démesure ou les attraits de la jouissance à court terme ? Peut-on imaginer une économie où les hommes agissent sans le minimum de justice, c'est-à-dire sans jamais respecter leur parole ou sans s'abstenir de la propriété d'autrui ? Quant à la bienveillance, A. Smith concède qu’elle est superflue dans les échanges marchands proprement dits. Mais elle s’avère quand même nécessaire à la conduite de l’État quand elle prend la forme de l'esprit public, lequel motive l’accomplissement des devoirs régaliens (sécurité nationale, paix civile, travaux d'utilité publique) indispensables à la bonne marche de l'économie. Est-ce à dire que les « agents économiques » doivent être moraux ? Oui, mais ne tombons pas dans l’angélisme. A. Smith distingue en gros deux degrés de moralité : un degré idéal, où les hommes pratiquent les vertus à la perfection, et un degré minimal, où les hommes se permettent de très nombreux écarts. Or ce degré minimal suffit pour que la société et le marché subsistent, et même prospèrent malgré bien des à-coups et des crises. Comme nous constatons dans l'expérience commune, cela ne fonctionne pas trop mal si les gens sont médiocrement prudents, médiocrement justes, et très peu bienveillants. Mais A. Smith ne renonce jamais à l’idée que la société et le marché pourraient mieux fonctionner si les hommes, qu’il s'agisse des agents économiques ou de ceux qui sont à la tête de l’État, étaient plus vertueux. M. Biziou, « A. Smith est avant tout un philosophe », Sciences Humaines n° 179, février 2007. Questions 1. Quelle est la place de l’économie dans l’analyse de Smith selon l’auteur du document ? 2. Quelles sont les vertus qui fondent un ordre social stable et harmonieux pour A. Smith ? 3. L’économie échappe-t-elle au besoin de ces vertus ?. ————————————————————————— Magnard – complément au manuel de spécialité (édition 2003) 3 Document C – Une nouvelle division du travail ? Ce texte permet d’actualiser la partie II.2. en complément du document 14 du manuel. La thématique de la « participation » ne doit pas faire oublier la persistance d’une division hiérarchique du travail qui, bien loin d’avoir disparu, reste une condition de l’efficience productive. Si dans certains secteurs le travail ouvrier s'enrichit, il se rigidifie ailleurs où le modèle taylorien de division des tâches additionnées reste la règle ; singulièrement dans les petites et moyennes entreprises. Cette diversité des situations a conduit certains interprètes à proposer le modèle d'un marché de l’emploi fortement segmenté entre un noyau central, le coeur de l'entreprise, fait des fonctions les plus rémunératrices et les plus qualifiées (bureau d’études, d’ingénierie, et certaines activités tertiaires), et un ensemble d’emplois périphériques, les moins qualifiés, les moins stables, concernant des travailleurs et des tâches dévalorisés. Cette division est aussi une césure entre l’intérieur de l’entreprise, aux fortes méthodes d’implications, et l’extérieur représenté par la sous-traitance et les entreprises d’intérim. Césure dont les effets de concurrence et de hiérarchie se font sentir principalement sur les salariés les moins bien intégrés. La division s'est en quelque sorte déportée vers l’extérieur de l’entreprise, celle-ci ne cessant de se présenter sous la figure paradoxale d'une communauté de travail aux exigences unanimement partagées. On ne saurait donc dissocier la division technique du travail telle qu'elle a été pensée dès le XVIIIe siècle jusqu’à ses développements contemporains de celle qui joue, tout au long du XIXe siècle et jusqu’à nos jours, entre les travailleurs eux-mêmes sur le marché du travail. Pour la période contemporaine, il est sûr que l’une est la condition de l’autre : la réactivité des entreprises, leur flexibilité d’organisation, l’implication requise et l’unité revendiquée, reposent en grande partie sur la segmentation d'un marché du travail où la répartition des compétences, des savoir-faire et des disponibilités autorise les ajustements les plus drastiques. On sait que la division des tâches dans la manufacture d’épingles, comme celle des porteurs de fonte de l’industrie taylorienne dépossède les ouvriers de leurs savoir-faire et de leur métier ; il faut convenir aujourd’hui que la division des salariés sur le marché du travail en dépossède un grand nombre du minimum de stabilité que l'entreprise moderne ne réserve qu'à quelques uns. Sous la direction d’A. Bruno, Introduction aux débats économiques et sociaux contemporains, Ellipses, 2004. Questions 1. Expliquez la phrase soulignée. 2. Quelles sont les conséquences sociales pour les salariés, individuellement et collectivement, de cette nouvelle division du travail ? ————————————————————————— Magnard – complément au manuel de spécialité (édition 2003) 4 Document D – De Smith à la théorie de la croissance endogène Ce texte permet d’actualiser la partie II.3. en complément du document 16 du manuel. La théorie économique avait beaucoup de mal à comprendre la croissance du produit par tête en longue période, sauf à la rapporter simplement au deus ex machina d’un trend de progrès technique exogène inexpliqué et tombé du ciel. Les idées d’Adam Smith sur les effets de la division du travail sur la richesse des nations ont fini par ressurgir : il affirmait en effet que produire à grande échelle permettait d'accroître la division du travail et donc la productivité, ce qu’il illustrait en décrivant le fonctionnement d’une manufacture d'épingles. Une manière moderne de comprendre ces idées est de considérer que l’élargissement de l’échelle de la production permet d'en réduire le coût, parce qu’elle donnera lieu à des phénomènes de réorganisation ou d’apprentissage que les économistes appellent des « externalités positives », car ils sont bénéfiques sans « rien coûter » à personne. Par exemple, les ingénieurs qui discutent le soir dans les cafés de la Silicon Valley diffusent entre eux les innovations technologiques auxquelles ils se livrent, sans rien coûter à leurs patrons, alors qu’ils ne pourraient le faire si chacun dans son coin se livrait à une recherche « à petite échelle ». Ces phénomènes sont au cœur des théories modernes de la croissance endogène, qui ont mis l’accent sur l’importance de l’éducation et du secteur de la recherche et développement dans l’explication de la croissance. Elles concluent généralement à l’importance du rôle de l'intervention de l’État, pour soutenir ces secteurs porteurs d’externalités positives et vont à rencontre des politiques de développement visant avant tout à réduire les déficits publics et l'implication des États dans l'économie. D. Picon, « A. Smith, de la morale à l’économie », Sciences Humaines n° 179, février 2007. Questions 1. Quelle est l’hypothèse implicite en termes de rendements sur laquelle se fonde la 1re phrase soulignée ? 2. Définissez « externalités positives » et traduisez par un concept la 2e phrase soulignée. 3. Recherchez dans un dictionnaire économique ce que sont les théories de la croissance endogène et dites ce qui fait de Smith un précurseur de ces théories ? ————————————————————————— Magnard – complément au manuel de spécialité (édition 2003) 5 Document E – L’État, une nécessité pour la croissance économique Ce texte permet d’actualiser la partie II.3. en complément du document 16 du manuel. Dans la logique d'Adam Smith, l’existence de l’État n'est possible qu’à partir d’un certain niveau de la productivité, donc de la division du travail. Puisque l’État a « par nature » en charge des activités indispensables, mais non directement productives, c'est-à-dire non directement créatrices de richesses, son apparition et son développement ne sont possibles qu’avec celui de la taille de la société et de la division du travail qui l’accompagne et qui l’impulse. Inversement, l’État accélère la division du travail en prenant en charge un certain nombre de tâches, ce qui dégage les habitants de la nécessité de les accomplir par eux-mêmes. Il permet donc à la population de se spécialiser, donc d’augmenter la productivité de chacun, donc la richesse, donc la taille de la population, donc à la fois la nécessité et la possibilité du développement de l’État. Il est bien entendu que si l’État favorise la création de richesse, il ne doit pas, dans la mesure du possible, en créer lui-même. Il est chargé de tâches indispensables mais stériles, même si en réalité il participe indirectement à la richesse de la nation. Adam Smith développe cette idée en prenant comme exemple le premier devoir de l’État : celui d’assurer la sécurité extérieure (la défense du territoire national et de ses frontières), donc l’entretien d’une armée régulière. Dans le passé, cette tâche d’après Adam Smith ne dépendait pas directement de l’État ; par exemple elle était à la charge du citoyen de la Grèce antique : l’exercice militaire était partie intégrante de l’éducation donnée aux jeunes hommes libres, qui possédaient en outre leur propre armement. La prise en charge par l’État des dépenses militaires, et plus encore de l’entretien d’un corps d’armée permanent, procède bien de la logique de la spécialisation dans la division du travail. La tâche de défense nationale va être dévolue à un corps spécialisé et professionnalisé, ce qui accroîtra la productivité du travail de l’ensemble de la population dégagée de cette contrainte. On peut en conclure que [...] si la division du travail, par l’augmentation de la productivité, permet l’apparition de l’État, cette dernière renforce indirectement la productivité du travail. Mais la question qui se pose est : si l’État est partie prenante de la division du travail, qu’est ce qui fait sa spécificité ? La réponse semble venir d’elle même : c’est le caractère collectif des besoins dont il prend en charge la satisfaction. Sous la direction d’A. Bruno, Introduction aux débats économiques et sociaux contemporains, Ellipses, 2004. Questions 1. Justifiez à partir du rôle de l’État, que l’on ait substitué à la distinction entre travail productif et improductif que faisait A. Smith, celle entre travail directement et indirectement productif. 2. En vous appuyant sur vos recherches de la question 3 du document 4 sur les théories de la croissance endogène, montrez en quoi le raisonnement de Smith concernant l’État s’inscrit bien dans ce cadre d’analyse. ————————————————————————— Magnard – complément au manuel de spécialité (édition 2003) 6