Islam, langues et identités régionales dans l`Inde coloniale : l

REMMM 124, 69-91
Michel Boivin*
Islam, langues et identités régionales
dans l’Inde coloniale : l’exemple du Sindh
(1851-1939)
Abstract. Islam, linguistic diversity and regional identity in Colonial India: the case of Sindh
(1851-1939)
This papers explores various types of adherence to Islam in the Indian sub-continent during
the Colonial period, taking as a case-study Sindh, an area corresponding to the Delta
of Indus. The starting hypothesis is that the use of specific languages, either classical (Arabic
and Persian) or vernacular (Sindhi dialects) corresponded to types of local knowledge without
being hermetic. The paper evaluates the role of various languages in the construction of
religious identities, and later in the nationalist movements that led to the birth of India and
Pakistan in 1947.
*
Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du sud, CNRS-EHESS.
70 / Michel Boivin
Résumé. Cette contribution cherche à identifier quelles étaient les différentes modalités
d’appartenance à l’islam dans le sous-continent indien de l’époque coloniale, à partir de l’étude
du Sindh, la région qui correspondait au delta de l’Indus. On part de l’hypothèse que l’usage de
langues données, classiques (arabe et persan) ou vernaculaires (dialectes sindhis), correspondait
à des catégories de savoir, indigénisées ou non, sans que ces savoirs ne soient pour autant
hermétiques. Il s’agira également d’évaluer le rôle joué par les langues dans la construction des
identités religieuses, puis dans les mouvements nationalistes qui donneront naissance à l’Inde
et au Pakistan en 1947.
À l’époque de la conquête britannique (milieu du XIXe siècle), les Sindhîs
étaient musulmans1 à environ 75%, mais également hindous2, chrétiens,
parsis et jaïns, plus quelques bahâ’îs. On peut estimer à environ 25 millions
le nombre des locuteurs du sindhî dans le Sindh, mais également dans
le reste du Pakistan, en Inde et dans la diaspora. Cet article propose d’étudier
1
Sunnites 75-80%, chiites duodécimains 20%, et ismaéliens 2%. Il est difficile d’évaluer le nombre
d’adeptes du soufisme, ainsi que les membres d’une secte locale, les zikrîs.
2
Les Hindous se répartissaient en différents mouvements religieux (panth) comme le Daryâpanth, le
Nanakpanth, ou encore les cultes de la Devî, de Râmdeo Pîr et Pithoro Pîr en vigueur chez les hors-
castes.
Hyderabad
Bahawaipur
Chitral
Bahawaipur
Junagadh
Bhutan
Sikkim
Indus
Gange
kong
Irrawaddy
Brahmapoutre
70°0'0"E
70°0'0"E
80°0'0"E
80°0'0"E
90°0'0"E
90°0'0"E
100°0'0"E
100°0'0"E
10°0'0"N
10°0'0"N
20°0'0 "N
20°0'0 "N
30°0'0 "N
30°0'0 "N
Échelle : 1/ 29 500 000
AFGH
A
NISTA
N
NEPA
L
U.R.S.S
O c é a n I n d i e n
G o l f e d u B e n g a l e
M e r d ' Ar ab i e
Sources de données :
© 1978 by the Regents of the University of Minnesota
CHIN
E
TIBET
CHIN
E
M e rd'A n dama n
CEYL
A
N
UNION INDIENNE
PAKISTAN
Occidental
Cachemire
PAKISTAN
Oriental
BIRMANIE
THAIL
A
NDE
SINDH
© ESRI Data & Maps 2004
0 250 500 Km
Légende :
Fleuves
Limites de l'Empire Britannique en 1947
État princier à majorité hindoue dirigé par
un musulman
Protectorat & colonies Britanniques
Province du Sindh
Union Indienne
État princier Indien
Protectorat Indien
Pakistan
Possessions hors Empire
Pays hors de l'Empire des Indes
Le Sindh dans le sous-continent indien de 1947
Logiciel : ArcGis-ArcInfo 9.1
Système de coordonnées géographiques
WGS 1984
Datum géodésique : Traitement & réalisation :
Catherine Finetin, CNRS 2008
Laboratoire :
UMR 8564, CEIAS, CCT- MASSIG
-CRN-M2ISA, CNRS, 2008
Islam, langues et identités régionales dans l’Inde coloniale : l’exemple... / 71
REMMM 124, 69-91
le rapport à l’islam entretenu par les populations du Sindh, en particulier
à travers l’usage de langues déterminées, sur une période qui s’étend de 1851
à 1939. Cette période est marquée par le développement de la colonisation,
des réformismes religieux mais également du nationalisme sous diverses formes
et elle s’achève sur la partition, c’est-à-dire la division de l’empire britannique
des Indes en plusieurs États indépendants, dominés par l’Inde et le Pakistan.
Quel fut le rapport que les Sindhîs établirent entre langues usitées et affiliation
religieuse ? Le désir de réforme eut-il un impact ? Peut-on parler d’interaction
entre les langues en usages, les dynamiques nationalistes et les mouvements
religieux ?
On commencera par rappeler comment les Britanniques ont décidé de
choisir une langue standard pour le sindhî, ainsi qu‘un alphabet. Dans une
seconde partie, on examinera quelle était alors la place de l’arabe et son rapport
à l’islam. On s’arrêtera ensuite sur la place et la fonction du persan, qui avait
joué pendant des siècles le rôle de langue littéraire et administrative. Dans la
quatrième partie, après avoir identifié les différentes sources de production
d’un discours islamique, on analysera l’émergence du sindhî comme langue
sacrée. Enfin, aps la Première Guerre Mondiale, il faudra étudier les nouveaux
enjeux produits par la radicalisation des mouvements nationalistes, musulmans
comme hindous : les Sindhîs firent-ils une niche à l’islam dans leur discours
nationaliste ? La langue utilisée représentait-elle alors un enjeu important ?
Le débat sur la langue standard et sur l’alphabet
En 1843, le général Napier défit les mîr-s de la dynastie des Talpûrs :
le Sindh devint une province de l’empire britannique des Indes, gouvernée par
le conquérant. Après son départ en 1847, le Sindh fut rattaché à la présidence
de Bombay et il fut dirigé par des commissaires. Pour des raisons stratégiques
et commerciales, les Britanniques s’étaient intéressés au Sindh quelques années
auparavant. Après une visite d’exploration, le capitaine James MacMurdo publia
un article dans le Journal of the Asiatic Society de Londres en 1834. Il notait que
le sindhî était écrit dans un alphabet spécifique qui s’écrivait de gauche à droite
et qui était proche de l’écriture « malbar »3. En ce qui concernait la langue
proprement dite, elle était très proche du sanscrit, plus que ne l’était le gujarâtî,
mais il la classait comme un dialecte du panjabî. La première grammaire du
sindhî sera publiée en 1849 par le capitaine Stack. Il publiera la même année
un dictionnaire anglais-sindhî, puis un dictionnaire sindhî-anglais en 1854.
Les Britanniques identifièrent les cinq dialectes principaux du sindhî : l’utrâdî
3
Le terme de « malbar » renvoie au littoral de la province indienne actuelle du Kerala, située dans
le sud-ouest de la péninsule indienne, mais il était également faussement employé pour désigner
le Tamil Nadu, soit le littoral sud-est. On ignore de quoi MacMurdo voulait exactement parler.
72 / Michel Boivin
(nord), le vicholî (centre), le larî (sud), le tharî (sud-est), le lasî (Baloutchistan)
et le kutchî (Gujarat en Inde).
Les langues jouèrent un rôle prédominant dans la construction des identités
musulmane et hindoue dans l’Inde coloniale. L’épisode le plus marquant est
la controverse ourdou-hindî (Rahman, 1996 : 59-78). La démarcation des
communautés hindoue et musulmane va se focaliser sur la reconstruction d’une
langue pure et originelle. Ces reconstructions aboutiront à la distinction entre
le hindî et l’ourdou, qui accèderont au rang de langues nationales avant même
l’indépendance de l’Inde et du Pakistan. Lidentispécifique de l’ourdou, comme
langue des musulmans, s’appuiera sur son vocabulaire arabo-persan, alors que
le hindî le remplacera par des termes d’origine sanscrite.
Dans le Sindh, le rapport à la langue dans la construction nationaliste va
se cristalliser sur la question du choix d’un alphabet. Mais si cet épisode est
relativement bien connu, on oublie cependant qu’il a été précédé d’un débat
sur le choix de la langue qui devait être utilisée par l’administration britannique,
une fois le persan écarté. Richard Burton4 mentionne sur un ton sarcastique les
discussions inutiles qui eurent lieu à ce propos parmi les dirigeants britanniques :
les linguistes préféraient le sindhî, un autre parti le persan et encore un autre
l’hindustâ5. Les deux derniers partis soutenaient que le sindhî était une
langue grossière (crude), sans dialecte standard et sans littérature (Burton,
1851 : 151).
Sir Bartle Frere, le commissaire du Sindh, optera finalement pour le sindhî.
En 1851, il prit une décision déterminante en imposant à tous les fonctionnaires
britanniques, civils comme militaires, de passer un examen en « colloquial
sindhî » (Aitken, 1907 : 414). Il fallait encore déterminer quel dialecte deviendrait
le sindhî standard : le dialecte vicholî fut choisi. Le vicholî était parlé dans
la partie centrale du Sindh dont Hyderabad était la capitale6. Hyderabad était
également la capitale du Sindh avant la conquête britannique. Comment
expliquer ce choix ? Sans doute est-il à l’influence des `Âmils7, sur lesquels
les Britanniques s’étaient appuyés avant même la conquête. Le vicholî était
le dialecte parlé par cette caste de scribes qui étaient considérés comme des
lettrés. On en déduisait que leur langue était la moins grossière. En revanche,
4
Richard Burton (1821-1890) est un explorateur britannique qui commença sa carrière en s’engageant
dans l’armée de l’East India Company. Il séjourna quelques années dans le Sindh il acquit rapidement
une connaissance approfondie des populations locales. Par la suite, il voyagera à La Mecque, traduira
les Mille et Une Nuits en anglais, avant de retourner en Afrique à la recherche des sources du Nil. Sur
le Sindh, il a publié plusieurs ouvrages dont le fameux Sindh and the Races that inhabit the Valley of
the Indus en 1851, qui fait encore autorité.
5
Terme qui désigne la langue commune parlée dans le nord de l’Inde, avant qu’elle ne se scinde
en hindî et en ourdou.
6
D’après N.B. Baloch, le vicholî était également le dialecte le plus répandu (Baloch 1992 : ix).
7
Les `Âmils étaient à l’origine un sous-groupe de la caste marchande des Lohânâs. Par un processus
mal connu, ils se spécialisèrent dans l’administration sous les Kalhorâs et les Talpûrs. De ce fait,
ces hindous devinrent des spécialistes du persan.
Islam, langues et identités régionales dans l’Inde coloniale : l’exemple... / 73
REMMM 124, 69-91
le dialecte parlé à Karachi, qui devint la capitale du Sindh sous les Britanniques,
était le larî, également utilisé par Shâh `Abd al-Lâtif dans son Shâh-jo Risâlo8.
Ce dialecte était considéré comme archaïque.
Aps la décision de Frere d’imposer le sindhî aux fonctionnaires britanniques,
le compilateur du Gazetteer commente : « La langue ne pouvait pas être utilisée
pour la correspondance officielle tant qu’elle n’avait pas d’alphabet ». Dans quel
alphabet le sindhî standard devait-il être translittéré ? On sait en effet depuis
le Moyen Age que de nombreux alphabets étaient employés dans le Sindh.
Cette caractéristique avait été notée par des voyageurs arabes et au XIXe siècle,
les fonctionnaires britanniques la signalaient toujours. Dans la grammaire
qu’il publia en 1849, le capitaine Stack donnait in extenso les dix-sept
alphabets les plus utilisés (Stack, 1849 : 3-6). En 1851, Richard
Burton les réduisit au nombre de huit au sein desquels quatre étaient
prédominants : le devanâgarî, le khudavâdî, le gurmukhî9 et le naskh.
Il mentionnait cependant l’existence d’alphabets de castes, utilisés
par exemple par les Lohânâs10, les Memons ou les Khojahs11.
Il mettait également en relief qu’en dehors du naskh, tous
les alphabets étaient dérivés du devanâgarî, qu’ils fussent utilisés par des hindous
ou par des musulmans.
Le fait que ces castes aient possédé un alphabet propre a questionné les
chercheurs. Ali Asani a avancé l’hypothèse que « l’association d’écritures
particulières à des groupes spécifiques indiquait que les alphabets étaient
d’importants marqueurs d’identité » (Asani, 2003 : 623). Rien de concret ne
vient étayer ce point de vue. À l’origine, ces « alphabets » n’étaient que des signes
de type sténographique utilisés par les marchands pour annoter leurs livres de
8
Shâh `Abd al-Lâtif (1689-1752) vécut à l’époque troublée de la dislocation de l’empire moghol
et de l’expansion coloniale des Britanniques de l’East India Company. Le Shâh-jo Risâlo est un
long poème mystique composé de trente chapitres organisés selon leur sur, l’équivalent sindhî du
râga indien. Chaque chapitre est construit autour d’un thème auquel sont attribués une mélodie
et un rythme particuliers. L’auteur emploie des motifs littéraires du registre populaire pour enseigner
la voie mystique. Une héroïne à la recherche de son bien aimé symbolise par exemple l’âme en quête
de l’union divine. Les personnages, les thèmes et les narrations participent par conséquent d’un
héritage que partage tout Sindhî, qu’il soit riche ou pauvre, faible ou puissant, musulman ou hindou.
On possède depuis peu, grâce à Jyoti Garin, une traduction française en version bilingue d’un passage
de l’œuvre. Voir Shah Abdul Latif 2005.
9 Le khudavâdî est un alphabet utilisé par les castes hindoues de commerçants. C’est un dérivé du
devanâgarî, utilisé pour le sanscrit et le hindî. Le gurmukhî est également un dérivé du devanâgarî
qui est employé par les sikhs.
10
Les Lohânâs forment un regroupement de castes marchandes hindoues qui dominent l’économie du
Sindh.
11
Les Memons et les Khojahs sont deux groupes musulmans issus d’hindous convertis à l’islam, et
dominés par des groupes de marchands. Les premiers sont sunnites et les seconds chiites ismaéliens,
disciples de l’Aghâ Khân, titre honorifique de l’imâm manifesté des nizârites. A cette époque, ils sont
encore soumis à la coutume hindoue en particulier pour ce qui concerne l’héritage. Ces communautés
utilisaient chacune une écriture propre.
1 / 23 100%

Islam, langues et identités régionales dans l`Inde coloniale : l

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !