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Saisir le mal
Réflexions sur l’intitulé du programme
Références bibliographiques
Le Mal en GF : introduction un peu fourre-tout et qui reste en surface, mais qui offre
quelques bonnes pistes ainsi que des repères de culture générale.
Anne Crigon Le Mal, GF collection « Corpus » : une anthologie des grands textes
philosophiques sur la question assortis de commentaires introducteurs, le tout précédé d’une
introduction philosophique générale au thème.
Le mal, éditions Atlande, collection « clefs concours » : l’introduction relève du cours
de culture générale, mais c’est léger sur le plan philosophique.
Le Mal, éditions Dunod, collection « J’intègre », excellente introduction au thème par
Florence Chapiro, d’une très bonne tenue sur le plan philosophique, à la fois pour les entrées
conceptuelles du programme et les mises au point sur les principales positions philosophiques
des grands auteurs.
Leçon philosophique sur le mal, par Frédéric Laupies, PUF, collection « major »,
2000, cours très clair, approfondi et stimulant, avec une partie posant les grandes
problématiques (question de l’unité, de l’essence et du sens du mal), et l’autre les solutions
proposées par les principaux philosophes sur la question.
Saisir le mal peut signifier à la fois en appréhender l’essence, attraper le mal lui-
même, soit quelque chose qui se dérobe, car le mal, nous le verrons, se caractérise par une
essentielle négativité et ne peut être perçu qu’indirectement à travers des actes mauvais ou des
personnes « méchantes », mais aussi en déterminer la signification, et pour finir s’en emparer
pour tenter de l’éradiquer ou de le neutraliser. Trois entreprises (cerner l’essence, interpréter
la signification, s’emparer du mal pour le faire disparaître) qui apparaissent également
difficiles, et paraissent relever de la gageure.
I) Le mal dans la langue française
1) Etymologie et histoire de la langue
Le mot serait entré dans la langue française vers 980, à peu près au moment où celle-ci
s’émancipe du bas latin, et vient du latin malum, qui signifie d’après le Gaffiot 1) le mal plutôt
corporel et subi (au pluriel corporis mala : les maux du corps) 2) le malheur, la calamité 3) la
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dureté, la rigueur ou le mauvais traitement (donc plutôt le mal commis) 4) la maladie. Le
substantif lui-même est en fait dérivé de l’adjectif malus, mauvais.
Le mot est par ailleurs à l’origine de multiples dérivés qui ont tous maille à partir avec
le mal : maladie, malheur, mauvais, malin, malaise, malveillance, maudit, etc. Ils seront
évidemment intégrés à notre réflexion à mesure que nous les rencontrerons dans les textes.
Le fait que le mal soit d’abord un adjectif et un adverbe, en latin comme en français,
est révélateur : l’adjectif et l’adverbe ont besoin d’un support pour signifier. Ils signifient
donc que le mal serait d’abord de l’ordre de l’accidentel (faire mal, agir mal, c’est mal, etc.) et
non de l’ordre de l’essence (« le mal », qui préexisterait à toute vie humaine, à toute action).
L’idée d’une substance « le mal » est historiquement postérieure à l’idée de quelque chose qui
survient de manière accidentelle à un homme ou à une action. Nous pourrons nous appuyer
sur cette remarque pour nous défaire de l’idée d’un mal-substance, et en tous cas pour
distinguer les prises de positions philosophiques à ce sujet.
2) Définitions
a) Variété morphologique
Même si l’intitulé du programme est donc « le mal », sans majuscule, soit le substantif
précédé de l’article défini, il nous faut rapidement passer en revue les autres catégories de
mots auxquels le mal appartient, car elles se rattachent étroitement au substantif.
En tant qu’adverbe, « mal » va signifier d’une manière défavorable, fâcheuse,
incorrecte ou défectueuse : écrire mal, travailler mal, parler mal. A chaque fois, donc,
l’adverbe permet d’exprimer une modalité de l’action qui écarte cette dernière d’une certaine
norme, soit physique (« aller mal », c’est expérimenter un écart par rapport à un bon état de
santé), soit conventionnelle (« parler mal », justement, c’est s’écarter d’un registre de langue
supposé convenable), soit morale (« agir mal »).
En tant qu’adjectif, « mal » est en français actuel surtout connu en position d’attribut
du sujet. « C’est mal », ce qui suppose une intention ou une action contraire encore à la
morale ou aux bienséances.
Mais il faut savoir que l’adjectif a existé également en tant qu’épithète, s’accordant
donc en genre et en nombre avec le mot qu’il qualifie. Issu de malus, ce mot a été substitué
par son doublet (=exact synonyme dérivé d’un même étymon) « mauvais » en français
moderne. Il signifie funeste, pernicieux, et on le retrouve par exemple dans l’expression
littéraire « mourir de male mort ». Mais il faut savoir qu’il a aussi servi à former de nombreux
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mots dans la langue : le malheur, c’est le mauvais heur, c’est-à-dire l’absence de chance. La
malchance, c’est la mauvaise chance, etc.
b) Variété sémantique
Le substantif « le mal » semble donc d’une volonté de substantialiser,
d’essentialiser (transformer en essence autonome, en substance à part entière) ce qui est
d’abord compris comme une simple modalité de l’être ou de l’action, renvoyant d’ailleurs
toujours à l’envers du bien, de la norme, de la bienséance ou de la santé, donc compris
toujours négativement –ce qui ne favorise guère la dissipation du mystère !
Cette volonté de substantialisation est encore plus manifeste lorsque le mot est écrit
avec une majuscule. Le Mal avec un grand M favorise une personnification du concept, au
point que le mal entretient d’ailleurs des rapports avec le Malin, c’est-à-dire le diable, l’esprit
du Mal par excellence.
Quoi qu’il en soit, l’intitulé du programme privilégie tout de même l’article défini, le
mal, lequel connote une unité, une identité immédiatement repérable et dont nous avons tous
fait l’expérience à propos de nos actes ou des actes d’autrui. Mais le mot peut également être
déterminé par un indéfini (un mal, qui serait peut-être une manifestation singulière du mal en
général, et qui renvoie souvent à un mal subi, une épreuve, une souffrance, une affliction, une
peine, ainsi « c’est un mal bénin »). En outre, il peut être introduit par le partitif, du (qui
semble donc prélever du mauvais sur la substance préexistante « le mal », et qui articule très
exactement mal commis et mal subi dans l’expression « tu m’as fait du mal » : tu l’as commis,
je l’ai subi on reviendra sur le caractère rare de cette articulation exacte entre commettre et
subir le mal). Le mot peut même se passer d’article dans certaines expressions lexicalisées
« prendre mal », « avoir mal ». Enfin, « mal » peut être mis au pluriel, que cela soit avec un
article défini (« Les maux de la civilisation ») ou avec un article indéfini (« des maux
inévitables »), ce qui tend à souligner la multiplicité des apparitions du mal, et pose le
problème de son unité.
Le Petit Larousse, dans son entrée consacrée au substantif mal, ne distingue pas moins
de six champs sémantiques différents, quoique entretenant parfois des liens entre eux.
1. Ce qui est contraire au bien, à la vertu ; ce qui est condamné par la morale.
Deux remarques ici : le mal entre souvent en couple notionnel avec le bien, mais d’une
part nous verrons que si l’on définit le mal comme le contraire du bien, le bien n’est pas plus
universellement finissable, ce qui nous conduit dans une aporie ; d’autre part, nous verrons
que « bien » et « mal » entretiennent des relations bien plus complexes que de simple
opposition. Un mal peut se réveiller un bien et vice-versa, une bonne intention peut être
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catastrophique sur le plan de l’action, une bonne action peut être discréditée par l’immoralité
de l’intention qui lui préside.
Par ailleurs, il faudra bien montrer que ce qui est appelé « bien », ou « morale », ou
« vertu », justement, est le plus souvent le produit d’une norme socio-historique et donc
fluctuante, ce qui tend à réduire en partie le mal (ainsi, le concubinage a pu apparaître comme
un mal dans une société qui fait de l’union conjugale une norme, mais quand cette dernière
disparaît et que le concubinage est banalisé, il n’apparaît plus comme un mal).
2. Ce qui est susceptible de nuire, de faire souffrir : faire du mal à quelqu'un (= faire
souffrir quelqu'un, lui nuire), dire du mal de quelqu'un : dénigrer, calomnier quelqu'un.
Remarque : dans cette définition apparaissent des liens assez nets entre mal commis et
mal subi, l’action néfaste s’exerçant sur autrui et se répercutant chez lui sous la forme d’une
douleur, ou d’un dommage.
3. La souffrance physique (maux de dents, d'estomac, avoir mal, le mal des transports,
etc.) ou la maladie (« le mal a progressé », « le grand mal » : épilepsie généralisée classique,
dont les crises comportent une perte de conscience, une chute et des convulsions).
4. La souffrance morale (langueur, nostalgie, mélancolie) : le mal du pays, être en mal
de quelque chose : souffrir de l'absence de quelque chose, le mal du siècle : mélancolie et
désenchantement de la jeunesse, à l'époque romantique (XIXe s.)
Il faudra évidemment interroger les rapports qui existent entre mal physique et mal
moral, qui paraissent complexes.
Les deux dernières définitions semblent moins nettement entrer dans les
préoccupations du programme :
5. La peine, travail : se donner du mal.
Remarque : cette définition peut conduire à une revalorisation du mal, dans une morale
de l’effort, qui donnerait du prix à une entreprise à proportion de la souffrance physique ou
morale (le travail, la persévérance, l’endurance) qu’elle a engagée.
6. Le mauvais côté de quelque chose : prendre une chose en mal (= s'offenser de
quelque chose).
3) Quelque expressions lexicalisées éclairantes
A ce stade de la réflexion apparait donc déjà une pluralité de manifestations du mal,
posant la question de l’unité de celui-ci, mais aussi de son origine (physique ou morale,
naturelle ou intentionnelle), et de son essence.
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Quelques expressions lexicalisées peuvent nous aider à creuser encore nos premières
intuitions et nous lancer sur des pistes nouvelles.
Vouloir du mal à quelqu’un
L’expression renvoie à l’idée que le mal se situe dans l’intention mauvaise, plus
encore que dans l’action, qui n’est que le reflet de cette première volonté de nuire. Elle
articule nettement le mal commis et le mal subi et montre que le mal n’est jamais qu’une
modalité de la volonté ou de l’action, qu’il se manifeste sur le mode de la relation à l’autre.
Elle implique enfin l’idée d’une pulsion de destruction dans l’homme, qui sera confirmée par
les découvertes de la psychanalyse.
Rendre le mal pour le mal
L’expression renvoie à une conception archaïque de la justice, et équivaut à peu près à
la loi du talion telle qu’elle s’exprime dans l’Ancien Testament sous la formule « œil pour
œil, dent pour dent ». Elle témoigne du désir de compensation ressenti par l’humanité face à
l’atrocité incompréhensible du mal : il y aurait possibilité d’une réparation du mal subi par un
mal commis, lequel en serait l’équivalent. Un équivalent dans la justice de ce principe serait
par exemple la peine de mort, destinée à punir les homicides, et qui tente de fonder sa
légitimité sur ce principe de compensation : prendre la vie d’un homme, en guise de châtiment
pour la vie qu’il a prise à un autre. En réalité, le mal subi ne peut jamais être effacé, et encore
moins compensé, en raison de son incommensurabilité (deux maux ne sont jamais
identiques) : « rendre le mal pour le mal » conduirait bien plutôt qu’à effacer le mal subi à
ajouter au premier mal un deuxième mal, et serait donc un principe de propagation bien plus
que d’apaisement, comme on le voit dans toute guerre civile.
Dans tout mal il y a un bien qui sommeille/C’est un mal pour un bien
Ces préceptes faussement rassurants tendent à relativiser l’importance du mal, voire à
le faire disparaître, en lui opposant le fruit de la peine. Il y a l’idée que le mal subi peut
m’apprendre quelque chose sur moi-même, que la souffrance est utile, et que je peux en sortir
grandi. Par exemple, je peux induire d’un mal subi (une catastrophe naturelle, une maladie),
que je ne suis pas au centre de l’ordre du monde, mais que je fais partie de cet ordre qui me
dépasse et fonctionne selon des lois faisant entrer à parts égales création et destruction. Remis
à ma juste place, mis de mon amour-propre, je peux en ressortir plus sage et
paradoxalement plus serein face à mon devenir. Ou encore, de manière plus immédiatement
pragmatique, le mal subi peut m’apprendre à me corriger pour mieux me guider dans
l’existence : idéalement, la prison doit être conçue pour le délinquant comme une étape avant
la réinsertion ; la douleur du remords peut m’aider à mieux me comporter ; l’épreuve
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