Emil Cioran – l’image (in)complète d’un moi multiplié
Qu’est-ce qu’un artiste ? Un homme qui sait tout – sans
s’en rendre compte. Un philosophe ? Un homme qui ne sait
rien, mais qui s’en rend compte. Dans l’art, tout est possible ;
en philosophie… Mais elle n’est que la déficience de l’instinct
créateur au profit de la réflexion.
Cioran, Le Crépuscule des pensées
À l’aube du centenaire de l’un des plus célèbres écrivains et philosophes du XXe
siècle, Emil Cioran, la revue ALKEMIE propose un numéro spécial en son honneur.
Plusieurs chercheurs, écrivains, philosophes, critiques, qui l’ont personnellement
connu et/ou ont entretenu une vive correspondance avec lui (Roland Jaccard, Pietro
Ferrua, Jacques Le Rider, Renzo Rubinelli), d’autres qui l’ont passionnément lu et
lui ont dédié des livres et des thèses de doctorat, lui rendent hommage, chacun de
sa propre manière. Tous semblent être les heureuses victimes de celui qui aimait
« chercher l’être avec des mots » et partent eux-mêmes à la recherche de Cioran, dans
un discours qui l’anime et les anime.
Cioran est devenu le symbole d’un mode de vie, mais aussi, et surtout,
d’un(e) mode d’écriture. Il était « un maître de ce qu’on appelle à Vienne blödeln »
(Roland Jaccard), un homme d’une « extrême gentillesse » dont parle Jacques Le Rider,
éblouissant par « sa vitalité », « son impétuosité, son élocution rapide, nerveuse, légèrement
au-dessus de la norme, je dirais presque enthousiaste, sûrement très vitale » qui ont touché
le philosophe italien Renzo Rubinelli, ou encore un auteur de lettres qui « n’hésitait
jamais à faire preuve d’ironie si les circonstances l’exigeaient, ni à fignoler sur un mot si ses
nuances risquaient de communiquer un message ambigu. Il pouvait être impitoyable quand
il devait faire face au superflu » (Pietro Ferrua).
En réalisant ce numéro dédié a Cioran, nous avons pu constater qu’il y a
une grande fascination agissant sur tous ceux qui se décident à écrire sur lui, d’une
manière philosophique ou bien artistique. Même ceux qui ont déjà publié des livres
sur sa vie et son œuvre sont encore tentés de mettre en page de nouvelles idées ou
perspectives. Cioran se montre protéiforme, rit homérique à travers ses propres mots,
incitant à être continuellement redécouvert, réorienté, rapproché. Il n’y a rien de
définitif ou de conclusif chez lui, rien qui nous fasse nous dire, « bon je l’ai lu, je
me suis approché de sa pensée, c’est le temps de le mettre de côté ». Tous les textes
qui sont publiés ici nous laissent la forte impression qu’il n’y a pas de séparation
de Cioran et que même un certain éloignement n’est qu’accidentel et de courte
durée. Cioran est l’auteur qui réussit à merveille à nous changer spirituellement et
sensiblement. Chercheurs du monde entier s’approchent de ses écrits pour y décrypter
sa personnalité, sa spécificité, son abondance idéatique ou sa variété métaphorique.
Son œuvre intégrale est analysée, remise en discussion, redirigée, réévaluée. Qu’il
s’agisse de ses Cahiers posthumes et de leur importance dans l’ensemble de la création
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