tantôt ironiquement dévoyé ou éludé voire mimétiquement réactivé dans le travail de
composition d’un texte.
Toutefois, en renvoyant à l’événement d’écriture et de pensée qu’est pour l’interprétant le
texte philosophique dans toute sa singularité, le risque est grand de dissoudre en quelque sorte
l’activité philosophique dans la composition littéraire. Il n’y aurait plus alors que des analyses
de style indépendantes de la spécificité de leurs différents supports. À trop vouloir démarquer
la stylistique de la perspective rhétorique traditionnelle pour laquelle elle est essentiellement
liée au seul usage des figures, une telle relève romantique du sémiotique hypothèque, semble-
t-il, la possibilité d’une théorie générale du discours philosophique censée en exhiber la
différence spécifique. S’il est décisif de montrer que les modes d’argumentation, les formes
de preuve et de démonstration sont désormais justiciables du travail stylistique, il s’agit de
développer, dans un deuxième temps, une réflexion explicite sur les supports discursifs de
l’élaboration doctrinale sur lesquels cette configuration du sens dans l’écriture opère. Or, à ce
niveau, le discours philosophique se démarque essentiellement des discours littéraires en ce
qu’il justifie non seulement sa propre constitution discursive, mais également celle de tout
discours14. En raison de la nature auto-légitimante de son discours, la philosophie exige une
approche sensible aussi bien à ses modalités expressives ou hyphopoïétiques qu’à ses
structures doctrinales propres afin d’éviter tout réductionnisme formel. Le philosophe,
contrairement à l’écrivain est celui qui réinvesti explicitement, à l’aide de ses propres
catégories doctrinales le choix de ses moyens d’expression. Chez lui, les formes du contenu
commandent les formes d’expression. Les contenus déterminent rétroactivement l’association
des schèmes spéculatifs et expressifs qu’incarne le style.
Toutefois, et c’est là le pas décisif, cette accent mis sur le statut discursif de la philosophie
est une propriété intrinsèque de la « philosophicité » du style et ne dépend plus de critères
normatifs externes, thématiques (relatifs à une tradition historique) ou fonctionnels (par
identification à des valeurs esthétiques ou épistémologiques). Comme le rappelle Frédéric
Cossutta : « La forme d’expression d’une doctrine et ses thèses ne sont donc pas dissociables,
dans la mesure où le procès d’analyse et de démonstration qui permet de leur donner une
légitimité est lui-même dépendant des thèses qu’il est censé permettre d’expliciter. Donc le
choix d’un genre, celui d’une forme d’exposition ne dépendent pas du hasard mais doivent
être appropriés à la forme procédurale qui développe la conceptualité propre à une
philosophie »15. Du point de vue d’une telle analyse du discours, les différents procédés
stylistiques constituent non seulement l’étoffe même de l’inscription des contenus mais ils
sont réinvestis productivement dans la quête auto-constitutive de la philosophie. Aussi, la
littérature trouve-t-elle les raisons de son association avec l’exercice philosophique non plus
de manière typifiante mais en fonction de « la façon dont sont résolues les tensions internes de
la constitution discursive »16. Il n’y a dès lors plus de discours « purs » mais des degrés de
« philosophicité » ou de « littérarité » plus ou moins importants selon les remaniements que
l’écriture fait subir aux cadres traditionnels de l’énonciation. A cet égard, deux facteurs co-
de syntaxe, anaphores, épiphores…) par laquelle est également produit son argument. Voir : Jean-Louis Galay,
Philosophie et invention textuelle, Paris, Klincksieck, 1997, pp. 8-10. Roland Barthes, Le plaisir du texte, Paris.
Seuil, 1973, p. 101.
14 Un discours est dit « constituant » lorsqu’il se donne comme discours origine, c’est-à-dire comme un discours
garanti par une scène d’énonciation validante qui n’a pas à être elle-même garantie. En ce sens, « l’auto-
constitution » est une propriété essentielle du discours philosophique par laquelle ce dernier est capable
d’expliciter les conditions de possibilité de toute constitution discursive, y compris la sienne. Voir Frédéric
Cossutta, « Discours philosophique, discours littéraire : le même et l’autre? », in : Rue Descartes n°5o,
L’écriture des philosophes, Paris, PUF, 2005, pp. 6-20.
15 Frédéric Cossutta, L’analyse du discours philosophique, in : Encyclopédie Philosophique Universelle, op. cit.,
p. 1799.
16 Frédéric Cossutta, « Discours philosophique, discours littéraire : le même et l’autre? », op. cit., p. 16.