le 17 août, dans un bref compte rendu au titre provocant (« Breivik prix
Goncourt ? »), Jérôme Garcin avait le premier jugé plus qu’ambigu cet « éloge
littéraire » d’un tueur responsable de la mort de 77 personnes : « contrairement
à García Márquez, Lessing, Le Clézio ou Eco, que Millet vomit, ce Norvégien de
33 ans est un écrivain selon son cœur : il a de l'encre et du sang sur les mains. »
Et de conclure ainsi : « Au seuil de ce livre abject où Millet sonne l’Angélus, une
phrase de Drieu la Rochelle suggère que nous allons assister à un suicide
. » Dans les jours qui suivent, une « affaire Millet » prend
forme et s’amplifie. Le 6 septembre, Jean-Marie G. Le Clézio, prix Nobel de
littérature 2008 et auteur Gallimard, réagit dans une tribune exclusive donnée
. « Au nom de quelle liberté d’expression, à quelles fins ou en vue de
quel profit un esprit en pleine possession de ses moyens […] peut-il choisir
d’écrire un texte aussi répugnant ? », écrit-il avant d’élargir ainsi le propos :
« […] la question n’est plus seulement celle de Breivik. La question est aussi
celle de M. Millet. Plus généralement, c’est celle d’une certaine corruption de la
pensée contemporaine et de la responsabilité des écrivains dans la propagation
du racisme et de la xénophobie
. » Quatre jours après, la romancière Annie
Ernaux, éditée de même chez Gallimard, publie une tribune au
Éloge littéraire d’Anders Breivik
un « [enrôlement] de force
de la littérature », sous couvert de mise à distance esthétisante, « dans une
logique d’exclusion et de guerre civile dont la portée politique, à moins d’être
aveugle, est flagrante », et, au final, « un pamphlet fasciste qui déshonore la
. » Plus d’une centaine d’écrivains et d’intellectuels joignent leur
signature à la sienne. Et deux jours plus tard Millet les interpelle en retour dans
(« Pourquoi me tuez-vous ? »). Rappelant sans le nommer
l’intervention de Jérôme Garcin au sujet de « trois livres qu’un article, une
semaine plus tôt, a prétendus abjects, nul ne les ayant lus, malgré leur brièveté
respective », il se désole que l’on puisse « demander sa tête à Gaston
Gallimard », alors qu’« [il a] toujours fait la distinction entre [son] activité
d’écrivain et celle d’éditeur », et il soutient qu’« [en] refusant de considérer le
geste littéraire que constituent les trois livres [qu’il vient] de publier », « c’est
[…] la littérature qu’on cherche à atteindre à travers [lui]
autres acteurs du monde littéraire entrent alors en lice à ses côtés ou pour
recadrer le débat dont il fait l’objet. Parmi ces derniers, l’écrivain et
universitaire Pierre Jourde, sur son blog à
, voit dans l’affaire un « débat
faussé » à six titres : on discute de livres qu’on n’a pas lus ; on donne au texte
pris pour cible un « écho excessif » ; on se range dans le camp des « bonnes
consciences » en face d’un écrivain identifié au mal absolu ; on transforme en
« chasse à l’homme » ce qui devrait ne relever que d’une joute littéraire ; on
embarque Gallimard dans une affaire de censure peu reluisante ; on « laisse
entier », au total, « le problème posé précisément par Millet », qui tient à la
fascination du mal constitutive, qu’on le veuille ou non, de la modernité
littéraire depuis deux siècles
. Patrick Besson ironise dans
». L’éditeur Franck Spengler écrit, dans
« Jean-Marie Gustave Le Clézio et Annie Ernaux [qui] se déshonorent » dans
une affaire qui, selon lui, « atteste à quel point les écrivains sont devenus des
relais efficaces (des idiots utiles ?) d’une pensée unique et uniformisante
Dans l’intervalle, le 13 septembre, Richard Millet a démissionné du comité de
lecture des Éditions Gallimard, sans y quitter néanmoins ses fonctions
d’éditeur. Et un peu plus d’un an plus tard, il reviendra sur l’un des moteurs de
Postures et figures « néo-réactionnaires » http://contextes.revues.org/6104
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