Endettement privé et abolition des dettes dans la Rome antique
intéressante parce que nous avons à son propos une assez riche documentation. En effet, Salluste lui a consacré un
traité historique ; et Cicéron, qui a combattu les conjurés alors qu'il était consul en 63 av. J.-C. (le consulat était à
Rome la magistrature la plus haute, et il était occupé chaque année par deux sénateurs), a écrit quatre discours
contre Catilina (les « Catilinaires »). Elle est très intéressante aussi parce qu'elle ne s'est pas produite dans le cadre
d'une guerre civile, et parce que les textes conservés nous renseignent sur les arguments des conjurés endettés, et
sur ceux de Cicéron, qui les combattait. Sans être lui-même un grand prêteur d'argent, Cicéron était, pour des
raisons de principe, plus proche des positions des créanciers que de celles des débiteurs.
Il ne cessa d'insister sur l'extrême gravité de la conjuration, à l'époque même de la conjuration et par la suite ; il
prétendait que les conjurés voulaient détruire complètement l'Etat romain. Une telle formulation est certainement
excessive. Dans les quatre discours qu'il prononça au moment même des événements, Cicéron dramatisait la
situation à l'extrême pour mobiliser l'opinion. Par la suite, la répression de la conjuration devint son grand titre de
gloire. Mais Salluste, pourtant peu favorable à Cicéron, insiste aussi sur la gravité de l'affaire ; il l'appelait le bellum
Catilinarium, la guerre de Catilina |11|.
Elle fut certainement moins sanglante que les guerres civiles des années 80 av. J.-C. Mais elle conduisit à exécuter
cinq importantes personnalités, dont un ancien consul qui exerçait en 63 la préture, Publius Cornelius Lentulus ; et
quelques milliers de Catiliniens périrent à Pistoia au début de 62 (entre 3 000 et 10 000 ?). Elle fut donc bien plus
dramatique que la crise monétaire de 33 apr. J.-C., qui se déroula sans effusion de sang.
Il est impossible de raconter ici, en détail, tout ce que nous savons sur son déroulement politique. Son chef, Catilina,
sénateur de très ancienne famille, et ancien partisan convaincu de Sylla dans les années 80, se présenta deux fois
aux élections afin de devenir consul, pour l'année 63 et l'année 62, et échoua deux fois. Parmi ses partisans, il y
avait tout un groupe de sénateurs, et plusieurs personnalités importantes |12|. Le bruit courut par exemple que le
fameux Crassus le soutenait discrètement (Crassus et Pompée, à cette date, étaient les deux hommes politiques les
plus influents de Rome, et ils étaient bien entendu rivaux ; César n'avait pas encore l'influence qu'il acquit trois ou
quatre ans plus tard ; il avait 36 ans et c'était une étoile montante).
Si l'on en croit Salluste, Catilina insista, auprès de ce groupe de partisans convaincus, sur le contraste entre leur
propre pauvreté, leur endettement, et d'autre part la richesse et la morgue de ceux qui occupaient le pouvoir et qui,
du fait de leurs charges politiques, profitaient de l'argent versé en tribut par les souverains étrangers ou, à titre
d'impôt, par les ressortissants de Rome |13|. Il leur promit des tabulae novae, c'est-à-dire l'abolition des dettes. En
même temps, il leur parla déjà de prise du pouvoir, de proscription des adversaires, de butin tiré de la guerre.
Il y a des discussions sur la signification de tabulae novae, expression qui, prise au pied de la lettre, désigne
l'établissement de nouveaux registres financiers ou de nouvelles reconnaissances de dettes |14|. C'est un slogan
concernant l'abolition complète des dettes résultant de prêts d'argent. Ce slogan, très populaire dans la plèbe de
Rome, rencontrait évidemment une très forte hostilité chez les prêteurs d'argent et tous les créanciers. L'abolition
des dettes pouvait être obtenue par le vote d'une loi. Une telle loi, si Catilina avait été élu et l'avait fait voter,
aurait-elle en outre interdit le prêt à intérêt, pour l'avenir ? Nous l'ignorons ; ce n'est pas sûr du tout. L'abolition des
dettes est une chose, l'interdiction du prêt à intérêt une autre. Mais, comme je l'ai déjà dit, jamais de telles tabulae
novae ne furent instituées à Rome pour abolir toutes les dettes. Cependant, en 86 av. J.-C., nous l'avons vu, les trois
quarts des dettes avaient été abolis, ce qui était proche d'une abolition totale.
En 64 av. J.-C., une partie de la plèbe urbaine de Rome (c'est-à-dire le peuple libre de la ville, en partie constitué,
certes, de clients plus ou moins parasites de grandes familles, mais aussi de petits boutiquiers, d'ouvriers et
d'artisans) était très endettée. Des troubles éclatèrent. Il fallut dissoudre des associations de la plèbe et interdire les
cultes des carrefours. Après son échec aux élections, en octobre 63, Catilina décida de passer à l'action violente. Le
bruit courut qu'il voulait assassiner le consul Cicéron et mettre le feu à la ville de Rome. Les conjurés avaient de
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