Endettement privé et abolition des dettes dans la Rome

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Endettement privé et abolition des dettes dans la Rome antique
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Série : Les annulations de dette au cours de l'histoire
(partie 3)
Endettement privé et abolition des dettes dans la
Rome antique
Date de mise en ligne : mardi 13 novembre 2012
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Endettement privé et abolition des dettes dans la Rome antique
Série : Les annulations de dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque
mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque Africaine de
Développement, et à d'autres institutions multilatérales comme le Fonds Européen de
Développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics. au cours de
l'histoire (partie 3) |1|
Il n'existait pas de dette publique dans l'Antiquité gréco-romaine. L'absence d'une telle dette est une des originalités
des cités grecques et romaines de l'Antiquité, si on les compare aux cités italiennes de la fin du Moyen Age et des
Temps Modernes, ainsi d'ailleurs qu'aux Etats des Temps Modernes. Certes, il arrivait que certaines cités grecques,
surtout à l'époque hellénistique, contractent des emprunts publics |2|. Mais de tels emprunts étaient occasionnels, et
ne se perpétuaient pas ; ils n'étaient jamais consolidés, ils ne constituaient jamais une dette publique. Quant à
Rome, sa position face aux emprunts publics était absolument radicale : elle les évitait autant qu'il était possible, et
elle s'efforçait d'éviter que les cités de son Empire contractent des emprunts. La même politique fut ensuite suivie par
les Empereurs romains, Auguste et ses successeurs |3|. Rome n'a emprunté de l'argent qu'au cours des guerres «
puniques » (les guerres contre Carthage), au IIIe siècle av. J.-C., qui ont été particulièrement dures. Et elle a alors
emprunté auprès de ses citoyens, à titre de prélèvement remboursable, mais obligatoire, - et non pas auprès de
financiers plus ou moins professionnels.
Ce n'est donc pas du problème de l'endettement public qu'il va être question ici, mais des dettes des particuliers
dans le monde romain. De ces dettes des particuliers et des crises qui en résultaient, les textes antiques parlent
souvent. Par exemple, l'historien Tacite, probablement né en 58 ap. J.-C. et mort vers 120, écrivait à propos d'une
crise d'endettement qui se produisit en 33 ap. J.-C., sous le règne de Tibère : « Le prêt à intérêt était un mal invétéré
dans la cité de Rome, et une cause très fréquente de séditions et de discordes ; aussi le réfrénait-on même dans les
temps anciens... » |4|. Ces temps anciens sont le Ve et le IVe siècle av. J.-C., puisque, dans les lignes qui suivent,
Tacite fait allusion à la « Loi des Douze Tables », texte normatif datant de 450 av. J.-C., et à l'interdiction du prêt à
intérêt, interdiction très probablement décidée en 342 av. J.-C.
Aux Ve et IVe siècles av. J.-C., on payait avec des barres de bronze, puis, vers la fin du IVe siècle, avec les
premières monnaies frappées de bronze. L'endettement pouvait conduire alors à une sorte de servage, que les
Latins nommaient nexum et que nous appelons en général esclavage pour dettes. Le débiteur insolvable était
condamné et adjugé à son créancier, qui le faisait travailler à la terre. Il ne pouvait être vendu, ce n'était pas un
esclave-marchandise ; il restait sur le territoire de sa cité (à l'inverse de l'esclave-marchandise, qui, sauf exception,
n'était pas esclave dans sa propre région) ; en principe, on le considérait encore comme un citoyen ; mais il n'était
plus libre, et de façon définitive. Cet esclavage pour dettes, qui a provoqué de graves troubles sociaux, surtout au IV
e siècle av. J.-C., fut finalement aboli, pour les citoyens romains, par une loi de 326 av. J.-C.
La fin du IVe siècle av. J.-C. a donc été marquée par une forte réaction sociale contre l'endettement, mais si
l'esclavage pour dettes n'a pas été rétabli par la suite pour les citoyens romains, l'abolition du prêt à intérêt n'a pas
été longtemps appliquée, et désormais le prêt à intérêt n'a plus jamais été interdit. Des crises de très fort
endettement privé se sont donc produites dans les siècles suivants, en Italie et dans le reste de la domination
romaine. C'est sur celles qui ont éclaté en Italie centro-méridionale au Ier siècle av. J.-C. que nous sommes le mieux
renseignés, grâce aux oeuvres de Cicéron et d'autres auteurs. Ces crises italiennes avaient une importance
particulière, à cause de l'importance de la ville de Rome, de ses élites et du commerce assurant son
approvisionnement ; mais elles ne frappaient pas nécessairement tout le tour de la Méditerranée. Ailleurs, des crises
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d'endettement se produisaient aussi, et pas nécessairement aux mêmes dates. A Rome et en Italie centrale, il y a eu
une crise d'endettement en 193-192 av. J.-C. ; mais Caton avait eu à faire face à une crise de ce genre en Sardaigne
quand il en était le gouverneur, en 198 av. J.-C. |5|. Et une autre se produisit en Etolie et en Thessalie en 173 av.
J.-C. Le gouverneur de la province, Ap. Claudius Pulcher, allégea les dettes et rééchelonna leurs échéances, en
fixant pour les remboursements des versements annuels |6|. Etc.
Les dettes privées pouvaient avoir deux sources : d'une part, des impayés ; d'autre part, des emprunts non
remboursés. Dans le premier cas, le débiteur n'avait pas emprunté, mais il ne s'était pas acquitté d'un paiement qui
était dû. En particulier, il n'était pas rare que des impôts n'aient pas été payés. Les crises fiscales et les protestations
devant l'impôt n'étaient pas rares, surtout en dehors d'Italie, car l'Italie, à partir de 167 av. J.-C., était en pratique
dispensée de ce que nous appelons les impôts directs. C'est ainsi que des troubles fiscaux se sont produits au début
du règne de Tibère, d'abord en Achaïe et en Macédoine (15 apr. J.-C.), puis en Judée et en Syrie (17 apr. J.-C.) |7|.
Pour y porter remède, les Empereurs effaçaient parfois les dettes résultant d'arriérés fiscaux. C'est ce qu'ont fait, par
exemple, au IIe siècle ap. J.-C., Hadrien, puis Marc Aurèle |8|. Alors que les pouvoirs publics romains étaient,
comme nous allons le voir, très hostiles à l'abolition des dettes des particuliers, ils acceptaient parfois d'effacer les
dettes fiscales.
Il n'est pas facile de connaître les causes de chaque crise d'endettement. Mais elles n'étaient évidemment pas toutes
aussi graves. Le prêt à intérêt se pratiquait beaucoup dans tous les milieux, en espèces ou en nature (emprunts de
céréales, par exemple). Nous connaissons extrêmement peu les prêts en nature, et il est impossible de dire quel
pourcentage ils représentaient ; en Egypte, où les papyrus fournissent une documentation plus abondante
qu'ailleurs, ils ne sont pas du tout majoritaires. En tout cas, il y avait certainement, parmi les pauvres (les ouvriers
agricoles, les fermiers et métayers, les divers professionnels des plèbes urbaines, etc.), un endettement chronique ;
les crises naissaient quand cet endettement populaire s'aggravait, et lorsqu'une partie des élites (une partie des
sénateurs, des chevaliers et des notables des diverses cités) était elle aussi endettée. Les membres des élites
avaient l'habitude de contracter des emprunts, tandis que certains d'entre eux prêtaient beaucoup d'argent, et que
d'autres prêtaient et empruntaient à la fois. Si les débiteurs des membres de l'élite ne parvenaient plus à payer, la vie
financière de l'élite se bloquait. La crise d'endettement avait alors de graves conséquences sociales et politiques. De
telles conjonctures pouvaient avoir plusieurs sortes de causes : de mauvaises récoltes agricoles, aggravant la
condition de tous ceux qui vivaient de l'agriculture ; des tensions militaires ou politiques ; une diminution du stock
monétaire disponible, diminution qui empêchait les débiteurs d'avoir tout l'argent nécessaire à leurs paiements et qui
produisait une hausse du taux d'intérêt ; etc. Mais nous sommes très mal renseignés sur ces causes ; nous devons
le plus souvent nous limiter à des hypothèses.
Du début du Ier siècle av. J.-C. à la fin du Ier siècle ap. J.-C., il y a eu en Italie quatre principales crises
d'endettement et des paiements. La première date des années 91-81 av. J.-C. Puis il y en a eu une autre dans les
années 60 av. J.-C. (qui a provoqué, en 63-62 av. J.-C., la « Conjuration de Catilina »), - une troisième entre 49 et 46
av. J.-C. pendant la guerre civile entre César, Pompée et les Pompéiens, - et une autre encore en 33 apr. J.-C. |9|
Il faudrait faire une place à part à la crise des années 91-81 av. J.-C., qui a accompagné trois guerres très
meurtrières (la guerre « Sociale » entre Rome et ses Alliés italiens ; la guerre civile entre les troupes de Marius et
celles de Sylla ; la guerre contre Mithridate, qui, en 88, a fait assassiner plusieurs dizaines de milliers de Romains et
d'Italiens en Méditerranée orientale). Elle semble avoir été la plus grave des quatre ; elle se caractérise à la fois par
l'explosion des dettes et par des troubles monétaires et budgétaires. La confusion régnant alors dans la circulation
monétaire et les tensions sociales dues à l'endettement conduisirent les magistrats romains, en 86 av. J.-C., à
consolider un quart des dettes, c'est-à-dire, en clair, à en abolir les trois quarts. C'est la seule fois qu'une telle
proportion des dettes fut abolie dans l'Histoire de Rome. Il n'y eut jamais à Rome d'abolition totale des dettes |10|.
La Conjuration de Catilina dura un an et demi, entre le milieu de 64 et le début de 62 av. J.-C. ; mais sa phase
proprement insurrectionnelle ne dépassa pas quelques mois, entre octobre 63 et janvier 62 av. J.-C. Elle est
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intéressante parce que nous avons à son propos une assez riche documentation. En effet, Salluste lui a consacré un
traité historique ; et Cicéron, qui a combattu les conjurés alors qu'il était consul en 63 av. J.-C. (le consulat était à
Rome la magistrature la plus haute, et il était occupé chaque année par deux sénateurs), a écrit quatre discours
contre Catilina (les « Catilinaires »). Elle est très intéressante aussi parce qu'elle ne s'est pas produite dans le cadre
d'une guerre civile, et parce que les textes conservés nous renseignent sur les arguments des conjurés endettés, et
sur ceux de Cicéron, qui les combattait. Sans être lui-même un grand prêteur d'argent, Cicéron était, pour des
raisons de principe, plus proche des positions des créanciers que de celles des débiteurs.
Il ne cessa d'insister sur l'extrême gravité de la conjuration, à l'époque même de la conjuration et par la suite ; il
prétendait que les conjurés voulaient détruire complètement l'Etat romain. Une telle formulation est certainement
excessive. Dans les quatre discours qu'il prononça au moment même des événements, Cicéron dramatisait la
situation à l'extrême pour mobiliser l'opinion. Par la suite, la répression de la conjuration devint son grand titre de
gloire. Mais Salluste, pourtant peu favorable à Cicéron, insiste aussi sur la gravité de l'affaire ; il l'appelait le bellum
Catilinarium, la guerre de Catilina |11|.
Elle fut certainement moins sanglante que les guerres civiles des années 80 av. J.-C. Mais elle conduisit à exécuter
cinq importantes personnalités, dont un ancien consul qui exerçait en 63 la préture, Publius Cornelius Lentulus ; et
quelques milliers de Catiliniens périrent à Pistoia au début de 62 (entre 3 000 et 10 000 ?). Elle fut donc bien plus
dramatique que la crise monétaire de 33 apr. J.-C., qui se déroula sans effusion de sang.
Il est impossible de raconter ici, en détail, tout ce que nous savons sur son déroulement politique. Son chef, Catilina,
sénateur de très ancienne famille, et ancien partisan convaincu de Sylla dans les années 80, se présenta deux fois
aux élections afin de devenir consul, pour l'année 63 et l'année 62, et échoua deux fois. Parmi ses partisans, il y
avait tout un groupe de sénateurs, et plusieurs personnalités importantes |12|. Le bruit courut par exemple que le
fameux Crassus le soutenait discrètement (Crassus et Pompée, à cette date, étaient les deux hommes politiques les
plus influents de Rome, et ils étaient bien entendu rivaux ; César n'avait pas encore l'influence qu'il acquit trois ou
quatre ans plus tard ; il avait 36 ans et c'était une étoile montante).
Si l'on en croit Salluste, Catilina insista, auprès de ce groupe de partisans convaincus, sur le contraste entre leur
propre pauvreté, leur endettement, et d'autre part la richesse et la morgue de ceux qui occupaient le pouvoir et qui,
du fait de leurs charges politiques, profitaient de l'argent versé en tribut par les souverains étrangers ou, à titre
d'impôt, par les ressortissants de Rome |13|. Il leur promit des tabulae novae, c'est-à-dire l'abolition des dettes. En
même temps, il leur parla déjà de prise du pouvoir, de proscription des adversaires, de butin tiré de la guerre.
Il y a des discussions sur la signification de tabulae novae, expression qui, prise au pied de la lettre, désigne
l'établissement de nouveaux registres financiers ou de nouvelles reconnaissances de dettes |14|. C'est un slogan
concernant l'abolition complète des dettes résultant de prêts d'argent. Ce slogan, très populaire dans la plèbe de
Rome, rencontrait évidemment une très forte hostilité chez les prêteurs d'argent et tous les créanciers. L'abolition
des dettes pouvait être obtenue par le vote d'une loi. Une telle loi, si Catilina avait été élu et l'avait fait voter,
aurait-elle en outre interdit le prêt à intérêt, pour l'avenir ? Nous l'ignorons ; ce n'est pas sûr du tout. L'abolition des
dettes est une chose, l'interdiction du prêt à intérêt une autre. Mais, comme je l'ai déjà dit, jamais de telles tabulae
novae ne furent instituées à Rome pour abolir toutes les dettes. Cependant, en 86 av. J.-C., nous l'avons vu, les trois
quarts des dettes avaient été abolis, ce qui était proche d'une abolition totale.
En 64 av. J.-C., une partie de la plèbe urbaine de Rome (c'est-à-dire le peuple libre de la ville, en partie constitué,
certes, de clients plus ou moins parasites de grandes familles, mais aussi de petits boutiquiers, d'ouvriers et
d'artisans) était très endettée. Des troubles éclatèrent. Il fallut dissoudre des associations de la plèbe et interdire les
cultes des carrefours. Après son échec aux élections, en octobre 63, Catilina décida de passer à l'action violente. Le
bruit courut qu'il voulait assassiner le consul Cicéron et mettre le feu à la ville de Rome. Les conjurés avaient de
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nombreux partisans, nous disent Cicéron et Salluste :
dans la plèbe de Rome ;
parmi les jeunes gens de l'élite sénatoriale. Ces « jeunes » étaient sous le contrôle légal de leurs pères, mais, en
tant que groupe, cette jeunesse dorée exerçait une influence et contribuait à l'atmosphère surchauffée de la ville. Les
tensions étaient telles qu'Appien cite le cas d'un « jeune » sénateur qui fut tué par son père parce qu'il était favorable
à la conjuration.
et, en outre, parmi les « colons » de Sylla.
En 82-79 av. J.-C., après sa victoire dans la guerre civile, Sylla avait installé sur des terres un nombre important de
ses anciens soldats, de ses vétérans. Appien donne l'énorme chiffre de 120 000 anciens soldats ainsi installés ; on
pense en général à 23 légions, c'est-à-dire entre 80 000 et 100 000 hommes. C'est déjà un très gros total, si l'on
songe qu'au cens de 70 av. J.-C. il y avait en tout environ 900 000 citoyens romains hommes adultes. Cela signifie
que 10 % des citoyens romains avaient reçu des terres de Sylla, des terres qui, par suite de la guerre civile, avaient
été confisquées à leurs anciens propriétaires. Certaines de ces « colonies » et des distributions individuelles de Sylla
se situaient tout près de Rome, d'autres en Etrurie (à Arezzo et Fiesole, notamment) ou en Campanie (à Pompéi par
exemple). Comme Catilina était un ancien partisan de Sylla, plusieurs d'entre elles se rallièrent à lui (notamment
celles de Toscane, Arezzo et Fiesole).
Il est impossible de raconter ici en détail tout ce que nous savons du déroulement de la conjuration. Le consul
Cicéron fit décréter l'état d'urgence (le « sénatus-consulte ultime »), et, pour mieux combattre Catilina, l'amena à
quitter la ville de Rome. Catilina rejoignit en Toscane ses partisans insurgés (le 8 novembre) et fut déclaré ennemi
public par le Sénat. Cicéron, à Rome, fit arrêter cinq chefs catiliniens, dont le préteur Lentulus, qui fut destitué (3
décembre). L'exécution de citoyens romains, et de citoyens romains de cette importance, sans procès, et en vertu de
l'état d'urgence, n'allait pas de soi, et César, par exemple, plaida au Sénat contre la peine de mort (il préconisait de
les maintenir en résidence surveillée et de les juger après la défaite complète des troupes de Catilina). La mort fut
toutefois décidée, et les cinq prisonniers furent exécutés le 5 décembre 63. D'autre part, Catilina et ses partisans
furent vaincus et tués par l'armée régulière à Pistoia, en Toscane, au cours de la seconde quinzaine de janvier 62.
C'était la fin de la « conjuration ».
La circulation monétaire, par suite de la crise d'endettement et de la conjoncture politique, s'était comme figée |15|.
C'était ce que les Latins appelaient l'inopia nummorum, le manque de monnaies. Conscient de la chose, Cicéron
interdit le transport de métaux précieux (or et argent) hors d'Italie, et peut-être même leur transport d'une province à
une autre |16|.
Ce mouvement insurrectionnel a son origine dans l'endettement de plusieurs milieux sociaux : les anciens soldats de
Sylla devenus petits ou moyens propriétaires de terres ; la plèbe de Rome (boutiquiers, artisans, etc.) ; et une partie
de l'élite sénatoriale. Dans un passage que je vais citer plus bas, et qui date de 44-43, Cicéron redit que jamais, en
Italie, il n'y avait eu autant de dettes que sous son consulat. A plusieurs reprises, il lie explicitement l'existence de la
conjuration à la crise d'endettement. Quand Catilina quitte Rome, par exemple, il s'écrie : « Mais quels hommes il a
laissés derrière lui ! et quelles dettes à ceux-là ! et quelle influence ! et quels noms ! » |17|.
Les grandes crises d'endettement, comme celle de 64-63, paraissent survenir à chaque fois que l'élite sénatoriale,
ou du moins une partie de cette élite, est elle aussi endettée. Il y a vraisemblablement un endettement chronique de
la plèbe urbaine et d'un certain nombre de paysans pauvres ou modestes, endettement qui ne devient politiquement
dramatique que quand s'y ajoute celui de l'élite. Les sénateurs endettés avaient un patrimoine de terres, de bestiaux,
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d'esclaves, de maisons et d'objets précieux, et, s'ils ne vendaient pas une fraction de ces biens, ils ne pouvaient
rembourser leurs créanciers. En 63, certains d'entre eux, dont Catilina, ne se résolvaient pas à se défaire d'une
partie de leur patrimoine ; ils refusaient même, d'un point de vue politique, de s'en défaire, parce que sur ce
patrimoine étaient fondés leur dignité et leur rang |18|. Salluste prête à Catilina les phrases suivantes, qu'il aurait
écrites dans une lettre (mais, comme on sait, les historiens antiques réécrivaient les lettres et discours qu'ils
prêtaient aux héros de leurs oeuvres).
« Dans l'impossibilité de tenir mon rang, j'ai pris publiquement en mains, selon mon habitude, la défense des
malheureux, non que je ne pusse, par la vente de mes biens, payer mes dettes personnelles (et, quant aux dettes
des autres, la générosité d'Aurelia Orestilla [épouse de Catilina] eût mis à ma disposition ses ressources et celles de
sa fille, afin de les acquitter) ; mais je voyais comblés d'honneurs des hommes qui n'y avaient aucun droit, tandis que
je me sentais tenu à l'écart sur d'injustes soupçons. C'est à ce titre que j'ai conçu l'espoir et formé le dessein, que ma
situation justifie amplement, de sauver ce qui me reste de dignité » |19|.
Quant aux autres riches endettés qui auraient accepté de vendre, dès lors qu'ils cherchaient à le faire, le prix des
terres se mettait à baisser |20|.
Sur le plan individuel l'endettement des sénateurs s'explique parfois par les aléas de leur carrière. Comme la position
dans l'élite est en partie conditionnée par les élections dans lesquelles, certes, la « noblesse » de la famille comptait
beaucoup, mais à côté d'autres facteurs, un patricien comme Catilina, s'il était battu aux élections prétoriennes ou
consulaires, perdait l'occasion de rentrer dans ses fonds, de se refaire une fortune mise à mal par les débuts de sa
carrière politique.
Catilina et ses partisans demandaient une abolition des dettes, - à laquelle le consul Cicéron et la majorité des
sénateurs se sont refusés. Des années après, dans le traité des Devoirs (De officiis), écrit en 44-43, Cicéron justifie
de nouveau le caractère radical de sa politique face à l'endettement
« Que signifie l'établissement de nouveaux comptes de dettes, sinon que tu achètes une terre avec mon argent, que
cette terre, c'est toi qui l'as, et que moi, je n'ai pas mon argent ? C'est pourquoi il faut veiller à ce qu'il n'y ait pas de
dettes, ce qui peut nuire à l'Etat. On peut l'éviter par bien des moyens, mais, s'il y a des dettes, pas de telle façon
que les riches perdent leurs biens et que les débiteurs acquièrent le bien d'autrui. Rien en effet ne maintient avec
plus de force l'Etat que la bonne foi (fides), qui ne peut exister s'il n'y a pas nécessité de payer ses dettes. Jamais on
n'a agi avec plus de force pour ne pas les payer que sous mon consulat. La chose fut tentée par des hommes de
toute espèce et de tout rang, les armes à la main, et en installant des camps. Mais je leur ai résisté de telle manière
que ce mal tout entier fut éliminé de l'Etat (de re publica) » |21|.
Passons aux colons de Sylla. La fondation de cités appelées colonies, habitées par des pauvres, par exemple de la
ville de Rome, auxquels des terres étaient distribuées, était tout à fait traditionnelle. Et ce n'était pas la première fois
que d'anciens soldats quasi-professionnels ou pratiquement professionnels recevaient des terres. Ces distributions
avaient souvent des résultats positifs, mais pas toujours. Dans le cas de Sylla, ce fut un échec. Pour quelle raison ?
Il n'est pas facile de l'expliquer, mais une des raisons est certainement qu'en ce cas, les terres distribuées avaient
été confisquées à d'anciens propriétaires, à la suite d'une guerre civile |22|. La fondation d'une telle colonie était un
événement traumatisant pour le tissu social d'une région (surtout quand elle intervenait à la fin d'une guerre civile, et
quand cette région n'était pas de traditions latines et avait une culture et une langue propres, comme c'était le cas de
l'Etrurie ou des cités osques du golfe de Naples) !
Quoique bénéficiaires de ces lots de terre (dont nous ignorons la superficie, dans le cas de la colonisation de Sylla),
les vétérans n'étaient pas très riches. Le problème des dettes ne se posait pas pour eux de la même façon que pour
Catilina ou Lentulus. Salluste a fait figurer dans son récit une lettre qu'il prête à Caius Manlius, un centurion qui
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commanda aux Catiliniens en Toscane |23|. Il n'y est pas question d'un patrimoine qu'on pourrait vendre, mais qu'on
ne veut pas vendre ! Manlius insiste sur le fait que le patrimoine a déjà été totalement perdu, en même temps que la
réputation, et qu'ils cherchent à sauver, s'ils le peuvent encore, la liberté de leur corps. Le texte montre que si la
servitude pour dettes (définitive et statutaire) était abolie en Italie, en tout cas pour les citoyens romains, il existait
encore un travail forcé, provisoire, pour cause d'endettement, jusqu'à ce que le temps de travail compense les
sommes d'argent dues. Cette procédure était-elle appliquée habituellement ? Ou bien cela dépendait-il de la
personnalité du préteur (magistrat chargé de la justice, dont Manlius dénonce la cruauté) ? Nous l'ignorons. En tout
cas, la possibilité d'un tel travail forcé, conçu comme une atteinte à la liberté, même s'il ne se confondait pas du tout
avec l'esclavage, existait légalement.
Les auteurs anciens ont conscience que, dans les crises, et notamment dans les crises d'endettement, peuvent
entrer en jeu des facteurs indépendants de la volonté des agents, et qui, à nos yeux, sont économiques. Ils ont, par
exemple, pleinement conscience que de mauvaises récoltes agricoles peuvent avoir des conséquences sur le prix du
blé, et donc produire une crise d'endettement. Les causes économiques de telles crises qu'ils individualisent le plus
souvent sont soit de mauvaises récoltes, - soit des destructions causées par les guerres (extérieures ou civiles), ainsi
que le découragement et la crainte qu'elles produisent, - soit des facteurs tenant aux comportements économiques
de tel ou tel groupe social.
Les comportements économiques néfastes peuvent être ceux d'individus qui ont mal géré leurs affaires |24|. Il peut
s'agir aussi de groupes sociaux, qui, collectivement, n'ont pas eu, dans la gestion de leurs biens, les réactions
adaptées. Ainsi, selon Cicéron, les anciens soldats de Sylla, ayant reçu des terres et grisés par leur victoire dans la
guerre civile, ont voulu jouer aux grands fermiers, en bâtissant beaucoup et en achetant de nombreux esclaves. Ils
se sont donc endettés dans des exploitations rurales auxquelles ils n'étaient pas habitués, et ne voient plus de salut
que dans la conjuration |25|.
Les Anciens qui ont parlé de la Conjuration, Cicéron, Salluste et Appien, ont infiniment plus insisté sur les causes
politiques de cette crise que sur des facteurs « économiques ». Ils ont insisté sur l'idée que les causes de
l'endettement étaient à rechercher dans le milieu politique et sa gestion de l'argent public. Ce qui est mis en relief, ce
sont les difficultés d'une partie de l'élite, et ces difficultés sont attribuées avant tout à une gestion anormale et injuste
des ressources de l'Etat. Catilina, dans la réunion secrète de ses partisans en 64, n'incrimine aucunement une
conjoncture qui aurait compromis la vente du vin, de l'huile ou des bestiaux produits dans les domaines des
endettés, mais l'accaparement des richesses de l'Etat par une clique restreinte, à l'exclusion du reste de l'élite
légitime de la cité.
Il est difficile aussi de comprendre pourquoi l'endettement s'est aggravé à ce point au cours des années 64 et 63,
plutôt que quelques années avant ou après cette date. On a souvent pensé que les frappes monétaires de l'Etat
étaient en cause, et que ces années 60 subissaient le contrecoup d'émissions insuffisantes au cours de plusieurs
décennies. Il n'est pas facile de connaître le montant approximatif des monnaies mises en circulation chaque année ;
il y a beaucoup de débats sur ce point entre numismates. D'autre part, on ne sait pas combien de monnaies l'Etat
refondait et refrappait avant de les remettre en circulation. Certains pensent que l'Etat les refrappait toutes, mais ce
n'est guère vraisemblable. Tout compte fait, il n'est pas du tout sûr que le nombre des pièces d'argent émises ait
diminué au cours des années 70 et 60 av. J.-C. Reste à se poser la question de l'éventuelle contraction du stock
monétaire pratiquement disponible, et en particulier la question de la thésaurisation. La baisse du prix des terres, les
problèmes de dettes, les troubles politiques poussaient certains à conserver l'argent chez eux, alors même qu'ils
auraient pu payer leurs dettes ou leurs loyers. Il est significatif que César, en 49, ait interdit de conserver en argent
liquide plus de 60 000 sesterces |26|.
En temps normal, les pouvoirs publics intervenaient très peu dans les affaires des financiers privés, - sinon par le
biais du fonctionnement habituel de la justice, et aussi pour fixer une limite au taux d'intérêt. Vu l'absence d'un
bureau d'enregistrement des contrats, ils n'avaient sans doute pas le moyen, en Italie, de connaître le détail de
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toutes les dettes contractées. Mais les crises d'endettement ou des paiements qui touchaient Rome et l'Italie
centro-méridionales étaient assez fréquentes ; et, dans le cas de telles crises, il fallait bien intervenir, pour éviter de
très graves troubles sociaux et politiques. De quels moyens d'action l'Etat disposait-il alors ? Pour schématiser,
disons qu'il disposait de cinq types de moyens. Ces moyens ont tous été utilisés à un moment ou à un autre, et ils
correspondaient à des options politiques différentes :
1) le pur et simple refus de tout aménagement des dettes, assorti de la répression des éventuels soulèvements (c'est
l'attitude de Cicéron en 63 av. J.-C.) ;
2) diverses mesures visant à faciliter le paiement des dettes sans abolir ni le capital ni les intérêts : par exemple la
diminution non rétroactive du taux d'intérêt et le rééchelonnement des échéances des dettes, comme cela avait été
fait, selon Tite-Live, en 348-347 av. J.-C. |27| ;
3) le versement de fonds publics à titre de dons, de prêts gratuits ou de prêts à intérêts réduits (c'est ce que fit Tibère
en 33 ap. J.-C.) ;
4) l'attribution aux créanciers de certains biens des débiteurs ou l'organisation publique des ventes de patrimoines.
La première de ces deux mesures, que prit César entre 49 et 46, pouvait être plus favorable aux débiteurs que la
seconde, car la multiplication des ventes aux enchères conduisait à la baisse du prix des terres, et condamnait ainsi
les débiteurs à vendre leurs biens à un très bas prix. César a lui-même écrit qu'au cours de la crise des années
49-46, il cherchait à la fois « à faire disparaître ou à diminuer la crainte d'une annulation générale des dettes, suite
presque constante des guerres et des troubles civils, et d'autre part à maintenir la réputation des débiteurs » |28|.
5) l'abolition partielle ou totale des intérêts ou du capital des dettes (à Rome, l'abolition totale des dettes n'a jamais
été décidée ; mais il y a eu des réductions d'intérêts et des abolitions partielles, dont la plus forte a été celle de 86
av. J.-C.).
Les mesures financières de portée générale prises en temps de crise n'étaient appliquées que très temporairement.
Quand César décida, pour remédier à la crise des paiements qui sévissait en 49, que personne ne devrait conserver
plus de 60 000 sesterces en argent liquide, il souligna que cette loi n'était pas nouvelle, mais reprenait une autre loi
déjà en vigueur |29|. Lors de la crise de 33 apr. J.-C., Tibère remit lui-même en vigueur une loi de César, qui n'avait
jamais été abrogée, mais était depuis longtemps tombée en désuétude, car, écrit Tacite, l'intérêt privé passe avant le
bien public |30|. Et, par laxisme, on cessa très rapidement d'appliquer les mesures prises par le sénat en 33 apr.
J.-C. C'est une des raisons qui expliquent le déclenchement de nouvelles crises d'endettement, après quelques
années ou quelques décennies.
Jean Andreau est Directeur d'Etudes émérite à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris.
Bibliographie.
Andreau 1980 : J. Andreau, « Pompéi : mais où sont les vétérans de Sylla ? », Revue des Etudes anciennes, 82, p.
183-199.
Andreau 2001 : J. Andreau, Banque et affaires dans le monde romain (IVe siècle av. J.-C.-IIIe siècle ap. J.-C.),
Paris, Seuil, Collection Points Histoire.
Andreau 2006 : J. Andreau, « Existait-il une Dette publique dans l'Antiquité romaine ? », in J. Andreau, G. Béaur &
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Endettement privé et abolition des dettes dans la Rome antique
J.-Y. Grenier (dir.), La Dette publique dans l'Histoire, Journées du Centre de Recherches Historiques (26-28
novembre 2001), Paris, Comité pour l'Histoire économique et financière de la France (C.H.E.F.F.), p. 101-114.
Frederiksen 1966 : M. W. Frederiksen, « Caesar, Cicero and the Problem of Debt », Journal of Roman Studies, 56,
p. 128-141.
Hinard 1985a : Fr. Hinard, Les proscriptions de la Rome républicaine, Rome, Ecole Française de Rome.
Hinard 1985b : Fr. Hinard, Sylla, Paris, Fayard.
Ioannatou 2006 : M. Ioannatou, Affaires d'argent dans la correspondance de Cicéron, L'Aristocratie sénatoriale face
à ses dettes, Paris, De Boccard.
Lo Cascio 1979 : E. Lo Cascio, "Carbone, Druso e Gratidiano : la gestione della res nummaria a Roma tra la Lex
Papiria e la Lex Cornelia », Athenaeum, 57, p. 215-238.
Migeotte 1984 : L. Migeotte, L'Emprunt public dans les cités grecques, Québec-Paris, Editions du Sphinx & Belles
Lettres.
Nicolet 1971 : Cl. Nicolet, « Les variations des prix et la 'théorie quantitative de la monnaie' à Rome, de Cicéron à
Pline l'Ancien », Annales Economies, Sociétés, Civilisations, 26, p. 1202-1227.
Tchernia 2011 : A. Tchernia, Les Romains et le commerce, Naples, Centre Jean Bérard.
Partie 1 Partie 2
|1| Le CADTM publie une série d'articles sur les annulations de dette, les luttes dans cette perspective, la place de la dette dans les conflits
politiques, sociaux et géostratégiques au cours de l'histoire. Pour la réaliser, le CADTM a fait appel à plusieurs auteurs différents. Le premier
article de la série : Eric Toussaint, La longue tradition des annulations de dettes en Mésopotamie et en Egypte du 3e au 1er millénaire av. J-C, a
été publié le 24 août 2012, http://cadtm.org/La-longue-tradition-des . Le deuxième article de la série : Isabelle Ponet, La remise des dettes au pays
de Canaan au premier millénaire avant notre ère
|2| Migeotte 1984.
|3| Andreau 2006.
|4| Tacite, Annales, 6.16.1 (les traductions que je fournis sont celles de la Collection des Universités de France, aux éditions des Belles Lettres ; il
arrive cependant que je les modifie légèrement, par exemple pour rendre le passage plus clair).
|5| Tite-Live, Histoire romaine, 32.27.3-4.
|6| Tite-Live, Histoire romaine, 42.5.7-10.
|7| Tacite, Annales, 1.76.4 et 2.42.8.
|8| Histoire Auguste, Hadrien, 7 ; Dion Cassius, 72.32.
|9| Sur cette crise de 33 ap. J.-C., voir Andreau 2001, 192-193 et 196 et Tchernia 2011.
|10| Lo Cascio 1979.
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Endettement privé et abolition des dettes dans la Rome antique
|11| Salluste, Conjuration de Catilina, 4.4.
|12| Salluste, Catilina, 17 ; sur Catilina et ses partisans, voir Ioannatou 2006, passim.
|13| Salluste, Catilina, 20-21.
|14| Sur les tabulae novae, voir Ioannatou 2006, p. 72-85.
|15| Voir Nicolet 1971, p. 1221-1225.
|16| Cicéron, in Vatinium, 12 et pro Flacco, 67.
|17| Cicéron, Deuxième Catilinaire, 4.
|18| Sur « l'aristocratie sénatoriale face à ses dettes », voir Ioannatou 2006.
|19| Salluste, Catilina, 35.3-4.
|20| Valère Maxime, 4.8.3.
|21| Cicéron, De officiis, 2.84.
|22| Hinard 1985a et 1985b et Andreau 1980.
|23| Salluste, Catilina, 33.
|24| Cicéron, Deuxième Catilinaire, 21.
|25| Cicéron, Deuxième Catilinaire, 20.
|26| Dion Cassius, 41.38.1-2.
|27| Tite-Live, Histoire romaine, 7.27.3-4.
|28| César, Guerre Civile, 3.1.1-4 ; voir Frederiksen 1966 et Ioannatou 2006.
|29| Dion Cassius, 41.38.1-2.
|30| Tacite, Annales, 6, 16, 1.
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