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Séminaire était une communauté sise hors du monde ordinaire.
On vivait donc une expérience de déracinement vis-à-vis ce qui nous était familier depuis
l’enfance. Plus j’avançais dans les études, plus je participais à un univers complètement
étranger à mes parents. C’était une expérience de choc culturel parce que cette culture des
classes privilégiées n’avait pas pénétré le milieu plus modeste où je vivais. Je contractais
aussi des désirs et des attentes qui n’avaient rien à voir avec la vie vécue de mes parents.
Enfin le Petit Séminaire tenait grandement à préserver cette distance par rapport à la
société. Les pensionnaires avaient des rapports avec la ville qu’en de rares occasions. Les
journaux n’étaient pas nécessairement bienvenus.
Le Petit Séminaire me laisse aussi un souvenir d’une institution élitiste. D’abord le
recrutement était réservé à l'élite des adolescents, capable de passer les tests de quotient
intellectuel et douée aussi d'une motivation et d'un caractère approprié. En se référant à
des études réalisées aux États-Unis, on évoquait la nécessité, pour réussir le cours
classique, d'un quotient intellectuel de l'ordre de 110 à 120 contre une moyenne de 100
dans la population. Avec ces tests, administrés indépendamment du contexte socio-
culturel d'où nous venions, le cours classique visait les "intelligences supérieurs."
De plus le cours classique n'était pas seulement très sélectif dès le départ dans le choix
des élèves, il le demeurait tout au long de son déroulement, car une proportion
appréciable des admis initiaux décrochaient en cours de route. En 1954-1955, nous étions
121 élèves dans les trois Éléments latins. En Philosophie II : 46 finissants.
À cela s’ajoutait les considérations financières. Vers 1950, une famille normale a besoin
d’un revenu annuel d’environ 2250$ pour vivre correctement. Les frais de scolarité se
situant entre 400$ et 600$ par année, seule une famille disposant d’environ 3000$ pouvait
inscrire leur enfant au Séminaire. Par exemple en 1951, le revenu moyen de cent mille
propriétaires d'exploitations agricoles était de 1512$. Si plus de 50% des administrateurs
et professionnels disposent d'un revenu annuel de 3000$, c'est le cas d'à peine 15% des
cols blancs, de 11% des cols bleus et de 1% des ouvriers non spécialisés. (Claude Corbo,
Les Jésuites québécois et le cours classique après 1945, Septentrion, p: 66, 2004).
Enfin la mission poursuivie par le Petit Séminaire dans la société était bien claire : former
une élite parmi laquelle se trouvait la relève du clergé. Il s'agissait de former ceux qui
dirigeraient la société. Il fallait doter la société de personnes capables de la diriger dans
toutes les sphères d’activité, sur la base d’un héritage culturel, assimilé et inspirant. Sans
levain, la pâte ne lève pas. Combien de fois nos professeurs nous ont dit que nous étions
appelés à constituer "l’élite de demain" et qu’il était important d’exceller. On finissait par
le croire. " La fierté de faire partie d'un groupe d'élite" était mentionnée comme telle par
les élèves du petit Séminaire dans une enquête menée par l'Alma Mater en 1961 au sujet
de la meilleure façon de contrer les divisions entre eux.
Bien plus, ce privilège d’être " l’élite de demain" commençait en quelque sorte dès notre
entrée au Séminaire.
« On a un peu oublié, aujourd’hui, le prestige dont faisaient l’objet les élèves du
classique. Ils avaient droit au respect que commandait l’étude des matières aussi
rebutantes que le latin, le grec, la littérature, l’apologétique, la physique, la chimie et la
philosophie. Je me souviens de certains discours de rentrée scolaire qui saluaient en nous
" les élites de demain" et nous congratulaient de pouvoir fréquenter désormais Aristote,
Tite-Live et Corneille, le tout agrémenté de citations de Sertillanges sur les exigences du