ÉDITO
Les victimes et les héros
LA REVUE
DU PROJET
JUIN 2014
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Une figure a envahi l’horizon, tous grands média
confondus: la victime. Mouchoirs et compassion,
tels sont les ingrédients du cocktail unique proposé
au menu de maintes chaînes de télévision. C’est
bien sûr l’invasion du fait divers, sordide, affreux,
terrible et incompréhensible. Quelle place occupe-t-il aujourd’hui
dans le moindre journal télévisé (+73% en 10 ans selon l’INA)!
Mieux, le larmoiement semble gagner toutes les sphères: l’ac-
tualité sociale filme les licenciés dépités ( jamais les patrons ou
les actionnaires…); les personnalités politiques proposent de
«protéger» «les plus malheureux», «ceux qui souffrent», «les
plus démunis», etc. Pleurez braves gens! C’est l’orchestre sym-
phonique des bons sentiments…
À vrai dire, ça tombe bien car notre temps, au capitalisme
déchaîné, crée des victimes par fourgons, de sorte qu’on ne
manque jamais de sujet réel pour pleurer.
Hélas les larmes ne soulagent qu’un temps et continue la méca-
nique capitaliste destructrice, intouchée par nos sanglots.
Car, si on parvient à sécher ses yeux généreusement mouillés
et qu’on prend le temps de se poser la nécessaire et décapante
question latine: quo bono? c’est-à-dire, littéralement, «à qui
est-ce bon?» ou, en clair, «à qui profite le crime (lacrymal,
ici)?», la réponse s’esquisse assez nettement: ceux qui tien-
nent le manche. Ceux qui pleurent ne luttent pas; ils tâchent
de trouver la voie de l’apaisement à travers cette issue indivi-
duelle et passive. Ne les blâmons pas bien sûr, mais constatons
l’impasse organisée qui réjouit les forces du capital! Nos larmes
sont leurs sourires, sans contredit.
Voilà sans doute la clé de cette louche complaisance publique
des dominants à l’égard de leurs bien réelles victimes.
À l’inverse, que sont devenus les héros? Ils sont morts, effacés
des écrans radar. Prenez les films consacrés à la Seconde Guerre
mondiale: combien de films (légitimes!) sur les victimes? pour
combien sur les résistants? Les résistants? Oh non! C’est vieux
jeu. C’est de l’édification… Dans le roman, même constat: haro
sur le héros!
Qu’on pardonne la répétition de la question mais osons un bis:
quo bono? Le héros montre que le prétendu impossible est
possible, que l’action est belle, qu’elle peut être efficace, qu’on
peut sortir de la soumission quotidienne à l’éternel existant,
que la «nature humaine» qui voudrait que tous les hommes
fussent lâches et vils est une mystification. Le héros, c’est le
souffle beau et confiant de l’action. «Le héros agit» répète le
philosophe Frédéric Worms dans une belle réflexion sur l’hé-
roïsme que publia naguère notre grand Olivier Bloch (Philosopher
en France sous l’Occupation). L’action populaire: voilà bien le
grand ennemi de notre oligarchie capitaliste.
Mais tout cela est-il bien révolutionnaire malgré tout? deman-
deront les lecteurs les plus soupçonneux. N’y aurait-il pas dans
la figure du héros quelque chose qui pousse à la délégation?
Puisqu’héros il y a, n’y a-t-il pas urgence à les laisser faire, et,
pour moi, à rester à la maison en attendant? La question, pour
n’être pas insensée, vise toutefois à côté. Car le héros, agissant,
réveille par là ceux qui n’agissent pas encore, prouvant que l’hu-
manité n’est pas toute entière mesquinerie égoïste: là est le
nœud qui fait du héros un faiseur de héros.
À rebours, tout le vocabulaire misérabiliste enfonce dans l’im-
puissance, la honte et la délégation à ceux qui sont moins fai-
bles que nous et qui peuvent donc agir, à commencer par ces
fameux hommes et femmes politiques qui se donnent pour
mission d’être «ceux qui protègent» et qui n’ont qu’à faire,
eux, le travail puisque nous autres, faibles choses, ne pou-
vons rien, appelant leur haute protection suzeraine. Le rap-
port de forces étant ce qu’il est, toute suzeraineté éclairée
est vouée par principe à l’échec car sapant toute possibilité
d’intervention populaire.
De fait, les combats de la Résistance et de la Libération ne furent
pas initiés par celles et ceux qui se pensaient eux-mêmes
comme «les plus faibles». Cette classe ouvrière, décriée par
la bourgeoisie comme ignare et incapable, était parvenue, un
temps, à se représenter elle-même, comme fière et conqué-
rante, bâtisseuse et lumineuse, classe qui tient l’avenir entre
ses mains. Cette classe ouvrière qui arrache les conquêtes
sociales a la figure fière de Jean Gabin plutôt que celle de
Causette. Son héroïsme n’y est pas pour rien; le discours struc-
turé autour de cet héroïsme non plus.
Alors ce paysage contemporain sans héros mais avec mille vic-
times (sans que le capitalisme, bourreau, figure jamais au cas-
ting…) sert de trop voyants intérêts pour qu’il ne soulève pas
l’interrogation et ne suscite pas une nécessaire réaction.
L’heure est venue, et le Front de gauche l’a bien compris, de
reprendre le discours de l’héroïsme, de la fierté, de la vérité.
Notre peuple est le créateur des richesses; c’est de son cer-
veau et de ses mains que sortent ces merveilles que nous pro-
duisons. Sans lui, rien n’est possible. Ce n’est pas de protection
qu’il a besoin; c’est d’intervenir lui-même dans ces champs
dont on veut à toute force l’exclure: la politique institutionnelle
comme les entreprises et leur gestion. C’est un peuple com-
batif, fier, conscient de sa force et de son rôle que le monde
appelle pour les combats de notre temps.
La bourgeoisie le veut abattu, la face ravinée de larmes impuis-
santes; elle ne veut plus entendre parler d’héroïsme et mutile
le monde pour le mettre à sa portée. Dès 1946 (!), Aragon le
notait déjà: «l’héroïsme français, Fabien, Péri, Timbaud, […] nos
gens [en] ont déjà les oreilles cassées» (Les Poissons noirs).
L’héroïsme et la juste fierté, c’est la voie contre le repli et le dés-
espoir, c’est la voie du courage et de la lutte dont on ne pourra
plus se passer longtemps. n
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GUILLAUME ROUBAUD-QUASHIE,
Rédacteur en chef