L’ÉNIGME DU TABLEAU DE NICOLAS POUSSIN, PAYSAGE AVEC UN HOMME TUÉ 35
PAR UN SERPENT, OU LES EFFETS DE LA TERREUR (159)
tive, de Bacchus, et un Python dont la perception, négative, est en relation avec celle,
également négative, de Narcisse. Le serpent fabuleux est ambivalent : soit le symbole
de la fécondité et de la vie; soit le symbole de la stérilité et de la mort. En tant que
symbole de la fécondité et de la vie, il est associé au groupe joyeux formé par les
nymphes, et dissocié du couple sinistre formé par Écho et Narcisse. En tant que sym-
bole de la stérilité et de la mort, il est associé à un couple encore plus sinistre que
celui formé par Écho et Narcisse, et dissocié d’un groupe encore plus joyeux que celui
formé par les nymphes: il est associé au couple formé par Narcisse et son ombre, et
dissocié du groupe formé par les jeunes gens qui s’adonnent au repos et au jeu. Molle-
ment installés sur l’herbe, ceux-ci miment une bacchanale à la gloire du jeu qu’ils pra-
tiquent, le jeu de la mourre.
Muni de ces clés 2, on devine ce que fuit l’homme rebroussant chemin. Il fuit
l’amour narcissique qui, vraisemblablement, l’attirait, mais dont les ravages lui sont
brusquement mis sous les yeux. Cet homme revient précipitamment vers la société de
ses semblables, ses peines (avec le travail des trois pêcheurs sur le lac) et ses plaisirs
(avec le jeu des trois jeunes gens au bord du lac). À la place de la nymphe Écho, répé-
tant les paroles de Narcisse sans pouvoir communiquer avec lui, se tient une lavandiè-
re qui, elle, ne répète pas mécaniquement des paroles, mais répond vraiment, en la
répercutant par toute son attitude, à la terreur de l’homme qui accourt vers elle sans
la regarder encore, hypnotisé qu’il est par l’objet qui la cause. Elle, se prépare à l’ac-
cueillir, à le réconforter, à le ramener dans cette sphère paisible qu’on aperçoit derriè-
re elle3.
Le tableau Paysage avec un homme tué par un serpent est aussi intitulé Les effets
de la terreur. Le sujet en serait ainsi, fondamentalement, l’imitation des affects. On ne
peut que souscrire à cette interprétation, mais en traçant, de nouveau, un parallèle
avec le tableau intitulé Écho et Narcisse. Car il y a deux modalités dans l’imitation des
affects: l’une, illustrée dans Écho et Narcisse; l’autre, illustrée dans le Paysage avec un
homme tué par un serpent. Dans le premier tableau, Narcisse tourne le dos à Écho, lui
préférant son propre double, et voue par là Écho à redoubler des affects qui ne
s’adressent pas à elle, mais à ce double fantomatique. Dans le second tableau, la
situation s’inverse. Bien qu’il ne la regarde pas encore, l’homme rebroussant chemin
s’élance vers la lavandière qui lui ouvre les bras. Celle-ci redouble des affects qui
détournent celui-là d’un amour ne s’adressant qu’à son propre double. Elle amorce
une communication que l’amour narcissique allait détruire. Écho et Narcisse s’enfon-
cent, chacun de son côté, dans un amour d’autant plus tenace qu’il s’accroît de l’amer-
tume du refus, pour paraphraser Ovide, puisque l’ombre de Narcisse se refuse à lui,
comme lui se refuse à la nymphe Écho. L’homme rebroussant chemin est rendu à la
dimension de la sympathie. Le monde qu’il regagne est celui où l’amour n’est pas
d’autant plus tenace, étouffant et dévorant, qu’il s’accroît de l’amertume du refus,
mais celui où l’amour est d’autant plus épanoui et libre qu’il s’accroît de la douceur du
partage.
2. À ce dossier déjà consistant, il faudrait ajouter un tableau dont l’attribution à Poussin est malheureusement
douteuse, le tableau intitulé Écho et Narcisse (R 66) : on a là, à gauche, les deux nymphes, à droite, Écho et
Narcisse. En une sorte d’avertissement sur le sort pitoyable qui est manifestement le sien, les deux nymphes
désignent Narcisse mourant, dont le corps préfigure étonnamment, ici, celui de l’homme tué par un serpent.
3. C’est par ce personnage central que, d’un strict point de vue formel et structurel, tout transite et tout s’ordon-
ne, comme le montre la lecture de Louis Marin, lecture qui n’est pourtant en rien une interprétation (ou une
résolution de l’énigme): voir « La description de l’image: à propos d’un paysage de Poussin », article publié
dans Communications, n° 15, 1970, p. 186-208, et repris dans Sublime Poussin, Paris, Seuil, 1995, p. 35-70.