Mentalement en cavale
Tout avait commencé au début du mois de janvier. Toutes ces péripéties qui m'avaient amenée à la
voir chaque mois. D'abord, elle s'installe lourdement sur sa chaise, puis me parle, comme on parlerait à un
enfant, et me pose des questions, toujours les mêmes. Elle écrit des tas de choses sur ses fiches, elle me
sourit en un rictus dénué de sincérité et acquiesce à toutes mes paroles. Moi je raconte n'importe quoi.
Tout ce qui me passe par la tête. Toutes les choses stupides et gentilles qui me viennent à l'esprit. Mais
dès qu'elle en parle ou que ce que je raconte ramène au sujet, je pleure et mime une douce hystérie. A ce
moment-là, ils me ramènent dans ma « chambre » et me donnent mes « bonbons », qu'ils me laissent le
soin d'avaler seule. Ainsi vont mes discussions avec elle.
Je ne suis pas considérée comme une « fille à problèmes ». J'écoute le personnel, j'adopte un
comportement dit sociable avec les autres et je colorie avec minutie les dessins que l'on me donne. J'ai
prétendu ne pas savoir dessiner ; ils m'ont fait passer un test pour me caser dans le « cours d'expression
des pensées par la forme artistique de type pictural » - une façon alambiquée d'appeler une thérapie par le
dessin. Je me souviens, je tremblais de stress et de colère en attendant de le passer : cette connerie de test
pouvait faire tomber tous mes plans à l'eau. Heureusement, les examinateurs ont pris ça pour de la peur
mais m'ont quand même forcée à dessiner. « Ce que tu veux », m'ont-ils dit, avant de chuchoter entre eux
et d'ajouter « Mais on ne va te laisser que quelques couleurs ». Ils ont alors pris toutes les teintes vives
ainsi que quelques autres couleurs pour ne laisser que des crayons noir, gris, marron et rouge. Beaucoup
de teintes rouges. Tandis que je laissais un air surpris et perplexe parcourir mes traits, je voyais où ils
voulaient en venir. Je ne comprends toujours pas aujourd'hui comment ils ont pu me prendre pour une
débile pareille. N'empêche que ça m'a bien servi. Je gribouillais sans grande conviction des cercles puis,
prenant un air intense, je me suis acharnée sur la feuille, faisant de grands traits charbonneux dessus, la
rayant, la froissant, barrant le tout avec force rouge, la déchirant presque, puis j'ai poussé un long cri,
décharné, inhumain. J'ai ensuite éclaté en sanglots en tombant de ma chaise. Ils m'ont alors classée
comme « instable » et « particulièrement sensible à toute suggestion extérieure » et m'ont foutu la paix.
J'ai eu de la chance en tombant sur des abrutis pareils.
Ma vie est monotone en cet endroit, à l'image du lieu en lui-même, dénué de toute beauté et
purement fonctionnel. La fonctionnalité est quelque chose que j'apprécie, agir avec utilité et précision est
un concept qui me parle assez. Cependant, j'ai toujours eu un goût prononcé pour la mise en scène. Mettre
en valeur une action, la sublimer par la disposition des acteurs, le placement des éléments du décor, tout
ça contraint par un cadre et un beau rideau rouge... Si l'on fait quelque chose, c'est pour que cela soit vu,
non ? Son aspect en est alors d'autant plus important. L'esthétisme avant tout ! C'est ça qui véhicule la
première impression, elle est essentielle. Et c'est mon goût pour cet aspect des choses qui aura failli me
perdre, finalement...
Ah, ces quatre années de ma jeune vie en auront été les plus rigoureuses. Faire sans cesse attention
à ce que l'on dit, à ce que l'on fait, à comment les autres nous perçoivent... Il y en a beaucoup qui sont
devenus fous - réellement fous j'entends - à cause de ça. Mais, je m'étais préparée à quelque chose dans le
genre alors j'ai tenu bon. Sauf une fois. Une seule fois, j'ai craqué et en plus sous d’innombrables paires
d'yeux qui me fixaient avidement. J'ai pleuré. Je l'ai immédiatement regretté mais mes larmes coulaient
toutes seules. J'avais passé les trois jours précédents à réfléchir intensément à la marche à suivre - quoi
dire, de quelle manière, comment me comporter en parlant, en écoutant, ménager des instants de silence,
quand donner l'impression d'être perdue dans mes pensées... -, à tourner en rond telle une tigresse en cage.
J'ai vivement regretté de ne pas avoir mieux préparé cette partie en visionnant plus de procès ; 'faut dire
que je n'avais pas eu le temps, avec tous mes préparatifs... et puis on ne peut pas prévoir dans les
moindres détails les réactions des gens qu'on ne connaît pas. Ceux qu'on connaît en revanche, c'est d'une
simplicité dans certains cas... Bref, la fatigue et la nervosité accumulées avaient eu raison de moi. Et vous
voulez savoir la meilleure ? Ça a joué en ma faveur. Pendant quelques instants, le monde n'existait plus
autour de moi, mais lorsque j'ai commencé à me calmer, j'ai entendu mon avocat qui profitait de la
situation en plaidant la folie - un chic type ce gars, bien que je n'ai pas arrêté de lui mentir... Je ne crois
pas qu'il s'en soit rendu compte de toute façon. Alors, à ce moment-ci, j'ai compris. J'ai compris ce que je
devais faire et que c'était tout à fait réalisable. Avec du recul, je me rends compte que je n'ai cessé de jouir
d'une chance exceptionnelle à l'époque, que je n'ai pas laissée passer. J'ai donc continué de pleurer et me
suis recroquevillée sur moi-même. La séance a été écourtée et le soir, sur ma paillasse, j'ai de nouveau