Le divertissement est-il le nouvel opium du peuple ? Pierre-Luc Dostie Proulx
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Et, au lieu de vous sentir misérable, vous seriez plein de gaieté. Oui, tellement
plein de gaieté !…
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Cette aliénation des acolytes de Lenina, pour scandaleuse qu'elle était à la publication
du fameux roman de Huxley, semble de moins en moins nous scandaliser. La crainte de
cette vie de sommeil dans une espèce de paradis artificiel se fait moins sentir qu’avant.
Le divertissement éblouit, enchante ; le mal s'émousse.
Et pourtant ici, la fameuse formulation de Marx concernant la religion prend son
sens.
La misère religieuse est, d'une part, l'expression de la misère réelle, et, d'autre
part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature
accablée par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est
l'esprit d'une époque sans esprit. C'est l'opium du peuple.
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Il y aurait donc un lien à faire entre le rôle que tenait la religion dans la société des
siècles passés et celui que tient aujourd’hui le divertissement. Qui ne voit pas que Marx
a été écouté ? Dieu est mort. Tout comme Marx, la majeure partie du peuple tend à
croire que la religion est une aliénation. On ne peut pas dire que la plupart des
personnes qui nous entourent soient aussi clairvoyantes que « l'insensé » de Nietzsche.
La religion donnait une réponse à l’homme à propos de la mort. Sans la religion,
l’homme se retrouve seul, il est « délaissé » au sens où Sartre entendait ce mot. Il n’a
tout simplement plus de réponse face à la mort. La mort fait peur, on la nie, on la fuit, on
s’aliène religieusement ou autrement :
Vis-à-vis d’elle [la mort] il n’y a que deux attitudes : l’acceptation ou le
divertissement
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Puisque « Dieu est mort », la société contemporaine n’offre que ce dernier choix au
peuple. Cette soif de bonheur qui tenaille notre âme nourrie à la facilité, aux commodités
du prêt-à-penser, récuse l’impératif de l’ultime limite de cette quête.
La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et
cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche
principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans
cela, nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un
moyen plus solide d’en sortir. Mais le divertissement nous amuse, et nous fait
arriver insensiblement à la mort.
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Cette attitude face à nous-même ressemble étroitement à l’usage de la drogue ;
on veut oublier. En ce sens, le divertissement devient l’opium du peuple. Je crois qu’il
faut bien comprendre le choix que nous propose De Waelhens et se demander si nous
aurons la lucidité d’accepter. C’est le principal enjeu de cette réflexion. Si on doit avoir
une seule certitude, c’est celle de notre finitude. Nous cheminons vers la mort. Nous
allons mourir. Cette réalité de notre existence nous effrayera toujours, en ce sens le
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Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, Pocket, 1932, p. 112
Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Alfred Costes, 1927
www.cyberphilo.com/ref/opium.html
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A. De Waelhens, La philosophie de Martin Heidegger, Louvain, 1955, p.148.
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Blaise Pascal, Pensées, Éditions Ferni, 1978, p.76.