Du divertissement

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Pierre-Luc Dostie Proulx
Du divertissement
ou
Le divertissement est-il le nouvel opium du peuple ?
Texte écrit dans le cadre du concours Philosopher Édition 2003
e
Récipiendaire du 5 prix
Avec la précieuse collaboration de Mme Christine Daigle, enseignante de Philosophie
au Cégep de Sainte-Foy
Mars – Avril 2003
Le divertissement est-il le nouvel opium du peuple ?
Pierre-Luc Dostie Proulx
Le jeu est, en effet, une sorte de délassement, du fait que nous sommes
incapables de travailler d’une façon ininterrompue et que nous avons besoin de
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relâche.
Cette vérité séculaire s’observe encore aisément aujourd’hui. En fait, la question « le
divertissement est-il le nouvel opium du peuple ? » ne semblerait ainsi aucunement
mériter qu’on s’y arrête, la réponse étant évidente. Qui ne voit pas l’expansion constante
du divertissement ? Qui ne voit pas que les jeunes d'aujourd'hui tendent en majorité vers
un plaisir facile et immédiat ? Il est cependant intéressant d’essayer de comprendre les
raisons qui font que le divertissement prend une place si importante dans nos vies.
D’ailleurs, se demander si le divertissement est le nouvel opium du peuple, n’est-ce pas
davantage s’interroger sur le sens et la place qu’il occupe dans la vie de l’homme
contemporain ?
Non, le divertissement n’est pas le nouvel opium du peuple. Il l’a toujours été.
Disons plutôt que c’est un vieux phénomène. C’est une attitude universelle devant la
misère humaine. De toute époque, le peuple ne veut-il pas s’amuser et se divertir ?
Notre ère ne serait donc pas plus originale qu’une autre à ce titre. D’ailleurs, les tyrans
de l’Antiquité, pour s’asservir le peuple, n’utilisaient-ils pas cette arme très efficace, celle
d’occuper aux divers plaisirs et amusements ce peuple qu’ils méprisaient de manière à
le détourner de ses réels intérêts humains et politiques ? N’est-ce pas justement se
divertir que « se détourner d’une préoccupation dominante, essentielle, ou jugée telle2 »
? Cette arme visait à abêtir le peuple pour le rendre aisément servile. Qui ne connaît pas
le fameux exemple de Cyrus et des Lydiens ? Ce tyran qui, voulant assujettir le peuple :
(...) établit dans la ville des bordels, des tavernes et des jeux publics et fit publier
une ordonnance selon laquelle les habitants devraient les fréquenter. Il se trouva
si bien avec cette garnison qu’il ne fut jamais nécessaire par la suite de tirer
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l’épée contre les Lydiens.
Ceci fait écho au fameux cri populaire : « du pain et des jeux » encouragé, pour ne pas
dire créé de toute pièce, par Jules César au moment de la chute de la République. En
ce sens, le divertissement ne constitue pas un nouveau phénomène. L’homme de tout
temps s’aliène en s’amusant et la négation de ses responsabilités politiques a toujours
été pour lui une tentation.
Notre époque n’est cependant pas tout à fait identique à celles qui l’ont précédées.
Aujourd’hui, nous n’avons plus besoin, comme avant, de tyrans pour nous encourager
fortement aux distractions car nous nous en « imposons » nous-mêmes. C’est devenu
un choix personnel pour ne pas dire un choix de société. Le divertissement devient de
plus en plus un idéal, une fin en soi comme l’avait si judicieusement pressenti Huxley :
Je ne comprends rien, dit-elle avec décision, déterminée à conserver intacte son
incompréhension. – Rien. Et ce que je comprends encore le moins de tout,
continua-t-elle sur un autre ton, c’est pourquoi vous ne prenez pas de soma
quand il vous vient de vos idées épouvantables. Vous les oublierez totalement.
Aristote, Éthique à Nicomaque, Vrin, 1990, p. 507.
Définition du Petit Robert
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Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Griffon d’Argile, 1994, p. 37.
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Pierre-Luc Dostie Proulx
Et, au lieu de vous sentir misérable, vous seriez plein de gaieté. Oui, tellement
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plein de gaieté !…
Cette aliénation des acolytes de Lenina, pour scandaleuse qu'elle était à la publication
du fameux roman de Huxley, semble de moins en moins nous scandaliser. La crainte de
cette vie de sommeil dans une espèce de paradis artificiel se fait moins sentir qu’avant.
Le divertissement éblouit, enchante ; le mal s'émousse.
sens.
Et pourtant ici, la fameuse formulation de Marx concernant la religion prend son
La misère religieuse est, d'une part, l'expression de la misère réelle, et, d'autre
part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature
accablée par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est
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l'esprit d'une époque sans esprit. C'est l'opium du peuple.
Il y aurait donc un lien à faire entre le rôle que tenait la religion dans la société des
siècles passés et celui que tient aujourd’hui le divertissement. Qui ne voit pas que Marx
a été écouté ? Dieu est mort. Tout comme Marx, la majeure partie du peuple tend à
croire que la religion est une aliénation. On ne peut pas dire que la plupart des
personnes qui nous entourent soient aussi clairvoyantes que « l'insensé » de Nietzsche.
La religion donnait une réponse à l’homme à propos de la mort. Sans la religion,
l’homme se retrouve seul, il est « délaissé » au sens où Sartre entendait ce mot. Il n’a
tout simplement plus de réponse face à la mort. La mort fait peur, on la nie, on la fuit, on
s’aliène religieusement ou autrement :
Vis-à-vis d’elle [la mort] il n’y a que deux attitudes : l’acceptation ou le
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divertissement
Puisque « Dieu est mort », la société contemporaine n’offre que ce dernier choix au
peuple. Cette soif de bonheur qui tenaille notre âme nourrie à la facilité, aux commodités
du prêt-à-penser, récuse l’impératif de l’ultime limite de cette quête.
La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et
cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche
principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans
cela, nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un
moyen plus solide d’en sortir. Mais le divertissement nous amuse, et nous fait
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arriver insensiblement à la mort.
Cette attitude face à nous-même ressemble étroitement à l’usage de la drogue ;
on veut oublier. En ce sens, le divertissement devient l’opium du peuple. Je crois qu’il
faut bien comprendre le choix que nous propose De Waelhens et se demander si nous
aurons la lucidité d’accepter. C’est le principal enjeu de cette réflexion. Si on doit avoir
une seule certitude, c’est celle de notre finitude. Nous cheminons vers la mort. Nous
allons mourir. Cette réalité de notre existence nous effrayera toujours, en ce sens le
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Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, Pocket, 1932, p. 112
5
Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Alfred Costes, 1927
www.cyberphilo.com/ref/opium.html
6
A. De Waelhens, La philosophie de Martin Heidegger, Louvain, 1955, p.148.
7
Blaise Pascal, Pensées, Éditions Ferni, 1978, p.76.
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Pierre-Luc Dostie Proulx
divertissement ne saura jamais être la solution. Il est à peine un succédané. En accord
avec Pascal, je crois qu'il faut être capable de se passer de divertissement :
(...) on recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce
qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. (…) Dire à un homme qu’il vive en
repos, c’est lui dire qu’il vive heureux; c’est lui conseiller d’avoir une condition
tout heureuse et laquelle il puisse considérer à loisir, sans y trouver sujet
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d’affliction.
Comment penser que combler le vide de l’homme pourrait se faire en l’oubliant ? Il faut
tout d’abord être capable de séjourner avec soi-même dans le but de discuter avec soi
pour ensuite se tourner vers l’autre. Il faut apprendre à se connaître. Puisque le
divertissement nous détourne de nous-mêmes, il nous empêche d’être authentique. Le
divertissement empêche toute véritable entreconnaissance. Pour Pascal, la religion
avait au moins cet avantage d’aller réveiller les convictions les plus profondes en
l’homme et encourager la solidarité humaine. Ce que le divertissement s'avère
foncièrement incapable de faire. Oui. Le divertissement, en ce qu'il nous détourne de
l'essentiel en nous endormant face à notre finitude humaine, est le nouvel opium du
peuple.
Il faut finalement faire la différence entre loisir et divertissement. À l’instar d’Aristote, je
crois que nous pouvons choisir un délassement qui tout en étant agréable ne nous fait
pas mettre nécessairement de côté la question de la mort. Le divertissement met certes
un voile sur cette question fondamentale, il détourne. Le loisir ne déroute pas l’homme
de cette façon. Le divertissement cause l’oubli. Le loisir permet, par exemple, de se
questionner sur le divertissement. L’oubli de nous-mêmes, causé par le divertissement,
est déjà trop présent :
L’oubli n’a pas tellement besoin qu’on le prêche, il est inutile de le recommander
aux hommes : il y aura toujours beaucoup de baigneurs dans les eaux du Léthé;
les hommes n’ont déjà que trop tendance à oublier, ils ne demandent même que
cela. Pourquoi les exhorter à suivre le chemin qu’ils ont par ailleurs tellement
envie de suivre et qu’ils suivront de toute manière ? Ce serait précipiter une
chute déjà rendue inévitable par la pesanteur des instincts, fortifier d’une
accélération morale cette irrésistible pesanteur, souscrire à la barbare supériorité
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du présent, voler lâchement au secours de la victoire.
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Blaise Pascal, Pensées, Éditions Ferni, 1978, p.60 et p.62.
Vladimir Jankélévitch, Le pardon, Aubier, 1967, p.74.
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