Le rêve et la réalité dans Nadja d'André Breton Recherche présentée par Majed Jamil NASIF et Lamia Kathim MOUFTEN Décembre 2006 Sommaire Selon le sens traditionnel, le rêve est une production psychique survenant pendant le sommeil et pouvant être partiellement mémorisée. C’est une représentation, plus ou moins idéale ou chimérique, de ce qu’on veut réaliser, de ce qu’on désire. Mais, les psychiatres et les écrivains donnent une certaine explication différente pour cette activité. Ils n’arrivent pas à donner une explication définitive pour le rêve. Dans Nadja, le rêve est transformé à une sorte de souhait et de désir afin de retrouver par le hasard objectif une femme qui ne se trouve que dans l’inconscient de l’auteur lui-même. Ce rêve est réalisé réellement dans la vie quotidienne d’André Breton lorsqu’il a rencontré à Paris une femme qui s’appelle Nadja. Cette femme donne une inspiration à l’auteur. En fait, le rêve s’intègre dans la réalité. Ce rapport fait naître ce chef-d’œuvre de Breton. C’est un récit d’une âme inspirante qui fait la réconciliation et l’intégration entre le rêve et la réalité. Le rêve et la réalité dans Nadja d'André Breton La psychanalyse propose une interprétation dynamique du psychisme humain à partir de l’hypothèse de l’inconscient qui s’intègre avec le rêve. "Le rêve est la voie royale d’accès à l’inconscient.1" L’explication la plus connue est celle de Freud qui distingue le contenu manifeste du rêve, c’est-à-dire les images résiduelles qu’au réveil du contenu latent accessible par un travail d’interprétation que seul le sujet du rêve est en mesure d’effectuer. Le rêve permettait de traiter les événements stressants du jour, une fonction de compensation nous servait à combattre les manques éprouvés durant la journée. La théorie freudienne a fait ses traces sur les écrivains surréalistes notamment leur fondateur Breton dans son Nadja, cette œuvre est basée sur le rapport entre le rêve et la réalité. Le rêve y représente la réalisation déguisée des désirs refoulés notamment des désirs infantiles, qui marquent profondément la personnalité adulte, comme le dit Breton : « La production des images de rêve dépendant toujours au moins de ce double jeu de glaces, il y a là l’indication du rôle très spécial, sans doute éminemment révélateur, ……………………………………………………. 1-Jean-Marc Besse, Anne Boissière, Précis de philosophie, p. 98. au plus haut degré « surdéterminant » au sens freudien ; que sont appelées à jouer certaines impressions très fortes…»2 Breton tente de travailler sur la psychose, il fait un retour à la théorie freudienne qui applique une interprétation plus large des différentes activités humaines. Il considère la psychanalyse comme un mode possible d’approche des phénomènes culturels. "Il y a dans chacun de nous une espèce de désirs terribles, sauvages, sans frein, qu'on trouve même dans le petit nombre de gens qui paraissent être tout à fait réglés, et c’est que les songes mettant en évidence. 3" Dans Nadja, les rêves sont les expressions des désirs refoulés de l’auteur. Ces gardiens de sommeil permettaient d’exprimer ses pulsions sous une forme déguisée. Né au début du XXe siècle comme une réaction contre le réel, le surréalisme veut dépasser le réel et la logique, parle de la psychologie intérieure de l’homme. Cette école veut transformer la vie par le rêve pour arriver au-delà de notre logique, car le rêve est très vaste et donne une liberté absolue d’imagination afin d’aller à la vie surréelle. Pour les surréalistes, c’est l’inconscient qui travaille avec le Moi profond, inspirant à l’écrivain de créer son œuvre par l’écriture automatique. …………………………………………. 2- André Breton, Nadja, p. 59. 3- Cécile de Ligny - Manuela Rousselot, La littérature française, p. 49. Le récit de Nadja (1928) qui se veut ouvert sur l’existence, retrace la quête quotidienne du merveilleux, l’attente et la révélation de l’amour, et retrouve la vraie vie par l’écriture, réfléchissant sur les conditions de la production littéraire et la fonction du rêve. Breton ne pouvait renoncer aux expériences de la vie intérieure, à l'idée de l’inconscient, à la théorie freudienne de la psyché. "Breton reprend à Freud l’idée d’une réalité psychique souterraine ayant ses lois propres, marquant de façon décisive la pensée consciente et comportement des individus : Freud voit dans les rêves, non pas des résidus diurnes ou des souvenirs dégradés mais la transposition en image des désirs, des symboles, des pulsions profondes, les gardiens de sommeil est la clef de l’interprétation des complexes.4" Dans son travail de médecine, Breton analyse les rêves, les associations d’idées incontrôlées de ses malades. Ce stage a sans doute une influence décisive sur le déroulement de sa pensée. On peut déjà observer que ces rêves, ces catégories d'associations, constitueront, au départ, presque tout le matériel surréaliste dans son Nadja où il aspire à réconcilier le rêve et la réalité, et à promouvoir une libération totale de l’être humain. L’auteur de Nadja a toujours pensé que les mots sont créateurs d’énergie, à condition d'être dégagés de leur fonction utilitaire, de ne pas suivre un ordre imposé. Les mots sont capables de ……………………………………………………………… 4- C.de Ligny – M.Rousselot, La littérature française, p.135. créer des images. La transcription des rêves est un moyen de favoriser l'écriture automatique. Dans les deux Manifestes du surréalisme, André Breton rassemble l'essentiel de ce qui constitue la seule voie nouvelle vers la transformation de l’homme et du monde. La psychanalyse joue un rôle décisif dans les techniques qu’il va pratiquer. Il cherche alors à traduire l'automatisme psychique pur en produisant des textes, délivrés de tout contrôle de la raison : ce sont des récits de rêve, ou la dictée sans retouche, de tout ce qui passe dans la tête du sujet. Ainsi, Nadja devient un témoignage capital sur l’état d’esprit original et plus que jamais vivant du surréalisme. Breton y cherche une réalité supérieure résultant de la fusion du réel avec le rêve, le mystère du moi ne s’élucide qu’en marge de la vie banale soumise à la contrainte du travail quotidien, grâce à ses rencontres que l’on dit fortuites. Tel jour de 1926, quelque part dans Paris, il croise une inconnue dont la fragilité, le sourire imperceptible et le curieux maquillage inachevé retiennent son attention. Nadja vient d’entrer dans son existence pour le temps bref où la jeune femme se joue pour lui des énigmes, toujours inspirée et inspirante, avant de s’enfoncer dans la « Un soir que je conduisais une automobile sur la route de Versailles à Paris, une femme à mon côté qui était Nadja, mais qui eût pu, n’est–ce pas, être toute autre, et même telle autre, […] ses mains cherchant à se poser sur mes yeux, dans l’oubli que procure un baiser sans fin, voulait que nous n’existassions plus, sans nuit : doute à tout jamais, que l’un pour l’autre, qu’ainsi à toute allure nous nous portassions à la rencontre des beaux arbres. Quelle épreuve pour l’amour, en effet. » 5 Avec l’histoire de Nadja, nous entrons dans une nouvelle phase de l’exploration du « hasard objectif ». Dès cette époque, le hasard se manifeste de plus en plus largement dans le monde extérieur. Nadja habite réellement Paris. Son identité est connue de Breton qui la voit tous les jours, et chacun de ces jours il l’aperçoit en tête-à-tête avec le mystère. C’est au sein de cette identité bassement repérable qu’elle se révèle quand même au fantôme, comme Breton se sent lui-même un fantôme. Il faut revenir aux premières lignes où elle lui demande : « Elle vient seulement de songer me demander qui suis-je ? » 6 La réponse de Breton précise qu’il surgit par son moi le plus profond comme un revenant issu d’un arrière-monde inconnu. C’est du même lieu secret qu’il s’adresse aussi à Nadja pour lui demander : « Sur le point de m’en aller, je veux lui poser une question qui résume toutes les autres, …………………………………………… 5-André Breton, Nadja, note de l’auteur, p.179. 6-Ibid, pp. 75-76. une question qu’il n’y a que moi pour poser, sans doute, mais qui, au moins une fois, a trouvé une réponse à sa hauteur : « Qui êtes-vous ? » »7 Et Nadja, sans hésiter, répond : « Je suis l’âme errante. » 8 Si Breton espère atteindre le point suprême, c’est parce que d’abord il a senti passer en lui le cours d’une vie qui le relie d’ores et déjà aux mondes occultes où poussent comme des fleurs de rêve les fantômes. Il fait apparaître l’abîme métaphysique sur lequel la vie de Nadja et la sienne sont suspendues. Là se trouve le secret central qui éclaire et anime tout le livre. En exprimant sa pensée dans Nadja, Breton est à la fois pour le désir et pour le rêve, pour l’amour fou et pour les rencontres hasardeuses. Cette confiance dans le hasard, il la met en pratique dans son écriture. "Breton nourrit le mythe de l’androgyne. Dans Arcane 17, il suppose que tout être humain a été jeté dans la vie, à la recherche d’un être de l’autre sexe qui lui soit sous tous …………………………………………………………. 7-André Breton, Nadja, p. 82. 8-Ibid, p. 82. rapports apparié. La réunion de ces deux êtres formerait un seul bloc de lumière. 9 " « Seul l’amour au sens où je l’entends-mais alors le mystérieux, l’improbable, l’unique, le confondant et l’indubitable amour-tel enfin qu’il ne peut être qu’à toute épreuve, eût pu permettre ici l’accomplissement du miracle. » 10 " Le rêve, l’inconscient et l’imagination constituent, pour les surréalistes, des réservoirs d’images que mettent en relief différentes techniques d’écriture. Laisser aller sa plume lorsqu’on est en état d’hypnose ou de demi-conscience est une façon de ne pas contrôler la pensée et de libérer les élans les plus secrets et les plus imprévisibles. L’écriture automatique a pour objectif de traduire les états intellectuels sans contrôle de la raison. Elle consiste à rédiger "un monologue de débit" aussi rapide que possible sur lequel l’esprit critique du sujet ne puisse porter aucun jugement, qui ne s’embrasse ensuite d’aucune réticence et qui soit aussi exactement que possible la pensée parlée.11" Le rêve pourrait être une solution aux grandes questions de la vie. En fait, il se développe dans la plus totale liberté d’imagination à l’écoute de l’inconscient. Le sentiment de l’analogie détermine l’attitude de Breton en face du monde. Il cherche l’illumination d’une vie de relations affinitées entre le moi et le …………………………………………………………… 9- Marie-Ève Thérenty, Les mouvements littéraires du XIXe et du XXe siècle, p. 101. 10-André Breton, Nadja, p. 159. 11-Bruno Doucey- Adeline Lesot, Littérature, textes et méthodes, p. 351. monde qui se révèlent dans Nadja, comme dans ces lignes : « Que puis-je faire, sinon me rendre vers six heures au bar où nous nous sommes déjà rencontrés ? Aucune chance de l’y trouver, naturellement, à moins que…Mais « à moins que », n’est-ce pas là que réside la grande possibilité d’intervention de Nadja, très au-delà de la chance? »12 Ce récit montre que la rencontre et la retrouvaille ont la même signification : découvrir des correspondances, et la même fin : accomplir ce qui emporte, au reste dans la démarche heuristique, c’est la quête plus que la conquête. Puisqu’il s’agit d’accomplissement et non de possession, de l’homme et non des choses. Breton et Nadja ne sont plus que des témoins hagards, livrés à la fureur des symboles, en proie au démon de l’analogie, objets de démarches ultimes, d’attentions singulières. Et toutes ces coïncidences conduisent Breton à la question suivante : « Qui vive ? Est-ce moi seul? Est-ce moi-même ? »13 "Le moi reste pour lui le point focal où convergent les rayons de l’insolite. Pouvez-vous dire quelle a été la rencontre capitale de votre vie? Jusqu'à quel point cette rencontre vous a-t-elle donné, vous …………………………………………………………… 12-André Breton, Nadja, p. 105. 13- Ibid, p. 172. donne-t-elle l’impression du fortuit?14" Breton explique ces questions définissant les rapports du hasard avec la liberté et l’envie de rencontrer l’autre. Pour rendre compte du sentiment de coïncidence, il interprète la finalité interne comme le désir, il propose donc une définition de synthèse de Freud : "Le hasard serait la forme de manifestation de la nécessité extérieure qui serait un chemin dans l’inconscient humain.15" Les coïncidences et la rencontre de la jeune femme offrent à Breton un miroir de lui-même. Il y essaie de retrouver le sens de sa vie : il s’agissait de pouvoir recommencer à aimer cette femme, non plus seulement de continuer à vivre. « J’ai pris, du premier au dernier jour, Nadja pour un génie libre, quelque chose comme un de ces esprits de l’air que certaines pratiques de magie permettent momentanément de s’attacher, mais qu’il ne saurait être question de se soumettre […] J’ai vu ses yeux de fougère, s’ouvrir le matin sur un monde où les battements d’ailes de l’espoir immense se distinguent à peine des autres bruits qui sont ceux de la terreur et, sur ce monde, je n’avais vu encore que des yeux se fermer. »16 ………………………………………………… 14-J. P.de Beaumarchais-D.Couty, Dictionnaire des littératures de langue française, p. 326. 15- Ibid, p. 326. 16-André Breton, Nadja, pp. 130-132. Cette expérience est capitale pour la pensée de l’auteur. La théorie du hasard objectif, en effet, est étroitement liée à la théorie de la psyché, et à la conception du rapport à autrui et de l’amour. Elle structure la vision du monde chez Breton comme une totalité sans rupture. Tout se passe comme si, dans Nadja, les réflexions théoriques étaient l’introduction au discours sur la réalité. Nadja a été souvent lu comme un roman. Il ne l’est en aucune manière, puisqu’il rapporte des événements authentiques par les proches de Breton et localise par des photographies le lien de ces événements. En revanche, le projet répond à celui de l’autobiographie. « Qui suis-je » se demande Breton dès la première ligne du récit. Et, très vite, se profilent les conditions de la réponse : se connaître, c’est se connaître dans la relation, c’est se révéler dans sa généralité, c’est anticiper sur ses virtualités. En écrivant le récit de Nadja, Breton évoque quelques périodes de sa vie entre 1918 et le mois d’août 1927. C’est la rencontre de Nadja, jeune femme magique dans le monde. Les quelques mois durant lesquels ils se retrouvent sans cesse sont émaillés de telles merveilles que l’esprit peut difficilement les assumer. Quelques mois plus tard, on vient apprendre à Breton que Nadja a été internée, enfermée dans un hôpital psychiatrique, l’irréversible de cette situation confère un climat de fatalité à toute la fin de la seconde partie, où Breton médite sur le rôle de la psychiatrie. L’art de Breton est de poser la théorie de ces illusions, de confirmer la première partie, dans certains cas, en lui donnant le statut du hasard objectif, et de dissiper la seconde pour lui substituer une théorie de l’écriture dans son rapport avec la vie. En effet, après le mois d’août 1927, où Breton a écrit les deux premières parties, il a rencontré Suzanne ( qu’il ne nomme pas et qu’il évoquera par X dans les vases communicants ), en laquelle il lui semble voir se réaliser l’espoir placé dans Nadja ; Nadja dont le nom est en russe, le début du mot « espérance », n’en est que le début de son espoir. « Elle me dit son nom, celui qu’elle s’est choisi : « Nadja, parce qu’en russe c’est le commencement du mot espérance, et parce que ce n’en est que le commencement. » » 17 Le texte de Nadja complète la théorie de l’image forte puisqu’elle aura de puissance émotive et de réalité poétique. Cette image, chez Breton, part des mots, elle doit être arbitraire. C’est une analogie entre l’image et les mots : tels sont les mots-clés de la poétique de Breton, que l’automatisme nourrit et qui peut changer la vie. Tout se passe comme si la vie individuelle, accidentelle, devait avoir une linéarité dans l’écriture, pour que le désir appelle et ……………………………………………. 17-André Breton, Nadja, p. 75. rencontre plus sûrement son objet. Alors, Breton constate que les rêves peuvent nous instruire sur la psyché profonde, nous donner une conscience plus nette de la liberté d’imagination et de la réalité. En fait, il a réussi à trouver un rapport de réconciliation entre son rêve inspiré et la réalité inspirante de Nadja. ********************************* Bibliographie 1-André Breton, Nadja, Éditions Gallimard, Paris, 1964. 2-Bruno Doucey - Adeline Lesot - Hélène Sabbah - Catherine Weil, Littérature, textes et méthodes, Hatier, Paris, 1993. 3-Cécile de Ligny - Manuela Rousselot, Littérature française, Nathan, Paris, 1998. 4-Jean-Marc Besse, Anne Boissière, Précis de philosophie, Nathan, Paris, 1998 5-J. P. de Beaumarchais-Daniel Couty-Alain Rey, Dictionnaire des littératures de langue française, Bordas, Paris, 1984. 6-Marie-Ève Thérenty, Les mouvements littéraires du XIXe et du XXe siècle, Hatier, Paris, 2002.