Jean-Pierre Minaudier. Lycée La Bruyère, Versailles, octobre 17, 2004. Fr 11.3
Fournier; la moitié des promotions 1912 à 1914 de la rue d'Ulm). Enfin le déséquilibre des
sexes était très prononcé, surtout dans les jeunes générations1.
Des régions entières étaient ravagées, bien plus que durant la seconde guerre
mondiale: le front avait pris en écharpe le territoire français de la frontière belge à la frontière
suisse. Le potentiel économique des départements occupés durant quatre ans avait été
systématiquement saccagé; en se retirant les Allemands avaient inondé les mines, tué ou
razzié le bétail. Des villes étaient rasées ou presque, comme Arras, Lens, Béthune, Reims,
Amiens, Soisson, Saint-Quentin. À Armentières, aucune des sept mille maisons n'était
habitable! De ce fait, dans le département du Nord il manquait encore cent mille personnes en
1923, qui n'avaient toujours pas pu se réinstaller. L'agglomération lilloise avait perdu trois
cent mille habitants: on s'y entassait dans des baraquements de l'armée américaine2. Dans
certaines zones rurales où de longues et dures batailles avaient eu lieu, le sol était
définitivement stérilisé — on n'a pu que les reboiser3; ailleurs, on reconstruisit à l'identique ce
qu'on put, mais le paysage rural changea quand même: de nombreux châteaux, notamment, ne
purent être reconstruits4. En certains lieux, la reconstruction était toujours en cours en mai
1940…
Ce fut en 1919 que les journalistes sportifs inventèrent l'expression "l'enfer du
Nord" pour désigner le parcours de la course cycliste Paris-Roubaix, non à cause
de la difficulté de rouler sur les pavés comme on le croit aujourd'hui, mais à cause
du paysage apocalyptique que les coureurs devaient traverser.
1 Un exemple régional particulièrement frappant: en Corse, 4,2% de la population fut tuée ou disparut,
soit seize mille personnes, contre 3,5% en moyenne nationale; la grippe espagnole fit six mille victimes; il y
avait dix mille invalides, le tout pour une population de deux cent quatre vingt dix mille habitants en 1911 (c'est
le chiffre officiel, sans doute surestimé de 10% environ). C'était que l'île était rurale et que l'on s'y engageait
volontiers sous les drapeaux — voyez les "chaouches" de Biribi (au chapitre 10). La guerre accentua l'émigration
sur le continent, et sonna le glas de l'économie agro-pastorale traditionnelle; cette désertification contribua
également à nourrir le sentiment particulariste, fondé sur le constat apparent que les efforts de la République
pour l'Île de Beauté étaient inversement proportionnels au sacrifice patriotique des Corses. Dans les années 1920
et 1930, ce sentiment déboucha sur une nette italophilie, voire un "rattachisme" plus ou moins affiché — dans
des milieux bien plus étroits cependant que les milieux nationalistes d'aujourd'hui.
2 Les Pays-Bas aussi envoyèrent beaucoup d'aide.
3 Cela dit, c'était nettement moins que ce que l'on prévoyait en 1919: les paysans de ces régions firent des
merveilles pour débarrasser le sol des bombes et des éclats, combler les tranchées, etc.
4 En revanche, on reconstruisit à l'identique de nombreux centre-villes anciens, notamment celui d'Arras
que l'on classa immédiatement monument historique — mais il n'a pas résisté aux bombardements de la seconde
guerre mondiale. Dans d'autres cas, on fit dans le "néo", avec plus ou moins de goût, comme à Béthune; à Lille,
on construisit un nouveau beffroi en béton, visible à trente kilomètres à la ronde — très affecté lui aussi par le
second conflit mondial, il n'est toujours pas achevé!
Parmi les pertes irréparables de la première guerre mondiale, on peeut aussi mentionner la citadelle
médiévale de Coucy, dans l'Aisne. Dominée par un donjon de cinquante mètres, le plus haut du monde, c'était le
troisième site le plus visité de France. Les Allemands le firent sauter en 1917.