Juillet2016
Documentdetravail
Libéralisme,souverainetéetpolitiqueéconomique:
undébatcontemporain
J.L.Gaffard
OFCE SciencesPo and SKEMA Business School
201620
1
Libéralisme, souveraineté et politique économique :
un débat contemporain1
JeanLucGaffard
OFCESciencePo,UniversitéCôted’Azur
(UniversitédeNiceSophiaAntipolisetSKEMABusinessSchool)
1.Introduction
L’UnionEuropéenneetplusparticulièrementlazoneeurosesontconstruitesaucours
dudernierquartdesiècleenappliquantunedoctrineéconomiquearticuléeautourde
deuxprincipes:laflexibilitédesmarchésdebiensetdutravail,laneutralitémonétaire
etbudgétairedel’actionpublique.C’estàunreculdelasouverainetédesEtatsauquel
lonaainsiassistéaunomdunecertainevisiondulibéralisme. Cette évolution
institutionnelleestemblématiqueduparadoxedelamondialisation(Rodrik2011)qui
veut que, faute d’un gouvernement mondial, la mondialisation des échanges requière
uneactiondesEtatsréduiteàl’applicationderèglesintangiblesédictéesparladoctrine
audétrimentdeladémocratieetdesarbitragesquecelle‐ciimplique.Iln’yauraitpas
d’alternative autre que le repli à l’abri des frontières nationales permettant
éventuellement de sauvegarder le principe démocratique mais au détriment de
l’expansiondeséchangeset,possiblement,delacroissance.Pourtant,laquestiondela
souverainetécommecelledulibéralismenesauraientêtretranchéesaussifacilement.
Undébatexistequiconduitàconsidérerqu’unealternativeaumodèledumomentest
possible qui rétablit les Etats dans leurs prérogatives sans qu’il faille renoncer aux
bénéficesdelamondialisation.
Lasouveraineté,depuisJeanBodin,estcelledelaloi,laloiédictéeparlEtat,unEtatde
droit.Lepouvoirsouverainn’estnilepouvoirseigneurial,nilepouvoirimpérial.Iln’est
paslapuissancecommepropriété.Ilnesexercepascommelonusedudroitde
propriété.Relationspubliquesetrapportsindividuelsnesontplusconfondus.Undouble
mouvements’esquisseainsi.«Àl’élévationdel’Etat‘souverain’audessusdela‘société
civile’acorresponduàl’intérieurdecelle‐cila‘libération’etbientôtla‘domination’de

1Je remercie P. Dockès et R. Dos SantosFerreirapourleursremarques,critiquesetcommentairesqui
m’ont permis d’améliorer ce texte. Je reste évidemment seul responsable de son contenu et des
interprétationsqu’ilcontient.
2
l’activitééconomique»(Manent2012).Toutefois,dansuneéconomiedemarchédéfinie
commeunecollectiond’individuspropriétairesdesproduitsdeleurtravail,lapropriété
privéebornelexercicedelasouverainetéet,parlàmême,lesabusouimprudencesqui
peuvent lui être liés. Dès lors, souveraineté et propriété s’articulent différemment
suivantquel’onconsidèrelapropriétécommeuneréalitéantérieureàlaconstitutionde
l’Etat dont la fonction est de protéger le droit de propriété ou la formation de l’Etat
comme la condition de la constitution des propriétés (Renoux‐Zagamé 1996). La
propositiondeFriedman(1962)d’établirunimpôtsurlerevenunégatifpermettantaux
ménages, en dessous d’un certain seuil de revenu, de recevoir de l’Etat un revenu
complémentairerelèvedelapremièrevision,demêmequecelledePhelps(2013)de
subventionner les bas salaires. L’une comme l’autre reposent sur l’idée que la seule
fonctiondelEtatdevraitêtredemettretouslesindividusen mesure d’exercer
librement leurs choix. Elles s’opposent au principe de l’Etat‐providence ou Etat social
auquel sont reconnus des fonctions de régulation et de redistribution lesquelles
expriment l’exercice d’un pouvoir qui n’est plus celui que confère la propriété, mais
témoignentdel’existenced’unbesoinoud’uneutilitésocialeintrinsèquequin’estpasla
somme, au demeurant incalculable, des utilités individuelles. Si un revenu individuel
universel offre une possibilité de choix aux individus, un système collectif de
financementdeléducationoudelasantérépondàunobjectifsocial(d’intérêtgénéral
oud’utilitésociale)quiestd’enaméliorerleniveaumoyenouglobal.
Ce débat sur le rapport entre souveraineté et propriété trouve un écho dans
l’affrontement entre deux conceptions du libéralisme. D’un côté, toute intervention
discrétionnaire est prohibée au bénéfice d’une généralisation des relations
concurrentielles de marché et/ou de la mise en place d’une ou de plusieurs autorités
indépendantes ayant pour fonction de pallier les imperfections de marché. De l’autre
côté, le libéralisme est impensable sans une intervention publique qui mêle
inévitablement règle et choix discrétionnaire, et, de quelque manière, économie et
politique.Suivantcettesecondeconception,ilnesuffitpasd’imposerlamiseenœuvre
derèglesoud’institutionsprésuméesoptimalesdontl’architectureseraitdessinéepar
leséconomistestrouvantlààappliqueruneconnaissancescientifiqueindiscutée.Ilfaut
reconnaîtrequel’analyseéconomiquen’apasd’autrevertuqued’éclairerlesarbitrages,
nécessairement et justement politiques, entre des objectifs voireentredesintérêts
opposésoudivergents.Nierl’existencedetelsconflitsest,nonseulementabsurde,mais
3
nepeutque les exacerber et conduire à dessituationsextrêmes.Ilrevient àl’Etatde
droitd’établirlesmodesderésolutiondesconflits,deconcevoirlesrèglesd’arbitrage
entreintérêtsouobjectifsopposés.Ilrevient,demême,auxaccordsinternationauxde
concevoirlesrèglessusceptiblesderésoudre,parlesmoyensdel’arbitrage,lesconflits
entreEtats.
2.Confianceetrégulation
LesnormespropresàlEtat–Providencequilestdifficiledecontesterenseplaçantsur
leseulterraindelajusticesociale,sontaujourd’huiremisesencauseenraisondurôle
présuméperversqu’ellesjoueraientenmatièrederégulationdel’activitééconomique.
Certainsnhésitentpas,eneffet,àfairedecesnormesuneréponse à la défiance des
individusàl’égarddelasociété(AlganetCahuc2007,Aghion,Algan,CahucetShleifer
2010). La défiance ou le sentiment de vivre dans unesociété où le civismeest faible
conduirait les individus à exiger une régulation des marchés dommageableàla
concurrenceetàlacroissance.Laconfiancerendrait,àl’opposé,lamêmedemandede
régulationsansobjet.Autrementdit,confianceetrégulationseraitdessubstituts.L’Etat
providencenauraitdesensquenlabsencedeconfiancedelapartdesindividus.En
outre,onauraitaffaireàuncerclevicieux:larégulationauraitpoureffetderéduirela
confiance et en retour le faible degré de confiance porterait à exiger davantage de
régulation.Lacultureforgeraitlesinstitutionsquirétroagiraientsurlaculture.Suivant
cetteperspective,ladéfianceestunesourcededésordrequ’ilfautcompenseràmoins
depouvoiryremédierenmisantsurl’éducation.Cettedeuxièmesolutionestjugéede
loinpréférabled’autantquelarégulationestsupposéefavoriserlacorruption.
Cette vision du monde est pour le moins réductrice quand elle nestpascarrément
stupide. La confiance relèverait d’une pratique culturelle et ne devrait rien à la façon
dontlesindividussecoordonnententreeux. Ou, plusexactement,unétatsupposéde
confiance assurerait spontanément la cohérence des comportementsetlabsencede
conflit.Pourtant, sansavoir àimaginerlapossibilitédecomportementsopportunistes
oudetricherie,ilfautadmettrequedesdéfautsd’informationsurlecomportementdes
autresexistentquiminentlaconfiancedechacundanssesproprescalculstoutautant
queladéfiancevis‐à‐visdesautres.Autantdirequelaconfiance,àcommencerparcelle
desentreprises,estdépendantedeformesappropriéesdecommunicationquirelèvent
delarégulationdesmarchés,c’est‐à‐diredel’acceptationdeconnexionsentreacteurs
4
souvent considérées comme des imperfections du marché. Ces formes sont diverses,
reflètent des diversités culturelles parfois fortes, mais ellesontencommundélargir
l’horizon temporel des individus en rendant davantage prévisible les actions à venir.
Unefoisdeplus,ilseraitabsurdedes’enteniràuneoppositionsimplisteentresociétés
réguléesetsociétésnonrégulées.Lessociétésnonréguléessontaussiinstablesqueles
sociétés complètement administrées et la voie médiane est bien celle des sociétés
régulées. Le contrat social est une dimension essentielle de la confianceet ce contrat
reposesurlacceptationcommunedenormesquinesauraientexprimer une vérité
absolue, mais qui sont des lignes d’action dont chacun reconnaît le bien‐fondé. Des
inégalités peuvent exister, mais à la condition d’être d’une nature telle qu’elles
n’affaiblissentpaslecontratsocialetneréduisentpasl’horizontemporeldesacteurs.Ce
seralecas,notamment,lorsqu’uneréellemobilitésocialerestepossible.Cettemobilité
tient,certes,auxcapacitésetauxmotivationsdesindividus,maiselledépendaussidela
possibilité d’accéder à des biens et services fournis par les pouvoirs publics. La
dégradationde ces derniersquiseraitle résultatdeladérégulationetdunretraitde
lEtatseferaitaudétrimentdelamobilitésocialeenmêmequ’elle contribuerait à
accentuerlesinégalités.Desformesstructurellesporteusesdedualismesurlemarché
dutravailetderupturedecohésionsocialenepeuventquesusciter la défiance à
commencerparcelledessalariésjusquelà protégésquicourentlerisquedebasculer
danslaprécarité.
Silesnormessontbienaucœurdelinteractionsociale,etsiaucunacteurnepeutêtre
considéré comme bienveillant ou omniscient, alors une séparation et un contrôle
réciproquedespouvoirsestnécessaire.L’uneetl’autresontl’expressiond’uneformede
défiance nécessaire qui ne relève pas de sentiments individuels mais traduit une
exigencesociale,unmodedegouvernementetdoncunmodedegulation.Lepolitique
rejointicil’économique,nonsansposerlaquestiondulibéralisme.
3.Libéralismeclassiqueetlibéralismevulgaire
Dans son histoire de l’idée de marché, Pierre Rosanvallon (1979) développe la thèse
selon laquelle la naissance du libéralisme économique «doit d’abord être comprise
commeuneréponseauxproblèmesnonrésolusparlestoriciensducontratsocial»et
comme «l’aspiration à l’avènement d’une société civile immédiate à elle‐même,
autorégulée»(Rosanvallon,1979,p.II).Suivantcetteacception,lasociétédemarchése
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