Science, développement technologique et société
L’époque géologique actuelle, qualifiée dAnthropocène,
s’identifie avec la civilisation thermo-industrielle, née au milieu
du XIXème siècle lors de la montée en puissance du méga-
système technique des « machines à feu » – de la machine
à vapeur à la centrale nucléaire. Lactivité de l’humanité
manifeste désormais un impact sans précédent sur linté-
grité et la stabilité de la biosphère en raison des croissances
démographique et techno-scientifique, accentuées depuis la
Deuxième Guerre mondiale.
Après un siècle de développements économique et technique
sans précédents dans lhistoire, nous sommes dorénavant
conscients que nous vivons dans un monde dont les ressources
naturelles sont limitées, alors que la nature ne peut sup-
porter indéfiniment les nuisances produites par lhomme.
Dans le même temps, les sociétés humaines ne savent pas
répondre aux grands défis tels que la famine, les guerres,
les problèmes environnementaux et sanitaires, les injustices
sociales... Dans tous les cas, les technologies apportées par
les développements scientifiques sont questionnées en tant
quelles affectent profondément nos sociétés, sur les plans
social, politique, éthique, économique et culturel. Puissante
activité collective de construction de savoirs, lactivité scien-
tifique joue un rôle clé dans lexploration et lorientation de
notre devenir collectif.
Aujourdhui, la recherche, qui ignore de plus en plus
sa fonction première de compréhension du monde, est sou-
mise à deux tendances qui s’opposent. Dans la première,
nous assistons au développement du pilotage par les acteurs
économiques et par le marché, an de servir la croissance,
linnovation et la compétitivité : la conséquence en est
la privatisation des résultats (brevets, secrets industriels et
militaires), entraînant un acs limité aux connaissances
produites et soutenant une vision technologiste de lavenir.
Entre la mise en commun et la mise en concurrence, cette
dernière prend largement le pas dans le modèle scientifique
dominant. La concurrence généralisée comme norme du
marché s’est introduite dans la recherche, qui est dorénavant
un facteur indispensable à ce même marché. Laugmentation
du nombre de brevets déposés par des organismes de
recherche publique nest quun indice parmi dautres de ce
fait. Cette tendance consacre la suprématie du savoir scien-
tifique sur les autres savoirs dans une approche élitiste des
sciences.
Dans la seconde tendance, dans laquelle le savoir scientifique
se conçoit pleinement comme socialement construit au
même titre que dautres formes de savoirs, nous constatons une
implication croissante d’acteurs « profanes » (qui ne sont
pas des scientifiques ou techniciens professionnels) dans la
réalisation de projets de recherche et dinnovation. Cette
science en devenir montre que le chemin est aussi important
que les résultats. Une dynamique, certes marginale et
marginalisée, de mise en commun de lactivité et des résul-
tats scientifiques se met en place entre chercheurs et non
chercheurs dans une logique de co-production des connais-
sances, pour répondre aux interrogations de la société civile,
ainsi quaux besoins sociaux, sanitaires, économiques,
culturels, politiques... peu ou pas pris en compte.
La recherche participative
De nombreux termes existent – recherche participative,
recherche action, sciences citoyennes, recherche avec des
communautés… – pour décrire cette tendance qui se nourrit
de multiples racines. Le terme « recherche participative »
a été forgé et développé au début des années 1970 afin de
décrire des processus de production de savoirs avec des
populations villageoises dans de nombreux pays, notamment
en Afrique et en Amérique Latine. Cette recherche combi-
nait l’investigation sociale, léducation et l’action dans un
processus interdépendant. Elle fut influencée, notamment,
par le pédagogue brésilien Paolo Freire, qui insistait sur la
nécessité de comprendre la recherche non comme un acte
neutre et « dépassionné », mais comme une pratique engagée
de solidarité et de soutien actif. Le concept de « Citizen
Science » a vu le jour en 1995 sous la plume du sociologue
anglais Alan Irwin : il rendait compte de nouvelles initiatives
tentant dinstaurer un dialogue mutuel permettant de mieux
Sciences participatives en réponses
aux dés du XXIème siècle
Docteur en génétique humaine, directrice
de l’association pour une Fondation Sciences Citoyennes
Par Claudia NEUBAUER
L’émergence dun «tiers secteur scientique», qui associe des chercheurs professionnels, des détenteurs de savoirs
traditionnels, empiriques, techniques et des acteurs «profanes», montre lintérêt dune science participative pour
répondre à des besoins sociaux, sanitaires, écologiques, économiques, culturels, politiques… souvent peu pris en
compte par la recherche.
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sciences en société : rubrique dirigée par Bertrand Bocquet / LNA#63 LNA#63 / sciences en société : rubrique dirigée par Bertrand Bocquet
répondre aux demandes de la société civile 1. À travers de
nombreuses expériences, il délivrait des propositions fondées
sur le souhait d’une meilleure maîtrise des sciences et des
technologies et sur lélimination des menaces sur lenviron-
nement.
Dans ces deux cas, la production de savoirs et dinnovations
nest plus l’exclusivi des institutions traditionnelles de
recherche publiques ou privées. Elle provient de plus en plus
dun « tiers secteur scientifique » émergeant de collectifs qui
s’investissent dans ce type de recherches. Ce tiers-secteur
comprend une grande diversité d’acteurs – associations de
malades, paysans, consommateurs, communautés dinter-
nautes en « pair à pair »... Leurs degrés dinvestissement
sont divers : mobilisation occasionnelle dexperts bénévoles,
veille sur les travaux et études destinés à la diusion de
linformation, commande d’études ou de recherches,
expertises et contre-expertises (exemple en recherche indus-
trielle), analyses et recherches originales en collaboration
avec des chercheurs... À côté de la recherche publique et de
la recherche privée, ce tiers secteur est en passe de deve-
nir un nouvel acteur dans la production des connaissances.
Il confirme que le savoir scientifique est essentiel mais ne
suffit pas à répondre aux défis du XXIème siècle, et que les
solutions aux problèmes qui se posent à notre société vien-
dront aussi de la mise en synergie de divers types de ratio-
nalités, qui ont produit les savoirs traditionnels, empiriques,
techniques... Le tiers-secteur scientifique est porteur dun
modèle élargi de production des connaissances, générant
des innovations avec et pour la société civile. Dans cette
perspective, lespace public devient le lieu de négociations
démocratiques quant aux choix technologiques que privigie
une société. Cette orientation converge avec l’idée de biens
communs sur lintelligence, sur la gestion collective, sur
limportance du « community level ». Elle met en exergue
limportance de la contextualisation des résultats scienti-
fiques en intégrant les dimensions sociale, économique et
écologique.
Sélection participative des semences versus sélection
industrielle techno-scientique
Lexemple de la sélection participative de semences illustre
cette tendance. Les espèces végétales cultivées aujourdhui
1 Alan Irwin, Citizen sciences – A study of people, expertise and sustainable development.
London : Routledge, 1995.
descendent d’espèces sélectionnées par les communautés
paysannes depuis le Néolithique. Ce mode de sélection,
qui a dominé lagriculture jusquau milieu du XXème siècle,
a peu à peu été éliminé à partir de la Deuxième Guerre
mondiale, en France et dans de nombreux pays industrialisés.
Actuellement, la sélection industrielle des semences est
organisée dans une interaction entre les chercheurs acadé-
miques et les industries semencières, loin du champ des
paysans, dans le but de générer des profits. À linverse, la
lection participative, démarche novatrice où chercheurs
et paysans sont partenaires, cherche à répondre à un besoin
de création et de renouvellement variétal non couvert par la
lection industrielle. Elle s’oppose au cloisonnement entre
conservation (dans les banques de graines), sélection (en
station ou en laboratoire) et production (dans les fermes,
avec des semences achetées sur le marché). La sélection
participative est un processus de gestion dynamique de la
biodiversité cultivée et de la sélection de nouvelles varié-
tés hétérogènes issues de croisements ou de mélanges. Les
paysans peuvent alors, localement, sélectionner des va-
riétés adaptées à leur milieu, leurs besoins et leurs attentes.
Cette sélection participative réduit la dépendance aux pro-
duits phytosanitaires et confère une meilleure adaptabilité
aux changements climatiques. Cette vision dynamique de
la biodiversité cultivée a également un impact important
sur la biodiversité sauvage. Labsence d’intrants chimiques
favorise le retour despèces animales et végétales dans les
zones agricoles cultivées, les espèces sauvages et cultivées
ne sont plus opposées mais considérées comme un conti-
nuum à limage despèces végétales messicoles (coquelicots,
bleuets…).
Les questionnements et les propositions venant de citoyens
et de collectifs de la société civile enrichissent la recherche
et ouvrent de nouvelles pistes. La reconnaissance dune
démarche scientifique plus ouverte, s’intégrant dans une
vision vivante de la démocratie, constitue un atout pour que
la recherche reste (ou redevienne) un des outils fondamen-
taux de transformation humaniste de la société. Dans une
approche écologique de létat de notre planète et de notre
société, elle deviendra aussi un outil daction pour que nous
ne restions pas « les spectateurs impuissants de notre toute-
puissance » 2.
2 Claude Lorius, Laurent Carpentier : Voyage dans l’Anthropocène : Cette nouvelle
ère dont nous sommes les héros, éd. Actes Sud, 2011.
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