Sciences en société - Espace Culture

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LNA#63 / sciences en société : rubrique dirigée par Bertrand Bocquet
Sciences participatives en réponses
aux défis du XXIème siècle
Par Claudia NEUBAUER
Docteur en génétique humaine, directrice
de l’association pour une Fondation Sciences Citoyennes
L’émergence d’un « tiers secteur scientifique », qui associe des chercheurs professionnels, des détenteurs de savoirs
traditionnels, empiriques, techniques et des acteurs « profanes », montre l’intérêt d’une science participative pour
répondre à des besoins sociaux, sanitaires, écologiques, économiques, culturels, politiques… souvent peu pris en
compte par la recherche.
Science, développement technologique et société
L’époque géologique actuelle, qualifiée d’Anthropocène,
s’identifie avec la civilisation thermo-industrielle, née au milieu
du XIXème siècle lors de la montée en puissance du mégasystème technique des « machines à feu » – de la machine
à vapeur à la centrale nucléaire. L’activité de l’humanité
manifeste désormais un impact sans précédent sur l’intégrité et la stabilité de la biosphère en raison des croissances
démographique et techno-scientifique, accentuées depuis la
Deuxième Guerre mondiale.
Après un siècle de développements économique et technique
sans précédents dans l’histoire, nous sommes dorénavant
conscients que nous vivons dans un monde dont les ressources
naturelles sont limitées, alors que la nature ne peut supporter indéfiniment les nuisances produites par l’homme.
Dans le même temps, les sociétés humaines ne savent pas
répondre aux grands défis tels que la famine, les guerres,
les problèmes environnementaux et sanitaires, les injustices
sociales... Dans tous les cas, les technologies apportées par
les développements scientifiques sont questionnées en tant
qu’elles affectent profondément nos sociétés, sur les plans
social, politique, éthique, économique et culturel. Puissante
activité collective de construction de savoirs, l’activité scientifique joue un rôle clé dans l’exploration et l’orientation de
notre devenir collectif.
Aujourd’hui, la recherche, qui ignore de plus en plus
sa fonction première de compréhension du monde, est soumise à deux tendances qui s’opposent. Dans la première,
nous assistons au développement du pilotage par les acteurs
économiques et par le marché, afin de servir la croissance,
l’innovation et la compétitivité : la conséquence en est
la privatisation des résultats (brevets, secrets industriels et
militaires), entraînant un accès limité aux connaissances
produites et soutenant une vision technologiste de l’avenir.
Entre la mise en commun et la mise en concurrence, cette
dernière prend largement le pas dans le modèle scientifique
dominant. La concurrence généralisée comme norme du
marché s’est introduite dans la recherche, qui est dorénavant
un facteur indispensable à ce même marché. L’augmentation
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du nombre de brevets déposés par des organismes de
recherche publique n’est qu’un indice parmi d’autres de ce
fait. Cette tendance consacre la suprématie du savoir scientifique sur les autres savoirs dans une approche élitiste des
sciences.
Dans la seconde tendance, dans laquelle le savoir scientifique
se conçoit pleinement comme socialement construit au
même titre que d’autres formes de savoirs, nous constatons une
implication croissante d’acteurs « profanes » (qui ne sont
pas des scientifiques ou techniciens professionnels) dans la
réalisation de projets de recherche et d’innovation. Cette
science en devenir montre que le chemin est aussi important
que les résultats. Une dynamique, certes marginale et
marginalisée, de mise en commun de l’activité et des résultats scientifiques se met en place entre chercheurs et non
chercheurs dans une logique de co-production des connaissances, pour répondre aux interrogations de la société civile,
ainsi qu’aux besoins sociaux, sanitaires, économiques,
culturels, politiques... peu ou pas pris en compte.
La recherche participative
De nombreux termes existent – recherche participative,
recherche action, sciences citoyennes, recherche avec des
communautés… – pour décrire cette tendance qui se nourrit
de multiples racines. Le terme « recherche participative »
a été forgé et développé au début des années 1970 afin de
décrire des processus de production de savoirs avec des
populations villageoises dans de nombreux pays, notamment
en Afrique et en Amérique Latine. Cette recherche combinait l’investigation sociale, l’éducation et l’action dans un
processus interdépendant. Elle fut influencée, notamment,
par le pédagogue brésilien Paolo Freire, qui insistait sur la
nécessité de comprendre la recherche non comme un acte
neutre et « dépassionné », mais comme une pratique engagée
de solidarité et de soutien actif. Le concept de « Citizen
Science » a vu le jour en 1995 sous la plume du sociologue
anglais Alan Irwin : il rendait compte de nouvelles initiatives
tentant d’instaurer un dialogue mutuel permettant de mieux
sciences en société : rubrique dirigée par Bertrand Bocquet / LNA#63
répondre aux demandes de la société civile 1. À travers de
nombreuses expériences, il délivrait des propositions fondées
sur le souhait d’une meilleure maîtrise des sciences et des
technologies et sur l’élimination des menaces sur l’environnement.
Dans ces deux cas, la production de savoirs et d’innovations
n’est plus l’exclusivité des institutions traditionnelles de
recherche publiques ou privées. Elle provient de plus en plus
d’un « tiers secteur scientifique » émergeant de collectifs qui
s’investissent dans ce type de recherches. Ce tiers-secteur
comprend une grande diversité d’acteurs – associations de
malades, paysans, consommateurs, communautés d’internautes en « pair à pair »... Leurs degrés d’investissement
sont divers : mobilisation occasionnelle d’experts bénévoles,
veille sur les travaux et études destinés à la diffusion de
l’information, commande d’études ou de recherches,
expertises et contre-expertises (exemple en recherche industrielle), analyses et recherches originales en collaboration
avec des chercheurs... À côté de la recherche publique et de
la recherche privée, ce tiers secteur est en passe de devenir un nouvel acteur dans la production des connaissances.
Il confirme que le savoir scientifique est essentiel mais ne
suffit pas à répondre aux défis du XXIème siècle, et que les
solutions aux problèmes qui se posent à notre société viendront aussi de la mise en synergie de divers types de rationalités, qui ont produit les savoirs traditionnels, empiriques,
techniques... Le tiers-secteur scientifique est porteur d’un
modèle élargi de production des connaissances, générant
des innovations avec et pour la société civile. Dans cette
perspective, l’espace public devient le lieu de négociations
démocratiques quant aux choix technologiques que privilégie
une société. Cette orientation converge avec l’idée de biens
communs sur l’intelligence, sur la gestion collective, sur
l’importance du « community level ». Elle met en exergue
l’importance de la contextualisation des résultats scientifiques en intégrant les dimensions sociale, économique et
écologique.
Sélection participative des semences versus sélection
industrielle techno-scientifique
L’exemple de la sélection participative de semences illustre
cette tendance. Les espèces végétales cultivées aujourd’hui
1 Alan Irwin, Citizen sciences – A study of people, expertise and sustainable development.
London : Routledge, 1995.
descendent d’espèces sélectionnées par les communautés
paysannes depuis le Néolithique. Ce mode de sélection,
qui a dominé l’agriculture jusqu’au milieu du XXème siècle,
a peu à peu été éliminé à partir de la Deuxième Guerre
mondiale, en France et dans de nombreux pays industrialisés.
Actuellement, la sélection industrielle des semences est
organisée dans une interaction entre les chercheurs académiques et les industries semencières, loin du champ des
paysans, dans le but de générer des profits. À l’inverse, la
sélection participative, démarche novatrice où chercheurs
et paysans sont partenaires, cherche à répondre à un besoin
de création et de renouvellement variétal non couvert par la
sélection industrielle. Elle s’oppose au cloisonnement entre
conservation (dans les banques de graines), sélection (en
station ou en laboratoire) et production (dans les fermes,
avec des semences achetées sur le marché). La sélection
participative est un processus de gestion dynamique de la
biodiversité cultivée et de la sélection de nouvelles variétés hétérogènes issues de croisements ou de mélanges. Les
paysans peuvent alors, localement, sélectionner des variétés adaptées à leur milieu, leurs besoins et leurs attentes.
Cette sélection participative réduit la dépendance aux produits phytosanitaires et confère une meilleure adaptabilité
aux changements climatiques. Cette vision dynamique de
la biodiversité cultivée a également un impact important
sur la biodiversité sauvage. L’absence d’intrants chimiques
favorise le retour d’espèces animales et végétales dans les
zones agricoles cultivées, les espèces sauvages et cultivées
ne sont plus opposées mais considérées comme un continuum à l’image d’espèces végétales messicoles (coquelicots,
bleuets…).
Les questionnements et les propositions venant de citoyens
et de collectifs de la société civile enrichissent la recherche
et ouvrent de nouvelles pistes. La reconnaissance d’une
démarche scientifique plus ouverte, s’intégrant dans une
vision vivante de la démocratie, constitue un atout pour que
la recherche reste (ou redevienne) un des outils fondamentaux de transformation humaniste de la société. Dans une
approche écologique de l’état de notre planète et de notre
société, elle deviendra aussi un outil d’action pour que nous
ne restions pas « les spectateurs impuissants de notre toutepuissance » 2.
Claude Lorius, Laurent Carpentier : Voyage dans l’Anthropocène : Cette nouvelle
ère dont nous sommes les héros, éd. Actes Sud, 2011.
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