Le seuil sexuel du pouvoir.

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RichardAbibon
Leseuilsexueldupouvoir.
ÀproposdeLaVénusàlafourrure,filmdeRomanPolanski
C’estlaplusrécenteproductiondePolanski.Deuxacteursdansunthéâtreplutôt
minable,devantledécord’uneproductionprécédente.Presquerienetpourtantunpetit
bijoud’intelligenceetdepassion.
Polanski adapte ici la pièce de David Ives, elle-même inspirée du roman de
Sacher-Masoch. La pièce prend déjà quelques distances avec le roman, y ajoutant les
épicesduthéâtredanslethéâtre.
Seul dans un théâtre parisien après une journée passée à auditionner des
comédiennes pour la pièce qu’il s’apprête à mettre en scène, Thomas se lamente au
téléphone sur la piètre performance des candidates. Pas une n’a l’envergure requise
pourtenirlerôleprincipal.«Moi,tumemetsunerobeetunepairedebas,jefaisune
meilleureWandaquelaplupartdecesfilles».Ilnesedoutepasquec’estexactementce
quivaluiarriveràlafin.IlseprépareàpartirlorsqueWandasurgit,véritabletourbillon
d’énergieaussidébridéequedélurée.WandaincarnetoutcequeThomasdéteste.Ilest
cultivé, posé, courtois. Elle est vulgaire, écervelée, et ne reculerait devant rien pour
obtenirlerôle.Elleestenretarddetouteuneaprèsmidi,maisqu’importe?Decesimple
faitelleprenddéjàlepouvoir.Quand,aprèsavoirforcéThomasautantquepossible,elle
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se fait quand même renvoyer, elle utilise une arme plus féminine: les larmes, autre
façondeprendrelepouvoir.Là,Thomascraque;illalaissetentersachanceetc’estavec
stupéfactionqu’ilvoitWandasemétamorphoser.Nonseulementelles’estprocuréedes
accessoiresetdescostumes(pourluiaussi!)qu’ellesortirachaquefoisquelamiseen
scène le commande, mais elle comprend parfaitement le personnage et connaît toutes
les répliques par cœur. Elle devient fine, un poil aristocratique, intelligente et
perspicace.Normal:elles’appelleWandaJourdain.Jen’auraispasosélefaire,maisIves
(ou Polanski), oui: elle fait du sadisme comme monsieur Jourdain de la prose, sans le
savoir.Soussonmanteau,elleestdéjàenhabitdecuiretcollierdechien.
Onl’auracompris,laquestiondupouvoirabsoludel’unsurl’autrecommesource
de plaisir, sujet du roman de Sacher-Masoch, s’est transposée dans le rapport entre le
metteur en scène et l’actrice. Normalement le premier, par le contrat naturel de sa
fonction, a tout pouvoir sur la seconde. Néanmoins, et en deçà d’aucun contrat, nous
avons vu que l’inverse s’est installé dès le début. Avant même la première scène, elle
s’emparedelaconsolepourmodifierleslumièresafindecréerl’ambiancecosyqu’ilse
doit. Lui avoue qu’il n’aurait même pas su sur quel bouton appuyer; il s’avère que le
résultatestmagnifique.C’estd’ailleurssouslatabledesoutiendecetteconsolequ’elle
collesonchewing-gumavantdemontersurscèneetdedevenir«pourdesemblant»la
Wanda qu’elle est déjà «pour de vrai», comme si elle abandonnait sa peau de fille
vulgairepouruneautredefemmeraffinée.
Puisque je suis en train d’élaborer le concept d’image du corps, c’est là où je
voulaisenvenir.Cetteimageesticimiseenscèneparlebiaisdelaquestiondelamise
en scène comme telle, avec la problématique de l’acteur qui enfilerait la peau de son
personnage. Un rêve fonctionne de la même façon. Le rêveur se promeut metteur en
scènedesonrêveafindefaireévoluersonpersonnageenconfrontationàd’autresqui
ne sont que des avatars non reconnus de lui-même. Le «moi» de la veille qui, en
général, ne comprend rien à cette pièce, tente néanmoins par cela, à son insu, de
récupérer une maitrise sur ces avatars qui ont tendance à n’en faire qu’à leur tête.
Quand l’«autre» a le dessus, l’autre dont il ne veut pas voir qu’il s’agit de lui-même,
c’estlecauchemaravecréveilangoissé.Telestl‘intérêtdufilmdePolanskietdelapièce
éponyme. Loin des quelques uns qui aiment jouer à s’infliger humiliations et sévices,
celaconcernetoutlemonde.
Et sur quoi repose cette image du corps? Le décor a été laissé en plan par la
productionthéâtraleprécédente,uneadaptationdeLachevauchéefantastique.Difficile
denepasyentendreunemétaphoredel’actesexuel.D’autantqueWanda,découvrant
un cactus-cierge de trois mètre de haut en carton pâte, s’exclame «c’est quoi ça? Un
symbolephallique?»…etdesefrottercontreluidefaçonobscène,jetantunœilrigolard
en direction du metteur en scène. Non seulement elle s’est imposée en dehors de son
emploidutemps,maiselles’accaparelephallusdisponible,posantainsitoutcequivase
passersousl’égidedujeu,dusemblant,c'est-à-diredusymbole.Laracinedusymbole,la
voilà: le phallus qui, parce qu’il est posé d’emblée comme étant ici et pas là, s’établit
commepouvantcirculerdel’unàl’autredanslejeuqu’ilsdécidentdetisserentreeux.
Àlasuitedequoi,ilsjouent.ElledevraitporterunezibelineduCaucase,maiselle
n’a qu’une grosse écharpe de laine. N’empêche, dès qu’elle s’en pare, ça devient une
zibelineduCaucase.Elleenlèveavectoutelalenteurrequise,doigtpardoigt,lesgants
qu’elleneportepas.Iln’yapasdecafémaisilssefontuncafé,etelletournel’absence
de petite cuillère dans le défaut de tasse avec une telle distinction qu’on en renifle
l’arôme.Desoncorsage,dévoilantunboutd’aréolel’espaced’uneseconde,elletirerien
quiestcenséeêtreuncontrat.Illesigneavecunfantômedestylo.C’estcela,endosser
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unrôle:enfilerlapeaud’unpersonnagecommeonmetsoncostume,mêmes’iln’yapas
de costume. Adopter la posture phallophore même s’il n’y a pas de phallus. Les gestes
qu’ilsfontévoquentlesvêtementsetlecafécommeuntextequel’onaapprisàliredans
laviequotidienneaussibienqueleslettresdel’alphabet.
C’estainsiquelesenfantsjouent,imitantlesadultes,serecevantàdinerpourde
semblant devant une dinette pleine de rien. Ils se saluent, se font des politesses, se
serventetsenourrissentdecesécrituresqu’ilsontlueschezleursparentspourtenter
d’en donner leur propre version en se faisant naitre à la socialité. Le rêve fonctionne
exactementsurlemêmeprincipe,pours’appropriercequiestaétélaissépourcompte
delajournée,del’enfance,etdesgénérationsprécédentes.Semettreenscènesousles
oripeauxdesdiverspersonnagesquinouscomposent,c’estunefaçondecontinueràse
mettreaumondedansunprocessusquineconnaîtpasd’achèvement.Entrecequenous
ne voulons pas voir parce que ça nous dérange (le refoulement proprement dit) et ce
que nous n’avons pas pu voir parce que ce n’était pas symbolisé (le refoulement
originaire),nousn’avonsjamaisassezdetouteuneviepourcombleruneimageducorps
fatalementin-finie.
Lesgravuresdécaléesdans«La9èmeporte»étaientdéjàunjeudefaux-semblant.
Boris Balkan, qui les prenaient pour de la réalité vraie, a voulu enfiler le costume de
flammesdelatoutepuissance.Ils’yestcraméentotalité,tropprèsdeSatan,tropprès
delaréalité,commeIcaretropprèsdusoleil.
À l’inverse, Thomas et Wanda, en jouant le jeu du pouvoir, savent que ce n’est
qu’unjeu.QuandThomassertlefauxcaféàWanda,sesmainstremblentsousl’empire
d’un sentiment si vrai qu’il en défie tout semblant. Pourquoi? Parce que sous les
artificesassumés,lejeudévoilelesfaillesduje.Lavéritédelaconditionhumaineestlà:
nousnesommespaspureanatomie,purephysiologie,purephysique.Lecorpsn’estpas
quelecorps.Pourfonctionner,ildoitseglisserdanslecostumed’uneimageréférencée
à une histoire et à des relations avec d’autres. Nous fonctionnons dans l’univers
symbolique.Etcetuniverssouffred’incomplétude.Ilyadujeudanslesrouages,çane
fonctionnepastoujourscommeprévu,nicommeunemachine.Iln’estjamaisquestion
delatoutepuissance,seulementdelacirculationdephallusqui,onvalevoir,vadeplus
enpluschangerdemain.Maistoujourspourdesemblant:souslarobedeWandaqu’elle
va lui faire revêtir à la fin, chacun des deux sait très bien qu’il conserve son phallus.
Ainsi, chacun d’entre eux va se faire plaisir avec cette idée que si, sous une robe de
femme,ilyaunphallus,c’estquelacastrationn’apaspuavoirlieu.Siunefemmepeut
prendre le pouvoir, c’est que la castration n’a pas pu avoir lieu. C’est pourtant par ce
trouimaginairequepeutseglisserlafluiditésymboliquedesrapportshumains.
Lacastrationestunfantasmeenfantindestinéàexpliquerladifférencedesexes.
Il reste enfoui dans l’inconscient. Il n’en est pas moins agissant au point de nous faire
mettre en scène ces jeux où elle ne cesse d’être déniée. Ce déni de la faille ne fait que
mieuxlamettreenrelief.CepourquoilesmainsdeThomastremblent,àlafoisduplaisir
delaréassuranceparledénietdel’angoissedelavéritéquipointesousledéni.Cequi
estvraisurcettescènedethéâtreetdanslefilmdePolanskisereproduittouslesjours
danslescafés,lesrestaurants,lescuisines,lessalons,leschambresàcoucherdetoutun
chacun.
Lorsqu’il se met à genoux devant elle, lui déclarant à la fois sa flamme et sa
soumission, elle le fait se relever: «quand un homme se soumet à moi, je flaire un
piège». Jouent-ils? Sont-ils dans la réalité? Il la demande en mariage et s’avance
toujours plus loin: «battez moi si vous le souhaitez, je vous donne tout pouvoir sur
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moi».Cen’estqu’àleurtonlégèrementsurjouéquel’ondevinequ’ilsontfranchileseuil
delapièce,commeça,sanscriergare.
C’est là que Thomas interrompt brutalement le jeu. Il semble vouloir reprendre
son statut de metteur en scène. Elle lui avait déjà fait changer d’actrice, de lumière,
d’accessoires;elleluiavaitdéjàfaitrétablirunprologuequ’ilavaitsupprimé;elleluia
prissonrôledemetteurenscèneenl’apostrophantd’un:«allez!Donnez-vousunpeu
demal,vouspouvezlajouermieux!».Etlà,soudain,illuidésignesaplace:
«Mettezvouslà,aucentre,enpositiondepouvoir».
–ahnon!Moijetrouveçatrèsbienici!».
Puis,elleaccepte,maisellejouemal.
–non,çanevapas.Aprèstout,c’estqu’uneaudition,hein!».
EtThomasd’untonsansréplique:
– c’est une audition, et bien justement, c’est pour voir si vous acceptez d’être
dirigée.Essayez! (il joue) «je vous donne tout pouvoir sur moi, inconditionnellement,
battezmoisivouslevoulez!»(alorsqu’ilestpleinephasedereprisedupouvoir).
–«ehbien,voilàquiestinattendu!»(c’estsaréplique)
(et,sortantdujeu:)ah,vousavezraisonc’estmieux!»
«C’estambivalent»dit-ellerégulièrementquandellecomprendunesubtilitéde
lapièce.Ilcorrigeàchaquefois:«c’estambigu»,commedanslesgravuresidentiqueset
pas tout à fait pareilles de «La 9ème porte». Ils se tiennent donc là, Wanda et Thomas,
surleseuilentrelejeudanslapièceetlejeudanslefilm(quiseveutlaréalité),entrele
maitreetl’esclave,nitoutàfaitdedans,nicomplètementdehors.
Comme moi-même, je ne suis pas toujours ce que je suis, c'est-à-dire ce que je
crois être, malgré l’idéologie actuelle qui nous rappelle à longueur de films et de pubs
quelemust,c’estd’êtresoi-même.Siçamarchesibien,d’ailleurs,c’estqu’entrelesrôles
que tout le monde joue sans savoir qu’ils font semblant, chacun aimerait bien en effet
êtreunsoi-mêmequiéchappedèsqu’oncroitl’attraper.
Unpeuplusloin,Wanda(jouantWanda):
–Menteur!Vousn’êtespasenmonpouvoir.C’estmoiquisuisentrevosmains.
(sortantdurôle)vousditesquevousêtesmonesclave,maisc’estvousquimedominez
c’estvrainon!?(….)plusilsesoumet,plusilladomine!»
Ladialectiquedumaitredel’esclave.CequiavaitéchappéàHegel,c’estl’aspect
sexueldelaquestion.Franchissantplusieursfoislalimiteentrelejeudanslapièceetle
jeu dans la réalité, le pouvoir s’échange comme une balle de tennis et arrive à sa
conclusion révélatriceoù c’est le phallus qui est échangé. Wanda habille Thomas en
femme,etildevientWandaqu’elleligoteaucactus-phallus.Lorsqu’onnel’aplus,ilne
reste plus qu’à l’être, sort habituellement réservé aux femmes, dont on voit que les
hommesnesontpasexempts.Toutlemondepasseparcettephaseenfantineoùmaman
étaittoutepuissanteetoùl’onétaitsuspenduàellecommeunphallusàsoncorps.Ce
n’est pas parce qu’on grandi que cette phase s’efface: elle se refoule seulement et
l’aboutissementdecejeudedupesrévèlelavéritéduje.
«Rienn’étaitdoncvrai?dit-elleaprèsl’avoirféminisé.Etlecontrat?»
Il sort de son corsage un rien et le déchire, soufflant sur les morceaux pour les
éparpiller.Commeleditsibienl’adage,lesparoless’envolent,lesécritsrestent.Maisen
amour,oncomptesurlaparoledonnée.Ilpeutbienyavoiruncontratdemariage,on
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sait bien que la vie et l’usure des paroles a vite fait d’en changer les termes pour le
réduireassezsouventaurienquilesoustendait.
Puisattachéaucactus–phallus,illavoitémergerd’unbrouillardmystérieux,nue
et jouant de sa nudité avec, cette fois, une vraie peau de zibeline du Caucase, faux
semblantdetoisonpubienne.Voilàlaseulevérité,voilée-dévoiléedansundernierjeuà
la limite du ridicule: le sexe féminin qui n’a plus que la beauté de la femme pour en
voiler le pouvoir castrateur, lui-même dévoilé par ses contorsions et ses grimaces de
bacchanale.Ambivalent?Ambigu.
Là où ça manque pour compléter l’image du corps, c’est là où, paradoxalement,
s’érigelapossibilitédecetteimage,prévenantsonéparpillementdansl’espace.
9août.16
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