ili. £ ¿ u f 6 - /7 ^ ( A jv v u u ^ PAUL HYMANS FRAGMENTS D’HISTOIRE IMPRESSIONS ET SOUVENIRS P r é f a c e de JULES BORDET e lle n s js . 1940 E D I T I O N S DE LA C O N N A I S S A N C E S.A. BRUXELLES FRAGMENTS IMPRESSIONS D’ H I S T O I R E ET S O U V E N I R S PAUL HYMANS FRAGMENTS D’HISTOIRE IMPRESSIONS ET SOUVENIRS P r é f a c e de JULES BORDET Co 949.303.3 HYMA 1940 E D I T I O N S DE LA C O N N A I S S A N C E S.A. BRUXELLES DU MÊME A UTEU R: F r è r e - O r b a n , tome 1 : 1812-1857 ; tom e II : La Belgique et le Second Empire. J. Lebègue & Cle, Bruxelles. P o r t r a i t s , E s s a is e t D is c o u r s . Henri Lamertin, Bruxelles 1914 . P a g e s l i b é r a l e s . Les Editions du Flambeau, Bruxelles, 1936. Copyricht 1939 by Editions de la Connaissance, s. a., Bruxelles PRINTED IN DELCIUM TABLE DES M A T I È R E S P R É F A C E .......................................................................IX LA DÉCLARATION DES DROITS DE L’HOMME . 3 LA BELGIQUE Les F o n d a t e u r s ..............................................23 Quelques leçons de l’H i s t o i r e ....................41 La vie politique pendant un demi-siècle (1888-1938) La vie intellectuelle de 1830 à 1930 . . . . 54 58 1914-1919 Lord Grey de F a llo d o n .................................79 Une conversation avec Guillaume II . . . 113 L’Ultimatum — La Nuit du 2 au 3 août 1914 . . 117 Une mission belge aux E ta ts-U n is........................ 121 Tableau de G u e r r e .................................................. 146 La Fête de l’Indépendance à Londres, les 21 juillet 1916 et 1 9 1 7 ........................................................ 149 Un diplomate américain, W. H. Page . . . 153 Les Réparations — La priorité Belge et la libéra­ tion des dettes de g u e r r e .......................................161 LA PREM IÈRE ASSEMBLÉE DE LA SOCIÉTÉ DES N A T I O N S ............................................................................. 169 VARIA Réminiscences : Versailles — Waxweiler et Paul L i p p e n s .......................................................................187 Emile V e rh a e re n ..........................................................190 Les vieux a r b r e s ..........................................................193 P R É F A CE Un groupe d’amis de Paul Fïymans, dont j'a i le privilège de jaire partie, s'est jormé en vue de lui offrir, à Voccasion de son 75ème anniversaire, en témoignage d'affectueuse admiration, ce Recueil comprenant quelques-uns de ses écrits. Le jait que dans ce groupe je suis l'un des plus proches de Paul Hymans par l'âge, explique qu'on m'a chargé de lui exprimer, en quelques mots de dédicace, les sentiments que tous au même degré nous éprou­ vons à son égard, et que nous ont inspirés la noblesse de son caractère,l'éclat de son talent,le charme de sa personnalité. D'autres eussent été jnieux qualifiés pour ce rôle d'interprète. Hélas, celui qui sûrement eût été désigné ne se trouve plus parmi nous. Il était pour Paul Hymans le confident le plus intime, le compagnon fidèle avec lequel on se concerte, et que le même esprit anime. Et il était pour moi, qu'on me permette d'évoquer ce souvenir, un cama­ rade d'enjance d'il y a 60 ans, un ami qu'on ne peut oublier. C'est lui qui aurait dû parler en notre nom à Paul Hymans. Aucun accent n'aurait pu le toucher plus profondément. Mais cette noble voix s'est tue : Adolphe Max n'est plus. Rendre hommage à Paul Hymans, c'est glorifier l'idéal qui l'a guidé et qu'il poursuit encore de son énergie toujours jeune. Sa carrière est un hymne à la liberté. C'est dans l'amour de la liberté qu'il puise le zèle qu'il met à la déjendre, l'ardeur de son éloquence, l'enthousiasme qui soutient son activité parlementaire, toute de sincérité et de droiture, et qui est un exemple par l'élévation des mobiles et la constance de l'effort. Comme il le disait lui-même IX de Jules Bara, la passion de la liberté et du droit ennoblit s o j i existence. Sans doute peut-on considérer comme définitives les grandes conquêtes de la liberté, celle des Droits de l'homme notamment, dont notre ami a fait récemment le sujet d'une belle conférence. Pourtant, les hautes créations de la civilisation ont été parfois anéanties, et il n'est pas exclu qu'un passé d'oppression puisse revivre. Assurément, les hommes de la génération de Paul Hymans, qui ont été élevés dans le souvenir encore vibrant des grandes libérations, se refusent à penser que l'attachement à la liberté pourrait devenir moins fervent. En ce pays, la servitude dont certains peuples s accommodent n'inspirera jamais qu'une invin­ cible répulsion. Mais il ne suffit pas de protéger la liberté indivi­ duelle contre les entreprises de la force, il faut la défendre contre les sophismes d une propagande qui cherche à en rapetisser les bienfaits, ou même à la représenter comme contraire à l'intérêt supérieur de la collectivité. Il est facile de prétendre, sans le moindre soupçon de preuve, que telle doctrine est pernicieuse et menace dans sa santé morale l ensemble de la Nation. C'est ainsi que dans d autres pays on traque impitoyablement des croyances profon­ dément respectables. Il est facile d'affirmer, sans argument valable, que telle réforme, en opposition manifeste avec le principe de liberté, est nécessaire au bien de tous, et qu'il faut l'adopter en immolant les droits de l'individu sur l'autel de la communauté. C'est ainsi qu'ici même on s'oppose au libre choix de la langue, en décrétant que même dans des régions qui depuis très long­ temps sont bilingues, les minorités linguistiques seront étouffées pour la raison que les groupements dits culturels doivent disposer intégralement du territoire qui leur est assigné, et préserver ja ­ lousement leur homogénéité et leur autonomie en empêchant toute autre langue de servir de véhicule à Venseignement. Rappelons à ce propos les mots de Paul Hymans : « Organe de la collectivité, l'Etat n'a pas le pouvoir de façonner l'individu à son gré : la raison d'Etat n'a que trop souvent servi aux audacieuses entreprises de la Force contre le Droit ». X En divers poijits du monde, un nationalisme farouche or­ ganise sa tyrannie, contrecarrant révolution naturelle des idées et des modes d'expression, rejoulant les aspirations qui haussent les esprits vers une humanité solidaire. Tandis que le progrès humain exige les contacts jéconds et les collaborations plus étroites, on construit des barrières, on s'isole dans un ombrageux amourpropre de race. Contre de telles tendances, déjendons-nous en défendant la liberté. A l'exemple de Paul Hymans, gardons une foi profonde dans l'essor de la civilisation par le respect delà per­ sonnalité humaine et de sa dignité. A l'Université, la liberté de la méditation et des recherches s'appelle le libre-examen. Nous lui devons la pratique d'une analyse libérée des parti-pris et des mots d'ordre, l'habitude d'une critique impartiale et mesurée, attentive seulement à dégager le vrai, ignorant les préférences irraisonnées, et n'accordant pas d'indulgence spéciale aux conceptions qui ont à leur actif les obscures prédilections instinctives. C'est lui qui nous apprend à subir de bon gré le contrôle du Doute, ce censeur scrupuleux dont l'ombre se profile sur les philosophies et qui, connaissant nos faiblesses autant que la complexité des problèmes, enseigne la sévérité pour soi-même et l'indulgence pour autrui. Pourvu que la pensée résiste aux contraintes dogmatiques qui pourraient l'étouffer, le libre-examen ne réprime aucun de ses élans et ne réprouve aucune de ses méthodes. S'il autorise l'erivol des hypo­ thèses audacieuses qui prétendent aborder les problèmes éternels dont l'homme est obsédé, il permet également la réserve prudente de l'agnosticisme désabusé qui n'affronte pas l'inconnaissable. Depuis un siècle, dans ce pays où l'on n'admettait guère que c'est surtout dans le domaine des opinions qu'il faut traiter autrui comme on désire être traité soi-même, de nombreuses générations se sont formées sous son égide, dans une tradition de fière indé­ pendance, mais aussi d'égal respect pour les convictions du pro­ chain. Ce souci de juste réciprocité a désarmé sinon conquis cer­ tains milieux de prime abord hostiles, lesquels devaient finalement reconnaître que la tolérance est la vertu sociale par excellence. XI En vérité, l'intolérance n'est légitime qu'envers l'intolérance. En face de celle-ci, et seulement alors, l'adhésion au libre-examen est une attitude de combat. Ceux qui le considèrent comme le principe directeur ne pourront jamais se courber sous la contrainte intel­ lectuelle que font peser les dictatures, et c'est pourquoi notre Uni­ versité, dont il est le fondement et qui est un temple pour le Savoir, est aussi, pour les libertés des citoyens et du pays, un rempart. Comme l'a dit Paul Hymans, la tolérance n'est pas une abdication. De notre Maison très aimée, Paul Ilymans est l'éloquent porte-parole. Il lui fu t toujours profondément attaché, il collabore quotidiennement à son fonctionnement depuis qu'il a pu délaisser les responsabilités ministérielles dont il avait longtemps accepté le fardeau, ayant été quinze ans membre du Gouvernement, et dix ans, en des moments décisifs de notre histoire, et l'on sait avec quel éclat, Ministre des Affaires étrangères. Pouvant consacrer désor­ mais plus de temps à l'Université, il prend une part plus directe à sa vie intérieure et lui témoigne un dévouement qui est pour lui-même une source de satisfactions, car la cause de l'enseignement l'a toujours passionné. Nul n'a souligné avec plus d'insistance la nécessité d'élever le niveau de la culture et de veiller à l'éducation morale de nos populations. « Il ne suffit pas, disait-il, de proclamer la liberté ; elle suppose une capacité et une organisation. Il n'y aura de progrès social que parallèlement au progrès intellectuel. Pour que la société s'améliore, l'homme lui-même doit devenir meilleur ; aussi le progrès apparaît-il essentiellement comme une œuvre d'éducation. L'importance des problèmes économiques est vitale, mais on ne saurait les dissocier des problèmes moraux ; l'émancipation intellectuelle du peuple et son émancipation maté­ rielle sont œuvres jumelles qu'il faut poursuivre simultanément ». C'est dans cet esprit qu'il prit avec tant d'ardeur combative la défense de l'école officielle en butte à de furieux assauts et qui, ouverte à tous, ne pouvant être l'instrument d'un parti, se rapproche de notre Université par son principe de stricte impartialité et d'irréprochable tolérance. C'était d'ailleurs pourquoi elle était si violemment attaquée. A u premier rang de ceux pour qui « le X II devoir de VEtat est de n'adopter et de ne proscrire aucune doctrine, de rester à l'abri des disputes des sectes, de jaire ses écoles à son image de façon à ce qu'elles puissent accueillir les enfants de toutes les familles », il prononça, pour protéger l'enseignement officiel contre des projets destructeurs, des discours dont le re­ tentissement fu t énorme et qui comptent parmi ses plus émouvants. Mais il ne saurait être question aujourd'hui de chercher à dépeindre, dans ces courtes lignes, une carrière qui n'a d'ailleurs aucun besoin, pour s'imposer à l'unanime gratitude, que nous en évoquions toutes les péripéties. Personne n'ignore que Paul Hymans, par le rôle éminent qu'il assuma au Parlement et au Gouvernement, par ses écrits qui touchent à tant de problèmes sociaux et politiques ou qui retracent îiotre histoire parlementaire, par son éloquence dont l'intensité de vie et l'émotion communi­ quent l'enthousiasme, par le respect accru que son talent valut à la Belgique dont il était le mandataire dans les grandes assem­ blées internationales, par son constant souci de promouvoir les œuvres d'enseignement, figure au premier rang de ceux qui con­ tribuèrent avec autorité à l'ascension intellectuelle et au prestige de notre démocratie. Aujourd'hui, à l'occasion de cet anniversaire qui compte des années dont le nombre est devenu imposant mais dont le poids est resté bien léger tant il est vaillamment et allègrement supporté, c'est à l'ami que nous nous adressons pour le féliciter de tout cœur et pour lui exprimer, avec l'assurance de notre grande af­ fection, le vœu que nous formons de le voir longtemps encore présider aux destinées de notre Université. Bruxelles, le 23 mars 1940. JU L E S BORDET X III LA RATION DES R O ITS DE LA DÉCLA DÉCLARATION DES D DROITS DE LL ’HOMME ' HOMME LA DÉCLARATION DES DROITS DE L’HOMME Conférence à V Université Libre de Bruxelles sous les auspices du Cercle «Le Libre Examen » et de rU nion des Anciens Étudiants, le 5 jan vier 1940. Je suis heureux d’être appelé à parler ce soir devant une vaste assemblée universitaire où se confondent tous les âges. Heureux et un peu confus. Car les anciens et les jeunes ne s’accordent pas toujours. Chaque âge a sa façon de sentir, de comprendre, de s’exprimer. Les jeunes, par une poussée naturelle et qu’il ne faut pas regretter pensent plus hardiment et plus vite. Au seuil de la vie, ils voient devant eux d’immenses horizons. Ils sont prêts aux lointaines explorations. Ils referont le monde. E t le monde en a bien besoin ! Les vétérans se méfient de l’audace des débutants. Il y a entre eux une différence d’humeur qui parfois les éloigne et les oppose. Mais à certains moments, dans certaines crises qui remuent le fond de l’âme, une même pensée de salut, un même idéal suprême rassemblent tous les esprits d’une même race intel­ lectuelle. Nous traversons l’une de ces périodes critiques. Nous sen­ tons le besoin de nous rapprocher pour affirmer notre atta­ chement à certaines grandes vérités essentielles sur qui repose notre conception de l’être humain, du progrès, de la civilisation. La première, la plus noble, la plus vivifiante, c’est la liberté. Je vais parler d’un grand fait historique, d’un acte mémo­ rable qui annonça le règne de la liberté, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Elle remonte à 1789. Dans l’année qui vient de finir, on célébra solennellement son 150e anniversaire. Il n’est pas trop tard pour que nous le célébrions a notre tour. Les événements qui se déroulent autour de nous donnent à ce grand souvenir une émouvante actualité. 3 Il semble, disait récemment M. Edouard Herriot, que l’humanité soit arrivée à un tournant décisif de son histoire. Tout ce qui fait l’honneur, le prix, la raison de la vie humaine est mis en cause. Il fut un temps, non éloigné de nous, où la liberté semblait le climat de toute société évoluée. Nous la respirions comme l’atmosphère naturelle de nos pays et de notre époque. Là où elle supportait des limitations et des entraves, il semblait qu’elle fût l’idéal vers lequel tendaient les peuples qui n’avaient pas franchi jusque là les étapes nécessaires et atteint la majorité politique. On la tenait pour la forme supérieure de la civili­ sation. Les peuples qui l’avaient n’en parlaient plus, tant ils en étaient pénétrés, tant ils en avaient l’habitude. La liberté pour eux, était une condition normale et en quelque sorte vulgaire de l’existence. Aujourd’hui, on frissonne, on s’exalte au spectacle de la liberté en danger. On sent, en voyant se dresser la menace, le prix de l’indi­ vidualité humaine, de ses forces, des biens qu’on en retire ; on mesure la valeur morale des grandes libertés civiles et publiques qui sont les instruments de la vie commune et les conditions des progrès de la science, de l’art, de toute l’œuvre de l’esprit. E t voici que remonte à la mémoire le grand Acte qui mit fin il y a 150 ans, à l’absolutisme royal et aux privilèges du régime féodal, qui fixa les droits de l’homme et du citoyen, qui proclama la liberté et l’égalité. La Déclaration sera le préambule de la Constitution de 1791. Elle condense en quelques formules sculpturales les règles qui inaugurent un monde nouveau. Je me borne, en ce moment, à en montrer quelques unes, les dominantes, celles qui ont le plus de relief: Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les droits imprescriptibles de l'homme sont la liberté, la propriété, la sûreté, la résistance à l'oppression. N ul ne peut être inquiété pour ses opinions. Tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement. La loi est l'expression de la volonté générale. Elle doit être la même pour tous. Nul ne peut être accusé, arrêté, détenu que dans les cas et suivant les formes déterminées par la loi. Tous les citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes ou leurs représentants la nécessité de la contribution publique et de la consentir librement. La Déclaration des Droits n’est pas une œuvre improvisée dans la chaleur de discussions parlementaires ; ce n’est pas non plus un catéchisme idéologique élaboré par un comité de philosophes, le fruit d’un pur travail académique. Elle est le résultat d’une profonde évolution des mœurs et d’une longue opération intellectuelle ; elle n’est pas exclusi­ vement nationale et française, car elle a des racines en Amérique et en Angleterre. Elle a été préparée par les abus et la désagré­ gation d’un régime, les souffrances du peuple et la crise finan­ cière où une administration incapable avait précipité la France. La liberté n’est pas une fleur qui jaillit dans un jardin, en quelques heures de soleil. Elle germe et pousse lentement. Elle doit se conquérir et se mériter. La Déclaration des Droits est le fronton de la Révolution française, mouvement immense de délivrance et d’émanci­ pation et qui marque, comme la Renaissance, comme la Ré­ forme au XVIe siècle, une des grandes étapes de l’humanité. Ah ! sans doute, la Révolution Française n’est pas un bloc, contrairement à ce que dit un jour Clémenceau quand il n’était encore qu’un ardent polémiste, bien avant les deux an­ nées de gloire pendant lesquelles il fit la guerre et la gagna. Elle eut des aspects sinistres : la Terreur, la guillotine, le Comité de Salut Public, les massacres de L’Abbaye, le mas­ que hideux de Marat, le froid et cruel doctrinarisme de Ro­ bespierre. E t d’autre part si l’on embrasse toute la période révolu­ tionnaire de Louis XVI à Napoléon, quel prodigieux spectacle ! Ce sont d’abord les grandes journées de 1789, la réunion des Etats Généraux dans tout l’appareil de la Cour, le Serment du Jeu de Paume, la nuit du 4 août où s’effondrent les privi­ lèges féodaux, c’est la Déclaration des Droits. Puis la Convention, le fanatisme jacobin, un gouvernement féroce qui fait tomber les têtes, bouleverse la France et qui en 5 même temps lève une armée et repousse l’invasion ; une archi­ duchesse d’Autriche, reine de France, mourant sur l’échafaud, et quelques années après une autre archiduchesse d’Autriche, sa parente, m ontant sur le même trône orné de l’aigle impérial, où l’appelle son mariage avec un sous-lieutenant de la Républi­ que couronné Empereur, Bonaparte devenu Napoléon ! Voilà, dit Le Bon dans sa Psychologie des Révolutions, une tragédie unique dans les annales du genre humain ! Mais nous n’entreprenons pas ici de faire l’histoire de la Révolution française et de la juger dans toutes ses manifesta­ tions, ses grandeurs et ses faiblesses, son héroisme et ses crimes. C’est la Déclaration des Droits de l’Homme que nous cé­ lébrons. Elle transforme les bases de la vie civile et politique d’un peuple qui, à la fin du X V IIIe siècle, par la pensée, la culture de l’esprit, l’éclat de son passé de puissance et de gloire, brille au sommet de la civilisation européenne. La Déclaration est l’aboutissement d’un siècle de progrès scientifique et d’un renouveau de l’esprit. Les sciences physiques et naturelles se sont étendues et af­ fermies. Newton a construit un système du monde. Laplace explique le mouvement des planètes et le mécanisme céleste. Lavoisier décompose l’air, découvre l’oxygène et enseigne la théo­ rie de la respiration. Buffon écrit l’histoire du globe. On se passionne pour l’observation de la nature, et paral­ lèlement les écrivains, dans le domaine moral et philosophique, se détachent de la théologie, des traditions pour étudier l’homme, pour discuter les institutions, les lois, les moeurs. L’esprit criti­ que s’éveille. La religion et l’E tat, la loi et la coutume sont sou­ mis à l’analyse et à la discussion. La littérature réflète ces tendances nouvelles et leur donne le prestige et le charme du style. Voltaire inaugure le règne de l’opinion publique. Ses contes, ses satyres, ses pamphlets, lui créent une extraordinaire popu­ larité. Il fait, par d’admirables plaidoyers, reviser le jugement qui a condamné le calviniste Calas à la peine affreuse de la roue, sous l’accusation d’avoir tué son fils, afin d’empêcher qu’il ne se convertisse à la réligion catholique. Voltaire, selon le mot de Brunetière, résume toutes les forces éparses de la libre pensée. Jean Jacques Rousseau publie son Contrat social, qui crée 6 un type imaginaire de souveraineté populaire, de gouvernement direct du peuple par le peuple, et son Emile, manuel d’éducation inspiré de l’idée de la bonté originelle de l’homme. Ses livres enflamment l’imagination. Montesquieu, dans ses Lettres persanes, décrit ironiquement les ridicules, les préjugés, les friperies du régime. Dans son grand ouvrage, L'Esprit des lois, dont 22 éditions parurent en moins de deux ans, il étudie les formes de l’E tat, les organes et les moeurs politiques, vante la tolérance et s’oriente vers la monarchie constitutionnelle selon le modèle de la monarchie anglaise. Les Encyclopédistes Diderot, d’Alembert, Condillac, forment toute une armée philosophique qui affirme les droits de la rai­ son, combat les croyances et les institutions du passé, et montre dans le progrès des sciences, les sources de l’amélioration du sort de l’humanité. La pensée française se pénètre et s’enrichit des exemples qui lui viennent d’Amérique et d’Angleterre. On remonte à la Magna Charta (la Grande Charte) de 1215, et à la loi d'Habeas Copus qui ont protégé l’individu contre l’ar­ restation et la détention arbitraires. Voltaire et Montesquieu ont lu les ouvrages de Locke, défenseur de la liberté religieuse et politique. Ils ont séjourné en Angleterre et se sont imprég­ nés de sa mentalité. Mais d’Amérique vient la leçon récente et directe. Les colonies britanniques de l’Amérique du Nord se sont révoltées. La France les a assistées, leur a envoyé des soldats et un capitaine, La Fayette. Les colonies ont conquis l’autono­ mie et fondé une République. La Virginie, la première, s’est déclarée indépendante et s’est donné, en 1776, une constitution qui énumère tous les prin­ cipes que l’on retrouve dans la Déclaration française de 1789 : La nature a fait tous les hommes libres ; les hommes ont droit au libre exercice de leur religion ; on ne peut priver les hommes des droits qui se rapportent à la vie, à la liberté, à la propriété ; aucun office public ne peut être héréditaire ; les pouvoirs exécu­ tif et législatif doivent être séparés et distincts du pouvoir judicaire. Ces idées s’infiltrent dans les classes éclairées, dans la bour­ geoisie et dans la noblesse. 7 La bourgeoisie, — ce Tiers E tat qui, selon le mot de Sieyès, est tout, n’est rien dans l’ordre politique et demande à devenir quelque chose — s’est enrichie dans le commerce et l’industrie. Elle est énergique, intelligente, ambitieuse. Elle s’irrite des privilèges de l’aristocratie. Elle veut sa part d’honneurs et de pouvoir. La noblesse, qui a joué dans l’histoire de la monarchie fran­ çaise un rôle si éclatant, est désoeuvrée et frondeuse. Elle tirait toute sa force et sa fortune de la terre. E t Louis XIV l’avait déracinée en l’appelant à la Cour de Versailles où elle paradait et se ruinait. Les seigneurs ont quitté leurs domaines et leurs intendants pressurent les vassaux. La noblesse est cultivée. Elle brille dans les conversations de salon. L’esprit du siècle l’atteint. Il se forme des groupes de gentilhommes démocrates et libéraux. On lit, on commente Voltaire, Rousseau, Montes­ quieu. On va au théâtre applaudir Beaumarchais. Le commandement de l’armée faiblit. Les charges d’of­ ficier ne se donnent qu’aux nobles. Des loges maçonniques mili­ taires se forment. On en comptait 25 en 1789. La Maçonnerie devient un centre de discussion et de propa­ gande. Beaucoup de grands seigneurs s’y rencontrent et y fra­ ternisent avec des officiers, et même certains membres du haut clergé. Le mouvement qui se dessine et s’amplifie n’est pas di­ rigé contre la Monarchie, qui a conservé aux yeux du peuple et de l’élite le caractère presque sacré de la légitimité. Mais l’administration est dans le désordre. L’arbitraire sévit partout. On veut une Constitution, la disparition des privi­ lèges féodaux. On aspire à l’ordre, à la justice, à la liberté. E t la vieille société, qui va disparaître, s’affaiblit. Les murs qui la soutiennent fléchissent. Des pierres se détachent. Dans le clergé la division apparaît. En haut, quelques nobles prélats dont les diocèses rapportent des centaines de mil­ le livres. Il est des prélats de salon dont les plaisirs se con­ fondent avec ceux de la noblesse frivole et des gentilshommes libéraux. Mais le petit clergé est misérable. On évalue la fortune immobilière de l’Eglise à plus de 3 milliards. Elle possède d’im­ menses domaines. Elle prélève sur les fidèles l’impot de la dîme, qui épuise les petits et soulève les colères. 8 En dessous des classes privilégiées le peuple, les paysans accablés de taxes injustement réparties, de redevances seigneuria­ les, réduit à une sorte de servage, reste de la féodalité. Le paysan traivaille, achète de la terre, et aspire à l’égalité de l’impôt. La plèbe rurale est prête à s’insurger contre les privilèges. Le petit peuple des villes se débat dans la misère. Le bas clergé, dit Taine, est hostile aux prélats, les gentils­ hommes de province à la noblesse de Cour, le vassal au seigneur, le paysan au citadin. L’anarchie contamine l’armée. Le gouvernement se désorganise. Le Roi, demeuré populaire, est mal conseillé et de médiocre intelligence. La Cour de Versail­ les se gaspille en fêtes et en prodigalités. Le Trésor se vide. Necker lance de grands emprunts qui ne comblent pas le déficit. Enfin, en 1787, une crise agricole ajoute au mécontentement les souffrances de la disette. L’heure vient où le Roi, impuis­ sant devant les événements et les esprits, décide, sur l’avis de Necker, de consulter la Nation. Le 1er janvier 1789 la France apprend que le Roi vient, par décret, de convoquer les Etats Généraux. Leur dernière assemblée remontait à 175 ans. Un frisson secoua le pays. Tous ceux qui se sentaient opprimés entrevirent la déli­ vrance. On réformerait une administration boiteuse et vieillie. On or­ ganiserait l’E tat. On donnerait une Constitution au Royaume. On ne songeait ni à la République, ni au régime parlementaire. On voulait des garanties contre l’absolutisme, la suppres­ sion des impôts iniques et dévalisateurs, l’abolition des privi­ lèges, l’égalité devant la loi. Les trois ordres éliront leurs députés, la noblesse, le clergé, le Tiers E tat. Dans toute la France se réunissent leurs assem­ blées, qui formulent leurs vœux et les inscrivent dans des mil­ liers de cahiers. Cet élan universel aurait pu conduire à la réforme si des hommes d’E tat, à l’œil sûr et de claire volonté avaient compris et conduit le mouvement. L’incapacité royale et gouvernemen­ tale le mena à la Révolution. En mai les élus se réunissent à Versailles. E t tout de suite 9 apparaît la rivalité qui dresse le Tiers E tat contre les deux ordres privilégiés, la noblesse et le clergé. Le Tiers les appelle à lui pour se confondre et ne faire qu’une assemblée. La discorde éclate. La Cour résiste. Le Tiers s’in­ surge. Dans la noblesse quelques jeunes seigneurs, à l’esprit géné­ reux, se déclarent prêts à l’union. Le clergé cède le premier. A la sortie de la séance, six évêques fusionnistes sont por­ tés en triomphe par la foule qui dans la rue, acclame et pleure de joie. E t le 20 juin, dans la salle du Jeu de Paume, se déroule la scène historique où les députés se pressant autour de Bailly, jurent «qu’ils ne se sépareront pas avant que la Constitution soit établie et affermie sur des fondements solides.» Dans les jours qui suivent la noblesse et le clergé arrivent par groupes à l’Assemblée qui devient ainsi la représentation de la grande communauté française. C’est l’Assemblée Nationale qui deviendra bientôt l’Assemblée Constitutante. Mais tout à coup la rue va parler. Une misère intense règne dans Paris. Les récoltes ont été mauvaises. On a faim dans les campagnes. Des bandes de brigands les ravagent. En ville on dévalise les boutiques. Une agitation générale remplit la cité. Les bruits les plus extraordinaires circulent. Des agitateurs af­ folent les bourgeois. On raconte que la Cour prépare un coup d’E tat. Camille Desmoulins harangue les patriotes dans le jar­ din du Palais Royal. Le 14 juillet la foule surexcitée se jette sur la Bastille, y pénètre de force ; on assassine le gouverneur et les défenseurs de la forteresse et l’on promène leurs têtes au bout de piques. Ce fut un carnage affreux. E t chose extraordinaire, la date - 14 juillet - de cet exploit sanguinaire et stupide en somme d’une.foule en délire, est devenue la date symbolique de la Révolution française. C’est que la Bastille où l’on enfermait les gentilshommes frappés d’une lettre de cachet, emprisonnés par ordre royal, sans procès et sans défense, représente l’image de l’absolutisme, et que sa destruction apparaît, au début de la grande tragédie, comme le signal de l’émancipation. Cependant, le mouvement populaire jette l’inquiétude dans 10 l’âme de ceux qui ont assumé la direction de la réforme consti­ tutionnelle. On a peur des violences populaires, autant que des résis­ tances de la Cour. Il faut se hâter, accomplir des actes décisifs qui apaiseront les passions. E t c’est alors la nuit du 4 août, où l’Assemblée, dans une sorte d’émulation fiévreuse des nobles et des prêtres, abolit tous les privilèges féodaux. La féodalité disparaît. Déjà des voix annoncent que les biens ecclésiastiques appartiennent à la nation. Quelques mois plus tard, et tandis que la crise financière arrache à Mirabeau cette apostrophe célèbre : La hideuse banaueroute est là... et vous délibérez ! le clergé vient renon­ cer aux biens de l’Eglise dont les revenus se partagaient entre quelques centaines de prélats et d’abbés de Cour. Ils deviennent ceux de la nation et la dîme est abolie. Ainsi le vieux régime est à terre. Un chapitre monumental de l’histoire de France se termine. On va reconstruire sur d’autres bases, dans un autre style. Le 14 juillet, le jour même de la prise de la Bastille, l’As­ semblée nationale nomma un Comité chargé de rédiger un projet de constitution. L’idée surgit immédiatement d’inscrire en tête de la Consti­ tution une déclaration de principes. L’exemple donné par les Amé­ ricains inspira cette initiative. Cependant des hésitations se mani­ festèrent. De jeunes nobles enthousiastes, le Comte de Mont­ morency, le Comte de Castellane entraînèrent l’Assemblée. Fallait-il proclamer les droits du peuple au moment où la mul­ titude se livrait à des excès ? Castellane répondit : Le vrai moyen d’arrêter la licence est de proclamer la liberté. Plusieurs projets furent rédigés. Mirabeau présenta un rapport. L’accord ne se fit pas. On renvoya le tout aux bureaux. Enfin, le 20 août, la discussion s’ouvrit. Le 26 août la Décla­ ration fut votée. Aulard met en relief ce phénomène presque invraisembla­ ble : 1200 députés incapables d’aboutir à une expression con­ cise et lumineuse quand ils travaillaient soit isolément soit par petits groupes, trouvèrent les vrais formules courtes et no­ il bles dans le tumulte d’une discussion publique et c’est à coups d’amendements improvisés que se construisit en une semaine l’édifice de la Déclaration des Droits. La Déclaration fonde la société sur la conception de l’hom­ me libre. L’ordre ancien, a dit Goethe, reposait sur le dogme de l’auto­ rité. Il fait place à un ordre nouveau dont la liberté est la base. Sans relire les X V II articles de la Déclaration, je vais tout droit à trois phrases qui, à mon sens, renferment l’essence de la conception de l’homme nouveau, de l’homme moderne : Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même reli­ gieuses. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme. Tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement. C’est l’affirmation primordiale de la liberté d’expression de la pensée, de la pensée libre par nature, attachée à la vie même, attribut de l'intelligence, et dont aucune puissance ne peut tarir la source intérieure. L’homme est un être pensant. La doctrine cartésienne est au fond de la règle politique inscrite dans la Déclaration. La pensée libre a le droit et le besoin de se manifester par la discussion, la critique, le raisonnement, la persuasion. Ainsi se révèle et s’affermit la personnalité humaine ; ainsi se forment la conscience et le caractère, ainsi monte la valeur morale d’un peuple. Telle est la conception nouvelle de l’homme. Voyons la conception de la société politique, de l’E tat. La Déclaration établit le principe qui domine la consti­ tution de l’E tat : la souveraineté réside dans la nation. Nul corps, nul individu, ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. Les pouvoirs seront séparés. Les impôts seront consentis par les représentants de la Nation. Le but de l’association politique est la conservation des droits naturels de l’homme. Les hommes naissent libres et égaux en droits. Les dis­ tinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité pu­ blique. 12 L’égalité est consacrée et garantie. La loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens sont admissibles aux emplois publics selon leurs capacités, leurs vertus et leurs talents. Nul ne peut être privé de sa propriété, que pour cause d’u ti­ lité publique, moyennant juste et préalable indemnité. Enfin, à côté de l’idée de liberté, apparaît l’idée de soli­ darité. L’E tat peut défendre les actions nuisibles à la société. L’exercice des droits naturels de chaque homme a pour borne les droits d’autrui. L’E tat peut limiter les droits indivi­ duels dans la mesure nécessaire pour assurer le respect des droits individuels de tous. Deux Décrets émanés de la Déclaration des Droits en sont la magnifique illustration. Ils redressent les injustices engendrées par le dogme et l’intolérance. Louis XIV par la révocation de l’Edit de Nantes, qui autori­ sait l’exercice du culte calviniste, avait frappé des milliers de familles et chassé de France une élite qui s’était refugiée en Allemagne et en Hollande. Un décret du 21 décembre 1789 rendu en vertu de la Déclaration des Droits donna aux Protestants l’égalité civique. Par un decret du 27 septembre 1791, l’Assemblée, qui allait se dissoudre, accorda les droits civiques aux Israélites. Ainsi, avant de se séparer, elle restaurait et consacrait la li­ berté de conscience. La Constitution de 1791 dont l’élaboration suivit la Décla­ ration des Droits de l’Homme, en confirma, en appliqua les principes et régla le mécanisme de l’E tat. Mais elle ne poussa pas l’égalité civile jusqu’à l’égalité politique. Elle n’attribua pas à tous le droit électoral. Elle organisa le suffrage à deux degrés. Il y aurait des assemblées primaires composées de tous les citoyens âgés de 25 ans, domi­ ciliés depuis un an et payant une contribution directe égale à la valeur de trois journées de travail. Ces assemblées nomme­ raient des assemblées électorales, composées de citoyens pro­ priétaires ou locataires de biens rapportant un revenu équi­ valent à la valeur de 150 à 200 journées de travail. Les assem­ blées électorales nommeraient les députés. 13 Ce régime repose sur l’idée que le droit de suffrage n’est pas un droit naturel de l’homme, mais une fonction politique, dont l’exercice exige certaines conditions d’indépendance et de stabilité. Cette idée, admise par le Constituant belge de 1831, expli­ que notre régime électoral censitaire qui subsista en Belgique jusqu’à la révision constitutionnelle de 1893. La Déclaration des Droits conserve à 150 ans de distance, un magnifique rayonnement. On trouve en elle l’esprit de l’Amérique nouvelle, l’esprit libéral de la vieille Angleterre, où les institutions parlementaires poussent des racines pro­ fondes, l’esprit génial d’une France soudain affranchie, redressée, dont la parole remuera l’Europe. Les auteurs de la Déclaration ont voulu, disent-ils euxmêmes, parler pour tous les hommes, pour tous les temps. La Déclaration n’est pas un formulaire philosophique, ni un manifeste révolutionnaire. C’est le programme de la vie sociale et politique des peuples civilisés, arrivés, après une longue évolution, au niveau de culture politique et morale nécessaire pour se gouverner eux-mêmes, ca­ pables d’une liberté intelligente, tolérante et disciplinée, qui suscite l’effort et la concurrence, proscrit le privilège et l’arbi­ traire, et féconde le travail de la pensée, l’art et la technique. La Déclaration contient tout l’esprit de la Révolution française, qui, ainsi que le dit Pirenne, achève une évolution historique et en inaugure une autre. Elle fonde l’E tat sur la souveraineté de la nation, sur la liberté du citoyen et sur l’égalité civile. Ces idées, au milieu des bouleversements politiques, se maintiendront et pénétreront la mentalité du peuple et des classes gouvernantes. Après l’Empire, en France, on en voit le reflet dans la Charte de la Restauration. Elles imprégneront en Belgique, après l’union à la Hollande et la Loi Fondamentale, tout le mouvement qui tend à l’éta­ blissement d’un régime constitutionnel et libéral et qui aboutira à la Révolution de 1830. Notre Constitution belge en apparaît comme l’expression la plus complète et la plus précise. 14 Pirenne l’a appelée avec raison le type le plus pur d’une Constitution parlementaire et libérale. Nulle part, ditil, on n’a dispensé aussi largement la liberté et abandonné aussi entièrement le gouvernement de la nation à la nation même. La Constitution votée par le Congrès National, en février 1831, après quelques semaines de discussion, formule ces règles, qui découlent directement de la Déclaration de 1789. Souveraineté de la nation dont tous les pouvoirs émanent, et séparation des pouvoirs. Il n’y a dans l’E tat, aucune distinction d’ordres. Les Belges sont égaux devant la loi. La liberté individuelle est garantie. La liberté des cultes, la liberté de manifester ses opinions en toute matière, sont garanties. La presse est libre. Les Belges ont le droit de s’assembler et de s’associer. Les Chambres représentent la nation, votent les lois et les impôts. Cependant, à aucun moment, dans les travaux prépara­ toires de la Constitution, dans les rapports, dans les débats du Congrès, on ne découvre une mention, un rappel de la Déclaration des Droits. Les principes sont entrés dans les cerveaux, dans les consciences. On ne les discute plus. Ils sont devenus une sorte de loi morale commune et unanimement acceptée. Mais un jour dans notre Parlement, la Révolution française, et à vrai dire, sous le nom de Révolution française, la Décla­ ration des Droits fut mise en cause. C’était en 1848, dans la discussion d’une question relative à l’administration de la bienfaisance publique. Frère-Orban soutenant la thèse de la laïcité de la bienfaisance, l’avait ra t­ tachée aux principes de 1789. Cette évocation suscita les protestations de M. de Decker, chef de la droite catholique, qui demanda si l’éloge de la Révo­ lution française était bien placé dans la bouche d’un ministre du Roi. Il semblait aux réactionnaires de l’époque que cette date retentissante ne fît surgir d’autre vision que celle des échafauds de la Terreur. 15 Frère-Orban répondit par cet hommage éclatant : « Je le crois, j ’ai dit que la révolution de 1789 était une grande et magnifique révolution ; je n’ai pas parlé des excès de 1792 et de 1793. J ’ai prononcé le mot de 89 qui rappelle l’abolition des jurandes et des maîtrises, l’abolition des privi­ lèges de la noblesse et du clergé, qui rappelle l’avènement des hommes du tiers état. C’est à cette révolution que nous devons ce que nous sommes et comme nous avons reçu de père en fils, avec le sang, le souvenir des ignominies qu’on fit peser sur le tiers état pendant des siècles, nous pouvons aussi aujourd’hui glorifier cette magnifique révolution de 89, et nous devons plaindre ces insensés, ces ingrats, qui renient cette mère glorieuse qui les a mis au monde à la vie publique, qui, de parias qu’ils étaient, les a fait citoyens et, pour tout dire en un mot, qui a proclamé de nouveau cette loi du Christ, la grande et sainte égalité. » (*) Nous venons de relire une page d’histoire. A l’époque où Frère-Orban glorifiait la Révolution fran­ çaise, on n’en était encore éloigné que d’un peu plus d’un demisiècle. La rumeur héroïque dont elle avait rempli le monde n’était pas encore éteinte. Le souvenir de l’ancien régime, omnipotence royale, droits de la noblesse et du clergé, règlements corporatifs, entraves à la liberté du commerce et du travail, hantait encore les esprits. La liberté individuelle, le droit de l’homme forment la substance de la doctrine professée par l’école libérale du milieu du siècle dernier. Us expliquent la politique du free trade, du libre échange, et la formule du laisser-faire. On attend de l’initiative individuelle, du libre effort, de la concurrence, l’amélioration matérielle et morale de la vie et toutes les formes du progrès. Mais une révolution industrielle va changer l’aspect de l’Europe. Les découvertes scientifiques, les inventions, les perfectionnements techniques engendrent les grandes entre­ prises qui concentrent les capitaux et agglomèrent la maind’œuvre. La population ouvrière prend conscience de ses intérêts, s’organise et fait entendre des revendications. (1) 22 janvier 1848 16 A côté des besoins individuels apparaissent les besoins collectifs. Les relations de la vie économique se compliquent. Les intérêts s’enchevêtrent et s’affrontent. La fonction de l’E tat s’élargit. On a jusqu’ici considéré l’E tat comme le gardien des institutions et des libertés poli­ tiques et civiles. La fonction de l’E tat libéral, comme le dit Marlio, devient double : la garantie des libertés, l’arbitrage des intérêts. L’arbitrage oblige à réglementer, donc à limiter l’action des individus et des groupes sociaux. Il faut protéger le faible contre le plus fort, coordonner les forces de la production, du commerce, de l’agriculture, faciliter l’accord des ouvriers et des patrons, organiser l’enseignement, encourager les travaux de la science et de l’esprit, dégager des intérêts particuliers l’intérêt général et le faire prévaloir, instituer et surveiller les services publics qu’exige le développement de la vie commune. La transformation des conditions économiques se répercute dans le domaine des idées. La notion de l’individu faiblit devant la notion de la collectivité. E t dans la notion de collectivité se dessine la notion de classe. On voit se propager et s’étendre une doctrine de classe qui tend, par la lutte des classes, à la conquête de la suprématie. Le problème est de concilier le droit de l’individu et l’inté­ rêt de la collectivité, de chercher à réaliser, dans un esprit de justice et de coopération, et en tenant compte des mœurs, des réalités, des possibilités pratiques, l’équilibre, condition de la santé morale et sociale. La tâche est difficile dans la Cité libre, comme l’appelle Lippmann, bruissante d’appétits et d’ambitions, et que tra­ versent tant de courants économiques et de mouvements d’idées. E t combien plus difficile encore dans l’atmosphère où se meut cette puissance anonyme et compacte, la masse. La masse est un élément nouveau et redoutable de la vie politique contemporaine. Elle absorbe l’individu, l’entraîne, l’asservit. Elle est sensible et naïve, généreuse ou sauvage ; 17 elle cède facilement aux habiletés et aux frénésies de la parole et de la propagande, qui dispose d’une prodigieuse instrumen­ tation technique. La masse peut dans les grandes crises, conduire à la domi­ nation d’une classe, ou d’un parti, ou d’un homme, à la tyrannie, à la dictature. Si l’équilibre social se rompt, si le peuple, dans les heures difficiles, perd confiance dans les institutions et les hommes qui les dirigent, la recherche du neuf, l’attraction d’une formule, l’appel sonore d’un aventurier peuvent le précipiter dans l’inconnu. L’œuvre de la liberté, un siècle et demi après la Déclaration des Droits de l’Homme n’est pas achevée et demeure menacée. Car la liberté est une récompense. Il ne suffit pas de la proclamer pour qu’elle soit. Il faut la mériter par l’ordre, les mœurs, la tolérance, le sens de la mesure et de l’équilibre. André Maurois écrivait récemment ces lignes profondément vraies : « Pour fonder la liberté véritable, qui est un grand bien, il faut non seulement des institutions libres, mais une éducation morale. C’est dans la mesure où chacun de nous aura appris à respecter le chef légal, à supporter l’existence d’une opposition, à écouter les arguments de l’adversaire, et surtout à mettre l’intérêt du pays au dessus des passions partisanes et des in­ térêts privés, que nous serons dignes d’être un peuple libre. » Maurois termine en reniant une maxime de la Déclaration de 1789. La liberté, dit-il, n’est pas un droit imprescriptible de l’homme. Mais il conclut par ces mots justes : « La liberté est une conquête souhaitable, mais difficile et qu’il faut refaire chaque jour. » Si sous la protection des lois, la liberté de parler, d’écrire, de s’associer engendraient le désordre, l’anarchie, le déchaî­ nement des discordes civiles, l’habitude de l’insulte et de la diffamation, la communauté sociale se décomposerait et le premier coup de vent abattrait la liberté comme une plante pourrie. Les peuples qui ont réalisé la liberté ne l’ont pas décou- 18 verte par une sorte d’inspiration géniale. Ils se sont préparés à la pratiquer par une séculaire éducation, par un long appren­ tissage. Ce sont les peuples évolués, ceux de l’Europe Occi­ dentale, l’Angleterre, mère du Parlement, la France qui pro­ clama les Droits de l’Homme, la Hollande, la Belgique, dont le passé magnifique est rempli de luttes pour les franchises com­ munales et pour la conquête de l’indépendance. La liberté vivra partout où l’homme gardera le sens de la dignité et de la responsabilité, le goût et le besoin de l’initia­ tive, la capacité de se diriger selon sa conscience et ses facultés, l’ambition de s’élever par sa valeur et son travail, partout où la science et l’art conserveront un culte et du prestige. Aujourd’hui, dans les démocraties libérales, la guerre, la mobilisation des armées ont interrompu le fonctionnement régulier des institutions. Les Parlements ont donné aux gou­ vernements des pouvoirs spéciaux qui suspendent le plein exercice de la liberté. Toutes les énergies sont concentrées dans la lutte contre l’adversaire ou dans la préparation de la défense contre le péril d’une agression. L’Europe entre dans une phase terrible de son histoire. Nous avonsvu avec émotion des Etats faibles succomber sous de plus forts. Au milieu des anxiétés qui nous obsèdent, une lueur brilleau loin et nous réconforte. C’est le miracle finlandais. C’est le spectacle d’un petit peuple libre et fier qui défend héroïquement contre un Empire son existence et son autonomie. La Finlande incarne aux yeux du monde la cause de la civilisation. La civilisation européenne fut un long effort des peuples vers la liberté. Sans doute il y eut des interruptions, des réactions, des périodes d’attente et d’occultation. La Terreur suivit la Déclaration des Droits de l’Homme et les journées anarchiques de 1848 préparèrent le Second Empire. Mais l’idée veillait et devait rallumer le flambeau. L’exemple de la Belgique illustre la cause de la liberté. La Belgique indépendante naquit il y a plus d’un siècle au milieu d’une Europe hostile et méfiante. Elle a grandi et traversé les crises les plus meurtrières, grâce à sa constitution libérale, à la sagesse de ses Rois et d’une élite d’hommes d’E tat, 19 grâce à la pratique raisonnable de la liberté, à ses mœurs, à son bon sens. Dans la dernière guerre les démocraties libérales déplo­ yèrent une force de résistance supérieure à celles des Empires autoritaires. Mais m aintenant où allons-nous ? Parfois, dans les heures de solitude et de méditation, on se demande dans quelle condition morale l’humanité sortira de l’effroyable épreuve où elle se débat. Verrons-nous les idées de liberté, qui ont animé notre jeunesse, céder devant les doctrines d’étatisme ou d’autarcie ? Seront-elles écrasées par les doctrines totalitaires qui nient les Droits de l’Homme, enferment la jeunesse dans un rigide conformisme, font du citoyen le rouage automatique d’une immense machinerie d’E tat et livrent l’individu à l’arbitraire d’un pouvoir sans contrôle et sans frein ? Comment un peuple habitué à la liberté pourrait-il revêtir le corset de fer d’un régime policier et bureaucratique ? Com­ ment l’intelligence pourrait-elle subir la loi du silence ? Nos âmes aspirent à un règne de moralité et de justice qui assurera, dans la paix et dans l’ordre international, le plein développement de la personne humaine. Le génie est le fruit superbe de la pensée libre. La vie n’a d’aisance et de sécurité, de charme et de noblesse que si les relations entre les hommes sont dominées par le respect de la dignité et de la conscience de l’individu. Pour le salut de la morale et du Droit, la liberté doit vivre, et elle vivra ! J ’ai été élevé dans le culte de la liberté. Je l’ai servie autant que je l’ai pu. Je continue de l’aimer. La liberté est nécessaire pour faire un peuple vigoureux, des âmes fières, une jeunesse entreprenante, pour éveiller les vocations et les initiatives. Elle est nécessaire pour l’épanouis­ sement de la pensée et de tout ce qui fait la beauté de la vie. J ’ai foi dans la liberté. Je crois aux forces éternelles de la conscience humaine. 20 LA BELGIQUE BELGIQUE LA 1830 - LES FONDATEURS Conférence à VUniversité des A n ­ nales, à Bruxelles, le 27 mars 1914. 1830, quelques aspects de l’époque, un profil en raccour­ ci des événements, quelques figures qui y furent mêlées, en somme un peu d’histoire avec des illustrations verbales, telle sera la substance de cette causerie que je voudrais familière, sans apprêts d’éloquence, et je l’espère sans pédantisme. 1830, combien c’est à la fois près et loin de nous. Très près chronologiquement. Il n’y a pas un siècle écoulé depuis. Nos grands-pères étaient de ce temps là. E t beaucoup ici — et j ’en suis — se souvien­ nent d’avoir dans leur jeunesse rencontré dans nos rues quelquesuns des grands acteurs de cet âge héroïque. Je me rappelle, adolescent, en 1880, lors de la célébration de l’anniversaire de l’indépendance nationale, avoir vu arriver à la grande fête patriotique, sur la plaine du Cinquantenaire — il n’y avait point de parc encore — Charles Rogier et le chanoine de Haerne, devant qui toutes les têtes se découvraient et tous les bras se levaient, dans un geste de fébrile émotion. Ce fut l’apothéose. Puis vint l’indifférence. Les derniers survivants de la grande époque disparurent. On se détourna de leur mémoire. Une lassitude se fit autour de leur gloire. On avait trop parlé d’eux. Une Belgique nouvelle s’élaborait, évoluait, se cherchait, s’orientait vers des destinées élargies et modernisées ; il semblait qu’elle se sentît gênée et comme à l’étroit dans la défroque de 1830. Elle dédaignait, raillait la Belgique ancienne, la Belgique des commencements ; elle la repoussait avec une sorte d’agacement, comme on repousse une tradition bourgeoise usée et défraichie, un genre poncif, et qu’avaient en effet banalisé l’emphase des cantates et l’abus des hommages officiels. 23 Maintenant trente ans de plus ont fui. E t la période dan­ gereuse, la période du « démodage », comme disait ingénieuse­ ment l’autre jour Maurice Donnay, à propos d’un grand poète qui fut un peu délaissé et auquel on revient, cette période critique est écoulée. 1830, c’est désormais et vraiment de l’Histoire, du passé classé et classique. On n’a plus peur en s’en rapprochant de p a­ raître soi-même d’un autre âge. On se retourne pour y regarder, pour y rechercher ses origines. On se reprend de curiosité pour cette brève époque, fiévreuse et tourmentée ; on puise à la sour­ ce d’où sont sorties nos institutions, nos richesses, notre per­ sonnalité morale et politique. On y va chercher des leçons, et l’on y découvre tant de contrastes avec aujourd’hui et de si frappants que de cette époque, encore voisine après tout, on se sent toutà-coup prodigieusement éloigné ! On parlait alors, on écrivait dans un autre style. On s’habil­ lait, on se coiffait autrement ; on vivait différemment, avec modestie, avec simplicité et à meilleur marché ! Les journaux étaient peu nombreux et ne comptaient pas beaucoup de lecteurs. On ne connaissait ni reportage, ni réclame. Mais dans le petit monde qui s’occupait de la chose publique, il y avait du zèle, des convictions, de la passion réfléchie et résolue. La Belgique souffrait. Elle avait été jointe à la Hollande en 1815 et sans qu’on l’eût consultée, à titre « d’accroissement de territoire. » Et ce mot seul l’avait cruellement humiliée. Elle avait vécu pendant quinze ans sous un régime qui la froissait dans ses mœurs, son instinct de liberté, ses traditions religieu­ ses, sa langue, sa culture. Bruxelles était une petite cité de province. Les pouvoirs publics siégeaient ailleurs. Sans fau­ bourgs, elle était enserrée dans la ceinture des boulevards, au delà desquels s’ouvrait la campagne. Elle avait ses beautés : au cœur de la vieille ville, les fiers édifices municipaux et la massive collégiale, et, dans la ville haute, sur le plateau, le quartier élégant et symétrique dessiné par Guimard, où se dressaient les bâtiments officiels, les palais royaux, les hôtels des nouveaux riches, et où le Parc m ettait la grâce de ses feuil­ lages. On y menait une existence aisée et paisible, malgré tant d’orages traversés, la Révolution Brabançonne, et l’invasion 24 française et le retour des Autrichiens, l’annexion à l’Empire, enfin Waterloo ! Il n’y avait ni luxe, ni apparat, mais une certaine élégance tout de même, et le lustre que donnaient une antique noblesse et une bourgeoisie patricienne vieillie dans les offices publics. Et voici qu’une tempête militaire et politique, une petite guerre de rues suivie d’une campagne courte et meurtrière entreprise sans préparation, presque sans armée, bouleverse cette atmosphère quiète, et va transformer ce petit chef-lieu de province en capitale, et ce petit peuple qui ne s’est jamais complètement appartenu en nation, et va faire surgir en Europe une question belge, d’où sortira peut-être une guerre générale. E t voici que finalement, au bout d’un an de négociations et de labeurs, soutenus avec une admirable fermeté et continuité de propos, cette question belge, débattue à Londres par les représentants des puissances, réunis en Conférence, se résout par l’admission dans la société politique continentale d’un E tat indépendant et neutre, qui vivra et se développera, et qui, après trois quarts de siècle, sera devenu l’un des organes, l’un des facteurs de l’économie et de la culture européennes. Voyons comment les événements s’enchaînent. C’est un tableau chronologique que je vais mettre sous vos yeux, et qui, par la succession et la rapidité des faits, résume avec une sobre éloquence l’œuvre accomplie. Le 24 septembre 1830 un petit groupe d’hommes jeunes et entreprenants imagine de discipliner, d’organiser la Révo­ lution, et crée à l’Hôtel de Ville une commission administrative. Ils n’ont qu’une installation de fortune : une table de bois blanc empruntée au corps de garde, deux bouteilles où sont plantées des chandelles, et un capital de dix florins 35 cents trouvés dans la caisse municipale. Le 28 septembre la com­ mission administrative se transforme en gouvernement provi­ soire. E t celui-ci exerce le pouvoir jusqu’au 24 février 1831, jusqu’à ce que la Belgique, à la recherche d’un Roi, se donne un régent. Le Gouvernement provisoire aussitôt institue des comités, des collèges ministériels, entre lesquels il répartit les affaires. Il arrête que les provinces belges constitueront un E tat indépendant. Il convoque une assemblée qui représentera leurs intérêts. Il charge une commission de préparer un projet 25 de constitution qu’examinera cette assemblée. Il donne aux Belges, par décrets, les droits essentiels qu’ils réclament. Tout cela se fait en moins d’un mois. L’ordre règne et c’est dans le calme que se déroule la campagne électorale. Le 3 novembre, une poignée de citoyens, 30.000 belges, élisent, au nom d’une nation de 4 millions d’âmes, 200 députés, et le 10 novembre, tandis que sonnent toutes les cloches des églises et que des salves d’artillerie retentissent, le Congrès National se réunit dans le grand hémicycle du Palais où siègent encore nos Chambres législatives. C’est l’assemblée des Fondateurs. C’est notre premier, notre plus grand Parlement. Il fera la Belgique, obtiendra pour elle droit de cité en Europe, organisera la vie intérieure, et scellera dans le sol des institutions qui n’ont ni bougé, ni fléchi, si solides qu’elles suffisent encore aujourd’hui à porter le poids d’une société où tout a changé, à l’exception des principes, des idées essentielles qu’il a dès sa naissance injectés dans ses veines et incorporés à sa substance. De quels éléments cette assemblée se compose-t-elle ? Plusieurs générations s’y rencontrent. Des anciens, des vieil­ lards, des hommes du X V IIIe siècle. E t d’abord le doyen du Congrès, le vieux Gendebien, père d’Alexandre dont la mé­ diocre statue se dresse sur la Place du Palais de Justice. Cet ancêtre avait été mêlé en 1790 à la Révolution Brabançonne, première tentative avortée d’émancipation nationale. A côté de lui, le Baron Beyts qui avait servi le Consulat et l’Empire, qui avait siégé à Paris au Conseil des Cinq-Cents et avait été préfet de Napoléon dans le département de Loiret-Cher. Puis la génération moyenne des hommes mûrs déjà, et dont plusieurs ont fait leur apprentissage sous le régime hollan­ dais. Au premier rang de Gerlache qui avait représenté aux Etats généraux de La Haye l’opinion catholique et y avait réclamé avec force et éloquence la liberté d’enseignement, de Gerlache qui fut le deuxième président du Congrès, et plus tard premier président de la Cour de Cassation ; le baron de Stassart, homme politique et homme de lettres, fabuliste non dépourvu 26 de grâce et d’esprit, et qui avait été lui aussi préfet de l’Empire ; et Surlet de Chokier, qui fut Régent de Belgique et dont je vous reparlerai, et de Muelenaere, et Charles de Brouckère, le père d’un Bruxellois que bien d’entre nous ont connu et aimé, le père d’Alfred de Brouckère qui fut mon ami et dont je garde le souve­ nir fidèle et charmant. Cadet d’artillerie en 1815, Charles de Brouckère devint successivement sous le nouveau régime ministre des finances et ministre de la guerre ; il organisera nos premiers budgets et notre première armée, avec d’étonnantes qualités de chef et d’administrateur. Puis il se dégoûte de la politique, il la quitte, entre dans l’industrie, dirige les usines de la Vieille Montagne, enseigne à l’Université les mathématiques supérieures et l’économie politique, enfin entre au Conseil Communal de Bruxelles et ceint l’écharpe de bourgmestre. Curieuse nature, d’une activité débordante et multiforme, caractère brusque, ombrageux, difficile, cœur excellent d’ail­ leurs, et prompt aux mouvements généreux. En 1852 les proscrits du second Empire qui vinrent chercher un refuge à Bruxelles trouvèrent en lui un protecteur chevaleresque du droit d’asile. C’est lui qui épargna à Victor Hugo un arrêté d’expulsion. Léopold 1er qui avait éprouvé ses qualités et ses défauts l’a jugé d’un mot spirituel : « C’est un homme avec lequel et sans lequel il n’y a rien à faire. » A ces deux générations se mêlent des hommes nouveaux qui surgissent brusquement à l’appel des événements : Rogier, van de Weyer, le comte Félix de Mérode, qui font partie du gouvernement provisoire ; Lebeau et Paul Devaux — Nothomb et Leclercq — Vilain X IIII et de Theux — Seron et de Robaulx, combien d’autres encore. — Je ne cite que les plus fameux, ceux dont on retrouvera les noms et les œuvres dans les grands débats du Congrès, puis dans notre histoire parlementaire et qui exercèrent sur notre vie politique une action sensible et profonde. Parmi eux beaucoup sont de vrais débutants et tout jeunes. Rogier a trente ans — Van de Weyer qui ira à Londres affronter Palmerston et Talleyrand n’a pas vingt huit ans — Devaux qui fut l’un des conseillers écoutés de Léopold 1er et dont les hautes inspirations se reflètent dans toute l’œuvre constitutionnelle, a vingt neuf ans — Henri de Brouckère a 27 vingt huit ans — Nothomb enfin, le benjamin de la pleïade n’a que vingt cinq ans. E t quelques mois suffisent pour le consacrer orateur, écrivain, diplomate. D’où viennent tous ces hommes nouveaux ? Quelles sont leurs origines ? Ce sont des jeunes gens de bourgeoisie cultivée, haute ou moyenne, quelques uns de naissance noble ou patricienne. Ils sont avocats, archivistes, bibliothécaires, journalistes, sou­ vent avocats et journalistes, éloignés de la vie officielle par un régime qu’ils détestent et qui les redoute. La Révolution les tire de l’obscurité et les appelle à l’action. Sans la secousse des événements, peut-être leurs vertus, appli­ quées à des besognes ordinaires, seraient-elles restées ignorées et s’ignorant elles-mêmes. Combien n’est-il pas dans le monde de talents qui n’existent qu’en puissance et en virtualité, qui sommeillent et n’éclatent qu’au choc des épreuves, des grandes émotions qui mobilisent les volontés et font se révéler les âmes ! Le drame de 1830, l’angoisse du lendemain, l’attente, l’espoir de grandes choses à accomplir retentissent comme une sonnerie de bataille. Les énergies, les talents se dressent, s’offrent, se déploient. Et ces jeunes gens vont s’improviser hommes d’E tat, constituants, légistes, diplomates, hommes d’adminis­ tration, de finance ou de guerre. E t ils vont travailler pour l’histoire et faire de l’histoire — une histoire révolutionnaire, mais que ne salira ni haine, ni anarchie, ni persécution, et qui ne laissera ni honte ni remords, mais seulement de la vie, de la vie libre, féconde, laborieuse, et par conséquent de la gloire. Voyons l’œuvre maintenant, et résumons-la en quelques faits, marqués de dates. Le 10 novembre 1830, le Congrès se réunit. Le 18, il pro­ clame l’indépendance du peuple Belge. Le 22, il arrête la forme du gouvernement et se prononce pour la monarchie consti­ tutionnelle représentative. Le 24, il exclut de tout pouvoir la Maison d’Orange-Nassau. Le 25, il examine en sections le projet de constitution. Fin décembre, il en aborde la discus­ sion publique. Le 6 février 1831, il l’achève. En un jour, il revise le style. Le 7, la Constitution est adoptée sans scrutin. Le 11, elle est promulguée et rendue exécutoire. 28 En moins de deux mois tout est fini. Quelle leçon pour les parlements modernes ! En deux mois on a, dans un magnifique esprit d’émulation et de concorde, discuté, fixé, voté la plus grande, la plus durable de nos lois, la loi capitale, celle qui domine toutes les autres, et si parfaite qu’on a pu dire d’elle qu’elle est immuable comme la vérité ! Mais il reste un blanc dans le texte. La Constitution dit en son article 60 que les pouvoirs du Roi sont héréditaires dans la descendance directe, naturelle et légitime de... Elle s’arrête là ! Il faut remplir le blanc, y inscrire un nom. Lequel ? E t voilà le Congrès en quête d’un Roi ! Sera-ce un indigène ou un étranger ? E t si c’est un indigène, sera-ce un Mérode ou un Ligne ? Parmi les étrangers on hésite. On pense au Duc de Ne­ mours, fils de Louis Philippe, au Duc de Leuchtenberg, fils du prince Eugène de Beauharnais. On nomme le Duc de Nemours. Une députation se rend à Paris afin de notifier au Roi des Français le choix du Congrès. Louis-Philippe la reçoit solen­ nellement et refuse, car l’Angleterre qu’inquiète la perspective d’une annexion dissimulée, a interjeté son veto. E t alors, dans l’incertitude et l’attente, on se contente d’un Roi provisoire, on élit un Régent. E t ce sera le président du Congrès, le baron Surlet de Chokier. Mais on continue à chercher cependant et l’attention se fixe enfin sur le Duc Léopold de Saxe-Cobourg, prince allemand, veuf d’une princesse anglaise, destinée si elle avait vécu à monter sur le trône de Grande-Bretagne, et qui vient lui-même de refuser une couronne, la couronne de Grèce, de la nouvelle Grèce, enfin délivrée du Turc et toute resplendissante du lustre des Orientales. Léopold hésite, veut le consentement de l’Europe et le règlement, d’accord avec les puissances, de la position inter­ nationale du pays. La Conférence de Londres déchire les traités de 1815 et par le traité des X V III articles détermine les bases de la sépa­ ration de la Hollande et de la Belgique, et accorde à celle-ci, 29 avec l’indépendance, la garantie de la neutralité et de l’inté­ grité de son territoire. Le Congrès élit Léopold Roi des Belges et ratifie les X V III articles. Le 21 juillet 1831, le nouveau Souverain entre à Bruxelles et sous le péristyle de l’église St-Jacques, prête serment et monte au trône. La Belgique moderne est née, viable et saine. Elle a une constitution, une dynastie. Elle est inscrite à l’état civil de l’Europe. Le Congrès national a rempli sa tâche, il est dissous. La période de fondation, la période héroïque est close. La plupart des hommes de ce temps, et qui y ont joué un rôle, ne faisaient que commencer une carrière qui s’est pour­ suivie plus tard dans nos Chambres, au gouvernement, dans la diplomatie. L’un d’eux appartient exclusivement à l’époque. Il rentre dans l’ombre dès qu’elle est écoulée. C’est Surlet de Chokier, Régent de Belgique. Porté à la présidence du Congrès d’abord, puis au sommet de l’E tat, il remplit sa tâche sans reproche. Il connut tous les honneurs, et goûta, ou put goûter toutes les ivresses de la popularité. E t cependant il est presque oublié. On ne le connait plus guère que par un boulevard et une place publique : le Boulevard du Régent — la Place Surlet de Chokier. C’est trop peu pour faire vivre une mémoire. Quel homme était-ce donc ? E t comment fut-il désigné pour remplir une si grande mission ? C’était un gentilhomme campagnard, de vieille souche. Son père était originaire de Gingelom, en pays de Liège. Luimême affectionna toujours le village natal, il en fut maire sous l’Empire et dans ses dernières années, bourgmestre. Il y faisait de l’agriculture et de l’élevage. Il élevait des moutons mérinos et vendait leur laine. C’était sa spécialité ; il en tirait une con­ fortable aisance. En 1830, il avait soixante ans et tout un passé militaire et politique. Il était sous-lieutenant au moment de la Révolution brabançonne. Sous le Directoire il devient administrateur du département de la Meuse et reçoit de superbes certificats de 30 civisme, attestant que le citoyen Surlet Chokier (la particule a disparu) est « l’ennemi des tyrans et des injustes privilèges ». Vers la fin de l’Empire il est élu membre du Corps législatif et va, pour remplir son m andat, s’établir à Paris. Sous le régime hollandais, il siège aux Etats généraux et reçoit du Roi Guillaume le titre de baron. Il défend à La Haye les griefs des provinces belges. Dès les premières séances du Congrès, les regards se tour­ nent vers Surlet et quand le scrutin s’ouvre pour la désignation du président, c’est sur lui, après ballottage qui le met en con­ cours avec de Gerlache ,et de Stassart, que se porte la majorité des suffrages. Pourquoi ? En raison sans doute de son âge et de son expé­ rience, et aussi parce qu’il représente ce qu’on appelle « l’unionisme » et qu’il est donc l’homme du juste milieu, et enfin parce qu’il est tout de suite et naturellement sympathique. Et ce qui le rend sympathique c’est qu’il ne porte ombrage à personne, et qu’il ne se distingue point par des talents exces­ sifs, et qu’il est simple, familier, jovial, bonhomme, oserai-je dire bon garçon, et que vous le savez, en Belgique, ces mérites, aux yeux de beaucoup, dépassent tous les autres. Physiquement, d’après un contemporain, il est de haute stature et d’aspect vénérable, avec un nez en bec d’aigle, des yeux gris pleins de feu, de longs cheveux flottant sur les épaules, une tournure sans façon, un sourire railleur. Oratoirement, il ne cherche pas l’éloquence. Ses discours, aux Etats généraux de La Haye, étaient, paraît-il, plutôt des causeries. Il n’est pas sans lettres ; il multiplie, suivant la mode d’alors, les citations d’Horace et de Virgile ; il entremêle le tout de mots flamands, qu’il prononce avec l’accent français, pour faire rire. Au Congrès, du haut bureau présidentiel, il laisse tomber des plaisanteries faciles qui dérident la docte assem­ blée. Il vit le plus simplement du monde. Il habite un appar­ tement au deuxième étage d’une maison de la rue des Carrières — c’est le nom que la municipalité française avait donné à la Cantersteen. C’est là qu’il reçut en février 1831 la députation chargée par le Congrès National de lui annoncer son avènement à la Régence. 31 Il fallut bien alors qu’il sacrifiât à la dignité du rang. On lui offrit un des palais nationaux ; il refusa et menaça, si on le contraignait, de prendre incontinent la diligence de St-Trond et de retourner à Gingelom. Il s’installa rue Latérale — actuellement rue Lambermont — dans un hôtel qu’avait habité un certain M. Repelaer, directeur de la Société Générale, situé au coin de la rue Eucale et dont le jardin s’étendait jusqu’au boulevard. C’est le 25 février qu’il fut installé et prêta serment. Ce jour là une grande foule se porta vers le Congrès. Quand le Régent quitta l’assemblée et monta en voiture — il avait loué un carrosse au mois — de jeunes patriotes entreprirent de dételer les chevaux et de lui faire un cortège triomphal. Il sauta aussitôt à terre et rentra précipitamment chez lui par le Parc, suivi de la troupe des manifestants, au nez desquels il ferma brusquement la porte de son hôtel. Le soir la Grande Harmonie vint lui donner une sérénade. A en croire un article de M. Alphonse Royer, que publia en 1835 la Revue des Deux Mondes — peu bienveillant d’ailleurs pour notre pays et ses hommes d’E tat — et qui fut réédité à Bruxelles, sous forme de brochure, le Régent continua rue Latérale sa vie bourgeoise, en compagnie de sa gouvernante, Mlle Joséphine, qui, dans les réunions d’amis, ne se gênait point pour dire son mot sur les affaires de l’E tat. Il recevait tous les matins en robe de chambre les députations de la garde civique et les solliciteurs recommandés, puis présidait le conseil des ministres, signait les documents officiels et après dîner se rendait souvent à Laeken dans une petite maison de campagne qui avait appartenu au Roi Guillaume et où il respirait l’air des champs. Une fois par mois il y avait audience ouverte. E t il dis­ tribuait à tous les malheureux qui venaient implorer des secours des pièces de cent sous empilées sur son bureau. Ces aumônes patriotiques et quelques dîners officiels absorbaient sa liste civile qui était de 10.000 florins par mois. Ce souverain provisoire, vertueux et débonnaire, régna cinq mois, forma deux ministères où il eut l’art d’appeler les meilleurs, les plus éminents, et qu’il soutint avec tact et loyauté. Il garda, par sa probité personnelle et politique l’estime du 32 pays et de l’étranger. C’est sous son consulat que la Belgique acheva de s’organiser, de réaliser son indépendance, et la fit reconnaître par l’Europe. E t, vous en conviendrez, tout cela en somme n’est pas si ridicule. Dès qu’il descendit du pouvoir qu’il n’avait pas sollicité, il s’empressa de retourner à ses moutons mérinos. Il se réinstalla à Gingelom et ayant été presque roi, il accepta de devenir bourgmestre de son village. Peut-être que pour cet esprit pratique et simpliste, il n’y avait après tout pas tant de dif­ férence entre ces deux magistratures. Il ne survécut guère à ses grandeurs. Mais dans sa retraite, on ne le dédaigna pas. Le Congrès, avant de se séparer, avait décrété qu’il avait bien mérité de la patrie, et fait frapper une médaille commémorative à son effigie. Le Roi Léopold lui témoigna maintes fois sa sympathie. Le Roi Louis-Philippe et la Reine Marie-Amélie, auprès de qui il avait conduit la dépu­ tation du Congrès après l’élection du Duc de Nemours au trône de Belgique, avaient gardé de ce vieillard cordial et digne un souvenir affectueux, et lui écrivaient en termes charmants. Enfin ses paysans l’adoraient et avaient fait de lui l’ar­ bitre de leurs intérêts et de leurs querelles. Il mourut en 1839, satisfait de la vie qui lui avait donné beaucoup plus qu’il ne lui avait demandé, et qui ne lui avait infligé, à titre de revanche, ni regrets ni souffrances d’aucune sorte. E t c’est dans l’ensemble une figure curieuse, originale, non dépourvue d’une certaine grandeur civique et patriarcale, très belge d’ailleurs, et qui mérite d’échapper à l’oubli. Je ne puis songer dans cette brève causerie à faire défiler devant vous toutes les célébrités du temps. E t d’autre part je serais amené à les suivre à travers leur longue carrière jusqu’à une époque si proche de la nôtre qu’elle se confond presque avec elle. Il est deux personnages cependant devant lesquels je m ’arrête, parce qu’ils se distinguent des autres en ce qu’ils ne sont pas seulement comme eux des hommes politiques, et plus que des hommes politiques, des hommes d’E tat, mais aussi et plus spécialement des diplomates et les plus grands 33 diplomates qu’ait produits la Belgique. Je veux parler de Van de Weyer et de Nothomb. Nothomb, avocat et rédacteur au Courrier des Pays-Bas, où il collaborait avec Lebeau, Devaux et Rogier, était accouru à Bruxelles dès les premiers événements, du fond du Luxem­ bourg dont il était originaire. C’était le cadet des hommes de 1830. Il devint membre du comité de Constitution, puis du comité diplomatique. Lorsqu’après l’élection du Roi Léopold, il fallut aller à Londres s’entendre avec lui et les puissances sur les bases du traité qui fixerait la situation internationale de la Belgique — et ce fut le traité des X V III articles, — on désigna Nothomb pour cette mission, conjointement avec Paul Devaux. Il fut question de leur adjoindre d’autres collègues. Mais ceux-ci se dérobèrent. E t Surlet de Chokier s’étonna de voir Nothomb, si jeune, accepter dans ces conditions une tâche si redoutable. — « Je vous trouve bien présomptueux », lui dit Surlet, et Nothomb de riposter : « Pourquoi donc ? On voit tant de choses de nos jours. Vous, par exemple, Monsieur le Baron, vous êtes Régent de Belgique ». Il avait vingt six ans. Il partit et fit merveille. Il rentra à Bruxelles le traité en poche. Quelques mois plus tard tout était à recommencer, dans des circonstances beaucoup plus difficiles. Dans l’intervalle en effet, la Hollande avait repris les hostilités et battu les troupes belges à peine organisées. La Conférence de Londres remit son ouvrage sur le métier et le traité des X V III articles devint le traité des XXIV articles qui infligeait à la Belgique de dures conditions et notamment la perte du Luxembourg et d’une partie du Limbourg. Nothomb se multiplie pour épargner au pays cette diminution qui l’atteint doublement lui-même, comme Belge et comme Luxembourgeois ; mais bientôt convaincu de la stérilité de la résistance, il s’emploie à faire accepter, par la Chambre des Représentants — notre première Chambre — les sacrifices indispensables. Il dépense dans le débat autant de courage que de talent. Après son discours, un de ses collègues M. de Muelenaere, encore sous l’impression de son langage, lui dit ce mot saisissant : « Vous grandissiez en parlant à tel point qu’il n’y avait plus que vous dans la salle ». 34 Nothomb et Lebeau furent les deux premiers orateurs du Congrès, et dans les discussions fréquentes et orageuses que souleva la question extérieure, ils rivalisèrent d’éloquence. C’est Lebeau qui, ministre des affaires étrangères, avait eu la charge de défendre le premier traité, au milieu d’un ouragan d’impopularité. On l’accusait d’avoir trahi la Belgique. On criait : Lebeau à la lanterne ! Quand il prit la parole au Congrès, il eut peine à do­ miner les clameurs des tribunes. Mais dès les premiers mots sa mâle énergie eut raison de la foule exaspérée. « L’homme, s’écria-t-il, qui n’a tremblé ni devant les menaces de pillage, ni devant les menaces anonymes, celui-là n’est pas un lâche ». E t ses accents eurent tant de puissance qu’ils boulever­ sèrent l’assemblée. « Les tribunes, dit White, un des meilleurs historiens de la Révolution, étaient comme fascinées ». La péroraison fut saluée par d’extraordinaires effusions : « Les hommes pous­ saient des acclamations, les femmes agitaient leurs mouchoirs et les députés, même les plus violents adversaires du ministre, s’élançaient au pied de la tribune pour le féliciter. Plusieurs versaient des larmes ». La seconde phase de la vie de Nothomb s’écoula hors de Belgique, mais à son service. Il représenta le pays auprès de la Confédération Germanique, puis de la Prusse, puis de l’Em ­ pire. Il occupa à Berlin une position considérable, dûe à ses mérites plus encore qu’à sa fonction ; il fut mêlé à toutes les grandes affaires. On le recherchait, on le consultait. Il se lia au début avec Metternich, qu’il concilia à la cause belge, et devint plus tard l’ami de Bismarck. Il racontait avec fierté qu’après la guerre de 1870 et le retour du chancelier à Berlin, les deux premières visites de Bismarck avaient été pour lui et pour Richard Wagner. Ce que Nothomb fut pour nous en Allemagne, Van de Weyer le fut à Londres. Lui aussi, très jeune, s’affirma négociateur et parlemen­ taire. Ses débuts sont curieux. A vingt ans il est nommé biblio­ 35 thécaire de la Ville et — rare phénomène — sait se faire aimer de tous ceux qui fréquentent la bibliothèque. Un journal de 1825 disait que depuis sa nomination, tout avait changé dans cet établissement : « l’ordre, les soins, les prévenances ont fait disparaître les abus qui en éloignaient les amis des sciences et des arts ». Ce bibliothécaire écrit et publie. On cite de lui un petit traité de morale politique, dont le titre à lui seul formule un conseil d’une sagesse bien précoce : Il faut savoir dire non. Il se passionne, dès les premiers jours, pour la cause natio­ nale. Il est du gouvernement provisoire. Bientôt on le charge d’aller à Londres faire comprendre au monde politique anglais la véritable situation des affaires belges, qui y était ignorée ou méconnue. Avec une admirable souplesse il s’introduit partout, est reçu et bien reçu par les hommes d’E tat, les savants, les poètes, cause avec Palmerston, Tennyson, Hume, Bentham, et revient au Congrès rendre compte de son voyage dans un discours qui ravit l’assemblée. « On ne saurait imaginer, écrit un auditeur, rien de plus élégant, de plus exquis dans la forme, de plus émouvant dans l’exposé. Pendant cette charmante causerie on aurait entendu voler une mouche. J ’ai rarement été témoin d’un pareil succès ». A l’étranger on applaudit comme à Bruxelles « ce jeune diplo­ mate, représentant d’une révolution, délégué par un gouver­ nement issu des barricades » et qui n’a pas craint de négocier avec les représentants de la Sainte Alliance. « Ecoutez, dit un journal français, le National, le langage plein de force et de candeur de ce jeune Van de Weyer, diplomate achevé à vingt huit ans, sans s’être jamais demandé ce que c’est que la diplo­ matie. Il est sincère, il est net et courageux ; il n’a rien dit dans le cabinet de Wellington qu’il n’ait pu dire avec le monde entier pour témoin ». Van de Weyer, devenu plus tard notre ministre à Londres et qui le demeura jusqu’en 1867, fut le constant et précieux auxiliaire des intérêts belges dans ce grand centre politique, où il fréquentait l’élite du Parlement, des lettres et du monde. On l’y traitait presque comme un compatriote. Il épousa une Anglaise et la Reine Victoria voulut être marraine de son premier-né. 36 Il a été l’un des artisans de l’œuvre de l’affranchissement de l’Escaut. E t dans toutes les crises européennes, dans les péripéties de la question d’Orient en 1840, en 1856, enfin dans la question du Luxembourg, il eut l’art de tout savoir, de ren­ seigner sur tout, et aida à conserver à la Belgique l’amitié fidèle, attentive et protectrice de l’Angleterre. Enfin il est une figure expressive et pittoresque que je dois croquer au passage, celle du comte Félix de Mérode, frère du comte Frédéric qui fut mortellement blessé dans le combat de Berchem. Ce grand seigneur était peuple par certains aspects — de tempérament spontané et brusque, plein de sève, abon­ dant en saillies, franc jusqu’à la rudesse. C’était un homme d’action, brave, généreux, emporté, à qui son nom, son patrio­ tisme, la simplicité de ses mœurs valurent une extraordinaire popularité. Membre du gouvernement provisoire, H u t élu au Congrès par trois arrondissements. Il aurait été régent s’il l’avait voulu, et quand il fut question de l’élection à la régence, Surlet de Chokier et lui déployèrent une rare émula­ tion de courtoisie et d’abnégation. Ils signèrent et remirent à Van de Weyer le billet suivant : « Faites ce que vous trouvez bon — nous sommes d’accord ». Puis Félix de Mérode se désintéressa de l’affaire et Surlet fut élu. Bien qu’il ne prît point fréquemment la parole au Congrès, son influence et son prestige y étaient grands. Il remplaça Charles de Brouckère au département de la guerre et continua son œuvre de réorganisation militaire. Il siégea longtemps à la Chambre sans que jamais ses boutades ou ses accès d’humeur lui fissent un ennemi. Quand il se mêlait à de grands débats politiques ou religieux, il écrivait ses discours. Mais sa vraie nature éclatait dans de rapides et fougueuses improvisations, de forme négligée, mais reluisantes de bon sens et d’esprit. Il parlait alors sous la pression de l’idée, qui jaillissait originale et vive, sans préoccupation d élo­ quence. Je veux citer de lui deux traits qui le caractérisent. Un jour la questure de la Chambre eut l’idée de doter les représentants d’un insigne — dont on garde encore un exemplaire sous verre au Palais de la Nation. C’était une plaque 37 faite pour être fixée sur l’habit et qui ressemblait à une déco­ ration. Félix de Mérode, furieux, saisit l’insigne, le jeta à terre et le piétina devant toute la Chambre. Un autre jour, en 1835, le président lui donnant la parole, le désigna par son titre. — Il protesta. — « On me donne sans cesse, dit-il, le titre de comte. Je ne repousse pas ce titre en dehors de cette Chambre, sans lui donner aucune valeur. Mais il me semble que dans la Chambre on ne doit pas donner de titres. Dans la Chambre des députés de France, on ne donne jamais de titres. Je crois que cet usage doit être suivi ici ». E t cette motion du comte Félix de Mérode créa l’usage en Belgique. On ne donne jamais de titres à la Chambre. On laisse ce lustre au Sénat. Il est assez curieux tout de même de noter que l’initiative vint d’un comte de Mérode qui n’avait pas besoin d’afficher son titre pour faire connaître sa noblesse. Après un salut à ce galant homme qui servit son pays avec éclat, j ’arrête notre promenade dans la galerie des ancêtres. D’autant que je voudrais, avant de finir, fixer votre attention sur l’un des débats les plus intéressants du Congrès National. C’est la discussion qui, tout au commencement des travaux du Congrès — et c’en fut vraiment la préface — s’engagea sur la forme du gouvernement. La Belgique serait-elle République ou Monarchie ? Pro­ blème capital. Le débat dura trois séances. E t tout y a de la grandeur — le sujet lui-même — la dignité du langage — le sens politique, la vive pénétration de l’avenir dont témoignèrent les discours essentiels, ceux qui dominèrent l’assemblée et déterminèrent son vote. Sans doute la majorité était monarchiste et avait été élue comme telle. Mais la discussion donna à l’instinct dont le Congrès était inspiré une expression réfléchie et raisonnée, basée sur des considérations de science et de sagesse politique. Tout d’abord on tenait que la forme républicaine inquié­ terait l’Europe et froisserait nos voisins. Nothomb disait : « Monarchie, vous serez une puissance. République, vous serez un épouvantail ». Mais il restait des irréductibles : d’un côté, l’abbé de 38 Haerne, qui redoutait qu’à l’imitation du Roi Guillaume, un nouveau gouvernement monarchique ne tentât de régenter l’Eglise, et, de l’autre, des radicaux, notamment Seron et de Robaulx, qui soutinrent la théorie républicaine avec une emphase rappelant la phraséologie de la Convention et avec cette obstination sereine et bornée que donne la pratique de la pure idéologie. Il y a de nos jours un certain plaisir intellectuel à relire leurs formules philosophiques et leurs maximes solennelles, où éclatait une si majestueuse puissance d’illusion. Notez d’ailleurs que c’était de très braves gens — tout bourrés de mots et de principes, et d’une merveilleuse sincérité. Seron tient la république pour la meilleure réalisation d’une société parfaite. Il rêve un état de choses où « la liberté ne soit confiée qu’à des mains pures, à des hommes probes et vertueux ». un gouvernement « qui tende au bonheur des hommes, qui protège les bons contre les méchants ». Et ce serait la république. De Robaulx ne veut pas de la monarchie, parce qu’il redoute que les représentants du peuple viennent « respirer l’air contagieux des antichambres et de la cour », parce que sous la monarchie « la justice n’est souvent qu’un mensonge ». La république, ce serait « le triomphe des capacités et de la vertu». Le Congrès ne se laissa pas convertir à cette singulière superstition. E t Devaux, Lebeau, Nothomb, Leclercq oppo­ sèrent à ce déploiement de rhétorique une justification solide et positive, historique et politique de la monarchie constitu­ tionnelle représentative, de la royauté moderne, tempérée par les institutions parlementaires, par la responsabilité minis­ térielle, par la séparation des pouvoirs, par les plus larges libertés privées et publiques, de la monarchie que Nothomb et et Vilain X IIII se complaisent à appeler une « monarchie républicaine ». Nothomb y voyait une garantie d’équilibre, par la jux­ taposition d’un principe de durée : l’hérédité, et d’un principe de mobilité : la souveraineté populaire. Devaux y trouvait la liberté de la république avec un peu d’égalité en moins dans les formes, mais avec une immense garantie d’ordre et de 39 stabilité, et plus de liberté par conséquent dans les résultats. E t enfin Leclercq, dans un discours de jurisconsulte et d’homme d’E tat, d’une classique ordonnance et où perçait un sens aigu de la psychologie politique, décrivait le péril des élections périodiques du chef de l’E tat. « Prenez garde, disait-il, à l’ambition qui agite le cœur de l’homme et qui ne connaît pas de bornes dès qu’elle convoite le rang suprême. Le moyen sera l’intrigue ; le résultat sera le déchaînement des passions. Le chef élu cherche ensuite à assurer sa réélection. Il s’entoure de ses partisans ; il distribue des places à sa clientèle. E t devant lui se dressent tous ceux qui aspirent à le renverser. » Ce qui donnait à l’argumentation monarchiste une au­ torité particulière, c’est d’abord qu’elle n’était pas dynastique. Il n’y avait ni roi, ni dynastie, ni cour. Nul ne cherchait à plaire. Nul n’était suspect de courtisanerie ou de servilité. Puis, elle est vierge de préjugé sentimental. Les hommes du Congrès sont monarchistes par raison politique et par raison de patriotisme. Tous veulent la liberté. Tous cherchent la meilleure organisation possible de la liberté, celle qui, avec la liberté, assurera l’ordre et le durée. Au vote la monarchie a 174 voix, la république en a 13. Dans cette question comme en beaucoup d’autres, le Congrès fit sagement les choses. E t nous n’avons vraiment rien à regretter. Me voici au bout de ma tâche. J ’ai voulu vous donner l’impression que nous avons d’illustres origines ; jai voulu vous montrer que l’époque dont nous venons est une grande époque, grande par les événements et les problèmes, grande par les hommes qui affrontèrent les uns et surent résoudre les autres. Rien n’incite plus à vivre et à bien vivre que la contem­ plation d’un noble passé. 40 QUELQUES LEÇONS DE L’HISTOIRE Discours prononcé le 5 mai 1937 à VAcadémie Royale de Belgique. Il y aura tantôt sept ans, en l’an 1930, l’Académie me confia la tâche de résumer dans une assemblée solennelle, devant le Roi et la Reine, l’histoire du mouvement intellectuel pendant le siècle écoulé 1). Je n’oserais songer aujourd’hui, profitant de l’honneur et du privilège de la présidence, à compléter le tableau en l’aug­ m entant d’un volet consacré au mouvement politique. Mais les soucis de l’époque et du lendemain, le trouble qui énerve beaucoup d’esprits, les incertitudes et les impa­ tiences de la jeunesse, les inquiétudes qu’inspirent les perspec­ tives de l’avenir aux survivants des générations anciennes, m ’ont incité à me retourner vers le passé si proche encore auquel se rattache directement le présent, d’où les hommes d’aujourd’hui sont immédiatement issus, auquel même certains appartiennent presque par les souvenirs et l’empreinte reçue. J ’y fus conduit par le désir d’y chercher des leçons, d’y découvrir des secrets de l’hérédité, d’y trouver peut-être des raisons d’espérance. E t je fus aidé par la lecture renouvelée d’un beau livre de notre illustre et regretté confrère Henri Pirenne, le septième et dernier volume de sa monumentale Histoire de Belgique. Le grand historien s’est arrêté devant le fossé profond que la guerre de 1914 a creusé dans la route où marchait le peuple belge, riche, satisfait et insouciant. Au delà, il a vu se dessiner un tournant brusque, un nouveau point de départ vers des horizons indistincts. Il a cru devoir à cette limite ter­ miner son ouvrage. E t il est certain qu’une Belgique différente est sortie de 1) Voir p. 58 et suiv. de ce volume. 41 la longue et formidable tourmente qui épuisa le sang et l’or, menaça la nationalité et infligea à tout l’organisme physique et moral de si terribles secousses. Dans la jeunesse qu’elle a produite, qui monte et où bril­ lent tan t de promesses, on aperçoit souvent des réactions instinctives contre le passé, l’envie de s’en dégager, le mépris d’une société qui n’a pu préserver l’Europe d’un boulever­ sement monstrueux et qui, peut-être, par aveuglement, égoïsme ou faiblesse, l’aurait préparée et rendue inévitable. D’audacieux réformateurs croient vivre dans un monde nouveau, qui serait né avec eux et qu’ils s’imaginent pouvoir façonner à leur gré. Parmi les anciens, on rencontre des pessi­ mistes, dont on retrouve des exemples en tous les temps, après les grandes crises, et surtout au début du X IX e siècle, et pour qui le mouvement des idées, les modifications des conditions sociales, toute l’évolution de la vie semblent annoncer des catastrophes. Le monde change. Tout est donc perdu ! Où nous conduit-on ? L’histoire qui montre comment le passé s’unit au présent permet de raccorder le présent au futur. E t l’on ne saurait augurer les destinées d’un peuple sans déterminer, par l’étude de ses mœurs et de ses œuvres, les facultés qui lui sont propres et que les accidents peuvent af­ faiblir, mais qui demeurent comme les traits permanents de la physionomie nationale. On a dit qu’un homme qui n’a pas de souvenirs s’ignore. Il en est des peuples comme des individus. Sans doute ce n’est pas vers le passé que pousse le mou­ vement naturel de l’âme, mais vers l’avenir. La technique de l’existence se complique et se perfectionne. Des besoins s’éveil­ lent. Des chemins s’ouvrent à la pensée. Si le fond de l’homme varie peu, les manières changent, le ton et le comportement, la structure des formes sociales et politiques, les relations entre individus et des individus avec l’É tat, et il est normal de se demander où l’on va. Mais il est bon de savoir d où 1 on vient et comment on est arrivé au point d’où l’on veut repartir. La Belgique, après l’invasion et l’occupation étrangère, après tous les labeurs, les angoisses, les déceptions, la fièvre et les élans de la résurrection, aura-t-elle les forces qu’exigent 42 les expériences et les réformes futures, les ressources humaines et matérielles nécessaires, assez de volonté et de persévérance, une capacité suffisante d’adaptation et de rajeunissement ? Comment répondre sans regarder derrière soi, sans évoquer les ancêtres, sans interroger l’histoire, qu’on a appelée la con­ science de l’humanité ? Ecoutons sa réponse : Trois forces fondamentales ont, pendant un siècle, soutenu l’édifice : La Constitution, la Dynastie, le Parlement. La Constitution établit les pouvoirs, fixe les droits de l’individu et leurs garanties. La Monarchie assure l’unité et la stabilité, impose la modération, conseille, inspire, stimule et contient. Le Parlement exprime la volonté du pays, reflète l’opinion, fait les lois, vote les impôts, contrôle le pouvoir exécutif. La formation de la Belgique indépendante, son prodigieux développement en l’espace de cent ans sont dus à ses institutions et aux hommes appelés à en manier les leviers. La Belgique eut de grands Rois. E t ses Rois trouvèrent pour les assiter des pléiades d’hommes d’E tat, de finance et d’administration. Pour tous la Constitution demeura la charte sacrée des droits et des devoirs. La liberté s’épanouit dans l’ordre et la paix. La paix, dit Pirenne, au lieu d’engourdir le peuple exalta sa force de travail. Il n’avait jamais joui d’une sécurité aussi longue. Jam ais non plus il ne déploya une vitalité plus intense. Cependant de redoutables épreuves, des périls mortels, des commotions internes et les luttes des partis secouèrent la jeune nation. L’attachement à la Constitution, le prestige de la monar­ chie, la clairvoyance des hommes d’E tat, la souplesse du régime parlementaire et les qualités qui caractérisent la mentalité belge nous préservèrent des catastrophes. On côtoya des précipices. On sortit des fossés. On gravit les pentes. La Belgique vécut, se renouvela, grandit, devint l’une des fortes unités de l’Europe. Le souvenir des dernières années d’avant la guerre efface souvent celui des dangers et des crises d’autrefois. 43 On se représente la Belgique telle qu’elle était à la veille du désastre, s’avançant vers le Destin, dans l’aisance et dans l’orgueil de la fortune et la sécurité. Mais qu’on regarde plus loin : la période de la fondation, depuis le tumulte révolutionnaire de 1830 jusqu’au traité de 1839, et après, la crise de 1848, où la misère semblait appeler la révolution ; les menaces et les ambitions du Second Empire ; l’agitation de 1886 qui annonça l’éveil de la conscience ouvrière ; l’ascension de la démocratie qui imposa la réforme du régime électoral et fit passer au peuple le pouvoir que la bourgeoisie avait jusque-là gardé pour elle. Que d’ébranlements, d’émotions ! Que de responsabilités en haut ! Que d’agitation en bas ! Cependant, le cours de la vie ne fut pas interrompu. Aux heures les plus confuses, les plus sombres, la mesure dans l’action sinon dans les paroles, une sorte d’optimisme réaliste jusque dans l’infortune, la volonté de l’union jusqu’au milieu des discordes, la confiance en soi, l’attachem ent aux institutions qui s’adaptent étroitement aux mœurs et au tempérament sauvèrent le pays, qui chaque fois se releva avec des forces fraîches. La proclamation de l’indépendance fut en 1830 un défi à l’Europe. On brisait les traités de 1815. E t les Puissances alarmées ne recoururent à la diplomatie pour régler l’affaire belge que par crainte d’une guerre générale. La Conférence de Londres fut le résultat d’une politique de non-intervention. En moins d’un an, la Belgique indépendante se donna, par l’organe d’une assemblée qu’élirent 30,000 citoyens, une Constitution et un Roi. La Constitution est demeurée intacte. Car l’article 47, qui fut deux fois révisé, n’avait point la vertu d’un principe. E t tous les principes ont conservé leur substance et leur vigueur. Elle a été citée partout comme un modèle. Elle reste la suprême garantie contre le désordre, l’anarchie ou la dictature. Le Roi, choisi dans l’Internationale princière de l’ancien régime, se méfia sans doute à l’origine d’une constitution qui ne donnait à la monarchie qu’une action publique limitée et conditionnée. Mais il en comprit l’esprit. Il avait vu de près fonctionner le parlementarisme anglais et en avait subi l’in­ 44 fluence. Il joignait à l’énergie la loyauté. Il prisait et pratiquait le tact et la modération. « Tout humble qu’elle est, écrivit-il un jour à sa nièce, la Reine Victoria, elle a souvent valu des succès là où le talent et le génie ont échoué. Le tact dans les grandes affaires de ce monde fait merveille. La sécurité en dépend fréquemment ». On l’avait appelé en Angleterre le Marquis Peu-à-Peu et M. Tout-Doucement (1). Il plut par la noblesse du visage et de l’allure. Il sut manier les hommes. Il tint compte de l’opinion. Il agit par l’exemple, le conseil, la conversation, par l’influence morale que donne, unie au pouvoir, une conscience droite et éclairée. Il avait le sens et l’amour de la politique et fut un lien vivant de la Belgique avec l’Europe. Il correspondait avec la Reine Victoria et le Roi Louis-Philippe, avec Thiers et Metternich. Il réalisa la plus parfaite incarnation de la monarchie constitutionnelle. Pendant ces années fébriles de 1830 à 1839, qu’ensanglanta une guerre malheureuse, une cohorte magnifique de jeunes hommes, orateurs, juristes, diplomates, administrateurs, dirigea les affaires : Lebeau et Rogier, Devaux et de Theux, de Gerlache et de Brouckère, Nothomb et van de Weyer. Ils négocient avec l’Europe et conduisent les Chambres, qui posent les bases de notre organisation communale et provinciale. Avec le Roi, qu’entourent quelques conseillers intimes, parmi lesquels Jules Van Praet, fidèle, habile et perspicace, ils créent la Belgique moderne. Il est difficile d’imaginer en un temps plus court une œuvre plus durable et plus solide, accomplie avec autant de courage et de sagesse, dans une atmosphère plus ardente et plus troublée. Franchissons maintenant un court espace. E t voici 1848. On a fondé un E tat et une Dynastie. Tout à coup du dedans et du dehors jaillissent d’épaisses fumées et des flammes, qui semblent annoncer une éruption, où tout risque de s’effondrer. Depuis 1840, l’industrie, qui s’était relevée, faiblit. Les salaires baissent. Une enquête révèle dans les classes ouvrières une profonde misère. L’enfance est asservie aux plus durs travaux. La vieille industrie linière des Flandres succombe devant l’invasion de la machine. La maladie des pommes de terre, la 1) Louis d e L ic h te r v e ld e , Léopold I er. 45 rouille du seigle font monter le prix du pain. Le typhus ajoute ses ravages à ceux de la disette. Dans les sphères intellectuelles, des rêves exaltent l’ima­ gination avide de justice et d’un renouveau. Les doctrines de Saint-Simon entraînent des esprits ardents vers un idéal égalitaire. Saint-Simon est adoré comme un Messie. On écoute les missionnaires de Fourier et l’on aspire aux joies du pha­ lanstère. Une mystique sociale envahit les cervaux. Tout à coup, en France, la vague populaire déferle et emporte le trône. La République s’installe, proclame le suffrage universel, ouvre les ateliers nationaux, et dans les rues l’émeute se déchaîne. Le raz de marée atteint Berlin et Vienne. La Belgique, au milieu de ce déluge, demeure debout, intacte, comme un îlot de liberté. Dans de petits cercles politiques on voit poindre une agitation républicaine. Il y a à Bruxelles un milieu d’exilés politiques. C’est ici que Marx prépare son manifeste commu­ niste. Mais le peuple belge garde son sang-froid, massé étroite­ ment autour du Roi et de la Constitution. L’amour de la liberté, l’union nationale sauvent le pays. E t au milieu de la tempête qui secoue l’Europe, le Gouvernement et le Parlement entre­ prennent la réforme de l’Etat. On élargit le corps électoral. On exclut les fonctionnaires des Chambres. On lève deux emprunts forcés. On crée la Ban­ que Nationale. L’œuvre constructive se poursuit après la crise. On abolit les octrois, on institue la Caisse d’Epargne. On accuedle l’idée du libre-échange venue d’Angleterre ; on négocie des traités qui ouvrent à nos exportations de larges débouchés ; on rachète les péages de l’Escaut et l’on affranchit la voie qui nous conduit à la mer. On fonde la fortune de la Belgique. Il n’y a pas dans l’histoire de notre X IX e siècle de page plus émouvante et plus noble. 1848, dit Pirenne, est une date essentielle. La Belgique s’impose tout ensemble à l’admiration des souverains aux abois et des peuples en révolte. Sa Constitution paraît un miracle de sagesse. Le Tsar, qui, jusque-là, boudait la monarchie de 1830, 46 accrédite auprès d’elle un représentant diplomatique. Metternich, l’âme du régime de 1815, écrit à Léopold 1er qu’il vient chercher un refuge en Belgique, « le pays le plus tranquille du monde ». A l’extérieur d’autres périls vont surgir. En France le désordre et l’incertitude conduisent à l’Empire, la peur de l’anarchie à l’absolutisme. La restauration napoléonienne n’aura-t-elle point des visées de guerre et de conquête ? Comment le régime bonapar­ tiste tolérera-t-il le langage de la presse libre du petit pays voisin, qui devient l’asile des proscrits du Deux-Décembre, écrivains, orateurs, conférenciers ? L’exil leur donne une puissance d’attraction et de réso­ nance qui retentit au delà des frontières. A la Conférence de 1856 à Paris, Walewski met en accusation le régime belge ; notre Parlement lui répond par une fière affirmation de la volonté unanime de maintenir la Constitution. Il faut en même temps pourvoir à la sécurité. On construit la place fortifiée d’Anvers. E t la diplomatie est en éveil. Après la guerre de 1866 et Sadowa, le Second Empire recourt à l’occulte politique des compensations : en 1869 une tentative d’acca­ parement d’une partie de notre réseau de chemins de fer par une compagnie française provoque une énergique réaction du Gouvernement belge. Toute cette période est imprégnée du patriotisme le plus vigilant et le plus éclairé. La Dynastie, les ministres, les Cham­ bres, la Constitution forment tous ensemble le rem part que rien n’entame. La Belgique demeure unie et forte, laborieuse et libre. De 1870 jusqu’aux premières années du X X e siècle, la paix règne en Europe et la vie intérieure fructifie à l’abri de toute contrainte. Deux péripéties, comme des arêtes saillantes, marquent l’époque. Le mouvement démocratique brise les barrières de la doctrine individualiste. La classe ouvrière prend conscience de sa dignité et de ses intérêts. La législation sociale s’élève par degrés, offrant au monde du travail une protection et une assistance qui lui assurent plus de droits et plus d’aisance. 47 L’axe du pouvoir politique se déplace. Au régime censitaire succède le suffrage populaire. E t pendant que sous l’impulsion de Léopold II, la Belgique atteint les plateaux supérieurs de la productivité et de l’ex­ pansion commerciale, le génie investigateur du Souverain découvre au cœur de l’Afrique d’immenses territoires, où il bâtit une colonie belge, qu’il donne à son pays. C’est en 1886 qu’un accès de colère précipita la classe ouvrière dans une grève qui prit l’allure d’une révolte et qui alluma des incendies et fit couler le sang. L’ordre fut rétabli par l’armée et la garde civique. Mais le Gouvernement et les Chambres comprirent leur devoir. On nomma une Commission d’enquête. E t les premières lois sociales furent votées. L’ère s’ouvre de l’intervention légale dans l’organisation du travail. L’évolution démocratique se manifeste à la fois dans les couches éclairées du monde ouvrier et dans une région de la bourgeoisie. Le peuple ignorant jusque-là était resté inerte. Mais peu à peu l’influence de l’école, la liberté de la propagande par la presse, la parole et les assemblées, l’instruction et l’épargne suscitent des initiatives et font naître l’esprit de classe. Un parti se forme qui en sera l’expression et l’instrument. En 1880 on fonde le Vooruit à Gand, la Maison du Peuple à Jolimont. En même temps les jeunes radicaux de la bourgeoisie dénoncent le privilège du vote censitaire et réclament l’accès du peuple aux urnes électorales. L’opinion modérée, qu’effraie une revision de la Consti­ tution, résiste. Le conflit s’aggrave. Mais l’élan de la jeunesse, l’appétit de la réforme qui ferait circuler un sang plus vif, l’idéal de l’égalité politique finissent par triompher. Après de longues péripéties parlementaires et des troubles de la rue, les Chambres, en 1893, adoptent le suffrage universel tempéré par la pluralité du vote. Le corps électoral est décuplé. La masse ouvrière, qui s’organise sur la base de groupements professionnels et écono­ miques, est désormais directement représentée au Parlement et y fait entendre ses revendications par la voix de députés qui, élus au début dans un esprit de guerre, s’adaptent progressi­ 48 vement au régime jusqu’au point de collaborer un jour à sa direction. Parallèlement la compréhension grandit, dans la bour­ geoisie, des besoins et des devoirs de la solidarité. Cette bourgeoisie qui jusque-là avait régné sans partage était profondément imbue de l’idée individualiste. Elle ajoutait au culte de la liberté politique celui de la liberté économique. Liberté de pensée, liberté des échanges, liberté du travail, tout ne formait qu’un bloc. Du libre développement de l’indi­ vidu, par l’instruction et l’épargne, du jeu naturel des forces concurrentes, on attendait l’épanouissement du bien-être et de la civilisation. La règlementation du travail apparaissait comme une atteinte au droit de disposer de soi-même, au droit de l’homme. Ce serait, dit un jour un grand orateur, « une forme de la servitude ». Un souffle nouveau, venu des profondeurs, élargit les conceptions, pousse aux réformes qui garantiront la santé de l’ouvrier, le protégeront contre l’abus de sa faiblesse et de son isolement et l’aideront à hausser le niveau de sa vie morale et matérielle. La Belgique devient une démocratie. Sa physionomie se transforme. C’est une évolution, non une révolution. Elle se continue jusqu’à la guerre ; interrompue par l’énorme tension d’énergie qu’impose la défense contre l’invasion, elle reprendra son cours au delà sans qu’à aucun moment les principes du régime constitutionnel, monarchique et parlementaire cèdent ou s’affaiblissent. Les vagues passent, élargissent le lit du fleuve, mais les rochers du fond demeurent enfoncés dans le sol. La bourgeoisie belge a admirablement rempli sa tâche. Sortie du peuple ou de la petite classe moyenne, elle avait de puissantes facultés d’initiative, qu’elle déploya dans l’équi­ pement des grandes affaires, la formation des capitaux, la multiplication des machines et des usines. Dès 1834, quatre ans après sa fondation, la Belgique avait créé le premier chemin de fer du continent, instrument de sa renaissance économique. A la fin du siècle, elle s’élève aux premiers rangs des nations productrices et commerçantes de l’Europe. 49 Cette bourgeoisie fut aussi une grande bourgeoisie poli­ tique, dominée par le respect du Roi et de la Constitution, douée du sens du devoir civique et de l’intérêt national. Le Parlement, où elle envoya des élites d’hommes d’E tat et d’orateurs, fut un organe à la fois souple et vigoureux d’action et de résistance. Il reflétait l’opinion et tout à la fois la subis­ sait et la dirigeait. La fin du X IX e siècle et les débuts du X X e furent remplis par une géniale initiative qui modifia la position de la Belgique dans le monde et par le problème de la sécurité, que rendit plus pressant et plus angoissant l’état général de l’Europe. Jamais l’intervention de la Couronne ne fut plus directe et plus efficiente. Elle rencontra de l’indifférence, des résis­ tances, parfois de l’hostilité. Mais elle était dirigée par un regard pénétrant fixé sur l’avenir, soutenue par une tenace persévérance, par un souci constant des périls du dehors et du développement des forces intérieures. Léopold II, timide dans les débuts du règne, entreprend, dès qu’il se sent mûr pour l’action, une immense opération de conquête et de création. Il réalise le rêve de sa jeunesse. Il veut pour son pays des débouchés, sa part de la mer, un do­ maine que jusqu’ici ni la civilisation ni la politique européenne n’ont touché ; la Belgique y exercera les forces jeunes d’un peuple stimulé par l’appétit de la gloire et de la fortune. Il se fait proclamer et reconnaître Souverain de l’E tat Indépendant du Congo. Il envoie là-bas des officiers qui, à la tête de troupes indigènes, repoussent les Arabes esclavagistes ; des hommes d’affaires, des ingénieurs qui creusent des ports, ouvrent des mines, posent des chemins de fer, construisent des villes. L’opinion d’abord reste sceptique. E t des anciens, vieillis dans l’expérience, s’effraient de l’aventure. Mais peu à peu l’idée pénètre et entraîne. La jeunesse intellectuelle, et je m’en souviens, s’échauffe à la vision d’un avenir neuf et grandiose. Le Roi trouve les hommes qu’il lui faut dans la diplo­ matie et l’administration du Royaume, Lambermont et Banning, Van Eetvelde et van Neuss ; son armée lui donne Thys Chaltin, Le Marinel, Van Gèle, Francqui, Lothaire et combien de héros qui offrent leur sang. 50 Il négocie, fait la guerre et le commerce. Il a de l’imagina­ tion et de la volonté. Il est autoritaire et persuasif. Il sait l’art de la conversation et du discours. Il cherche à convaincre. Son ironie, parfois dure, intimide. Par le port, la parole, le geste, le regard, il est totalement Roi. Il méprise la popularité. Il a l’instinct et le besoin de la grandeur. Il la veut pour son peuple et pour lui-même, qu’il associe. Après trente ans d’efforts il cède à la Belgique une colonie admirablement outillée, organisée, en plein rendement. Sans doute l’histoire de cette extraordinaire entreprise, qui a des aspects d’épopée, est mouvementée et coupée d’inci­ dents inévitables dans un pays de libre discussion, où les partis se contrôlent et s’affrontent. Dans certains milieux on s’offusqua de la tendance au pouvoir personnel ; il y eut des moments où l’on redouta l’hos­ tilité de l’Angleterre, les responsabilités et les sacrifices trop lourds. Les méthodes d’exploitation du domaine suscitèrent des critiques sévères en Belgique comme à l’étranger. Une fraction de l’opposition dans les Chambres discuta en termes souvent passionnés le principe même de la politique coloniale. Cependant, le Parlement répondit finalement à chaque appel que lui fit le Roi par l’organe constitutionnel de ses ministres. Il n’y eut de dissentiment que sur la Fondation de la Couronne, dont la Chambre refusa le maintien au moment de la reprise du Congo. Il serait donc injuste autant qu’inutile, pour hausser le piédestal du Souverain, de rabaisser la nation. C’est dans la na­ tion que Léopold II puisa l’appui et les hommes indispensables. Il imprima le sceau royal à son époque. Ce fut un temps de fébrile activité. On lui a donné son nom. La période léopoldienne offre le spectacle d’un superbe sursaut de l’esprit d’en­ treprise. On regarde au loin. On envoie en Orient comme en Afrique des prospecteurs et des capitaux. Nos industries à l’étranger font reluire le nom belge. Dans ce petit pays en­ combré se dresse un grand peuple. Au centre rayonne Bruxelles, qui s’orne et s’agrandit. Le Roi perce des avenues, plante des parcs, érige des monuments et des palais. Il lui faut une capi­ tale à sa mesure. 51 Aux complications qui se déroulèrent autour de la question coloniale se mêle, enchevêtrée, la question militaire. Pour assurer la défense du territoire, la nécessité apparut de fortifier la ligne de la Meuse, de moderniser l’enceinte d’Anvers, d’élargir le recrutement de 1 armée. Mais elle ne fut reconnue qu’après de longs débats. La neutralité garantie endormait la vigilance. On se fiait aux traités. E t pourquoi, dans l’hypothèse d’une guerre nouvelle, ne verrait-on pas se reproduire le miracle de 1870 ? La préoccupation de la sécurité du pays obséda Léopold II, qui, à maintes reprises, fit retentir d’impressionnantes adju­ rations. Les solutions furent atteintes parfois tardivement. E t le Roi eut la suprême satisfaction de signer, quelques heures avant de mourir, la loi établissant le service personnel obligatoire. Le troisième règne commence dans une aurore resplen­ dissante. L’avènement du Roi Albert fait passer sur le pays un souffle de jeunesse. Mais bientôt les querelles de partis s’exacerbent. Des discussions orageuses s’engagent au Parle­ ment, d’où sortent deux réformes capitales : le service mili­ taire général et l’instruction obligatoire. Tout à coup, du ciel européen qui s’est assombri, la foudre jaillit. C’est la guerre et l’invasion. Pendant quatre ans, le peuple belge, en qui l’agression a réveillé le vieil esprit d’union nationale, déploie, sous la conduite de son Roi, une résistance héroïque. Enfin la victoire libère le territoire. La vie publique reprend son cours. Ici s’ouvre le présent, dans lequel s’incorporent les vingtcinq dernières années. E t, comme Henri Pirenne qui fut mon guide, je m’arrête. J ’ai tenté d’esquisser les principaux épisodes de notre histoire de nation indépendante, pendant près d’un siècle. J ’ai voulu en dessiner le relief, les sommets où l’on monta, les pentes où l’on faillit glisser vers l’abîme, toutes les sinuo­ sités, tous les obstacles rencontrés sur le chemin. Il n’était pas possible de retracer les péripéties de la lutte des partis. Les partis en Belgique n’ont jamais été des clans ou des coteries servant des ambitions personnelles ou des intérêts particuliers et temporaires. Ils ont groupé des ten­ 52 dances, des aspirations communes à de vastes catégories d’es­ prits. Ils ont eu un programme, une discipline, des chefs. Ils furent les organes nécessaires de la vie d’un peuple libre. La position de l’Eglise et l’influence des doctrines religieuses dans les affaires temporelles, l’indépendance et la laïcité du pouvoir civil, la question scolaire, le libre-échange et le protection­ nisme, les charges militaires et l’organisation de la défense, l’impôt, le système électoral, l’intervention de la loi dans le régime du travail engendrèrent des divisions d’ordre spirituel, économique et social, des entraînements et des réactions, qui aboutirent à des chocs, à des alternatives de victoire et de défaite. Il est juste de dire, si l’on regarde de haut et de loin, qu’au milieu des remous et du tumulte des partis la Belgique fut bien gouvernée et que le Parlement remplit avec conscience et probité, souvent avec éclat, sa mission législative et de con­ trôle. Il fut l’interprète fidèle de la volonté nationale. Ses Annales renferment de belles pages. Des figures éminentes illustrèrent nos Chambres. Ne citons que quelques noms : Lebeau et Nothomb, Rogier et de Theux, Frère-Orban et Malou, Beernaert et Jacobs, Woeste et Paul Janson. Frère-Orban et Beernaert sont avec nos Rois les grands constructeurs de la Belgique contemporaine. La Constitution a gardé son prestige et son autorité. Pirenne l’a appelée « le seul régime digne d’un peuple libre et la plus haute raison d’être de l’indépendance nationale ». Enfin la Dynastie a été le centre de gravité de l’E tat, un symbole, une lumière, une source de sagesse, une garantie de stabilité et de durée. Mais la Monarchie, le Parlement, les institutions ne seraient que de fragiles décors s’ils ne reposaient sur des assises perm a­ nentes : l’amour et l’habitude de la liberté, l’esprit d’initiative, le sens de la mesure, l’instinct des réalités, la faculté d’adap­ tation du peuple belge. Tous ces éléments de santé, d’équilibre et de grandeur, la Belgique les possède. Pirenne les a décrits dans le livre magis­ tral qui inspira ce discours. Je le termine par un suprême hommage au célèbre his­ torien et par une profession de foi dans les destinées du pays. 53 LA VIE POLITIQUE PENDANT UN DEMI-SIÈCLE (1888-1938) En novembre 1938. Pour juger l’étendue et l’ampleur de l’évolution politique du pays pendant le dernier demi-siècle (1888-1938), il suffit de se reporter à l’année initiale. Qu’était la Belgique de 1888 ? 130.000 citoyens payant le cens électoral (42 Fr. 32 d’im­ pôts à l’Etat) élisaient les Chambres. Ils constituaient le « pays légal ». On comptait dans la population environ 30 p.c. d’illettrés. Il n’y avait pas d’obligation scolaire. L’armée se recrutait chez les pauvres, par le tirage au sort. Les familles aisées se payaient des remplaçants. Au lendemain des émeutes de 1886, le Parlement vote des lois sociales qui apportent des soulagements aux conditions de la vie ouvrière. La politique coloniale s’esquisse et son avenir semble incertain. Le Roi, après la Conférence de Berlin, a obtenu des Chambres en 1885, l’autorisation d’exercer la souveraineté de l’E tat Indépendant du Congo. Le parti catholique, vainqueur aux élections de 1884, fin du dernier cabinet libéral de Frère-Orban, gouverne sous la direction de Beernaert. La classe ouvrière s’éveille et s’organise. C’est le début. Anseele, en 1880, a fondé à Gand la première coopérative, le Vooruit. Les problèmes de l’intérieur, la réforme des institutions absorbent l’opinion. Au dehors on regarde peu. L’Europe est calme. La Belgique est neutre. Cinq grandes Puissances ont garanti sa neutralité. On n’éprouve aucune sensation de péril. De loin ce moment de notre histoire semble celui de la félicité. Il le fut si l’on songe aux épreuves terribles qui de­ vaient vingt six ans après, bouleverser le pays. 54 Mais la vie politique était ardente, les luttes de parti pleines d’aigreur et de colère. Le mouvement démocratique qui commençait et s’accentuait suscitait des passions et des anxiétés. Maintenant, rapidement, d’un coup d’œil, embrassons toute la période qui s étend jusqu’à 1914, jusqu’à la guerre. En 1893, on revise la Constitution et les Chambres donnent le pouvoir électoral a 2 millions de citoyens, avec le correctif du vote plural. Le parti socialiste pénètre dans les Chambres. E t son apparition, son langage effrayent la bourgeoisie. La représentation proportionnelle en 1900 corrige les premiers effets massifs du suffrage universel. La Belgique est devenue une démocratie. Un souffle nouveau pousse aux réformes qui protégeront l’ouvrier et l’aideront à hausser son niveau d’existence. Léon X III, en 1891, a lancé l’Encyclique Rerum Novarum. Un groupe de démocrates-chrétiens se forme au sein du parti catholique. Trois problèmes deviennent le centre des polémiques et m ettent les partis aux prises, l’organisation de l’armée, la question scolaire, le régime électoral. Pendant qu’elles agitent le Parlement, Léopold II poursuit son œuvre coloniale, avec une magnifique puissance de réali­ sation. Il crée un empire belge au centre de l’Afrique et en transm et le gouvernement à la Belgique. Il meurt après avoir signé la loi qui abolit le remplacement et institue le service militaire personnel et obligatoire. Il laisse à son successeur une Belgique prospère, qui s’est prodigieusement développée et figure au premier rang dans le monde économique. Un nouveau règne s’ouvre. D’unanimes démonstrations d’espoir et de confiance saluent le Roi Albert et la jeune Sou­ veraine. Cinq ans vont s’écouler dans la paix. Cependant les divi­ sions politiques s’exacerbent. De longs efforts aboutissent à deux grandes réformes, l’instruction obligatoire et le service militaire général. E t puis c’est la guerre et l’invasion. 55 Ici s’ouvre une tranchée profonde dans le chemin de notre évolution politique. Après quatre années de souffrances, d’héroïsme et de gloire, la Belgique se retrouve unie autour du Roi. Mais la restauration exige l’apaisement des querelles de parti, des oppositions de conscience et de classe. La collabo­ ration de toutes les forces est nécessaire. Le Roi Albert forme un ministère d’union nationale. E t les Chambres, s’affranchissant des formalités constitutionnelles, adoptent à l’unanimité le suffrage universel pur et simple à 21 ans. On ne veut pas exclure de l’électorat les jeunes soldats qui ont risqué leur vie sur les champs de bataille et les jeunes ouvriers qui ont affronté la déportation. Puis le Parlement vote la loi des 8 heures. E t ces deux actes capitaux caractérisent le régime qui s’ouvre. Le suffrage universel pur et simple à 21 ans transforme la composition des Chambres. Il augmente la représentation des éléments populaires, socialistes et démo-chrétiens. Il réduit la droite conservatrice et la gauche libérale. Aucun parti désor­ mais ne trouve au Parlement la majorité absolue. Des ministères de coalition se succéderont, recrutés dans les deux ou trois grands partis, et dans certaines circonstances graves et pressantes, qui exigent une action énergique et rapide, ils obtiendront des Chambres le pouvoir de régler des problèmes de finance et d’administration par des arrêtés royaux ayant force de loi. Les soucis des gouvernements et de l’opinion se partagent entre les besognes lourdes et coûteuses de la reconstitution économique du pays et les dangers, les crises qui secouent l’Europe profondément ébranlée par une guerre générale de quatre années. Il faut pourvoir à la sécurité du pays et organiser le relè­ vement de son commerce et de son industrie. Quand on regarde de haut cette période de travail intense et de préoccupations fiévreuses, on ne saurait sans injustice contester que la Belgique, sortie ruinée de la guerre, s’est magnifiquement relevée. Les épreuves financières qu elle a traversées avec courage en 1926 et en 1935, n’avaient pas pour 56 origine ses propres faiblesses. C’étaient les répercussions iné­ vitables du désordre dont souffrait l’Europe. Parfois même notre sort fut heureux, si l’on veut établir quelque compa­ raison avec celui d’autres peuples voisins, même les plus grands. Enfin, depuis la victoire de 1918, aucune convulsion sociale n’a troublé la paix civile. Cette vision d’ensemble d’une longue étape, la plus péril­ leuse de notre histoire, ne doit pas nous illusionner sur les difficultés du présent. La vie publique a changé d’aspect. Les masses dominent. Le prestige du Parlement a fléchi. Les intérêts de classe et de métier se heurtent. En même temps on réclame pour eux la protection de l’E tat et l’on repousse avec horreur son action envahissante. Les charges publiques s’alourdissent et la haine de l’impôt s’exalte. On sent, au dehors, l’odeur de la guerre ; on entend des appels à la force ; on assiste à d’impitoyables persécutions. On voit se déployer des régimes totalitaires où disparaissent l’individu et la liberté. A l’intérieur la question linguistique prend un caractère racique ; une bande de nationalistes flamands prêche le sépa­ ratisme et la destruction de l’E tat belge. Il importe de veiller et d’agir, de corriger et réformer. La liberté, la démocratie, les institutions parlementaires veulent une discipline, des mœurs, de la mesure et de l’ordre. Les charges budgétaires doivent être proportionnées aux ressources de la nation. Les discordes civiles autant que le désordre financier entraîneraient l’anarchie, la décadence, l’incertitude du len­ demain. De là sortent les aventures. La Belgique pour remplir son rôle, a besoin d’une solide unité morale. Ses dons d’adaptation, le bon sens, le patriotisme la lui donneront sous l’égide de son jeune Roi, héritier de traditions illustres. 57 LA VIE INTELLECTUELLE DE 1830 A 1930 Discours prononcé à la séance publique de VAcadé­ mie Royale de Belgique du 14 ju in 1930 à l'occasion du Centenaire de VIndépendance Nationale, en p ré ­ sence de Leurs Majestés, le Roi et la Reine. La Belgique, en commémorant les grands actes politiques qui, il y a cent ans, consacrèrent sa nationalité et firent d’elle un E tat indépendant, ne se borne pas à célébrer un souvenir éclatant de son passé. Elle glorifie l’œuvre d’un siècle, ses développements, ses lois et ses Rois, ses richesses, tout ce qu’elle a acquis et créé, tout ce qu’elle a sauvé, tout ce qu’elle espère. Ailleurs et en maintes occasions on a dessiné la courbe ascendante de ses forces productrices et de son expansion commerciale ; on a décrit les phases de son évolution politique et sociale et reconnu, sous les remous des agitations de parti, la stabilité fondamentale des institutions. Il n’est pas en Europe de pays dont l’histoire pendant les cent dernières années montre une plus durable continuité, un élan plus soutenu et régulier. Une catastrophe, vers la fin, faillit tout emporter. Mais quand le flot déchaîné eut passé, la Belgique reparut, pleine de suc vital ; le sentiment national s’était, dans l’épreuve, nourri aux sources profondes du sacrifice. Le goût du travail et de l’action, le muscle et l’intelligence, l’initiative et cette aptitude à s’accommoder des faits, à les arranger, à les agencer de manière à en tirer le meilleur profit, qui est un des traits du caractère belge, la sagesse enfin qui évita les déchirements et maintint l’unité, refirent une Belgique aisée, adaptée aux temps nou­ veaux et digne du rang que les événements lui avaient assigné et où elle figura glorieusement. Toutes ces raisons de fierté ont été ou seront magnifiées dans les cérémonies publiques. L’Académie royale des Sciences, des Lettres et des BeauxArts, dans cette séance plénière de ses trois Classes, a voulu 58 honorer aujourd’hui la vie intellectuelle pendant le siècle écoulé, la pensée, la science et l’art qui sont l’ornement de toute civilisation. Un peuple riche qui les dédaignerait som­ brerait dans la vulgarité. Les mœurs en seraient dégradées et la jeunesse découronnée. Toutes les ardeurs se dépenseraient en luttes brutales pour l’assouvissement des appétits. Nos Souverains sont pénétrés de ces sentiments. Ils le prouvent en participant avec une attention émue et éclairée à tous les mouvements de l’activité artistique et scientifique. Un mot viril du Roi, un sourire de la Reine sont un stimulant et une récompense. La croissance de la vie intellectuelle en Belgique a suivi le développement économique et politique du pays. Les forces spirituelles ne se dégagent pas immédiatement d’une société en formation. Elles exigent une atmosphère, des conditions sociales, une certaine sérénité morale, venant d’une impression d’aisance et de sûreté, d’une confiance en soi et dans l’avenir, qui libèrent l’imagination des contingences de la vie positive. La Belgique indépendante surgit en 1830 dans une Europe effervescente. La Sainte Alliance qui avait abattu l’Empire se dissout. En France, la royauté légitime s’écroule et une dynastie s’inaugure. Le libéralisme triomphe en Angleterre et ouvre une ère de réformes. La Grèce s’affranchit du joug ottoman. La Pologne se révolte et le Tsar l’écrase dans le sang. Les Italiens s’agitent et inquiètent la domination autrichienne. Des troubles éclatent en Allemagne. Dans l’Europe qui fermente se dessinent les linéaments d’un ordre nouveau. Le pouvoir des classes moyennes s’affirme et s’installe. La grande industrie et le machinisme transforment les mœurs économiques. Avec l’ancienne société les Arts et les Lettres créés à son image s’étiolent. Le romantisme fait entendre des chants de triomphe et donne ses fleurs de printemps. Le sen­ tim ent de la nature et l’imagination secouent les règles du néo-classicime. Le mouvement et l’expression, le goût du pittoresque et de l’exotisme brisent le moule de l’art académique. Dans les sciences expérimentales et les sciences historiques, des méthodes modernes s’esquissent ; l’esprit critique et l’idée d’évolution suscitent des disciplines nouvelles. Au milieu de cette rapide évolution les âmes hésitent entre la crainte des 59 bouleversements et l’espérance du renouveau. Victor Hugo, dans le Prélude des Chants du Crépuscule s’écrie : De quel nom te nommer heure trouble où nous sommes ?... Seigneur ! Est-ce vraiment Vaube qu’on voit éclore ?... N ’y voit-on déjà plus, n’y voit-on pas encore ? Est-ce la fin , Seigneur ? ou le commencement ? En Belgique, au début, toutes les énergies se consument dans la lutte pour l’indépendance, dans la construction de l’ordre civil, dans les périlleuses négociations avec une Europe inquiète et méfiante, dans l’érection des deux piliers de la vie nationale : la Constitution et la Dynastie. Une superbe génération de jeunes hommes apparaît. Mais c’est le combat pour l’affranchissement qui absorbe leur enthou­ siasme. Ils s’improvisent législateurs et diplomates. Ils s’adon­ nent à une œuvre qui les illustrera : la création d’un Etat. Mais à peine les bases scellées au sol il faut, avec l’aide de la France, refouler une invasion de l’armée hollandaise ; puis élaborer des lois organiques pour assurer le fonctionnement des pouvoirs. Enfin une initiative audacieuse bouscule les préjugés et forge l’outil des développements futurs : Rogier décrète l’éta­ blissement du premier chemin de fer du continent. En même temps, les idées se tournent vers l’enseignement. En 1835, on réorganise les Universités de l’E tat et deux Uni­ versités libres surgissent, dues l’une aux catholiques qui bien­ tôt l’installent dans les antiques auditoires de Louvain ; l’autre, libérale à Bruxelles, qui débute dans de modestes locaux muni­ cipaux. On met en mouvement les organes indispensables de la vie intellectuelle. Jusque-là elle est demeurée terne, sans flamme et sans originalité. Le gouvernement hollandais sans doute avait fondé les Universités de Liège et de Gand et accompli un effort louable dans le domaine de l’instruction primaire et moyenne. Mais le haut enseignement était, dans une atmosphère d’indifférence et d’hostilité au pouvoir, demeuré sans rayonnement. La presse, dans la première période du régime de 1815, 60 était lourde et sans feu. Depuis 1825 le mouvement national l’avait échauffée. Des feuilles nouvelles : le Courrier des PaysBas, le Mathieu Laensberg, puis le Politique avaient excité l’opinion bourgeoise. Les jeunes patriotes qui devaient faire 1830 s’y étaient exercés à la polémique. Mais l’art et les lettres semblaient muets. A vrai dire y avait-il un mouvement de l’esprit, un public apte ou disposé à le suivre et l’entretenir ? La Belgique entière et Bruxelles vivaient d’une vie pro­ vinciale, étroite et casanière. La capitale n’était qu’une minime agglomération. Le Parc et les hôtels patriciens de la ville haute couronnaient les quartiers commerçants et populaires. L’en­ semble, non dépourvu de pittoresque, était médiocre. La préoc­ cupation du bien-être et du confort, les conversations banales des salons, en haut, les causeries de café, en bas, formaient la tram e de l’existence ordinaire. Point de littérature ou de musique. Des fables de Stassart, un Salon de Peinture sont les seules manifestations de pensée littéraire ou artistique que l’on puisse noter dans ce paysage sommeillant. La révolution, comme un frisson, remue cette société endormie ; une passion l’exalte. Le sentiment national, lon­ guement mûri, éclate et redresse tout un peuple. Il y a désor­ mais un E tat, un pouvoir autonome, une communauté sociale qui prend conscience d’elle-même. On ressent une joie de vivre, d’être ce qu’on est et de le montrer, de faire mieux, de se grandir, afin de mériter l’estime chez soi et au dehors. Une vie intellectuelle va progressivement s’élaborer. Mais les débuts sont lents et difficiles. On ne saurait ici songer à rédiger un catalogue, à établir une liste de personnages, à procéder à une revue critique des hommes et des travaux d’un siècle. Beaucoup de livres, d’ar­ ticles et de discours ont été consacrés et le seront encore à la description des formes diverses de l’activité littéraire, artistique et scientifique des cent années révolues. Il est permis de dire avec orgueil que dans tous les do­ maines de la production de l’esprit, on peut énumérer de grands noms et de belles œuvres, dont le lustre ennoblit notre histoire. 61 Nous nous bornerons à marquer quelques phénomènes de la vie intellectuelle, à montrer l’étonnant et magnifique contraste qu’offrent l’indigence des commencements et l’épanouissement de l’époque contemporaine. C’est dans les Universités que s’allument les premiers foyers, et tout de suite quelques hommes suscitent un milieu propice, groupent autour d’eux des disciples en qui ils éveillent une vocation et dont ils animent la pensée. C’est à Gand, notam ­ ment, dans le premier quart du siècle d’indépendance, Moke et Huet, l’historien et le philosophe, qui recevaient dans l’intimité leurs meilleurs élèves, discutaient familièrement avec eux toutes les questions du jour, et qui formèrent une école de libres esprits. Emile de Laveleye, qui devint une des brillantes figures de notre X IX e siècle, était de cette phalange. En 1833, un livre paraît que le public s’arrache. C’est VEssai historique et politique sur la Révolution belge, de JeanBaptiste Nothomb. Acteur et témoin des événements de 1830, Nothomb, à 25 ans, avait joué un rôle influent dans la rédaction de la Constitution ; il avait négocié à Londres avec Talleyrand et Palmerston. De tels antécédents donnèrent à ces deux gros volumes une autorité qui dépassa nos frontières. En deux ans, trois éditions s’épuisèrent. E t sans doute l’ouvrage répondait aux préoccupations du moment. Mais il est d’un style ferme et d’une composition solidement ordonnée. On y reconnaît à la fois l’écrivain et l’historien. Avec la période révolutionnaire coïncide le réveil de notre école de peinture. Elle a été stérile pendant le X V IIIe siècle. Au début du X IX e l’influence néo-classique de David marque l’œuvre de Navez, dont le tempérament se révèle dans le por­ trait. Mais en 1830 un vent se lève qui renouvelle l’inspiration. 1830 n’est pas seulement en Belgique comme en France un changement de régime. C’est, selon le mot d’un livre récent, une émeute d’idées. Le romantisme entraîne l’art pictural belge, qui d’un coup d’aile cherche à rejoindre Rubens et d’un autre se jette dans les orages politiques. Au Salon de 1830, la foule s’attroupe devant une grande toile dramatique du jeune Wappers. Nos peintres amplifieront les scènes pathétiques et les incidents pittoresques de l’histoire ; à leurs dons innés de colo­ ristes s’allie le sentiment civique, stimulé par les événements. 62 L’école belge renaît. Après les premiers romantiques, Leys et Gallait l’illustreront. Mais on se lassera bientôt des grandes images historiques, dont l’emphase atténuera l’accent. E t vers le milieu du siècle, les tendances réalistes venues de France tourneront nos artistes vers l’observation plus assidue de la figure humaine et des aspects de la terre. Des ateliers de Navez, de Wappers, de Leys, de Portaels, sortira une légion de beaux peintres dont les tableaux illu­ mineront leur temps. Ce n’est pas la cérébralité, ni l’attraction du mystère, le rêve ou l’allégorie, qui caractériseront leur œuvre. Dès l’origine se révèlent en eux le respect passionné de la nature, l’instinct de la nuance, le sens pénétrant et délicat des har­ monies de la lumière, des splendeurs de la chair, de l’étoffe et de la verdure, l’amour du mouvement et de la vie. Ainsi les liens avec le passé sont renoués et la lignée des ancêtres se continue. On a dit parfois que nos artistes sont nos grands ambassadeurs ; chef de notre diplomatie, j ’accepte ce jugement, qui ne la diminue pas. La peinture belge est la plus haute expression de notre génie. C’est notre gloire. A la contempler nous nous sentons plus grands. La première période de l’E tat belge, la période de fondation, offre un spectacle de multiple et féconde activité. A l’origine, c’est le vide, la plaine rase, l’aventure. Il faut planter, bâtir, tracer les chemins. E t le rythme de la vie intellectuelle suit celui de la vie administrative et politique. On institue l’Observatoire, le Conservatoire de Musique, la Bibliothèque, les Musées. Immédiatement des hommes se trouvent pour conduire et innover. Plusieurs affirmeront une forte personnalité, qui sera reconnue et appréciée à l’étranger ; ils appartiendront à la fois à leur pays et à l’Europe. Fétis, le premier directeur du Conservatoire, est tenu pour le musicographe le plus érudit de son temps. E t sa Bio­ graphie universelle des Musiciens devient un ouvrage fondamen­ tal que l’on consulte partout. A l’Observatoire règne Quetelet, astronome et mathéma­ ticien, sociologue et physicien. C’est un esprit universel, qui devance son temps. Il a beaucoup voyagé, s’est lié avec des personnalités illustres, a passé huit jours chez Goethe à Weimar. Il publie la Physique sociale et crée une science, la statistique 63 morale, qui poursuit la recherche de lois fixes se dégageant des grands nombres et auxquelles sont soumis les phénomènes démographiques et sociaux. Il forme un élève qui, s’orientant vers les travaux de physique expérimentale, sera l’un des héros de la science belge : Plateau, devenu aveugle pour avoir, pendant ving-cinq secondes, observé le soleil à l’œil nu. Un de nos contemporains éminents a dit de lui qu’il avait le génie de l’expérience. Sa renommée était générale et certaines de ses études sur la lumière et les impressions visuelles en font en quelque sorte un précurseur du cinéma. Cependant la Belgique s’affermit et s’organise. Elle traverse une crise agricole douloureuse, une inquiétante tourmente financière. La Révolution de 1848 qui flambe à ses frontières ne mord point sur ses jeunes institutions, qui, intactes, tien­ nent debout. La vie s’élargit et les fenêtres s’entrouvrent. Les événements de France, en 1851 et 1852, vont donner une impulsion au mouvement intellectuel. Le coup d’E tat et l’Empire chassent vers la Belgique hospitalière des savants, des poètes, des historiens qui cherchent chez nous un refuge loin des tribunaux sévères et d’une police inquisitoriale : Hugo, qui ne reste guère ; Edgar Quinet, Bancel, Emile Deschanel, qui s’installent ; Raspail, Madier de Montjau, l’éditeur Hetzel. Cette colonie de proscrits, avides de parler et d’écrire librement, apporte avec elle des relents de fièvre politique. En applaudissant leur talent, on honore leur infortune. On offre à Bancel une chaire à l’Université. Deschanel et Madier dis­ sertent dans les cercles de la capitale et de la province. Ils m ettent à la mode un genre littéraire, la conférence, style oratoire, méthode d’éducation et distraction mondaine. Ils ont leurs centres de réunion, leurs hôtes assidus, une clientèle ; et leur influence sur la jeunesse hâte dans les milieux libéraux l’éclosion des idées radicales. A partir du milieu du siècle dernier une période s’ouvre qui se prolonge jusqu’à la grande guerre de 1914 ; car le X IX e siècle déborde en vérité sur le X X e et la classification des faits ne correspond pas à une chronologie mathématique. La nation évolue et sa destinée se déroule sans accidents. Elle se possède. Son patrimoine se consolide. Ses traits s’ac­ 64 cusent et lui composent la physionomie où se fixe son carac­ tère. En 1880, elle étale avec faste, dans les cérémonies du Cinquantenaire, la fierté de ses libres institutions, la joie d’une saine existence, apte à de nouveaux enfantements. Elle réalise, sans se déchirer, la transition nécessaire du régime bourgeois à la démocratie. Son second Roi la pousse vers les espaces lointains, dont les horizons incertains déconcertent d’abord ce qu’elle a de préjugés tradionnels et casaniers, mais excitent bientôt ce qu’elle a d’esprit entreprenant et audacieux. Léopold II se taille en Afrique un Empire qu’il lui lègue, et projette au dehors l’initiative de nos hommes d’affaires et de nos ingénieurs. Avec un étroit territoire, dont pas un pouce ne demeure en jachère, et une immense colonie, avec un bout de côte maritime et l’un des grands ports du continent, la Belgique devient l’une des puissances commerciales du monde. Lorsque, parmi les acclamations et les sourires, un troi­ sième couple royal rajeunit la dynastie, la vie est intense ; la capitale est un centre sonore ; les mœurs sont élégantes et cossues ; les arts, les lettres, les sciences haussent le niveau moral d’une société dont l’éducation et le goût se sont affinés et dont les besoins matériels sont satisfaits. C’est l’épanouis­ sement. De riches prémices annoncent cette saison splendide qui fleurit vers la fin du X IX e siècle et au début du X X e. Des maîtres éminents donnent à l’enseignement univer­ sitaire, que des Ecoles spéciales ont outillé et renforcé, une valeur scientifique et morale qui accentue le mouvement de l’esprit. Une élite se forme. La vie intellectuelle s’amplifie. Mais comment, dans une si rapide esquisse, dire tout ce qu’il faudrait, classer les hommes et les œuvres ? Résignonsnous à ne montrer que quelques fronts qui dominent, quelques renommées qui éclairent leur époque. Voici Emile de Laveleye, intelligence prompte et hardie qu’attiraient tous les aspects nouveaux du monde international, de la démocratie, de l’économie politique, de la philosophie. Il s’intéressait à tous les élans généreux. Professeur, essayiste fertile, au style rapide et chaleureux, il écrivit beaucoup pour la Belgique et pour l’étranger sur la propriété, sur les formes du gouvernement, sur la religion, sur les problèmes de la poli­ 65 tique européenne. Il fut l’un des collaborateurs assidus de la Revue des Deux Mondes. E t voici François Laurent, grand jurisconsulte, penseur passionné, infatigable producteur. Il entreprit une sorte d’im­ mense enquête en dix-huit volumes sur l’Histoire de l’Hum a­ nité. Il bâtit, en trente-trois volumes, les Principes du Droit civil. Il enseigna, batailla pour les idées, créa des œuvres sociales qui servirent de modèle. Ce fut un chef reconnu, cité m ainte­ nant encore et admiré au delà de chez nous. Parmi ceux qui suivent apparaît l’un des agents discrets et clairvoyants de notre diplomatie, bel écrivain et haut esprit : Emile Banning, qui fut le collaborateur de Rogier, de FrèreOrban, de Léopold II. Ses études politiques abondent en vifs aperçus sur les conditions et les destinées de la Belgique. Ce serviteur modeste de l’E tat, que la nature avait frappé d’une disgrâce physique et qui fuyait le monde, laissa un livre de réflexions intimes, où se révèlent une âme stoïque et de nobles aspirations. Comment oublier, plus près de nous, Adolphe Prins et Waxweiler ? Prins renouvela la science pénale, fut l’initiateur de réformes humanitaires et ouvrit l’esprit de la jeunesse aux effluves des temps nouveaux. Waxweiler créa une sociologie fondée sur l’expérience, sur l’observation de l’individu et de son milieu. Il mourut pendant la guerre, après avoir, dans un livre éclatant de vérité, La Belgique neutre et loyale, détruit de meurtrières légendes. La science pure eut ses héros : le chimiste Stas, élève de J.-B. Dumas ; ses recherches sur les atomes, certaines méthodes qu’il institua, lui valurent la célébrité. Tous les corps savants le couvrirent d’honneurs. Ed. Van Beneden, le biologiste, étendit par ses découvertes le champ de l’embryologie et donna des bases aux lois de l’hérédité. Gramme, l’illustre constructeur de la première dynamo, créa l’instrument destiné à transfor­ mer la force motrice et à la transporter à distance. Il ouvrit ainsi la voie à toutes les applications de l’énergie électrique et prépara une extraordinaire évolution de l’industrie et de la vie économique. L’histoire fut toujours cultivée en Belgique. Après 1830, on débute par l’érudition et le récit. Les analyses de l’archi­ 66 viste Gachard, les ouvrages narratifs de Juste, de Kervyn, de Wauters, de Louis Hymans préparent le terrain. Poullet et Thonissen étudient les institutions. Puis l’histoire s’élargit et s’approfondit. Yanderkindere écrit le Siècle des Artevelde. Fredericq raconte les luttes religieuses aux Pays-Bas. Henri Hymans et Max Rooses se vouent à l’histoire de l’Art. Godefroid K urth vient à son tour. Avec ses dons d’imagination et d’éloquence, il ressuscite, dans ses Origines de la Civilisation moderne, de longues périodes qu’il éclaire de vues philosophiques. Un pas de plus nous conduit aux grandes œuvres de Pirenne, qui reconstitue la vie sociale et économique de nos cités et construit une synthèse imposante. Il trace les grandes lignes d’une histoire commune, met à jour les racines de la nationalité belge et montre sa croissance logique et continue. Il devient aux yeux du monde le grand historien de la Belgique. L’histoire religieuse ne fut pas négligée par les catholiques. Fondée par des Belges au X V IIe siècle, l’œuvre des Bollandistes a été reprise à partir de 1837 et continue avec succès. Aujourd’hui notre confrère dom Ursmer Berlière poursuit ses savants tra­ vaux sur la vie monastique aux siècles passés. L’évocation de l’idée religieuse suscite aussitôt à nos yeux l’effigie majestueuse du Cardinal Mercier. Si intimement associé aux épreuves dont le souvenir fait encore frémir nos cœurs, il appartint à la Science, et à l’Eglise. C est la Science qui le conduisit au siège archiépiscopal de Malines. Il fut chef d’école à l’Université de Louvain. Il incarnait à l’Institut supérieur de philosophie la doctrine néo-thomiste, qui imprègne la jeunesse croyante. Devant l’invasion, il se dressa l’Evangile à la main. Ses lettres pastorales, où résonnait l’âme de tout un peuple, soulevèrent la conscience universelle. Il servit la justice, la foi, la patrie. Sa figure sereine se profile sur l’histoire morale du pays. Tandis que le X IX e siècle s’avançait vers sa fin, dans une atmosphère où soufflait un vent de réforme, eclot une soudaine et fraîche floraison littéraire. La jeunesse impatiente lève la tête. Les discussions esthé­ tiques se mêlent aux débats des partis qu’agitent les signes de la démocratie et les premières rumeurs du monde ouvrier. La 67 presse nombreuse et active donne plus de place et d’importance aux préoccupations intellectuelles. Elle compte des écrivains et des polémistes dont la plume a de la verve et du trait ; Verspeyen au Bien Public de Gand, de Haulleville au Journal de Bruxelles, Louis Hymans à YOffice de Publicité, Charles Tardieu à Y Indépendance, et Gustave Frederix, dont les feuilletons de critique sont lus et prisés à Paris, comme dans les milieux lettrés de Belgique. Les luttes de la tribune ont de l’écho dans l’opinion. Nous avons une légion de grands orateurs et l’éloquence n’est pas seulement une action, mais un art, puisqu’elle exprime direc­ tement par le mot, la voix, le geste, le regard toutes les nuances de la pensée et de l’émotion, les élans du cœur et de la raison. On se presse au Palais de Justice et au Parlement pour entendre les accents charmeurs de Jules Le Jeune, la phrase nerveuse et châtiée de Charles Graux, le style académique d’Auguste Beernaert, la parole souple et acérée de Victor Jacobs, les périodes altières de Frère-Orban, le verbe puissant de Paul Janson, les improvisations fougueuses et multiformes d’Edmond Picard, infatigable remueur d’idées, iconoclaste et prophète, abatteur et bâtisseur de préjugés, et qu’on pouvait ne point aimer, mais qui fut un extraordinaire animateur. De ce ciel nuageux et variable qui annonce un changement de saison, tout à coup descendra, neuve et inattendue, la jeune Poésie. L’école littéraire, dont Max Waller, page impertinent et spirituel, claironne l’avènement, se donne un mot d’ordre : « l’Art pour l’Art ! » et une revue : La Jeune Belgique, après laquelle naîtront la Wallonie, YArt Moderne, Durandal. Elle reconnaît un précurseur : De Coster, et un chef : Camille Lemonnier. La légende héroïque, joyeuse et glorieuse d’’JJlenspiegel et de Lamme Goedzak perpétue le nom de Charles De Coster. C’est la première grande œuvre originale éclose en Belgique. On y sent battre le cœur de la Flandre en des épi­ sodes burlesques ou tragiques, que rehausse une langue ar­ chaïque, opulente et pittoresque. Les romans de Camille Lemonnier, inspirés d’abord de l’esthétique naturaliste, sont riches d’images et d’expressions fortes. La recherche du mot, l’exu­ bérance descriptive, des éclats de lyrisme enluminent et échauf­ 68 fent sa prose bruissante et touffue, parfois violente jusqu’à l’outrance. Eeckhoudt et Demolder suivent Lemonnier avec des nuances diverses. On pourrait presque dire qu’ils sont tous peintres autant qu’écrivains. Ils ont l’amour et le sens de la couleur, des formes plastiques, de la nature. Ce sont de robustes tempéraments d’artistes. Maintenant gravissons les sommets. C’est dans les alti­ tudes que respirent les poètes. Figure mélancolique et délicate, Georges Rodenbach chante le règne du silence. Il a trouvé dans les rues solitaires, les bé­ guinages et les eaux dormantes des vieilles villes flamandes l’atmosphère et comme le climat de sa sensibilité : « Moi, dit-il, moi dont la vie aussi n’est qu’un grand canal mort ! ». Van Lerberghe module en vers libres d’une grâce fluide la Chanson d'Eve, qui s’épanouit dans un paysage de rêve, dans un «jardin bleu ». C’est le symbole et la confession d’une âme tendre, toujours émerveillée. La nature harmonieuse et fière d’Albert Giraud s’insurge devant les trivialités de la vie moderne. Le poète s’enferme dans un hautain Parnasse où il sculpte de pures strophes, tels des médaillons à l’image des dieux antiques. Il s’absorbe dans la contemplation des temps héroïques de la Grèce, mère de toute beauté. Il tressaille au bruit de la guerre. E t les dou­ leurs de la patrie lui arrachent de brûlantes satires. Montons un degré. Yerhaeren et Maeterlinck se coudoient. Ce sont les deux écrivains qui, tout imprégnés du suc de la race, ont porté le plus loin notre gloire littéraire. Dans les âmes, à travers le monde, ils ont créé une émotion, fait passer un frisson. Yerhaeren, mort depuis quinze ans, demeure associé à notre existence. Certains de ses vers hantent nos mémoires. On les cite, on les déclame. Ils sonnent parfois comme des coups de marteau et des chocs abrupts brisent leur cadence. Avec quelle puissance farouche et pénétrante, héroïque ou sereine, ils traduisent les clartés et les ombres de nos cieux, de nos terres et de nos eaux, les fureurs du vent et de la mer, les tumultes de la cité, le travail de l’usine et des champs, et la colère sacrée du droit violé, la passion tenace du sol natal ! Dans son œuvre aux multiples splendeurs, poème d’un 69 peuple et d’une époque, l’amour et la mort, la force et la volupté soufflent, vibrent, flamboient et se déchaînent comme dans une immense symphonie. Verhaeren restera pour nous, selon le titre d’un de ses recueils, le poète des Rythmes Souverains. Maeterlinck, lui, vit, écrit, poursuit son périple magni­ fique. Après ses premiers vers et ses drames mystiques, il a subi l’étrange attraction des mystères de la vie. La science et la philosophie ont entraîné son imagination vers de graves problèmes qu’il a illuminés de poésie. Dans des livres célèbres il a décrit le génie ailé de la ruche, la sinistre sociologie des Termites, la féerie du firmament. Sa phrase ample, nombreuse, musicale, miroitante d’images, toute la beauté qui enveloppe ses exposés scientifiques l’ont mis au premier rang des prosateurs de notre temps. Nous saluons sa gloire. Elle enrichit le patri­ moine moral de la Belgique. La poésie flamande à son tour s’est parée de lauriers. L’œuvre de Guido Gezelle, dont la statue vient d’être inaugurée à Bruges, est toute baignée d’un sentiment profond de l’har­ monie simple des choses et du plus tendre idéalisme chrétien. Ce prêtre modeste, ce poète par la grâce de Dieu s’inspirait aux sources claires de la nature familière qui fut le cadre et la joie de son humble existence. Dans une langue souple et vivante il interpréta lyriquement les nuances délicates, les arômes des campagnes de Westflandre, avec leurs toits rouges, leurs troupeaux et leurs blés. C’était une âme pure d’artiste et de chrétien. La littérature flamande, anémiée en 1830, s’était lente­ ment redressée. Henri Conscience, le premier, avait atteint le peuple et lui avait réappris sa langue. Une longue germination aboutit à la formation d’une école de poètes et de conteurs où après Gezelle, brillent Hugo Verriest, Styn Streuvels, enfin Cyriel Buysse, dont les romans maintes fois traduits dépeignent avec un réalisme pittoresque et touchant les mœurs des petites villes de son pays. Enfin le Vlaamsche Volkstooneel a ressuscité l’art dra­ matique flamand. Ainsi, que nous regardions d’un côté ou de l’autre, nous embrassons le spectacle d’un mouvement littéraire tardif sans doute, mais qui n’a cessé de grandir. L’arbre est plein de sève. 70 Il porte des fruits savoureux. A son ombre l’herbe verdit et les fleurs foisonnent. L’événement réalise la pensée qu’exprimait le 11 mars 1856 Léopold II, alors duc de Brabant. Il disait au Sénat : « Une sage politique nous enseigne qu’un peuple jaloux de son existence indépendante doit tenir à posséder une pensée à lui, à la revêtir d’une forme qui lui soit propre, et qu’en un mot, la gloire littéraire est le couronnement de tout édifice national ». L’histoire rapide de notre évolution littéraire nous mène aux journées radieuses qui précèdent la catastrophe de 1914. La vie intellectuelle est organisée et le pouls de la nation bat d’un rythme heureux. Il y a désormais dans cette commu­ nauté industrieuse et utilitaire un public instruit, policé, lettré, friand de lecture autant que passionné pour les concerts et les tableaux. La musique, qui s’était tue dans les environs de 1830, reprit vite et d’un soubresaut son magique pouvoir d’attraction. Les conservatoires, les écoles réveillèrent des facultés latentes. Des virtuoses en sortirent que toute l’Europe, après la Belgique, acclama, les Yieuxtemps, les Servais, dont Ysaye et De Greef continuent l’illustre lignée. Gevaert, au Conservatoire de Bruxelles, entretint un foyer d’art où, pénétré de la pensée des maîtres, il la communiquait à ses auditoires dont il cultivait la sensibilité et le goût. Ainsi se forme une sorte d’opinion musicale fervente et compréhensive. Initiée aux nobles émotions du style classique, elle prête une oreille accueillante aux rythmes et aux sono­ rités des écoles nouvelles. En même temps que les chefs-d’œuvre du passé et les œuvres modernes du dehors, elle applaudit les œuvres nationales des compositeurs belges, de Peter Benoit, de Tinel, de Lekeu. Elle s’enorgueillit de César Franck, qui vécut à Paris, mais naquit à Liège. Il rajeunit la musique orchestrale par d’originales inflexions mélodiques, des harmonies enveloppantes et souples, des accents humains ou mystiques qui bercent l’imagination ou l’exaltent, et qui vont jusqu’à l’âme. Tandis que ces sources de spiritualité rafraîchissent et tonifient l’air, un courant majestueux continue à dérouler 71 ses eaux qui traversent le siècle d’un bout à l’autre. C’est le grand fleuve d’art jailli des profondeurs du passé, c’est la Peinture. Elle évolue avec le temps, sa mentalité, ses modes de sensibilité, sans cesser jamais de demeurer près de nous, du peuple, de la nation, parce qu’elle traduit son tempérament et répond à ses aspirations et à ses instincts. A deux ou trois reprises un soubresaut la redresse, un élan de modernité l’éloigne de procédés ou de genres devenus conventionnels et dont l’œil s’est fatigué. Mais toujours l’effort tend à se rapprocher de la nature pour en révéler un aspect nouveau, pour en rajeunir et en accentuer l’expression. Car l’école belge se marque par sa fidélité à la nature saine et frémissante, humaine, champêtre ou sylvestre. Sans volonté ni préoccupation de matérialisme, nos artistes aiment la matière pour ses lignes et ses couleurs, pour sa grandeur ou sa grâce, pour la lumière qui la fait vi­ brer et lui donne une âme. Nos paysages, les bois et les fleurs, les étangs et les prés, les bêtes qui pâturent, les feuillages de l’automne ou de l’été, la mer, ses horizons et ses plages, les ciels d’hiver ou de printemps, ont leurs peintres attendris ou véhéments. La figure humaine, avec le trait et le geste du rang ou du métier, le rayonnement intime de la pensée, le costume rude ou moelleux qui drape le torse musclé ou la taille élégante, dans le décor de la campagne ou de l’usine, de la chaumière ou du salon, a ses interprètes éloquents, délicats et subtils qui savent observer, deviner, comprendre et sentir. Un de nos grands peintres, Ensor, définissait récemment son art en ces mots : «Voir de tous ses yeux ; voir c’est peindre, c’est aimer la nature et la femme et les enfants et la terre ». On retrouve dans l’école belge du siècle révolu des affi­ nités qui la relient aux grands et aux petits maîtres d’autrefois, l’opulence des tons, la gradation des nuances, la notation précise du détail pittoresque, et, joints au culte du vrai, le souci de la probe exécution, l’orgueil du beau métier. Notre école est humaine et sincère et par là s’affirme vraiment nationale. Il serait vain, après tant d’articles de journaux et de revues et tant de livres savants et documentés, tels ceux de notre distingué confrère M. Yan Zype, de faire défiler en ce discours des noms illustres. Il vaut mieux aller contempler à 72 quelques pas d’ici, au Palais des Beaux-Arts et au Musée, l’œuvre resplendissante de nos peintres et de nos sculpteurs, de Leys à Boulenger, de Charles de Groux à Stevens, de Yerwée à de Braekeleer et à de ’W inne, de Dillens et de Yinçotte à Constantin Meunier. En sortant de ce spectacle on se sent comme touché de la grâce. On y voit se déployer les fruits d’un magnifique labeur d’évocation et de création. On y entend chanter toutes les beautés, toutes les joies, toutes les douleurs de la nature et de la vie. On y reconnaît, noble, souriant, familier, le visage de la patrie. La Belgique goûtait avec plénitude une insouciante et brillante prospérité, quand la tempête fondit sur elle et l’en­ traîna vers les abîmes. Une nuit de quatre années, traversée d’éclairs, s’appesantit sur la nation. Puis le ciel blanchit, une aurore nouvelle lança ses premiers feux. C’était la paix. L’ordre ressuscita. Mais au milieu de quels débris et de quelles anxiétés ! Il fallait tout refaire et tout recommencer. L’entreprise était formidable. E t son achèvement aujourd’hui réalisé étonne le monde. Mais notre peuple a d’infinies ressources d’énergie et une sagesse foncière qui aggloméra les forces et imposa silence aux discordes civiles. Cependant un péril grave restait menaçant. Sans doute réussirait-on à reconstituer les capitaux, à rajuster les machines, à rebâtir les maisons. Mais la guerre avait tari des sources d’idéalisme et détourné des travaux de la pensée. L’existence devint âpre et coûteuse ; elle poussa aux métiers lucratifs, aux gains rapides. La restauration ne serait-elle donc que l’industrialisation, la mécanisation d’une société condamnée aux besognes pratiques ? La victoire sur la matière serait facile. Mais comment assurer la nourriture morale et remédier à la misère de l’esprit ? Aujourd’hui le mal est conjuré. D’amples donations ont sauvé nos Universités, dont chacune a reçu vingt millions de francs, reliquat des épargnes de la Commission de Ravitail­ lement et qui toutes bénéficient de la personnalité civile. La 73 munificence de la Fondation Rockfeller a doté l’Université de Bruxelles d’une nouvelle Ecole de Médecine. La Biblio­ thèque de l’Université de Louvain, installée dans un édifice monumental, a regarni de livres tous ses rayons. La Fondation Universitaire, à laquelle s’attachent les noms de M. Hoover et de M. Francqui, accorde des prêts d’études et des bourses de voyage aux étudiants et des subventions aux associations et publications scientifiques. Une grande entreprise a surgi à l’appel du Roi. « Il faut, dit le Souverain, le 26 Novembre 1927, que, débarrassés des soucis matériels, les hommes de science soient en mesure de concentrer sur la recherche tout l’effort de leur pensée. Il faut que tout soit mis en œuvre pour susciter, encourager, soutenir les vocations scientifiques. » En quelques mois, le Fonds Na­ tional de Recherche fut constitué au moyen de souscriptions qui dépassèrent cent millions. Il assiste les travailleurs dans les instituts belges et étrangers, assure des dotations aux savants éminents, effectue des prêts d’instruments, facilite les expé­ ditions scientifiques favorise le développement des laboratoires. Notre Académie Royale, fidèle à ses traditions historiques, est demeurée un foyer de culture désintéressée et participe au progrès des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts par ses publications, ses concours et les prix qu’elle décerne. A côté d’elle ont pris place les Académies de langue et de littérature françaises, de langue et de littérature flamandes. Nos musées ont été réorganisés et enrichis. Des instituts universitaires, des écoles supérieures fortifient et spécialisent le haut enseignement. Un désir ardent de relèvement, un besoin de création et d’expansion ont suscité de nombreuses initiatives, telle la Fondation Egyptologique qui porte le nom de la Reine. Lne association privée soutenue par l’E tat, et dont M. Henri Le Bœuf est l’animateur, a érigé un vaste Palais des Beaux-Arts dont notre réputé confrère M. Horta a dessiné les plans et qui est rapidement devenu un centre d’action. De multiples phé­ nomènes de la même qualité révèlent une tendance à stimuler l’essort des idées. Les esprits sont plus indépendants, plus audacieux qu au­ trefois. 74 La Belgique, dont le rôle international était restreint et comprimé, a acquis dans le monde le rang d’une grande per­ sonnalité morale. Sa vision, ses intérêts portent plus loin. Toutes les fenêtres sont ouvertes. Dans la maison mieux aérée, les courants intellectuels circulent librement. Le public est curieux, avide de savoir et de sensations d’art. Tous les jours, à Bruxelles, devenu grande capitale bruissante d’animation et de luxe, des concerts, des conférences groupent des auditoires empressés et attentifs. On compte plus de cinquante salles d’exposition et combien de théâtres ! E t quel pullulement de revues et de livres ! Il y a moins de disputes politiques et plus de discussions d’économie sociale et de questions extérieures, plus de contro­ verses d’art et de littérature. Des formules nouvelles qui agitent leur crinière et montrent leurs crocs soulèvent les passions. On a vu, un soir, et c’est un trait significatif des mœurs d’aujourd’hui, une assemblée de deux mille citoyens débattre des problèmes d’esthétique, avec des cris de colère et des clameurs d’enthou­ siasme. Sans doute, aucune discipline ne s’impose qui imprime au mouvement des idées l’unité d’un système ou d’un style. Les doctrines s’entrechoquent et toutes les valeurs d’hier sont soumises à une impitoyable révision. Mais du bourgeonnement, de la fermentation des âmes, une récolte naîtra d’œuvres et de talents qui feront la parure de la Belgique de demain. Arrêtons-nous, en nous excusant d’avoir dû négliger cer­ tains aspects de la vie intellectuelle du pays, de n’avoir pas rendu justice comme nous l’eussions voulu à tous ceux qui ont collaboré à sa grandeur, ou même cité avec l’hommage nécessaire, des noms du passé, honorés à l’étranger comme en Belgique, tels que ceux du Général Brialmont, d’Ernest Solvay, l’inventeur et le sociologue, et du Dr Depage. Mais nous avons dit assez pour attester la vitalité de l’in­ telligence belge, la renaissance de l’esprit, l’éveil de forces morales qui, faisant contrepoids aux forces matérielles, assurent l’équilibre et la santé d’un peuple éprouvé et resté jeune, et qui, allègre et vigoureux, poursuit sa marche vers l’avenir. 75 1914-1919 1914-1919 1 LORD GREY DE FALLODON Discours prononcé à VAcadémie Royale de Belgique, le 5 mai 1926. L’histoire mêle au cours tourmenté des événements des figures dont les proportions, la valeur, l’influence sur le monde extérieur et sur l’évolution des faits ne peuvent se mesurer qu’à distance. Des hommes surgissent qui dominent une période, en qui s’expriment les aspirations d’un peuple, et dont les gestes acquièrent un sens symbolique. Ce sont des anticipateurs qui annoncent la vérité du lendemain, ou des fondateurs, de puissants réalisateurs que le destin suscite pour extraire d’une époque, d’un état social ou politique, la substance ou l’idée en germe dans les masses. Tels Cavour qui créa l’unité italienne, Bismarck, le rude forgeron de l’unité allemande, ou, beaucoup plus loin, Napoléon, Cromwell ou Richelieu. Au sortir d’une des plus effroyables crises qu’ait traversées le monde, il est difficile de dénombrer, sans parti pris et avec quelque chance de ne verser ni dans la prévention ni dans la faveur, ceux qui, très rares en tout cas, entraînèrent les peuples, leur assignèrent un idéal, précipitèrent et réglèrent l’action des foules et la modelèrent sur un plan conçu par leur cerveau et imposé par leur volonté. Grey, qui vit encore et qui n’a pas atteint la vieillesse, Sir Edward Grey, qui porte, depuis son ascension à la pairie, le nom de vicomte Grey de Fallodon, n’apparaît pas au rang des créateurs, des dominateurs, des grands conducteurs d’hommes en qui se résume la synthèse d’un système ou d’un mouvement. Mais son rôle fut en des temps difficiles et dans les épisodes tragiques auxquels ils menèrent, considérable et parfois décisif. Il y montra des talents et des vertus qui font ressortir sa phy­ sionomie en relief sur le décor mouvant des événements. Il a dirigé la politique extérieure de la Grande-Bretagne pendant les neuf années qui ont précédé la grande crise de 1914. Il a donné le coup de barre qui jeta son pays dans la 79 tourmente, au secours de la France et de la Belgique, et il a gardé le gouvernail pendant la première phase de la lutte. Il a souhaité et cherché pour l’heure finale de l’apaisement et de la victoire, dont il ne douta jamais, un régime qui m ettrait le monde à l’abri des entreprises barbares et destructrices et qui substituerait le droit à la violence. Dès que le péril se révéla imminent, il songea à la Belgique, et, jusqu’à l’heure où il quitta la dunette du commandement, il fixa le regard sur ce point de l’horizon. On trouve en lui une image singulièrement représentative de l’esprit le plus élevé de sa race et de son pays, le type du politique anglais qui associe à une conception réaliste de l’in­ térêt de l’Empire la sensibilité d’une conscience éprise de liberté et de justice. Enfin, sous l’homme d’E tat apparaît un homme vraiment humain, simple et droit, qui, sans faste et sans phrases, conduit de grandes affaires publiques avec la même honnêteté que m ettrait un gentleman à gérer loyalement d’ordinaires aftaires privées, un cœur en qui le devoir ne tarit pas les sources d’émo­ tion et que fait frémir, à l’instant des décisions les plus graves, le dilemme où il ne sombre pas, mais dont il sort meutri : 1 ir­ réductible effort qu’exige une juste cause, et l’angoisse des souffrances infligées, du sang qui coule, du désordre où le monde est impitoyablement précipité. Lord Grey vient, il y a quelques mois, de publier ses mé­ moires, qui résument une carrière de vingt-cinq ans (!). C’est un document historique, un témoignage et une confession. La lecture en est attrayante et facile, car l’ouvrage n’est surchargé ni de dates, ni de notes, ni alourdi par les citations et les détails minutieux que le recul du temps dépouillé de tout intérêt. Lord Grey raconte et se raconte. Le récit coule, sans se heurter à des récifs, d’un flot continu. Lord Grey ne cherche pas à se grandir, et non même à glorifier son pays. Il dit ce qu’il a fait, sans en tirer vanité. Il ne se met pas en scène, mais il s’explique et l’on sent qu’il n’a rien à cacher. Dans sa poli­ tique on ne découvre pas de calculs souterrains. Il a fait ce qu’il devait et ce qu’il pouvait. Il sourit de l’ingéniosité des (1) Twenty five years (1892-1916), 2 vol. Londres, Hodder and Stoughton, 1925. 80 exégètes et de la fantaisie des foules qui se plaisent à orner les incidents les plus simples d’une parure théâtrale et à expliquer des gestes logiques ou spontanés par des concepts mystérieux. Un diplomate allemand, avec qui il causait librement avant la guerre, lui attribue ce mot : « Il n’est pas très difficile de dire la vérité. La difficulté est de faire qu’on y croie ». E t lui même ajoute, de sa plume, ce commentaire ironique : « Le moyen le plus sûr en diplomatie de tromper l’opinion est de lui dire la vérité, car elle n’y croit jamais ». Ses mémoires disent, en langage familier et sincère, sans viser à l’effet, la vérité telle que Grey la comprit et la vit. Il ne les a pas écrits pour défendre une thèse ou étaler son rôle ; l’un de ses mobiles, en les composant, fut de fournir des m até­ riaux à la méditation des générations futures, dont la guerre de 1914 hantera longtemps la conscience et l’imagination, et de poser devant elles le problème de l’avenir. Des questions nouvelles ont surgi depuis la fin du conflit. Peut-être nous semblent-elles plus étranges et plus complexes, à nous, qui, par tant d’attaches, appartenons au passé, qu’à des esprits jeunes et frais, qui, dès leur printemps, les abordent, les cotoient, se développent dans leur atmosphère et n’y voient que les phénomènes naturels de la vie contemporaine. A peu près en même temps que les mémoires de Lord Grey ont paru deux autres ouvrages où la figure de l’homme d’E tat anglais apparaît décrite et interprétée par des personna­ lités qui ont été à maintes reprises associées à ses préoccupa­ tions et qui ont pu impartialement juger l’être, son caractère et ses inclinations. La Vie et les Lettres de Walter Page, ambassadeur des EtatsUnis à Londres, de 1913 à 1918, et les Papiers intimes du colonel House, le conseiller et confident du président Wilson, que vient de publier M. Charles Seymour, professeur à l’Université de Yale, éclairent certains aspects de la diplomatie et font pénétrer dans l’intimité de Grey, de ses procédés politiques et de ses états d’âme au moment troublant et pathétique du conflit européen (1). Entre Page et Grey, comme entre House et lui, on discerne des affinités qui les firent se comprendre aisément et qui auraient (1) Ces deux ouvrages n’ont pas été traduits jusqu’ici. 81 probablement eu des effets sensibles et heureux si Grey, à la fin de la guerre, avait encore occupé le pouvoir et s’il avait été appelé à collaborer avec le colonel House dans les délibérations de la paix. Sur la vie privée et les débuts de Lord Grey, ses mémoires sont discrets. Cet homme de mœurs unies et réservées demeure simple dans ses écrits comme dans ses manières. Rien dans sa jeunesse n’annonce les hautes destinées qui l’attendent. Il naquit le 25 mai 1862. Son père, le capitaine George Grey, qui appartint à la maison du prince de Galles, s’était battu en Crimée, dans l’armée britannique, côte à côte avec les Fran­ çais. A l’âge de quatorze ans Edward Grey le perdit, et sa pre­ mière éducation se poursuivit sous la direction de son aïeul, qui avait joué un rôle actif dans la politique libérale et avait occupé des fonctions ministérielles dans les gouvernements de Lord Melbourne, de Russel et de Palmerston. Ainsi s’implantent dans ce jeune cerveau, sans qu’il en sente la pénétration, les tendances qui guideront sa vie. Ce n’est guère qu’a vingt-deux ans, d’après son propre aveu, que s’éveille en lui la curiosité des choses de l’esprit et de la politique. Jusque-là il s’adonne aux joies de la vie à la campagne, à Fallodon, dans le parc riant et touffu qui enveloppe la maison des ancêtres. Les bois, l’eau courante, les animaux qu’abrite la futaie, les oiseaux qui l’animent de leur vol et de leurs chants sont les témoins et les amis de ses premières années. Il ne les oubliera jamais. Le parfum des arbres et des prairies pendant son long servage ministériel le hante à Londres dans son cabinet et sa maison de ville. Et c’est dans le cadre familier de son enfance que s’écoule maintenant sa retraite paisible et studieuse. Habile aux sports, comme tout jeune Anglais bien né, il fut proclamé vainqueur d’une joute de tennis dans l’année qui suivit son avènement à la direction du Foreign Office, et c est de la pêche à la ligne que traite le seul livre qu’il publia, avant d’avoir rédigé ses mémoires. L’un des chagrins dont il se souvient fut de devoir se priver d’aller saluer, un dimanche de printemps, le reverdisse­ 82 ment des hêtres, parce qu’il attendait la réponse tardive du Sultan à un ultim atum du Gouvernement britannique. E t rien n’est plus charmant que le récit d’une visite que lui fit en mai 1910 le président Roosevelt, récemment descendu du pou­ voir et qui, revenant d’un tour européen, passait par l’Angle­ terre. Le robuste homme d’E tat américain aimait, comme Grey, les oiseaux et se plaisait à étudier leurs mœurs et leurs vocalises. Ils passèrent ensemble une après-midi dans les bois, écoutant les oiseaux chanteurs et distinguant leur langage. Ils réussirent, parait-il, à discerner plus de cinquante thèmes qui se croisaient et s’entrelaçaient dans la symphonie dont l’immense orchestre ailé îaisait retentir le dôme de la forêt. Ces traits marquent la physionomie et dénotent les penchants intimes. On les découvre dès l’enfance, on les retrouve à l’âge des grandeurs. Quand la vie intellectuelle de Grey, qui fit ses études au col­ lège de Winchester, puis à Oxford, s’ouvrit vers 1884, elle s’épanouit avec intensité. Il lit tout, littérature, politique, éco­ nomie, prose et vers. Les affaires publiques l’attirent. Un inci­ dent décide de son avenir. Les libéraux de son district organisent une réunion de protes­ tation contre le rejet par la Chambre des Lords d’un projet de loi qui élargit l’électorat. Ils lui demandent de la présider. Son nom, la popularité dont sa famille jouit dans la contrée le désignent. Il accepte. E t le voici officiellement libéral, comme l’avaient été son grand-père et tous les siens. L’année suivante il est élu membre de la Chambre des Communes. Il a vingt-trois ans. L’atavisme, les traditions, plus qu’un choix volontaire et réfléchi, déterminent le plus souvent l’orientation politique et le classement des opinions. Le raisonnement intervient plus tard et consacre généralement le mouvement presque inconscient de l’âme où se reflètent la race et le passé. Grey se sent, se recon­ naît vraiment libéral quand Gladstone, en 1886, donne pour programme au libéralisme le Home Rule, l’autonomie de l’Irlande. Une scission coupe le vieux parti whig en deux fractions. Le prestige de l’illustre chef libéral, que le jeune député s’enorgueillisait, étant enfant, d’avoir vu converser amicalement 83 avec son grand-père, la critique émouvante par John Morley du système de la coercition en Irlande, le portent vers la gauche, où il se fixe. En 1892 les libéraux triomphent. Gladstone reprend le pou­ voir et donne les affaires étrangères à lord Roseberry, qui s’attache Grey en qualité de sous-secrétaire parlementaire. Comment cette désignation pour une charge importante et lourde s’explique-t-elle? Grey n’avait, durant six années de m andat législatif, prononcé qu’un discours, qu’il mentionne avec modestie. Mais les vétérans affectionnent parfois les débutants modestes qui savent attendre. Grey appartenait à la caste où l’Angleterre était accoutumée de recruter son personnel poli­ tique. Son visage, ses façons, son langage dégageaient une impression de sincérité et de dévouement, annonçaient l’homme de caractère et de réflexion, en un mot l’honnête homme. On ne voyait rien en lui de l’arriviste, de l’intrigant, du faiseur, que l’Anglais a en horreur. Il s’exprimait sobrement, avec précision et fermeté. Le choix était hardi. Grey ne savait rien du métier auquel on le destinait. Sa fonction, dont il n’existe pas d’équivalence en Belgique ou en France, était de donner à la Chambre des Com­ munes toutes informations demandées sur les affaires étrangères, d’exposer et de défendre la politique extérieure du gouverne­ ment, devant une assemblée attentive au contrôle et où l’oppo­ sition groupait des critiques habiles et redoutables. Mais la spécialisation n’est pas une condition d’aptitude à l’office gou­ vernemental. Dans le régime parlementaire, observe justem ent Lord Grey, la direction ne revient pas aux experts, aux techni­ ciens, mais aux hommes doués d’une capacité générale, qui ont le sens des intérêts du pays : leur mission est de consulter les experts et de statuer, après les avoir entendus. Le jeune secré­ taire parlementaire s’initia rapidement à ses devoirs et les remplit pendant trois ans avec tact et sûreté. Le Cabinet libéral tomba en 1895 et le régime unioniste qui lui succéda dura dix années. Grey s’effaça pendant cette longue période. Il suivit de loin les événements et parla rarement. Ce fut, avoue-t-il, un temps d’heureux détachement. Il le passa dans son domaine, alla peu à Londres, et consacra une part de ses travaux à l’administration d’une importante compagnie de 84 chemins de fer. Mais l’instinct politique se raviva en lui lorsque Chamberlain lança le mouvement protectionniste. Il reprit alors contact avec son parti et s’associa à la grande campagne d’opinion que les libéraux organisèrent pour défendre le Free Trade, le libre-échange. Lorsqu’en décembre 1905 les Unionistes vaincus quittèrent le Gouvernement, Grey était de l’état-major du libéralisme victorieux, aux côtés d’Asquith, de Haldane, de Morley. Le chef du Cabinet nouveau, Campbell Bannerman, lui conféra la gestion du Foreign Office. Il resta secrétaire d’E tat jusqu’à ce qu’en 1916, en pleine guerre, M. Lloyd George brisa le ministère de coalition nationale que dirigeait M. Asquith, pour se rendre maître du pouvoir. Quand Grey prit la direction des Affaires étrangères, il les trouva dans un état très dissemblable de celui où il les avait laissées à son départ dix ans auparavant. L’axe de la politique britannique s’était déplacé. De 1892 à 1895, le Cabinet libéral avait suivi la ligne tracée par Lord Salisbury. C’était l’amitié pour la triple Alliance, sans engagement d’ailleurs, ni promesse, au point qu’un jour un membre du cabinet précédent avait défini la position de l’Angle­ terre par le mot fameux de «splendide isolement». Il n’était pas alors question d’équilibre ou de «balance du pouvoir». L’An­ gleterre ne cherchait pas à opposer au bloc de la Triplice un bloc qui lui ferait contrepoids. Elle se rangeait du côté de ceux avec qui il semblait qu’elle dût avoir la moindre possibilité de conflit. Elle avait besoin de l’appui de l’Allemagne en Egypte. Elle appréhendait des difficultés avec la France en Afrique et avec la Russie en Orient. Elle se conformait à ses intérêts immédiats et à son désir de paix, sans élaborer de plans pour de futures et incertaines éventualités. C’était, dit Grey, le trait caractéristique de la politique pratiquée jusque-là par la plupart des ministres des Affaires étrangères. «Leurs meilleures qualités étaient négatives ». Ainsi échappe-t-on le plus sûrement, observe-t-il, aux déceptions qu’entraine l’erreur ou la chute d’un grand bâtisseur de combinaisons qui entreprend de construire l’avenir. Cependant l’isolement n’avait ni vraie splendeur ni même 85 une forte réalité. Car l’Allemagne, dans les affaires de Turquie, blessa l’amour-propre et les intérêts britanniques. De brusques contacts avec la France amenèrent des frictions irritantes. E t pendant les dix années que Grey passa, presque silencieux, dans l’opposition, des événements s’accomplirent qui changèrent la physionomie de l’Europe. L’Angleterre, d’abord, sous l’impulsion de Chamberlain, le père de l’actuel Secrétaire d’E tat, esquisse une tentative de rapprochement vers l’Allemagne. La prise de possession de Port-Arthur par la Russie, l’incident de Fashoda, où le vaillant capitaine Marchand s’était rencontré face à face avec les officiers de Kitchener, ont creusé dans l’opinion des sillons où poussent les ressentiments et les inquiétudes. En 1899, Chamberlain, dans un discours retentissant, préconise un accord entre l’Em ­ pire teutonique et les deux nations de race anglo-saxonne. Ce fut un moment critique et redoutable. L’Allemagne demeura inattentive et laissa passer l’occasion. Elle ne devait plus se représenter. Puis éclate la guerre du Transvaal, et l’on soupçonne que le président Kruger a reçu des encouragements de Berlin. Enfin l’Allemagne, en 1900, adopte une politique navale qui menace de bouleverser l’équilibre des forces maritimes. Pour se protéger contre la Russie, dont elle craint les enva­ hissements en Asie, l’Angleterre conclut une alliance avec le Japon ; en Europe, elle se porte du côté de la France. Elle par­ vient à échapper au danger de se trouver entrainée dans la guerre russo-japonaise qui éclate en 1903, et, en 1904, Lord Lansdowne et M. Delcassé, entre qui M. Paul Cambon sert de trait d’union, règlent, par un accord équitable et amical, les deux questions qui envenimaient les relations de leurs pays : la position de l’Angleterre en Egypte et de la France au Maroc, et se prom ettent réciproquement un appui diplomatique. Ils posent les bases de l’Entente cordiale. Je ne sais, dit Grey, s’ils avaient dès lors prévu les développements qu’elle prendrait dans l’avenir, et si quelque conception à lointaine portée avait inspiré cet arrangement pratique dans un domaine nettement cirsonscrit. Quant à lui-même, explique-t-il, sans regarder si avant ou si profondément, il se contenta d’éprouver la vive satisfaction de voir s’effacer la perspective d’énervantes dis- 86 eussions avec le gouvernement français et disparaître les diffi­ cultés de la question d’Egypte et de la question marocaine, sans que d’ailleurs cet apaisement pût empêcher l’Angleterre d’en­ tretenir avec l’Allemagne des relations amicales (1). Mais ce contentement optimiste fut bientôt ébranlé par une alerte, la première des secousses qui annoncent à près de dix ans de distance la grande commotion de 1914. L’empereur Guillaume débarque à Tanger. Sa visite tapageuse est une démonstration. Il entend que l’Allemagne ait sa part dans l’examen des réformes marocaines. La France accepte la con­ vocation d’une conférence internationale qui se réunira à Algésiras, et M. Delcassé, qui avait négocié l’arrangement avec l’Angleterre, est contraint de se retirer. L’Allemagne étale lourdement sa vanité et ses appétits. Elle croit avoir, de ce rude coup, brisé l’entente franco-anglaise. C’est dans ces conjonctures difficiles que Grey, en décembre 1905, prend les rênes de la politique extérieure. Où les événements vont en neuf ans le conduire, il ne peut alors s’en douter. C’est un homme de conciliation et de paix, un Anglais de son île, hostile aux entraînements mili­ taristes, jaloux de conserver à son pays sa liberté de mouve­ ment, peu disposé à l’engager dans d’étroites alliances conti­ nentales. Mais il a la fierté de la parole donnée et ne la donne que s’il se sent capable de la tenir. Il a un sens élevé de l’hon­ neur personnel et de l’honneur de l’Empire. Il s’efforcera sans relâche d’éviter la guerre, en gardant ses amitiés. Les événe­ ments seront les plus forts, et la course à la guerre commence, lentement d’abord, puis plus vite et par bonds répétés. La conférence d’Algésiras, après avoir suscité de vives inquiétudes, se termina par un accord satisfaisant. E t l’année suivante l’Angleterre mit fin aux ennuis et aux préoccupations que lui donnait l’action russe en Perse et sur les frontières du Thibet et de l’Afghanistan, par un arrangement du 31 août 1907, qui établit avec la Russie des relations de confiance et de cordialité. C’est un nouveau contrefort de la paix. Mais l’atmosphère européenne va très vite se brouiller et (1) Grey prit la parole aux Communes, dans la discussion de l’arraniement avec la France (T. II, appendice). 87 L affaire d Agadir remit en lumière, cinq ans plus tard, 1 opportunité d’une entente plus étroite. Les conversations militaires^ se firent plus actives, embrassèrent un champ plus vaste. L opinion en Angleterre, dont les mouvements sont massifs et puissants, était en éveil, et M. Lloyd George, dont la sensibilité excelle à deviner ses impulsions, prit l’initiative de donner à l’Allemagne un avertissement sonore. Après avoir rapidement prévenu Sir Edward Grey, qui ne le retint pas, il alla dans la Cité prononcer un discours enflammé dans lequel il proclama que la Grande-Bretagne ne tolérerait aucune atteinte a 1 honneur et à l’intérêt de la nation et que la paix était à ce prix. L’effet fut immense dans le pays et au dehors. E t ces quelques phrases de tribun firent plus que beaucoup de dépêches diplomatiques pour conjurer la guerre. Les circonstances devenaient propices au renouvellement des propositions que la France avaient formulées en 1906. En novembre 1912, Sir Edward Grey et M. Paul Cambon éc angèrent des lettres dans lesquelles les deux Gouvernements se promirent que, dans le cas d’un danger d’agression non provoquée ou d’événements qui troubleraient la paix générale, ils examineraient la question d’une action commune et les mesures à prendre de concert. Le cas échéant, les plans établis par les etats-majors seraient mis en vigueur. Ce n était pas une alliance, «une obligation ferme d’assis­ tance réciproque », comme le dit M. Poincaré, mais une garantie d amitié qui procura à la France « plus d’aisance et d’auto­ rité » Q. En dehors des raisons politiques supérieures qui l’inspi­ rèrent, les rapports personnels, la sympathie confiante qui s’étaient créés entre le Ministre anglais et l’Ambassadeur de France contribuèrent beaucoup à cet heureux accord. Les deux hommes différaient par la stature et la physio­ nomie. L’Anglais, grand, aux larges épaules, au masque imberbe, au profil de médaille, avec des yeux clairs et profonds, un men­ ton de ferme contour, une bouche sinueuse, dont le pli tra­ hissait une secrète sensibilité, et dans toute sa personne quelque chose de sérieux et d’ouvert qui commandait le respect et la (1) Les Origines de la Guerre, pp, 80 et 81. 89 des décharges électriques font prévoir l’orage qui se prépare. En 1908, une étincelle jaillit à Casablanca. Presque en même temps un foyer s’allume dans les Balkans. Après la révolution à Constantinople et l’avènement des Jeunes-Turcs, l’Autriche, sans se soucier du traité de Berlin, annexe la Bosnie et l’Herzégovine et occupe militairement Novi-Bazar. La Serbie frémit et la Russie laisse faire, impuissante, mais se sent atteinte au cœur. Enfin, en 1911, l’arrivée du Panther à Agadir fait tres­ saillir les chancelleries. Après de longs efforts diplomatiques, la France et l’Allemagne arrêtent les termes d’une transaction. La tempête passe, mais la houle continue. E t le ciel reste lourd de fumées. Au cours de ces crises successives, le danger resserra les liens assez détendus qu’avaient noués entre l’Angleterre et la France les conversations de 1904. A la Conférence d’Algésiras, l’appui diplomatique promis à la France fut loyal et ferme. Mais la France inquiète tenta d’obtenir davantage, et M. Paul Cambon demanda à Sir Edward Grey si, dans l’éventualité d’une agression allemande, la Grande Bretagne serait disposée à prêter à son pays une assistance militaire. Sir Edward Grey estima ne pouvoir s’engager aussi loin. Il croyait que si la France était attaquée par l’Allemagne, l’opinion publique anglaise se prononcerait énergiquement en faveur de la pre­ mière de ces puissances. Il ne négligea pas de le faire savoir à Berlin et de laisser comprendre qu’il serait difficile au Gouver­ nement britannique de garder la neutralité (*). Quant à lui-même, son instinct plus encore que sa raison lui soufflait que le devoir de l’Angleterre serait d’aller au se­ cours de la France. Mais il ne voulait pas se lier d’avance par des engagements absolus. Car tout dépendrait des circonstances et des causes de la rupture, et jamais le Cabinet ni le Parlement ne ratifieraient des promesses prématurées (2). Mais les entretiens et la correspondance de 1906 eurent un résultat positif. On autorisa officiellement les conversations qui s’étaient engagées de fait depuis un an entre les autorités navales et militaires des deux pays, sans d’ailleurs que ce contact pût impliquer aucune obligation politique de part ni d’autre. (1) Lettre du 9 janvier 1906 à Sir Henry Campbell Bannerman. (2) G r e y , t. I, p. 77. 88 u II' ' i confiance. Le Français, de taille menue, au fin visage couronné de cheveux blancs, barbe en pointe et moustache argentée, au regard pénétrant, qu’égayait parfois un éclair de malice. Il avait la voix douce et contenue, un débit lent, précis et nuancé, dont une main nerveuse et distinguée scandait le rythme. Ils s’entendaient fort bien, quoique dans leurs colloques chacun employât la langue de son pays. M. Paul Cambon comprenait l’anglais, mais préférait ne s’en point servir. Lord Grey comprend parfaitement le français, mais le prononce avec quelque difficulté. Il fut un jour contraint dans un conseil interallié, pendant la guerre, de s’expliquer devant les ministres français, dont aucun ne savait l’anglais, tandis que M. Asquith et M. Lloyd George, de leur côté, se trouvaient incapables de s’exprimer en langue française. Lord Grey s’en tira heureuse­ ment et non sans peine. Après la séance, M. Lloyd George, en manière de compliment, lui dit : « Votre français est le seul que j ’aie compris ». Mais depuis, dans les nombreuses confé­ rences internationales qui ont suivi la guerre, M. Lloyd George a sans doute fait des progrès. Lord Grey, dans ses mémoires, rend un touchant témoignage au loyal et sûr caractère de M. Paul Cambon. Nous n’étions pas, dit-il, intimement liés, mais nous avions l’un en l’autre une foi absolue. Leurs entretiens avaient plutôt un tour diplo­ matique et officiel. Une seule fois un mot, jailli du cœur, brisa leur enveloppe conventionnelle et domina. C’était lors de la retraite des Alliés, au début de la campagne, avant la bataille de la Marne. Paris était en danger. E t Sir Edward cherchait à trouver des raisons d’espoir et d’encouragement. Il disait ce qu’il pouvait. Cambon l’écoutait silencieux, et tout à coup, se redressant dans son fauteuil et tout vibrant, il dit : « Il y a aussi la Justice ». Il n’y eut rien de théâtral dans le ton ni le geste, mais le mot fut prononcé avec un tel accent d’indignation et de foi que, rapporte Grey, il donna tout à coup l’impression d’une puissance plus haute et plus forte que celle des armées. A cet hommage du ministre anglais, un hommage belge doit être associé. Pendant que j ’occupai le poste de ministre de Belgique à Londres, que de fois n’eus-je le privilège de consulter le doyen éminent de la diplomatie française, d’écouter 90 ses avis clairvoyants, de m’instruire à l’audition de ses sou­ venirs, qu il contait avec autant d’esprit que de grâce et qui etaient riches d’expérience et de sagacité ! Il admirait la Bel­ gique, le rôle qu elle avait assumé dans la guerre et croyait en son avenir. « Il faudra, nous dit-il un jour, que la Belgique devienne un grand pays ». &^ Dans les conversations militaires anglo-françaises de 1912, iî “ Utra^ fut 1,une des préoccupations des états-majors! JJeja en 1906,^ au moment où approchait la réunion de la eonerence d Algésiras, Grey avait signalé au Premier Ministre la nécessité pour le War Office d’examiner ce qu’il conviendrait dei are pour la protéger dans l’hypothèse d’un conflit avec I Allemagne. Après Agadir on envisagea la coopération des forces britan­ niques en vue de s’opposer au passage éventuel des troupes allemandes à travers le territoire belge (*). Ces études ame­ nèrent les attachés militaires anglais à Bruxelles à s’entretenir avec les chefs de l’état-major belge des mesures techniques qu il conviendrait de mettre en œuvre en cas d’atteinte à notre neutralité. Ces échanges de vues, auxquels notre Gou­ vernement resta d’ailleurs étranger et qu’expliquaient les préparatifs de l’Allemagne et la crainte d’une brusque offensive, eurent lieu d’abord entre le lieutenant-colonel Barnardiston et le général Ducarne, puis en 1912 entre le lieutenant-colonel Bridges et le général Jungbluth. Ils furent travestis pendant la guerre par le gouvernement allemand, qui s’efforça d’y montrer la preuve d’un complot dirigé contre l’Allemagne et de la violation par la Belgique de ses devoirs de neutre. Le baron Beyens, alors Ministre des affaires étrangères, ht justice par une note de mars 1917 de cette audacieuse manœu­ vre, dont l’histoire ne retiendra rien. E t M. Poincaré, dans son livre si solidement construit et documenté : Le Lendemain d Agadir, a donné sur ces incidents des détails intéressants et précis qui m ettent fin à une légende créée pour les besoins de la propagande germanique (2). Agadir laissa l’Europe émue et anxieuse. Grey respirait partout un air de suspicion et d’insécurité. La politique alle(1) G r ey , t. I, pp. 118 et 95 (note). (2) Pages 223 et suiv. 91 mande procédait par jets et par surprises et cherchait par des coups de boutoir à ébranler l’accord franco-anglais. Grey, fidèle à ses accords avec la France, ne les tenait pas cependant comme en contradiction avec une attitude cordiale à l’égard de l’Empire central. Ainsi espérait-il par un sage équilibre et des amitiés parallèles préserver la paix. Des elforts furent tentés pour dissiper les inquiétudes que suscitait en Angleterre le programme d’accroissement continu de la flotte allemande. Il y eut des visites de souverains ; un grand financier, Sir Ernest Cassel, qui avait des accointances dans le monde berlinois, fut chargé de se mettre en contact avec les hautes personnalités de l’Empire. Un membre du cabinet, Lord Haldane, alla en mission officieuse causer avec le gouvernement allemand. Le but était de convenir d’un arrêt, d’une suspension dans la construction des navires de guerre, ce que l’on appela une vacance ou une trêve navale. On échoua. Berlin demanda que l’Angleterre s’engageât à rester neutre dans une guerre continentale contre l’Allemagne. Grey ne voulut pas réduire la pleine liberté d’action du Gou­ vernement britannique ni, d’autre part, risquer de briser ses liens avec la France et la Russie (*). E t la course aux armements continua, s’intensifia, se préci­ pita sur mer et sur terre, jusqu’à la collision finale. Le prologue de la tragédie de 1914 se termina par un épisode mouvementé. C’est la guerre balkanique de 1912. Cependant, une fois encore, le péril d’un embrasement général fut écarté. Une conférence diplomatique, dont le siège tut fixé à Londres, parvint, après de longues délibérations qui se prolongèrent jusqu’en l’été de 1913, à régler les conditions d’un arrangement. Sir Edward Grey la présida. Il y dépensa beaucoup de patience et de fermeté ; les ambassadeurs qui l’entouraient et connaissaient son tour d’esprit équitable et généreux l’aidèrent sincèrement et utilement ; M. Paul Cambon, d’abord ; l’Autrichien, comte Mensdorff, grand seigneur allié à la famille royale d’Angleterre et qui, aujourd’hui, représente la République d’Autriche à la Société des Nations, avec une discrète dignité ; le Russe, comte de Benckendorff, et l’Allemand, (1) Voir The World Crisis, «La Crise mondiale», de M. W in s to n C h u r c h ill, édition ang­ laise, t. I, pp. 94 et suiv. — Voir aussi G re y , t. I, pp. 249 et suiv. 92 prince Lichnowsky, lui-même ardent ennemi de la guerre, et dont le Gouvernement, à ce moment, était décidé à ne pas rompre la paix. La Conférence de Londres donna de si efficaces résultats et créa une si bienfaisante atmosphère que Grey, comme M. Poincaré, exprime l’amer regret qu’elle n’ait pu s’instituer permanente, se prolonger ou renaître en 1914. C’était une petite Société des Grandes Nations. Pendant les huit jours qui suivirent l’ultimatum à la Serbie, peut-être aurait-elle sauvé le monde. Quand la Conférence se sépara, il sembla que l’on voguait sur une mer aplanie. On leva les ancres. Mais des courants mystérieux remuaient les eaux et entraînaient le navire dans les cataractes de la guerre. Bien que vers la fin de l’automne, l’empereur Guillaume eût donné un sinistre avertissement au Roi des Belges, l’année 1914 s’ouvrit sous un ciel calme. E t les premiers mois furent une période de détente. Au printemps, les Souverains anglais firent à Paris une visite de grand apparat. Grey les accompagna. Il ne perçut en France aucun symptôme de dispositions belliqueuses ; en Russie, nul signe inquiétant ne se découvrait. Sur la demande de M. Poincaré, il autorisa des conversations navales entre les autorités anglaises et russes, d’après le modèle des conversations militaires avec l’état-major français, con­ venues en mars 1912. Mais il ne fit aucune promesse et conserva son entière indépendance politique. Deux ans auparavant, il avait expliqué à M. Sazonolf, sans réticences, les intentions de l’Angleterre. Elle ne favoriserait aucune guerre de revanche. Elle chercherait à apaiser toute contestation entre la France et l’Allemagne. Mais si l’Empire allemand tentait d’écraser la France, il serait difficile d’imaginer qu’elle pût assister les bras croisés à cette entreprise de destruction (1). Dans l’ensemble, au début de l’été de 1914, la situation paraissait favorable. L’horizon s’éclairait. Grey communiqua ses impressions optimistes au prince Lichnowsky, lui affirma la volonté pacifique de l’Angleterre et lui décrivit l’état rassurant des esprits en France et en Russie (2). (1) G r e y , t. I, p. 298. (2) Lettre de Sir Edward Grey à Sir E. Goschen. (G re y , t. I, p. 303.) 93 C’était le 24 juin. Le 28, l’archiduc François-Ferdinand tombait à Sarajevo sous les balles d’un assassin. Le 23 juillet, l’ultimatum autrichien est signifié à la Serbie. Un grand frisson traverse l’Europe. Où va le monde ? E t que fera Grey ? Comment pense-t-il et sent-il pendant la semaine qui pré­ cède l’explosion ? Il va nous le dire, afin que nous comprenions ses actes. E t le récit est émouvant. Car un drame intérieur se joue dans cette âme très haute et pure et profondément imbue de ses responsabilités, tandis que se prépare le drame européen. Une angoisse l’étreint. Si la guerre éclate, le devoir serait de soutenir la France. Mais est-ce que le Cabinet, le Parlement, l’opinion le comprendraient ? E t Grey envisage sa démission. Mais qu’est-ce qu’une démission de ministre au seuil d’une catastrophe ? Puis un scrupule s’éveille. Il ne peut prendre aucun en­ gagement qu’il ne soit certain de tenir et de faire tenir par son pays. Car il faut éviter que la France et la Russie se laissent entraîner dans la guerre par l’espoir de l’appui britannique et que, celui-ci faisant défaut, elles n’aillent à un désastre ! Donc il faut, sans perdre un instant, tout imaginer, tout essayer pour empêcher la guerre. E t comme l’Autriche dépend de l’Allemagne, c’est à l’Allemagne qu’il faudra parler, elle qu’il faudra convaincre, sur elle qu’il faudra peser. La première idée qui s’imposa à l’esprit de Sir Edward Grey fut de provoquer des explications entre les gouvernements inté­ ressés et les puissances étrangères au conflit, et de centraliser les conversations dans une conférence en laquelle revivrait la con­ férence balkanique. Déjà des entretiens qu’il avait eus avec le colonel House avaient fait surgir la conception d’une coopéra­ tion internationale. Le discret messager du président Wilson, dont le règne venait de commencer, était venu en Europe dans l’été de 1913, avait rencontré Grey et s’était immédiatement senti attiré vers cette nature d’élite qu’il décrit ainsi: «un homme d’E tat mêlé d’un philosophe, insouciant des honneurs conventionels, dépourvu du sens apparent de sa position personnelle, con­ duit par le sentiment du devoir et n’en tirant aucune vanité » (1). (1) Papiers intimes, t. I, p. 200. 94 House était hanté déjà par de vagnes projets d’entente inter­ nationale en vue de réduire les armements et de rapprocher les puissances rivales de la vieille Europe ; il avait trouvé en Grey un écho sympathique. Les propositions de conférence cependant se heurtèrent à l’indifférence et au parti pris. La chancellerie allemande feignait d’avoir ignoré l’initiative autrichienne et même de critiquer les termes de l’ultimatum. Grey soupçonna bientôt que l’Allemagne obéissait à d’autres forces qu’à celles de son gouvernement politique, que le chancelier n’était pas maitre de la situation, que l’Empereur n’était qu’un personnage d’apparat, avide de bruit et de gloriole et qu’une occulte puissance militariste pous­ sait à la guerre. Le colonel House l’avait averti quelques semaines aupara­ vant. Il avait fait une rapide enquête à Berlin et à Paris ; il avait vu Guillaume II, Tirpitz, Falkenhayn, Zimmerman. Il était revenu profondément alarmé et en avait fait part au président Wilson et à Sir Edward Grey ; en France, pas d’esprit de guerre ou de revanche ; en Allemagne, une formidable machine militaire sous pression, une énorme accumulation de fluide électrique qui pouvait éclater d’un instant à l’autre. Grey cherche à gagner du temps, à retenir les forces en mou­ vement. D’un côté, il fait observer que l’Angleterre, n’ayant pas d’intérêts directs dans le conflit qui s’engage, garde les mains libres, et, de l’autre, il avertit qu’on se ferait illusion en croyant qu’en toute hypothèse elle s’abstiendrait d’intervenir (‘). Mais il se sent impuissant à arrêter les courants qui vont se heurter. Les hommes de Berlin, avec qui il négocie, ne sont que des fonctionnaires sans autorité. Derrière eux se dissimulent les chefs d’armée, qui commandent. La guerre paraît inévitable. Il faut se décider, arrêter un plan d’action, le temps presse. Grey vit des jours fiévreux. Il sent la pointe aiguë des responsabilités, tandis qu’il vaque à un labeur épuisant : la lecture des dépêches et les réponses, les délibéra­ tions ministérielles, les entretiens avec les ambassadeurs, du matin jusqu’avant dans la nuit. Il paraît dix ans plus vieux, dit Page, le nouvel ambassadeur des Etats-Unis, qui dîne avec lui (1) Lettres à Sir F. Bertie et à Sir E. Goschen, 29 juillet (Livre bleu, n03 87 et 89). 95 chez Lord Glenconner, et le décrit sombre, silencieux, laissant échapper une parole banale et retom bant dans la mutité. Comment le problème se précise-t-il dans la conscience de Grey ? Il y a la France d’abord, l’amitié, les ententes de 1904 et de 1912 ; l’arrangement en vertu duquel la flotte française occupe les eaux de la Méditerranée, tandis que les escadres britanniques veillent dans l’Atlantique et la Manche ! Ah ! sans doute, aucun engagement n’a été conclu, et si la France est précipitée dans la guerre, c’est que son alliance avec la Russie l’y entraîne. Sans doute l’Angleterre a les mains libres. Mais que conseillent l’honneur et l’intérêt ? Peut-on laisser devant soi succomber la France ? C’est une autocratie militaire qui veut la guerre et ambitionne de dominer l’Europe. Que deviendront la liberté et la démo­ cratie sous la suprématie d’un militarisme insolent et brutal? C’est le sort des grandes civilisations libérales qui va se jouer. E t puis qu’adviendrait-il de la Belgique ? L’indépendance de ce petit pays est une des bases historiques de la politique anglaise. Elle est nécessaire à la Grande-Bretagne. E t la Grande-Bretagne s’est liée vis-à-vis de la Belgique par un traité solennel qui l’oblige à protéger sa neutralité. E t si la Grande-Bretagne abandonne la Belgique, quelle figure fera-t-elle dans le monde? Quelle confiance inspirera-t-elle désormais? E t après la Belgique, la Hollande et le Danemark peut-être seront dévorés à leur tour ! Voilà des raisons puissantes d’agir, de se jeter en avant contre l’agresseur, de dire les mots définitifs qui annonceront le geste imminent. Mais un ministre, un homme peut-il les prononcer de sa propre inspiration, s’il n’est pas certain que sa parole sera rati­ fiée par ceux avec lesquels il partage la charge du gouverne­ ment, et par le Parlement et la Nation ? Car, s’il est désavoué, il aura donné à ses amis du dehors de fausses espérances qui peuvent les mener à une catastrophe, et, au dedans, il provo­ quera une crise politique qui laissera le pays sans gouverne­ ment et désamparé dans les conjonctures les plus graves. Or, Grey sait le cabinet indécis, et même divisé. A ses affir­ mations sur ce point s’ajoutent les témoignages de M. Winston 96 Churchill, son collègue, et de l’ambassadeur Page. Les radicaux sont en principe hostiles à toute immixtion dans une guerre continentale. Churchill rapporte que les trois quarts des mem­ bres du cabinet étaient adversaires de l’intervention. Lui-même, comme M. Asquith et comme Grey, tenait pour un péril direct l’écrasement de la France. E t cette vision l’obsédait. Il pensait moins au début à la Belgique. Il la connaissait peu ; il croyait que peut-être elle laisserait faire et passer, après une protesta­ tion et un simulacre de résistance. Quelques jours plus tard il s’accrocha à la cause belge, et ses actes, pendant la guerre, attestèrent la fidélité et la sincérité de son attachement (1). Le cabinet était en somme l’image de l’opinion. Les puri­ tains, les dissidents parmi lesquels le parti libéral anglais a tou­ jours recruté le plus grand nombre de ses adhérents, étaient pacifistes par doctrine. E t les centres industriels désiraient le maintien d’une paix féconde en profits. La minorité conservatrice de la Chambre penchait cependant pour une politique d’intervention. M. Bonar Law, dans la dernière semaine de juillet, le fit entendre à Sir Edward Grey, mais il ne put lui assurer que son groupe serait unanime ou se prononcerait à une très forte majorité, à moins toutefois que la Belgique ne fût envahie. Presque en même temps un député libéral était venu déclarer au Foreign Office qu’il serait absurde de faire la guerre. A quoi l’on répondit : Même si l’Allemagne violait la neutralité de la Belgique ? Il réfléchit un instant et riposta avec assurance : Elle ne le fera pas! Ainsi la question belge montait au premier plan. Grey se mit à l’étudier, consulta les dossiers, retrouva les précédents. Il y avait le traité de 1870 que l’Angleterre avait fait signer par l’Allemagne, par la France et qui confirmait les traités de 1839 ; il avait préservé la Belgique de la guerre déchainée sur ses fron­ tières. Il y avait un discours de Lord Derby, prononcé en 1867 à propos de la question du Grand-Duché de Luxembourg et qui marquait le caractère individuel de la garantie donnée à la neutra­ lité, à l’intégrité et à l’indépendance de la Belgique. Il y avait un discours de Gladstone et un discours de Lord Granville, qui, le (1) The World Crisis, t. I, p. 202. 97 8 avril 1870, avait déclaré que, l’indifférence à l’égard du maintien de la neutralité belge dût-elle être considérée comme avantageuse ou commode, l’honneur et l’intérêt de la nation ne perm ettraient pas que la Grande-Bretagne adoptât semblable attitude. L’opinion de Sir Edward Grey était désormais fixée. Une dé­ marche de l’Allemagne activa ses résolutions. Le 30 juillet une dépêche lui parvint, annonçant que l’Alle­ magne prom ettait, si la Grande-Bretagne demeurait neutre, de n’infliger à la France, en cas de victoire, aucune ampution territoriale et de ne point toucher aux Pays-Bas. Quant à la Belgique, l’action des armées allemandes dépendrait de celle des armées françaises, mais après la guerre l’intégrité du pays serait maintenue s’il ne prenait pas parti contre l’Allemagne. Ce marchandage impudent indigna l’homme d’E tat anglais. Je lus cette dépêche, écrit Grey, avec un sentiment de désespoir. Accepter, c’eût été l’irrémédiable honte. Comment BethmannHollweg ne l’avait-il pas compris ? E t quel homme était-ce donc ? Il fallait refuser sur l’heure. Plus encore, si l’honneur interdi­ sait de poursuivre un débat sur les conditions de la neutralité, n’apparaissait-il pas avec évidence qu’il était impossible de justifier la neutralité elle-même, pure et simple, et sans condition. Grey tint les propositions du Chancelier pour une insulte. Il les rejeta, et l’ambassadeur Page relate que, plus tard, maintes fois pendant la guerre, il en évoqua le souvenir, avec des sur­ sauts de colère. Maintenant les actes se succèdent avec logique et rapidement. Le 31 juillet Sir Edward Grey demande à l’Allemagne et à la France de s’engager à respecter la neutralité de la Belgique. La France répond par de catégoriques assurances. L’Allemagne se dérobe. Le 2 août, Grey déclare à M. Paul Cambon que la flotte anglaise protégera les côtes occidentales de la France. E t cependant il ne veut pas encore se lier définitivement. Le Président de la République Française, M. Poincaré, lui avait fait demander, le 30 juillet, par Sir Francis Bertie, d’annoncer que l’Angleterre viendrait en aide à la France, dans le cas d’un conflit entre elle et l’Allemagne, et le lendemain, M. Paul Cambon avait insisté, m ontrant une dépêche de son frère, M. Jules Cambon, qui représentait l’incertitude où l’on était à 98 Berlin au sujet de l’intervention de l’Angleterre, comme un encouragement pour le gouvernement impérial. Grey n’avait pas cede. 11 ne pouvait, répétait-il, «donner aucun gage à ce m om ent» (). C’était sa thèse et sa conviction. E t combien il ? aiMPü i nde !eS maintenir devant les instances, les prières ae M "aul Cambon, qui m ettait dans ces démarches ultimes tout le frémissement d’une âme tourmentée ! En ce qui con­ cerne la Belgique, Grey se retient. Le 1er aoûtî le ince Lich_ lm demande si l’Angleterre resterait neutre au cas ou Allemagne prom ettrait de respecter la neutralité belge. Il retuse de formuler des conditions, tout en faisant ressortir 1 importance de la question belge pour l’opinion, qui en somme dictera 1 attitude du Gouvernement (2). Le 2 août les dernières illusions s’évanouissent. La guerre est sur le seuil. Le sort de la Belgique est en jeu. Il importe que le Labinet se prononce et que le Parlement statue. La Chambre des Communes est convoquée pour le 3. La garantie de la neutralité belge, dans le ministère, emporte toute hésitation. Deux ministres cependant, de conviction imperturbablement pacifiste, se retirent. Grey dépeint en quelques lignes son état d’âme pendant ces moments extrêmes. Le torrent l’emportait. Il trouvait à peine le temps de la réflexion. Il savait où il allait ; il y devait aller et ne pouvait aller ailleurs. La menace qui planait sur la Belgique ralliait l’opinion et faisait s’évanouir tous les dis­ sentiments. Pendant la matinée du lundi 3 août, il ne trouva pas un instant pour jeter des notes sur le papier. Il lui fallut lire les télégrammes, puis assister à une réunion du Cabinet. A 2 heures il retourna au Foreign Office, courut ensuite chez lui pour prendre quelque aliment, avant l’effort oratoire où il allait, à 3 heures, dépenser toute sa force persuasive. Il lui restait une heure pour ranger ses idées et préparer mentalement un plan. iI a,nt ^ rï n’entrât à la Chambre, l’ambassadeur d’Allemagne affolé se présenta. Est-ce la guerre ? demanda le prince Lichnowsky. E t il supplia Grey de ne pas faire du respect de la (1) Livre Bleu, n os 99 et 119. le S b ïr t C0rT rf ti0n avCC M' Ça“ bon, il se réserve encore, attendant que ait dehljtre en vue de la reunion prochaine du Parlement. Livre Bleu, n°s 123 et 101. 99 neutralité belge une condition imposée à l’Allemagne. Il ne savait rien, dit-il, des projets de l’état-m ajor allemand. Tout au plus, peut-être, écornerait-on un morceau de la Belgique. Lui-même avait en horreur la guerre et tout ce qui se préparait. Grey ne répondit rien. Il allait parler publiquement. Ce fut une inoubliable séance. Mon but, écrit Grey, fut de convaincre la Chambre et le pays que si l’Angleterre se résignait à la neutralité, elle serait isolée, discréditée, haïe. Le Secrétaire d’E tat débuta en annonçant que l’espoir de maintenir la paix devait etre abandonne. E t il décrivit la posi­ tion de l’Angleterre telle que la conditionnaient les circon­ stances des dix dernières années et les incidents récents et immédiats. Il arriva à la question belge et en fit le point capital de sa démonstration. Il ignorait, au moment où il parlait, le texte de l’utimatum notifié par l’Allemagne à la Belgique, et notre réponse. Mais le Roi Albert avait télégraphié au Roi George pour lui demander l’appui diplomatique de la GrandeBretagne, afin de préserver l’intégrité de son pays. E t le bruit de l’ultimatum avait atteint le Foreign Office, sans détails précis. Il rappela les déclarations des hommes d’E tat d’autrefois et un mot saisissant de Gladstone : Si l’Angleterre désertait l’obligation qu’elle a de défendre l’indépendance de la Belgique, elle se rendrait complice d’un abominable crime. Que resterait-il de l’honneur britannique si la Belgique et la France succom­ baient sous les coups d’une puissance qui, victorieuse, domi­ nerait le monde ? Il montra les responsabilités du Gouvernement, le déclara prêt à faire face aux événements et exprima la con­ viction qu’il serait jusqu’au bout soutenu par le courage et l’endurance de la nation entière. On ne relit pas, sans émotion, ce discours qui dressa debout la Chambre unanime dans un sursaut d’enthousiasme et qui entraîna le pays. Cependant, il n’a pas de beauté verbale. Il sort des formes d’éloquence qu’ont coutume d’admirer les publics de culture latine. Il ne brille ni par l’éclat des mots, ni par la sonorité des périodes, ou la splendeur des images. Il est simple, net ; il marche droit, d’une allure ferme et carree. Il n a ni exorde, ni péroraison. C’est un récit, un appel aux consciences, une affir­ 100 mation du droit et de la loyauté, un bloc de marbre uni que semble éclairer une lumière intérieure. L’impression, dit Grey, dans ses mémoires, eût été plus forte si j ’avais pu lire à la Chambre l’ultimatum allemand et la réponse du Gouvernement belge. Un incident avait retardé la communication de ces documents. Notre ministre à Londres, le comte de Lalaing, s’était, selon des renseignements qui ont été publiés depuis (*), rendu dans l’après-midi au Foreign Office, pour en remettre le résumé qui venait de lui être télégraphié de Bruxelles. Mais Sir Edward Grey avait quitté son cabinet pour se rendre au Parlement. Le comte de Lalaing garda le papier et ne put le déposer dans les mains du Secrétaire d’E tat que dans la soirée. Grey retourna au Palais de Westminster, et, dans une séance de nuit, en donna lecture à la Chambre. Le lendemain 4 août, l’action suivit les paroles. Le Gou­ vernement britannique fit sommation au Gouvernement alle­ mand de respecter la neutralité de la Belgique, à défaut de quoi il aurait recours aux armes pour assurer l’observation des traités qui liaient l’Allemagne au même titre que la GrandeBretagne (2). L’Angleterre entrait dans la guerre. Elle y entrait d’un cœur ardent, d’un élan unanime, avec cet esprit de robuste opiniâtreté qui caractérise la race britannique. Sir Edward Grey avait accompli son devoir, obéi à l’impé­ ratif de la conscience. Il mesurait l’immensité de la catastrophe européenne, les douleurs, les pertes de sang et d’argent qu’en­ dureraient le pays et l’Europe et l’intensité de l’effort qui tendrait toutes les énergies des peuples. C’était pour lui, mora­ lement, une accablante déception. A l’ambassadeur des EtatsUnis, il dit : « Toutes mes espérances se sont effondrées. Je suis un homme qui a gaspillé sa vie ». E t dans la soirée du 3 août, se penchant à sa fenêtre à l’heure où l’on allumait les réverbères, (1) Times du 22 décembre 1920. — Conversation avec M. Paul Cambon, au moment où l’ambassadeur de France prit sa retraite. (2) Dans l’intervalle, l’ignorance où nous étions à Bruxelles de ce qui se passait à Londres nous donna des inquiétudes. Le 3 août, dans la matinée, le ministre d’Angleterre, Sir Francis Villiers, annonça à M. Davignon que l’Angleterre nous donnerait son plein appui. Quelques heures plus tard, il nous fit savoir que cette communication devait être tenue pour nulle et non avenue. Notre émotion fut vive. Ce n’est que dans la soirée que la nouvelle de l’ultimatum nous parvint. il laissa échapper tristem ent ces mots : « Les lampes s’éteignent dans toute l’Europe. Nous ne les verrons plus luire notre vie durant ». L’ambassadeur Page a raconté dans un mémorandum son entrevue avec le Secrétaire d’E tat, le 4 août (1). Sir Edward Grey tenait à mettre le représentant des Etats-Unis au courant des mobiles de la politique britannique. Ce fut un entretien dram a­ tique. Grey, assis, le menton reposant sur ses mains croisées, exposa la situation d’un ton calme. L’Allemagne, dit-il, a violé un traité qu’elle a signé. C’est sur la base de traités tels que celui qui garantit la neutralité belge, que la civilisation repose. Puis brusquement, il se leva et s’écria : « L’Angleterre eût été à jamais méprisable si elle avait consenti à la violation de ce pacte et laissé le militarisme allemand régenter le monde ». Il s’exprimait, dit Page, avec une sincérité solennelle. « Il était magnifiquement simple ». L’ambassadeur, connaissant les difficultés que les divisions du Cabinet avaient infligées à la politique de Grey, termine son récit par cette conclusion : C’est un fait historique que l’Angleterre n’aurait pas déclaré la guerre, tout au moins en ce moment, si l’Allemagne n’avait pas envahi la Belgique. E t le comte Mensdorff, ambassadeur d’Autriche, apporte un témoi­ gnage non moins significatif, que nous fournit une lettre résu­ m ant une conversation avec le Secrétaire d’E tat : « Celui-ci, écrit il à son gouvernement, est plein d amertume et desespere de n’avoir pu réussir à maintenir la paix. Il prévoit que la guerre aura d’incalculables conséquences. C’est le plus grand pas vers le socialisme qu’on ait jamais pu faire. Nous aurons après ceci des gouvernements socialistes dans tous les pays ». E t l’ambassadeur d’Autriche, de l’Empire allié de l’Allemagne, formule ce jugement : « Je suis convaincu que l’attaque contre la neutralité belge a fait tout crouler ici ». Dans la suite et au milieu des préoccupations de la diplo­ matie de guerre, Grey longtemps soupesa ses responsabilités et en quelque sorte ausculta son âme. Aurait-il pu, par une poli­ tique différente, éviter le conflit, ou agir plus tôt et par de promptes déclarations arrêter la marche implacable des événe­ ments ? Il y pensait parfois dans le silence de la nuit. W alter (1) Vie et lettres de W. H. Page, t. I, p. 312. 102 Page, dans une lettre du 23 août au Président Wilson, lui mande qu’il a causé avec le Secrétaire d’E tat presque chaque jour depuis trois semaines, qu’il l’a vu brisé par l’insomnie, pleurant parfois et à d’autres moments dressé par l’indignation, avec un air confiant et invincible. Quel eût été l’effet d’une parole décisive quand M. Poincaré et M. Cambon, le 30 et le 31 juillet, avaient sollicité une promesse d’intervention ? Eûtelle fait tomber l’épée des mains de l’agresseur, détruit les plans de l’état-major allemand, préservé l’Europe de l’embra­ sement ? Quel troublante interrogation ! Le passé conserve son énigme. Nul ne saurait la déchiffrer. Grey, dans ses mémoires, rend compte de son examen de conscience. Il n’a jamais travaillé à l’encerclement de l’Alle­ magne et il conteste que jamais le Roi Edouard V II, dont il trace un portrait coloré, ait tenté de réaliser cette opération laborieuse et compliquée. Les nécessités le poussèrent à se rapprocher de la France, sans qu’il eût négligé de demeurer en relations d’amitié avec l’Empire. Mais l’Allemagne ne com­ prenait pas la mentalité anglaise et vivait dans de perpétuels soupçons. Le militarisme allemand avait tout voulu, préparé, consommé. Quand le conflit s’annonça, il était impossible à Grey de donner des promesses à la France et à la Russie, car elles eussent été sans valeur. Le Cabinet n’était pas disposé à prendre des engagements, et n’était pas à même de le faire, en raison de l’état des esprits dans le Parlement et le pays. Une action prématurée aurait eu ce résultat que lorsque la viola­ tion de la Belgique fut perpétrée, on se serait trouvé devant un Cabinet divisé, et peut-être en pleine crise ministérielle. Au surplus, l’Allemagne était décidée à aller de l’avant. Elle dédaignait la force militaire de la Grande-Bretagne. En regardant attentivem ent derrière lui, Grey arrive à cette conclusion que la ligne suivie fut celle qui conduisait le plus sûrement à l’intervention britannique, avec l’appui total de la nation, et que l’entrée immédiate dans la guerre de l’Angle­ terre unie fut la conséquence directe de l’invasion de la Belgique. M. Winston Churchill confirme ces appréciations (1). Il observa de près le trouble auquel était en proie son collègue (1) The World Crisis, t. I, pp. 203 et suiv. — Voir aussi Vie el Lettres de W .-H. Page, t. III, pp. 124 et 125. 103 des Affaires étrangères pendant ces jours fatidiques. Grey, dit-il, était plongé dans un immense et douloureux problème : empêcher la guerre et, d’autre part, ne pas déserter la France. Comme Grey, Churchill et Asquith inclinaient à l’action, mais tout geste hâtif eût rompu le Cabinet, et le Parlement l’eût répudié. M. Lloyd George hésita jusqu’à la violation de la neutralité belge, qui fit se fondre les incertitudes en une volonté commune. Morley et Burns, isolés, se retirèrent. Dès que les opérations de guerre se développèrent, les regards de la Grande-Bretagne se tournèrent vers les EtatsUnis (1). Il y avait là-bas un grand peuple, de race principale­ m ent anglo-saxonne, de langue et de culture anglaises, épris d’un idéal de liberté, pratiquant des institution démocratiques, haïssant d’instinct l’orgueil et les bravades militaristes. Il avait une position politique indépendante et solide et d’immenses ressources industrielles. Que pouvait-on espérer de lui ? Le Président Wilson occupait le pouvoir depuis 1912 et passait pour une forte personnalité. Le colonel House avait, lors d’un récent voyage, laissé une agréable et sérieuse impres­ sion. Enfin, un nouvel ambassadeur, M. Page, ancien éditeur de grands journaux et journaliste lui-même, représentait depuis un an les Etats-Unis à Londres. Ce démocrate, qui a décrit avec humour ses premières expériences à la Cour de Saint-James et dans le grand monde, se révéla un ami ardent de l’Angleterre, un serviteur passionné de la cause des Alliés, sous des dehors modestes qui ne laissaient guère, pour un observateur non averti, transparaître la ferveur de ses idées et la ténacité de son action. Une attraction spontanée l’attacha à Sir Edward Grey, dont il écrit : « c’est le contraire d’un insolent. Il est franc, et le mieux équilibré de tous », et, compliment suprême : « il suffirait de le frotter avec du papier de verre pour en faire un vrai Américain » (2). (1) Le premier ministre belge, M. de Broqueville, songea aussi, dès le début, aux avantages de l’amitié américaine. Il envoya à Washington, à la fin du mois d’août 1914, une mission composée de MM. Carton de Wiart, Hymans, de Sadeleer et Vandervelde pour attirer l’atten­ tion du Président Wilson sur les atrocités commises par la soldatesque allemande. Voir p.p. 121 et suiv. de ce volume. (2) Vie et Lettres de W. H . Page, t. I, p. 150. 104 Pendant les deux dernières années du ministère de Grey, celui-ci eut à débattre avec Page les différends les plus com­ plexes. Il s agissait de la contrebande de guerre. Les EtatsUnis, dont le Président Wilson avait proclamé la neutralité, prétendaient exporter en Europe tout ce que l’Europe, sans distinction de pays, voulait acheter, et réclamaient la liberté des mers. Les Alliés et l’Angleterre, parlant en leur nom dans ces questions maritimes, ne pouvaient renoncer à contrôler, à réglementer ce trafic et à empêcher l’ennemi de se ravitailler en Amérique. De là des frictions et des discussions que les instructions de Bryan, puis et surtout de Lansing, juriste pointilleux, qui dirigèrent tour à tour la Secrétairerie d’E tat, à Washington, rendirent souvent pénibles et dangereuses. W alter Page, qui dès le début s’était d’instinct jeté du côté des Alliés, qui voyait dans l’invasion de la Belgique une mons­ truosité, dans la guerre le choc des forces brutales du despo­ tisme militaire contre tout ce qui figurait à ses yeux la civilisa­ tion et les aspects nobles de l’humanité, se multiplia en efforts pour aplanir les incidents qui surgirent. Il lui arriva de dicter à Grey la réponse à faire à une note, qu’il jugeait trop vive, de son gouvernement. Avec beaucoup de patience et d’habile énergie, l’Angleterre parvint a serrer de plus en plus le filet du blocus maritime, qui lentement étouffa 1 Allemagne. En même temps qu’avec 1 Amérique, il fallut négocier avec les neutres d’Europe, d’où les matières prohibées pouvaient s’écouler vers les territoires ennemis. La contrebande fut fertile en stratagèmes. On apprit un jour que de Suède le cuivre passait en Prusse, sous la forme de multiples statues métalliques de Hindenburg. Derrière les questions économiques et maritimes, un autre problème de plus vaste envergure se dessinait. La nation améri­ caine demeurerait-elle emprisonnée dans une froide indifférence ? Le Président Wilson maintiendrait-il le mot d’ordre de neutra­ lité ? Retiendrait-il son peuple, ou chercherait-il à l’entraîner ? De quel poids ne serait pas son intervention ? Y songeait-il et dans quel sens ? W alter Page a donné tout son cœur aux Alliés, à l’Angleterre surtout, parce qu’il ne connaît qu’elle en Europe et qu’il est de souche britannique. Il entrevoit pour le Président un rôle 105 historique. Il lui écrit : « Votre heure viendra. Nous sommes dans le monde l’unique grande puissance qui n ait pas d enga­ gements ». Un peu plus tard, il lui mande : « Il nous appar­ tiendra de préserver la civilisation. L’Europe tombe en mor­ ceaux ». E t encore : « Personne ne peut arrêter la guerre par des bons offices ou la médiation. Nous seuls pouvons y mettre fin rapidement, et nous ne le pouvons que par des actes et des menaces ». Il fallait, selon lui, poser quelques principes fonda­ m entaux qui seraient la base d’un accord : la restauration de la Belgique et le désarmement (*). . A mesure que la guerre fait rage, sans episodes décisifs, et paraît devoir se prolonger jusqu’à l’épuisement, les lettres de Page se font plus pressantes; elles deviennent pathétiques après le torpillage de la Lusitania. Mais elles ne semblent pas ébranler la rigidité doctrinaire du Président Wilson. Leur publication récente (2) a causé aux Etats-Unis une vive sensa­ tion et donné lieu à des polémiques auxquelles des aliments nouveaux viennent d’être apportés par les deux volumes qui contiennent les Papiers intimes du colonel House. Sir Edward Grey, qui avait connu le colonel House en LVLÔ et l’avait revu en 1914, appréciait son caractère et son jugement. Il le tenait pour un ami sûr, d’esprit sincère et de vision penetrante. Le colonel House, qui jouissait de la confiance du Fresident et qui, certes, inspira beaucoup de ses discours et de ses actes, pouvait parler librement. Il n’avait aucune mission officielle. Il fuyait la réclame et ne recherchait aucun profit personnel d’influence ou d’ambition. C’était un intermédiaire fidèle et un conseiller plein de tact et de pondération. Il revint en Europe en 1915, animé d’une vague espérance de paix. If retourna à Berlin et y éprouva de nouvelles désillusions. Il n’était pas alors partisan de l’intervention des Etats-Unis. Il ne pensait pas qu’il leur eût été possible d’entrer dans la lice aux premiers temps du conflit. Il hésitait encore après 1 englou­ tissement de la Lusitania. Il croyait à un long affrontement de forces équivalentes, sans victoire définitive d un cote ni de l’autre. On aboutirait à une impasse. E t son reve était qu’à l’heure opportune le Président des Etats-Unis s engeat (1) Vie et Lettres de Walter H. Page, t. III, pp. 130, 132, 168, 174 et.175. (2) Les volumes I et II ont paru en 1923. Un troisième a paru fin 1925. 106 en médiateur ou arbitre et pût dicter une paix équitable. En avril 1915, il eut avec Grey de fréquents entretiens, où s’ébaucha l’idée d’une Ligue des Nations (1). Quand il rentra en Amérique, il poursuivit par correspon­ dance la discussion de cette conception vague encore, à laquelle le ministre anglais adhérait de plein cœur. « Pour moi, écrit Grey, la perle à découvrir ce serait une sorte de Ligue des Nations donnant des sanctions au droit international et réglant les différends entre peuples par l’arbitrage et la médiation. » Pour éliminer le militarisme, écrit-il encore, il faudrait créer des garanties de sécurité dans l’avenir contre une guerre d’agres­ sion et contre tout E tat qui violerait un traité (2). Ce sont les germes du « Covenant », du Pacte de la Société des Nations, du Protocole de Genève, des accords de Locarno. En janvier 1916, le colonel House fit de nouveau la traversée, apportant un projet.de médiation qui impliquait l’intervention éventuelle des Etats-Unis dans la guerre (3). Il l’avait exposé au Président Wilson, qui semblait enclin à sortir de l’immobilité et à faire un geste. Il le développa à Londres, puis à Paris et reprit ensuite l’affaire avec les Anglais, sans obtenir le concours de son ambassadeur, qui repoussait toute politique médiatrice et opinait résolument pour la manière forte, pour l’entrée éclatante des Etats-Unis dans la mêlée, avec toutes leurs for­ midables ressources. Les conversations de Londres aboutirent à la rédaction d’un mémorandum, qui est resté inconnu jusqu’à sa publication dans les mémoires de Lord Grey. Ce document, qui résume les propositions du colonel House, est daté du 22 février 1916 (4). On y lit que le Président Wilson se tient prêt, au moment que la France et l’Angleterre déclareraient opportun, à proposer la convocation d’une conférence pour mettre fin à la guerre. Si les Alliés acceptaient la proposition et que l’Allemagne refusait, les Etats-Unis prendraient « probablement » part à la guerre contre l’Allemagne. Le « probablement », qui ne se trouvait pas dans le texte élaboré à Londres, fut ultérieurement inséré par le (1) Lettres de Grey à House et de House au Président. — Voir Papiers intimes, 1.1, pp. 428 et suiv. (2) Papiers intimes, t. II, pp. 87 et 88. (3) Ibid., t. II, p. 115. (4) G r e y , t. II, p. 123. — Voir aussi Papiers intimes, t. II, p. 200. 107 Président. Si la Conférence n’aboutissait pas à un accord sur les conditions de la paix, les Etats-Unis deviendraient puissance belligérante aux côtés des Alliés. Les conditions de paix que le Colonel House estimait équitables et que le Président approuvait, étaient notamment la restauration de la Belgique et le transfert de l’Alsace-Lorraine à la France. La déclaration était importante, mais Grey jugea que dans la phase que l’on traversait, on ne pouvait en faire usage et lui donner une suite pratique. Il était, d’autre part, impossible de paraître ignorer l’initiative américaine, tout autant d ailleurs que de formuler un avis ou des propositions sans concert avec les Alliés. Le colonel House ayant eu des conversations avec M. Briand et M. Jules Cambon à Paris, il convenait de leur faire part du langage tenu par lui à Londres et de se dire prêt à causer de l’affaire avec le gouvernement français si celui-ci le desirait. M. Briand fut donc averti par l’intermédiaire de l’ambassade de France et sans commentaires. Mais la guerre, qui traînait dans les tranchées, se rallume et flambe. Les Allemands jettent sur Verdun, pendant des mois, des vagues humaines et des rafales de mitraille. Les Français indomptables repoussent ces assauts désespérés et maintiennent leur drapeau sur le sol désormais sacré que le Kronprinz tente en vain de leur arracher. Sur toutes les lignes 1 effort des armées s’exaspère. E t les suggestions américaines demeurent stériles et tom bent dans l’oubli. Il n’en pouvait être autrement. Page avait raison en deman­ dant des actes, non des offres mediatrices. La brutalité de l’agression, les horreurs de l’invasion avaient engendré une volonté si passionnée de châtiment et de réparation, que des transactions eussent paru fades, molles, débiles, inopérantes. La fatalité déroulait ses anneaux qui tenaient le monde enchainé. On irait jusqu’au bout. Quand de loin, dans les difficultés de la paix, la raison s’exerce froidement, peut-être conduirait-elle à penser que la sagesse et le calcul eussent c o m m a n d é de chercher à abréger l’épreuve par de raisonnables accords. C était impos­ sible. Il fallait la victoire ! Quelle indissoluble amertume eût, pendant des générations, empoisonné les peuples qui luttaient pour la vie, si les douleurs et les sacrifices endurés ne leur avaient donné, à l’heure finale, la joie suprême due à la conscience 108 humaine, l’exaltation de la justice ressuscitée et triomphante. La restauration de la Belgique était la première des condi­ tions inscrites dans les propositions du colonel House, à qui plus tard nous dûmes, pendant la Conférence de la Paix, l’ini­ tiative de l’attribution au Gouvernement belge d’une priorité de deux milliards et demi de francs sur les paiements de répa­ ration imposés à l’Allemagne (*). La pensée de Grey demeure, dès l’origine, attachée à cet objectif essentiel. Dans la correspondance intime qu’il échangea en 1914 et 1915 avec l’ancien Président Roosevelt, les deux hommes d’E tat s’accordent pour considérer l’indépendance de la Belgique comme une impérieuse nécessité d’ordre international et d’équité. Je fus à même de juger de la sincérité et la constance de cette préoccupation, pendant que j ’eus l’honneur de représenter à Londres le Gouvernement belge. Quand j ’allai saluer Sir Edward Grey la première fois, en mars 1915, il m’accueillit par cette phrase : « Je tiens à vous dire que le minimum de paix que l’Angleterre puisse accepter, en ce qui la concerne, c’est la restitution à la Belgique de sa pleine indépendance et la réparation complète des dommages qui lui ont été infligés. Elle exigerait cela, même si elle n’obte­ nait rien pour elle-même ». Le 9 décembre 1916, j ’allai lui faire mes adieux, la veille de sa retraite. Au moment où je prenais congé, il saisit ma main dans les siennes, et d’un ton grave et pénétrant, il me dit, en termes précis, nettement articulés : « Vous pouvez être certain que, lorsque l’heure de la paix viendra, l’intérêt de l’Angleterre et, autant que son intérêt, le souci de son honneur, feront que sa préoccupation principale, avant toute autre considération, coloniale par exemple, sera la complète restauration de votre pays. Ce sera pour l’Angleterre la première des conditions de la paix ». A maintes reprises, nos conversations portèrent sur la situation à laquelle l’occupation ennemie réduisait les Belges. Il se montra pratique et conciliant dans nos négociations au sujet du programme des importations en Belgique destinées au ravi­ taillement de nos populations, plein d’humaine émotion au récit (1) Voir pp. 152 et suiv. de ce volume. 109 des déportations, attentif et bienveillant quand je lui exposais les soucis que nous inspirait l’avenir. En juillet 1916, notre Ministre des Affaires Etrangères, le baron Beyens, vint me rejoindre à Londres, afin de développer devant le Secrétaire d’E tat, avec l’autorité de sa fonction, nos vues sur le statut poli­ tique futur de la Belgique, nos aspirations et nos besoins. C’est Lord Crewe, enfin, qui, en l’absence de Grey et en son nom, me communiqua le projet, en décembre 1915, de prier les Alliés de renouveler ensemble, publiquement et solen­ nellement, les engagements pris vis-à-vis de la Belgique au début de la guerre, afin d’entretenir et de stimuler l’endurance, le courage, la confiance du peuple belge ('). De là procéda la déclaration de Sainte-Adresse, dont les termes furent discutés à Londres entre Sir Edward Grey, M. Paul Cambon et moi. Je trouvai chez Grey une amitié sans arrière-pensée, de prudents et fermes conseils, une sollicitude anxieuse pour le règlement et la garantie de nos destinées. L’avènement de M. Balfour, qui lui succéda, et ne nous témoigna pas moins de sympathie, ne suffit pas à nous consoler de son départ. La crise ministérielle de décembre 1916, qui entraîna la retraite de Grey, fut provoquée par une crise de la guerre. Une succession de revers militaires avait ébranlé la confiance de la nation et entraîné des échecs diplomatiques. On reprochait au Gouvernement l’entreprise des Dardanelles ; on s’alarmait des défaites roumaines. On s’irritait du jeu de la Grèce. La guerre sous-marine répandait de sourdes inquiétudes. On voulait une direction plus énergique, qui imprimât à la nation et aux armées un élan nouveau et plus vif. On la donna à M. Lloyd George. Lord Grey, qui, promu à la pairie, siégeait depuis six mois à la Chambre des Lords (2), quitta les affaires sans amertume. Il ne se mêla guère aux débats de la Haute-Assemblée. « On ne gagne pas de batailles, me dit-il un jour, par des discours. » Il alla retrouver à Fallodon le décor familier de sa jeunesse ; ses yeux étaient atteints d’un mal qui affaiblissait sa vue. Il (1) C’est le 23 décembre 1915 que Lord Crewe me fit part des intentions du Gouvernement britannique. Lord Crewe remplaçait momentanément au Foreign Office Sir Ed. Grey, que le soin de sa santé avait contraint de prendre quelque repos. (2) Il n’avait pas sollicité cet honneur et était sorti avec regret de la Chambre des Com­ munes, où il avait siégé et lutté pendant vingt ans. 110 était seul ; sa femme avait succombé, toute jeune, aux suites d’un accident de voiture, en 1906. Il l’avait beaucoup aimée. Elle était, dit-on, charmante. Il l’associait à ses réflexions. Elle avait ce don propre à l’intelligence féminine, de regarder les questions complexes d’un œil libre et neuf et d’y jeter des lueurs fraîches qui en font apparaître des côtés inaperçus de l’homme expert et raisonnable (1). Lord Grey a, dans une page de jolie psychologie, dépeint les impressions du minstre qui abandonne le gouvernement. Il y cite une fine observation de l’historien Gibbon : « Il est rare qu’un esprit absorbé par les affaires publiques ait pris l’habi­ tude de converser avec lui-même, et, dans la perte du pouvoir, ce qu’il regrette toujours, c’est de se trouver privé d’occupation ». Mais le mouvement des idées et le spectacle des hommes, le culte de convictions demeurées chères, les livres, l’histoire et la nature, qui, sans arrêt ni crise, fait chaque année reverdir les arbres, suffisent à remplir et à faire aimer la vie. Les conclusions du livre de Lord Grey n’ont ni prétention prophétique, ni pessimisme, ni facile abandon à d’utopiques espérances. Elles sont d’un homme d’E tat qui a vu, observé et compris. Examinant l’avenir, il redoute qu’on ne revienne au sys­ tème des armements. La guerre a montré qu’au lieu de créer la sécurité, ils engendrent la peur, et qu’ils excitent des rivalités qui finissent tôt ou tard par se heurter. Il cherche la sécurité dans une politique d’entente et de garantie mutuelle. La guerre a tracé une coupure dans l’évolution du monde. Nous sommes entrés dans une période nouvelle. Retombera-t-on cependant dans les vieilles ornières ? L’Allemagne demeure, par sa population et son organisation économique, le pays poten­ tiellement le plus fort. Si elle ne se consacre pas sincèrement à l’œuvre de la paix, dit Lord Grey, l’Europe ne retrouvera pas de tranquillité. E t les pays menacés : la Belgique, l’Angleterre, la France, seront contraints de chercher un abri dans les combi­ naisons politiques et les alliances militaires. Ce serait une désolante perspective. (1) Lord Grey s’est remarié le 4 juin 1922. Il a épousé Lady Glenconner. Le premier époux de Lady Glenconner était fils de Sir Charles Tennant, dont une des filles est la femme de M. Asquith, aujourd’hui Lord Oxford and Asquith. 111 Il faut qu’un esprit nouveau anime les peuples et les décide à s’en remettre, comme les individus, à des juges et à des lois, pour le règlement de leurs différends. Ainsi naquit la Société des Nations. Lord Grey l’avait, dès 1915, devinée, entrevue, esquissée. E t nous le rencontrâmes au premier rang des specta­ teurs, quand le Conseil de la Société tint à Paris sa séance inaugurale, en février 1920. Mais l’édifice réclame de solides arcs-boutants. E t il ne trouvera de base compacte et durable que dans l’opinion publique universelle. Peut-on espérer que la nature humaine et les mœurs poli­ tiques s’adapteront à des formes et à des méthodes si différentes des traditions du passé ? Les objections des pessimistes ne se justifieraient que si l’homme était inapte à se réformer et incapable de perfectionnement moral. Si l’humanité n’a rien retenu de la guerre, si elle n’en a pas compris les leçons, alors l’heure de la décadence a sonné. La civilisation est en péril. E t Lord Grey prononce cet arrêt : « Apprends ou meurs ! ». Lord Grey vit en Angleterre dans le rayonnement d’un prestige paisible et sans faste. Il n’est ni un théoricien puissant ou un grand constructeur politique, ni un artiste de la tribune ou un entraîneur de foules. Mais la tâche que dans la grande crise il fut appelé à rem­ plir exigeait, plutôt que les dons du génie, des qualités de courage, de sang-froid, de vision juste et de loyauté. Elles habitaient son esprit et formaient la substance de son carac­ tère. Il lui suffit de les déployer, pour se montrer égal aux événements. Il n’a pas d’ennemis et son autorité morale s’impose à tous, dans son pays. Dans le nôtre, qu’il aida à sauver, il a droit à la gratitude et au respect. 112 UNE CONVERSATION AVEC GUILLAUME II «Le S o ir», 24 avril 1923. Je retrouve, en remuant mes papiers et en classant mes »Un 1r Empereur v U feuilleVGuillaume °" Je convàslgnai la conversation que dej ’eus avec Bruxelles, en 1910 lors la visite qu il fit à nos Souverains, à l’occasion de l’Exposition. Un n y découvrira aucun secret d’E tat. C’est une impres­ sion, un document psychologique. Pour le comprendre, il taut qu en quelques mots, je situe l’entretien. C était un an après le vote de la loi militaire de 1909 crui abolit le remplacement et organisa le système du service d’un A» amî! et 3 du j aiS’Sénat, o aVeC meS et regrettés de lalParL Chambre MM. éminents Louis HuysmSns et amis Sam îener, mene pendant plusieurs années une vive campagne pour 1 institution du service personnel. 1 art du X V IIe siecle6 en était le joyau. Enfin, au moment du voyage de l’Empereur à Bruxelles, des divulgations de la presse faisaient connaître les traits principaux d un projet de revision de la Constitution de 1’Al­ sace-Lorraine. Un mouvement accentué d’opinion dans les provinces arrachées par l’Allemagne à la France en 1870 demeurees irréductibles et soumises jusque-là à une sorte de dictature, s était manifesté en faveur d’une administration autonome. Berlin avait annoncé des concessions. Mais elles se revelerent insuffisantes et frustratoires. VEtoile Belge, dans une correspondance de Strasbourg iW -e * 1 : Lt»a°i r?’ résumarecevrait ainsi le outre ProÍetune du Chambre gouvernement imperial Alsace-Lorraine élue, un ¡sénat qu elle ne demandait pas, et qui serait de tendance fortement conservatrice. Le statthalter resterait l’agent direct du ¡souverain. Le pays n’aurait pas voix délibérative au Conseil l’art Y í f v T T e 0 - I 191? fU t , U n grand Succès' Le Salo n de 113 Ces brèves indications sont nécessaires pour comprendre les paroles que me dit l’Empereur. C’est au cours d un spectacle de gala au théâtre de la Monnaie, le 26 octobre, que je 1 approchai. Yoici ma note rédigée le lendemain : « Pendant le premier acte, le général Jungbluth vint me trouver, aux fauteuils d’orchestre, pour me prier de monter a a loge royale, au cours du second entr’acte, et m annonça que je SCra1« ^n^prévint’ auTs^mon collègue, M Louis Huysmans «A u moment convenu, je me dans le couloir des premières loges. Le général Jungbluth tement. Je saluai le Roi qui me présenta aussitôt a l Impératrice. Celle-ci me dit quelques paroles d’une agreable banalité. « Puis elle s’écarta et le Roi lui présenta le prince Albert de Ligne. , « Le Roi s’approcha alors de 1 Empereur.^ « Guillaume causait avec la Reine, accoude sur une console. Le Roi lui dit quelques paroles à l’oreille, et j entendis ces mots . service personnel... député libéral de Rruxelles. r e n d i s « L ’Empereur se redressa avec prestesse et un m ouvem ent de tête qui sem blait dire : c’est cela, je sais de quoi il s agit. dC T l Æ v a n ç a vers m oi d’un pas rapide, me tend^it la m ain d’un geste ouvert et cordial et me parla aussitôt du service personnel et de l’effet heurenx pour la £ cette réforme avait produit au dehors. Je dis que je m en iouissais et que j ’avais aidé à l’adoption de eette mesure. « Il me félicita et se mit à vanter les avantages du service militaire. Dès ce moment il parla seul, avec abondance,facilite et une extraordinaire variété de ton et d expression. Le débit est si rapide que la pointe légère d’accent germamque s atténué vite et s’efface. On ne la remarque plus. a P r e m i e r thème : La discipline. « E l l e e s t nécessaire dans les armées. Elle est nécessaire dans la société, dans la famille. Mais le sens de ^ s’affaiblit, même au foyer, on a moms ,Ae doit être pour « Papa et Maman » (sic), et cependant la famiUe dm <e la première école de la discipline. E t dans 1 art •L* 1 J plus de discipline du tout. Le respect des grands maitres n es plus que de l’admiration platonique, de 1 esthetisme. Mais 114 modernes dédaignent leurs leçons. Voyez les chefs-d’œuvre des grands maîtres flamands exposés en ce moment au palais du Cinquantenaire. On les regarde, on les loue, on ne s’en inspire plus. L’anarchie règne dans l’art. « Puis brusque changement de sujet et de ton. Deuxième thème. « — Je viens de donner une constitution à 1’AlsaceLorraine. Il y a longtemps qu’on me harcèle. Ils veulent un Parlement. Ils l’auront. Il y aura une Chambre basse où l’on discutera le budget. (Ironiquement) Qu’ils le discutent longue­ ment, le plus longuement possible, cela les occupera. Mais je place au-dessus une Chambre haute, pour tempérer... Quant au gouvernement, c’est autre chose ! C’est moi qui les gouver­ nerai. D’une voix énergique, en se frappant la poitrine, et en redressant la tête — l’attitude, le geste, l’accent du chef qui commande et a la conscience de son pouvoir. « Nouveau changement de physionomie, et troisième thème : « — Il y a beaucoup de prêtres chez vous, n’est-ce-pas ? E t qui font de la politique ? Chez nous aussi. Il n’y en a que trop. Ce sont des gens difficiles à vivre. E t n’est-il pas curieux de voir tant d’indiscipline au sein de cette Eglise, qui est cepen­ dant la plus solide hiérarchie qu’on puisse concevoir. Le petit clergé n’en entend qu’à sa tête. Il ferait beaucoup mieux de s’occuper plus des choses... des choses... l’Empereur cherche le mot, je lui souffle : des choses du Ciel. C’est cela, des choses du Ciel et de nous laisser arranger entre nous les choses de la terre. Il en est ainsi en Belgique aussi, n’est-ce-pas ?... « Tout ceci, sur le mode de la causerie enjouée, gaie, familière. « Puis quelques mots de congé et une nouvelle poignée de main. « Je me retire et M. Huysmans est présenté. « Impression : un impulsif qui a de la souplesse, de la hauteur, de la bonne humeur, le sens très vif de son rôle, de son pouvoir. Mais un impulsif — l’extraordinaire variété des ex­ pressions qui se succèdent sur le visage, comme des masques qu’on m ettrait et qu’on enlèverait aussitôt, l’atteste, et aussi la rapidité, l’abondance de la gesticulation ». 115 Ici s’arrête le bref récit que je traçai cursivement le len­ demain. Je me rappelle avoir été très naturellement sensible à l’accueil aimable du Souverain qui s’efforçait à la simplicité et au charme et, selon maints témoignages de l’époque, y réus­ sissait souvent. Je ne devinai pas en lui l’ennemi futur qui devait d’une main brutale, déchirer les traités et prendre à la gorge la loyale Belgique. Mais je fus particulièrement frappé par le langage qu’il me tint au sujet de l’Alsace-Lorraine. Ce n’est que deux ou trois jours après que l’on apprit par la presse les projets relatifs à la révision de la Constitution des provinces annexées. La question était très peu connue en Belgique. Il n’y avait aucune raison pour l’Empereur de m’en parler et de me faire en quelque sorte la confidence de ses arrière-pensées. Il ne me connaissait pas. Rien ne lui garan­ tissait ma discrétion. E t j ’eusse créé un beau tapage si j ’avais le lendemain de notre conversation, publié ses propos. J ’eus soin de les garder pour moi, par un élémentaire devoir de convenance. Mais c’est dans ce morceau de son discours — ce fut à vrai dire un monologue — que s’accusaient le plus vivement sa mobilité d’esprit, sa nervosité, sa légèreté qui le fit sans m otif se découvrir un instant, et cette vanité, cette infatuation du maître habitué d’être obéi — qui devaient peu après se déployer dans la préparation et le déroulement d’événements trop lourds pour ses épaules et jeter le monde en d’effroyables convulsions. 116 L’ULTIMATUM LA NUIT DU 2 AU 3 AOUT 1914 Emission radiophonique, le 4 août 1937. Yoici le récit succinct de la première scène du grand drame de 1914. C’était le dimanche 2 août. A la fin de l’après-midi, M. Ingenbleek, aujourd’hui Gouver­ neur de la Flandre Orientale, alors secrétaire du Roi, était venu m’annoncer ma nomination de Ministre d’E tat. Nous nous étions entretenus avec angoisse de la guerre qui nous menaçait, mais sans que nous ayons perdu l’espoir de voir la Belgique échapper à la tourmente. Les armées allemandes ne glisseraientelles pas le long de nos frontières, dans une marche rapide vers le sol français. Pendant le dîner je reçois un télégramme d’E tat qui me convoque au Palais du Roi, le soir même à 10 heures. Je crus que, les Chambres étant convoquées pour le 4 août, il s’agissait de régler, d’accord entre le Gouvernement et l’opposition, les mesures urgentes que commandait la situation. J ’arrive au Palais. E t quand j ’entre dans le salon de récep­ tion, Schollaert, le président de la Chambre, s’avance vers moi, le visage contracté et me dit : «l’Allemagne va nous envahir!» On m’annonce l’ultim atum . Je reçois le choc en pleine poitrine. Je me raidis et je regarde autour de moi. Woeste est là, livide ; puis arrivent le Comte Greindl, notre ancien ministre à Berlin, courbé sous le poids de la nouvelle, M. Vanden Heuvel, le vieux M. de Landtsheere, appuyé sur le bras d’un huissier. On nous introduit dans la salle voisine où le Conseil des Ministres siège sous la présidence du Roi. Le Roi est calme, impassible. Aucun trait du visage ne bouge, aucun frémissement n’en altère l’expression. Le Roi nous lit d’une voix ferme, la note allemande. 117 M. Davignon, ministre des Affaires étrangères, résume son en­ tretien avec le Ministre d’Allemagne. L’Allemagne nous somme de laisser passer ses troupes. En cas de refus, elle emploiera la force des armes. Le Conseil des Ministres a délibéré avant l’arrivée des Minis­ tres d’E tat. C’est l’avis des Ministres d’E tat que l’on demande. Woeste parle le premier. Il esquisse d’un ton résigné, l’idée d’une sorte de simulacre de résistance. Je m’élève contre cette politique. Je soutiens la thèse de la résistance énergique et totale. L’honneur la commande. E t la meilleure politique aujourd’hui est celle de l’honneur, qui sera la sauvegarde, après la guerre, de l’existence du pays. M. Vanden Heuvel, ancien Ministre de la Justice, esprit lucide et juriste éminent, dont M. Davignon s’assurera le concours au Ministère des Affaires étrangères, repousse l’ultim atum qu’il déclare inacceptable. M. De Sadeleer s’emporte et prononce un virulent réquisi­ toire contre le Kaiser. Puis on interroge, sur l’état et la position de l’armée et sur les résultats de la mobilisation, le Général de Selliers de Moranville, chef de l’Etat-M ajor et le Général de Rykel, sous-chef de l’Etat-Major. Il n’y eut pas, contrairement à ce que l’on a souvent ra­ conté, d’exposé ou de discussion du plan des opérations. Le Roi demanda que chacun se prononçât sur l’ultim atum , par un vote personnel. On procéda à l’appel nominal. A l’unanimité on se prononça pour la résistance. M. Van den Heuvel et moi-même, nous fûmes désignés pour rédiger, avec M. Carton de W iart, Ministre de la Justice, la réponse à l’Allemagne. E t la séance fût levée, pour être reprise dans la nuit. Elle s’était déroulée dans une atmosphère de dignité, de calme grave et lourd. Le Roi, image du devoir, avait gardé l’immobilité du marbre. Tout avait été court, simple, sans appareil. Nous descendîmes silencieusement le grand escalier. Au pied, un groupe d’officiers et de dames d’honneur attendait dans l’anxiété, le résultat de notre délibération. Yers minuit, les ministres chargés de la réponse à l’ulti­ 118 matum, se retrouvèrent dans le Cabinet du Ministre des affaires étrangères. M. Carton de W iart occupa le fauteuil et prit la plume. M. Van den Heuvel et moi, nous nous assîmes aux deux côtés du bureau. M. Davignon et son secrétaire général, M. Van der Elst, étaient présents. Le chef du Gouvernement, M. de Broqueville et M. Poullet vinrent nous rejoindre et assistèrent au travail de rédaction sans y prendre part. Nous commençâmes par lire un avant-projet rédigé par M. de Gaiffier, directeur général de la politique et notre futur ambassadeur à Paris. C’était un cadre bien construit, un exposé schématique des points principaux à développer. Nous nous mîmes ensuite à l’œuvre. Elle se fit dans une pleine tranquillité. Chacun de nous suggérait une idée, une formule, une expression. On la notait, la relisait, la corrigeait, la m ettait au point. Il y a trois phrases de la réponse que je cite, car elles en sont l’âme : L’une est de M. Yan den Heuvel : «Aucun intérêt stratégique ne justifie la violation du droit.» La seconde est de moi : «Le Gouvernement belge en acceptant les propositions qui lui sont notifiées, sacrifierait l’honneur de la nation en même temps qu’il trahirait ses devoirs vis-à-vis de l’Europe.» La troisième phrase est de M. Carton de W iart : «Conscient du rôle que la Belgique joue depuis plus de 80 ans dans la civilisation du monde, il se refuse à croire que l’indépendance de la Belgique ne puisse être conservée qu’au prix de la violation de sa neutralité. » Pendant que nous discutions et écrivions, on vint annoncer que le Ministre d’Allemagne, M. de Below, demandait à voir le Ministre des Affaires étrangères. Le Secrétaire général alla le recevoir. M. de Below venait dénoncer le vol d’avions français sur le territoire allemand. Il avait l’air troublé et le front mouillé de sueur. Il partit déconcerté, étant venu sans doute pour humer l’atmosphère et chercher à pressentir les décisions qui se pré­ paraient. A 3 heures du matin, nous retournâmes au Palais et nous 119 lûmes au Roi et au Conseil de la Couronne, le texte que nous avions rédigé. Il fut adopté sans observations. A sept heures du matin, M. de Gaiffier alla déposer la ré­ ponse belge entre les mains du Ministre d’Allemagne. Tout était fini. E t tout allait commencer. UNE MISSION BELGE AUX ÉTATS-UNIS (1914) Conférence à V Université des A n ­ nales à Bruxelles, le 27 mars 1931. J ’ai intitulé cette conférence : Souvenirs. J ’en possède une riche collection, amassée au cours d’une assez longue vie publique. J ’ai pensé que la boîte secrète où, tout au fond de moimême, je garde précieusement tant de clichés fixant des impres­ sions diverses, des visions d’hommes et de choses, je pourrais retirer quelques images et récits d’un passé proche encore et dont les émotions ne sont pas éteintes. Si vous le voulez bien, je ferai passer devant vous, comme un film rapide, l’histoire d’une mission belge aux Etats-Unis, dans les premiers mois de la guerre. C’était en août 1914. L’ennemi venait d’occuper Bruxelles. Je m’étais rendu à Anvers sur l’invitation de M. de Broqueville, chef du gouvernement d’alors. Il avait appelé auprès de lui les ministres d’E tat, afin de pouvoir, dans les moments graves recourir à des consultations auxquelles participeraient des représentants de toutes les opinions. Vers la fin du mois, M. de Broqueville nous fit part d’une idée hardie et opportune, d’une idée politique à longue portée que le ministère des Affaires Etrangères trouva d’ailleurs peu conforme aux règles de l’orthodoxie diplomatique. La guerre serait longue et dure. E t, pour assurer le salut final de la Belgique entraînée dans une si terrible tourmente, à quelle aide suprême songerait-on, sinon à celle de la grande nation américaine, fille de la race anglo-saxonne, maîtresse des immenses ressources de tout un continent, magnifiquement outillée pour la production, et en même temps idéaliste et sentimentale, fière de cultiver les vertus démocratiques, apôtre de la justice et de la morale ? M. de Broqueville y pensa et conçut le projet d’envoyer 121 au Président Wilson une mission belge qui lui raconterait le drame de la neutralité violée et les horreurs de l’invasion. Les ministres de France et d’Angleterre, consultés, approu­ vèrent. La Belgique servirait à la fois sa cause et celle de tous les Alliés. Il fut décidé que la commission serait composée de trois ministres d’E tat appartenant aux divers partis, M. de Sadeleer, M. Vandervelde et moi, et conduite par un membre du gouvernement, M. Carton de W iart, ministre de la Justice. Elle aurait pour secrétaire le propre secrétaire de M. de Broqueville, le jeune comte de Lichtervelde, qui depuis s’est fait un nom’ dans notre littérature historique, par la publication de deux beaux livres consacrés à nos premiers rois. L’objet de la mission serait de remettre au Président les procès-verbaux de la commission instituée pour rechercher et prouver les atteintes au droit des gens commises par 1 armee ennemie, et d’abord, en passant par Londres, de remercier de son appui le gouvernement britannique. , , Avant de me résoudre à partir, j ’allai trouver le général Jungbluth, chef de la maison militaire du roi. Je craignais l’enveloppement d’Anvers, qui, à mon retour en Europe, m em­ pêcherait de rejoindre le gouvernement et, pendant une penode tragique, me séparerait de ma femme. Le général me rassura. Il faudrait deux cent mille hommes pour encercler la position ; les Allemands ne détacheraient pas une telle force pour immo­ biliser l’armée belge. Personne alors ne songeait à une attaque puissante et brusque contre un secteur, par laquelle une trouee serait percée qui entraînerait la chute de la place. ^ Nous nous embarquâmes à Anvers, le lundi 31 août, sur une vieille malle du service Ostende-Douvres Le Rapide. Nous emmenions avec nous un bébé, le petit-fils de M. de Broqueville, aux bras de sa nourrice, et quelques employés de la Banque Nationale qui convoyaient des sacs d’or et d ar­ gent à destination de la Banque d’Angleterre. ^ Un torpilleur anglais nous escorta de Flessingue a Douvres. Devant nous filait le Breydel, portant la Reine et les princes, que leur mère conduisait chez lord Curzon, pour revenir ellemême à Anvers aussitôt après. A Douvres, un train spécial nous attendait. A Londres, le comte de Lalaing et le personnel de la légation nous reçurent, 122 Nous n’y passâmes que deux jours, mais combien fiévreux et remplis d’activité et d’émotions. Nous allons le lendemain porter nos hommages au Roi George, qui, le regard clair, jeune et bienveillant, nous tend la main avec une cordiale simplicité et nous affirme que l’Angle­ terre soutiendra la Belgique (shall support Belgium). Nous nous rendons ensuite au Foreign Office, où nous saluons Sir Edward Grey. Un homme court et râblé, le monocle à l’œil, la figure carrée que barre une forte moustache, nous conduit à lui. C’est Sir William Tyrell, qui devint ambassadeur d’Angleterre à Paris. Derrière Grey est assis un petit homme voûté, à la physionomie distinguée et attentive, vers qui le ministre se tourne souvent. C’est le sous-secrétaire d’E tat, Sir Arthur Nicolson, le conservateur des grandes traditions de la politique impériale. Grey lui-même nous impressionne par son masque romain, au front haut et pur, aux lèvres longues et sinueuses qui trahissent une intime sensibilité. Il nous stimule, nous réconforte. L’Angleterre luttera jusqu’au bout (to the last). La Belgique a conquis l’admiration du monde civilisé. Le conflit est entre le césarisme prussien et les peuples aux institu­ tions libérales. L’Angleterre ne le terminera que par la victoire. De là, nous allons à l’ambassade de France, chez M. Paul Cambon. Quel contraste ! Un homme de petite stature, à barbe argentée et pointue ; un regard spirituel, une voix douce et contenue, un débit précis et mesuré, souligné par le geste d’une main délicate et nerveuse. Il nous fait un tableau ironique de la diplomatie allemande. La guerre sera rude, mais on vaincra. Il faudra — ceci avec force — que la Belgique soit un grand pays. Enfin, visite à l’ambassadeur de Russie, le comte de Benckendorff, grand seigneur, qui nous reçoit avec une aristocratique courtoisie. Plus tard, pendant que je fus ministre de Belgique à Lon­ dres, après le comte de Lalaing, j’ai revu ces belles physionomies, qui me devinrent familières. J ’eus avec ces hommes éminents des contacts fréquents, des relations continues et intimes. J ’en ai gardé un souvenir ému et fidèle. Quand nos démarches officielles furent accomplies, nous fûmes accaparés par les journalistes, qui nous accablèrent de 123 questions et de démonstrations d’amitié. Nous nous séparâmes, pour prononcer des allocutions dans des salles de l’hôtel Cecil, devant des auditoires qui nous acclamèrent. Dans la soirée, l’Amirauté nous fit savoir que nous pour­ rions nous embarquer le lendemain. Il était très difficile de nous loger sur les bateaux en partance pour les Etats-Unis. Les Américains en vacances en Europe fuyaient devant la guerre et se hâtaient de regagner les calmes régions d’outre­ océan. Ils se disputaient les cabines. Tout était plein. On nous offrit une installation modeste mais convenable sur le Celtic, de la White Star Line. Le 2 septembre nous nous embarquâmes à Liverpool. Nous fûmes reçus sur le quai de la gare par des officiers de l’Amirauté. Sur le pont, la foule des passagers contemplait l’arrivée des délégués belges. On nous fit monter processionnellement sur le navire ; puis, contraste piquant, à peine en haut, on nous fit descendre tout au fond, dans des cabines de deuxième classe, où l’on nous entassa deux par deux ! E t, par une silencieuse nuit d’été qu’éclairait une lune apaisante, le navire nous emmena, tandis qu’à quelques cen­ taines de kilomètres la terre tremblait sous le canon. Pendant la traversée, qui dura neuf jours, nous passâmes par de multiples états d’âme simultanés et contradictoires. Nous sortions de Londres, tout gonflés d’espoir, exaltés par les louanges, les promesses d’appui, les affirmations de victoire. E t, sur le bateau, les Américains nous pressaient de témoignages affectueux et d’encouragements. Tous les soirs, ils se levaient pour applaudir les hymnes nationaux des Alliés que jouait l’orchestre du bord. Et cependant, dans ces moments de confiance et de fierté, une voix sourde au fond de nous sonnait l’alarme. Nous nous éveillions le matin sous les rayons d’un chaud soleil qui passaient par les hublots de nos cabines, et l’air salin, le rythme de la mer, vivifiaient notre sang et calmaient nos nerfs. Mais au dedans, tout à coup, une angoisse nous contractait. Nous écoutions de près les compliments et, de loin, l’écho de l’ouragan déchaîné sur la Belgique. Nous regardions les longues vagues régulières de l’océan 124 et nous pensions à ceux que nous avions quittés là-bas. Où les reverrions-nous ? E t quand ? Nous allions dans l’inconnu, vers un pays opulent et puissant, dont nous allions découvrir les richesses, les beautés, l’âme et le visage. Qu’y trouverions-nous ? Et que se passait-il dans l’Europe dont nous nous éloig­ nions ? Que se passait-il chez nous ? Des marconigrammes nous arrivaient, qu’imprimait le journal du bord. Ils semblaient annoncer un retour de fortune pour les Alliés : c’était la bataille de la Marne qui se déroulait. En arrivant à New-York, nous apprîmes la victoire de Joifre et, sans que nous pussions comprendre l’influence qu’elle devait avoir sur l’issue de la guerre, nos cœurs s’élargirent. Le 11 septembre, nous saluons la statue de la Liberté et nous débarquons. Me voilà dans le Nouveau Monde, l’œil et l’esprit alertés par la curiosité, par l’avidité de voir et de comprendre, par le devoir de se faire connaître et comprendre d’une nation qui, alors, nous ignorait, ou à peu près, d’hommes d’E tat et d’affaires, de journalistes,de professeurs en qui nous devions éveiller la sensi­ bilité, la volonté de s’employer au service d’une cause humaine, d’aider un peuple faible mais brave, victime d’une iniquité. Tout de suite, les reporters nous entourent, nous leur dis­ tribuons des papiers, des déclarations écrites pendant la tra­ versée. Puis viennent quelques grands journalistes, initiés aux affaires européennes, et notre première impression est revigo­ rante. L’arrivée des représentants de la Belgique, au moment où les événements de Belgique secouent l’attention du monde, au lendemain de la résistance de Liège, de la destruction de Louvain et de son université séculaire est un événement. Voilà les Belges ! Ce sont des Belges ! Nous allons savoir ! E t les questions pleuvent. Nous répondons, nous expliquons, nous décrivons. Il y a ensuite des personnages à voir, à consulter. Nous avons des lettres d’introduction. Il faut que nous arrêtions notre plan de campagne et qu’à Washington le Président nous donne audience. Nous recevra-t-il ? Certains ont des doutes, car M. Wilson 125 a proclamé le dogme de la neutralité. De puissantes influences germaniques manœuvrent aux Etats-Unis. L’ambassadeur im­ périal, le comte Bernstorff, les dirige. La population renferme des éléments considérables d’origine allemande. On nous envoie des cartes, des billets d’injures et des menaces. E t le Kaiser nous a devancés : le 7 septembre, il a adressé au Président un télégramme dans lequel il dénonce la barbarie des Français, qui tirent des balles dum-dum, et les cruautés que la popu­ lation civile belge excitée par son gouvernement, que les femmes et les prêtres exercent sur des soldats blessés, « telles qu’il a fallu recourir aux mesures les plus énergiques pour terroriser un peuple assoiffé de sang ». La lecture de cette dépêche impudente nous fit bondir et le jeune comte de Lichtervelde, oubliant les règles de discrétion que nous imposait le caractère diplomatique de notre mission, s’écria: «Le Kaiser est un menteur ! » devant des journalistes qui s’empressèrent de publier ces mots en caractères énormes dans des éditions sensationnelles. Mais nous sommes bientôt rassurés. Le Président nous recevra le 15. Nous passons trois jours à New-York, et, dans les intervalles de nos visites et de nos conversations, nous parcourons la cité et les environs, sous la conduite de notre consul, M. Mali, qui était allié, par son mariage, à l’une des familles les plus haut cotées de la vieille société américaine. Nous sommes reçus à l’hôtel de ville. On nous invite à déjeuner et à dîner dans les clubs. Le matin, au premier déjeuner, nous goûtons la fraîcheur acide du grape-jruit. Les impressions de foule, les profils gigantesques des gratteciel et, le soir, l’éblouissement des réclames lumineuses, le contraste du colossal et du petit, certains aspects de nature qui rappellent, dans les parcs et le long du fleuve Hudson, les forces primitives encerclées par la rigide ordonnance du plus moderne urbanisme, toutes ces images se fixent, accumulées dans ma mémoire ; elles y sont demeurées mêlées, un peu confuses, mais avec un étrange relief, une couleur qui ne s’est pas effacée. Je n’étais pas à New-York pour étudier les formes homogènes de la civilisation mécanique et quantitative ; et j ’étais porté à l’admiration plus qu’à la critique, à la surprise plutôt qu’à l’analyse. 126 Le 14, nous arrivâmes à Washington, où l’hospitalité nous fut offerte par notre ministre, M. Havenith, et sa charmante femme, qui avaient fait de la légation une demeure accueillante et d’un beau décor. Dans le salon d’apparat, se déployait une suite de magnifiques tapisseries. M .,H avenith était entouré d’amitiés sûres et sincères et entretenait depuis longtemps des relations d’intimité avec les ambassadeurs de France et d’Angleterre, M. Jusserand et Sir Cecil Springrice. Ceux-ci accoururent à la Légation. M. Jusserand, que, dans les dernières années, j ’ai revu régulièrement à Bruxelles, chez M. Herbette, Ambassadeur de France — il y vient pour assister aux séances de l’Union Inter­ nationale des Académies, — nous conquit par le charme allègre de sa conversation et cette précision rapide d’expression qui est l’un des délices de la langue française. Il connaissait à merveille la psychologie américaine autant que la littérature anglaise, dont il a écrit l’histoire. Il nous parla de la Belgique en termes qui nous émurent. Nous sommes accoutumés aujourd’hui aux compliments et nous ne man­ quons pas de nous les adresser souvent à nous-mêmes, tout au moins dans les cérémonies officielles ; nous rachetons ces élans d’amour-propre national par l’habitude quotidienne des déni­ grements individuels. Mais alors, un mois après l’invasion, et quand nous nous demandions fièvreusement quelles seraient nos destinées, je vous assure que les hommages et les gestes affectueux nous touchaient l’âme, et qu’au milieu des tour­ ments on sentait surgir en soi comme un feu d’espérance. M. Jusserand nous dit que la résistance belge est un des grands faits de l’Histoire, qu’un homme domine la première phase de la guerre, c’est le Roi des Belges, par le caractère, la fermeté et la mesure du langage, par le courage politique et militaire. C’est un grand roi. La Belgique devient et doit être un grand peuple. Sir Cecil Springrice, bien différent d’aspect et de mentalité, n’est pas moins prévenant et empressé. Il nous donne d’ex­ cellents conseils, corrige certains mots de notre discours au Président et nous expose l’état de l’opinion. C’est sur la violation de la neutralité qu’il faut insister auprès des Américains, parler beaucoup du sort des petites nations et peu des grands alliés. 127 Sir Cecil Springrice est un vieux gentleman, à lunettes d or, qui figure un professeur plutôt qu’un diplomate, au parler lent et pénétrant, et dont les propos révèlent de l’érudition et une remarquable connaissance des hommes et de la politique. Le lendemain, 15 septembre, nous rendons visite au Secré­ taire d’E tat, M. Bryan, qui nous mènera chez le Président. Il a une renommée d’orateur, un front superbe, un visage napo­ léonien. Sur cette noble physionomie, par un contraste décon­ certant qu’accentue la conversation, brille un regard naïf et circule un sourire ingénu. M. Bryan nous parle de l’instruction obligatoire et engage vivement la Belgique à signer sans tarder un traité d’arbitrage, qu’il se propose de soumettre aux Etats belligérants. C’est un visionnaire éloquent. Nous partons pour la Maison Blanche. Un officier de haute taille et de mâle prestance nous attend et nous introduit auprès du Président. M. Wilson est debout, en redingote, au milieu d’un vaste salon semi-circulaire. Derrière lui, deux secrétaires en veston. Il est bien bâti, plutôt grand, de teint coloré. Sa carrure, son maintien, donnent l’impression de 1 équilibré. Tete pensive, regard franc sous le pince-nez ; lèvres épaisses plutôt molles, avec un pli de bonté. Un geste cordial nous accueille. M. Carton de W iart lit le discours que nous avions préparé avec tant de soin. ^ Le Président nous adresse une réponse écrite, qu’il détaille en appuyant sur les mots. « C’est avec un sincère plaisir, nous dit le Président, que je vous reçois en votre qualité de représentants du Roi des Belges. Le peuple des Etats-Unis ressent pour la Belgique une admi­ ration et une amitié profondes et, pour son Roi, un respect sincère. Permettez-moi d’exprimer l’espoir que des occasions nous seront données de gagner et de mériter leur considération. Les Etats-Unis, vous le savez, aiment la justice, cherchent comme vous le progrès et se préoccupent avec passion des droits de l’humanité. J ’éprouve une fierté profonde de repré­ senter pendant ma présidence, un tel peuple et d’être son inter­ prète. Je regarde comme un honneur que votre Roi se soit tourné vers moi en cette heure d’épreuve, dans le désir qu’au nom du peuple américain je prenne en considération les titres 128 qu’une nation qui se juge gravement lésée peut avoir à la sympathie de l’humanité. Je vous remercie d’avoir mis entre mes mains le document qui contient le résultat des investi­ gations poursuivies par le comité judiciaire et dont l’exposé est un des objets de votre mission. Je le lirai attentivem ent et je lui accorderai la plus sérieuse réflexion. Vous n’attendez pas, j ’en suis sûr, que j ’en dise davantage. Bientôt, je le de­ mande à Dieu, cette guerre finira. Alors, viendra le jour du règlement des comptes. « Les nations de l’Europe s’assembleront en vue d’examiner les solutions à intervenir, de déterminer les torts, d’en tirer les conséquences, de fixer les responsabilités. Grâce à Dieu, les nations du monde ont, de commun accord, élaboré une organisation qui permet de procéder à l’établissement et au règlement d’un tel compte. Les points que cette organisation pourrait laisser dans l’ombre seront tranchés par l’opinion, arbitre universel en pareille matière. Il serait prématuré et peu sage, pour une nation agissant isolément et alors qu’elle est comme celle-ci en dehors des hostilités, il serait contraire aux devoirs de la neutralité d’exprimer un jugement final. Je n’ai pas besoin de vous assurer que cette conclusion est formulée avec franchise, parce qu’elle l’est dans un sentiment de chaleureuse amitié. Elle constitue le meilleur moyen d’établir entre nous une entente parfaite, fondée sur le respect, l’admi­ ration et la cordialité mutuels. « Soyez les bienvenus ! C’est un grand honneur pour nous que vous nous ayez choisis comme les amis à qui vous soumettez une question importante, vitale pour vous, certains que votre démarche serait comprise et qu’il y serait répondu dans le même esprit qui vous en avait fait concevoir la pensée ». Le discours présidentiel nous parut dans l’ensemble excel­ lent. On nous en remit des copies après l’audience. Nous les montrâmes à M. Jusserand et à Sir Cecil Springrice, qui s’en dirent enchantés. « Nous n’aurions pas pu le faire mieux », s’écria l’un des deux ambassadeurs. Mais une ombre voila notre joie quelques heures plus tard. M. Wilson, après nous avoir reçus, avait aussitôt, par un souci tenace de neutralité, télégraphié au Kaiser, en réponse à son message du 7 septembre. E t la dépêche présidentielle 129 reproduisait à l’adresse de l’Empereur un passage textuel du discours à la mission belge. C’était le morceau du milieu, où le Président réservait son jugement final jusqu’au moment où les nations pourraient examiner les solutions, déterminer les torts et fixer les responsabilités. Mais, tout de même, le discours aux Belges s’ouvrait et se term inait par des mots caractéristiques qu’on ne retrouvait pas dans le télégramme au Kaiser : l’admiration et l’amitié profonde pour la nation, le respect pour le souverain. Quelques phrases, quelques accents, traduisaient un mouvement, une inclination vers la Belgique, le désir de lui donner, dans son épreuve, du réconfort et de l’espoir. D’ailleurs, nous n’avions jamais pensé que notre visite pût brusquement détourner le Président du chemin qu’il s’était tracé. Elle ne pouvait servir qu’à exposer notre cause, à émou­ voir l’opinion, à créer une atmosphère. La préoccupation de Wilson d’éviter de marquer une préférence était telle qu’il se montra — nous le sûmes peu après, grâce à une indiscrétion — fort inquiet d’avoir laissé trop apparaître, dans le langage qu’il nous avait tenu, ses sympathies pour la Belgique. Qu’il eût des sympathies pour la Belgique dès ce moment, tout porte à le croire. On en trouve la trace dans les papiers intimes du colonel House, son confident, qu il appela « un second moi-même ». Le cynique chiffon de papier de BethmannHollweg l’indigna. Il se montra très affecté de la destruction de Louvain et condamna les méthodes de guerre de l’Allemagne et sa philosophie, laquelle lui paraissait égoïste et dénuée de tout spiritualisme. Mais ce n’étaient là que les sentiments humains d’un témoin, non l’attitude d’un chef d’Etat. Wilson avait prescrit à son peuple une stricte neutralité, c’est-à-dire un véritable esprit d’impartialité, de justice et de bienveillance à l’égard de tous. Au milieu du déchaînement de la violence et des passions, il voulait donner au monde un exemple d’idéalisme pacifique. E t il alla jusqu à dire de la guerre : « Elle ne nous touche en aucune façon », et plus^ tard, même après le torpillage de la Lusitania, que l’on crut être le signal de l’entrée des Etats-Unis dans la lutte, jusqu’à pro­ 130 noncer cette phrase hautaine qui indigna les Alliés : « On peut parfois être trop fier pour faire la guerre ! ». Mais, pour comprendre le geste et le langage, il faut péné­ trer l’individu. C’était un pur Américain, qui avait concentré sur la vie intérieure, politique et économique des Etats-Unis, toutes ses études, ses préoccupations, ses forces intellectuelles. Il avait publié des ouvrages sur l’histoire américaine, sur les institutions américaines. Il était, nous raconte House, très indifférent à la situation européenne. Après son élection à la présidence, en 1913, il s’était consacré à la réalisation de son programme démocratique : une réforme libérale du tarif des douanes et, pour en compenser la réduction, un impôt fédéral léger et progressif sur le revenu ; une législation sur le contrôle des trusts bancaires et la réglementation des rapports entre le capital et le travail. Les questions diplomatiques l’intéressaient peu. Il convient, d’ailleurs, de reconnaître qu’au début le « neutralisme » présidentiel répondait à l’opinion américaine. On l’approuvait de toutes parts. Seul, un esprit éminent, le président Elliot, de l’illustre Université de Harvard, avait, dès les premiers jours, préconisé l’intervention immédiate aux côtés des Alliés. Mais la masse, étourdie par le bruit de la guerre, stupéfiée par les bouleversements du vieux monde, ignorant leurs causes, se sentait très loin de la catastrophe et se com­ plaisait en somme dans son immunité. Peu à peu, les événements la secouèrent. C’est à protéger la liberté des mers, le commerce neutre des Etats-Unis qu’en­ travait le blocus maritime des empires centraux, solidement assujetti par la flotte anglaise, que s’employa d’abord la di­ plomatie américaine. Il y eut entre Washington et le Foreign Office des moments de tension sérieuse. Puis letorpillage de la Lusitania et du Sussex, et la guerre sous-marine à outrance irritèrent la sensibilité et l’orgueil américains. Le colonel House que Wilson envoya en Europe, et Page, son ambassadeur à Londres, l’instruisirent et le stimulèrent. Le flux guerrier monta. Les impondérables agirent. Les forces morales traver­ sèrent l’océan ; la tragédie belge remua les consciences. Quand, en 1917, Wilson eut été réélu président, réélu par la raison précisément qu’il avait préservé les Etats-Unis de la 131 guerre, Wilson, dont Roosevelt disait brutalement alors qu’il associait la métaphysique la plus haut perchée au plus grossier pragmatisme gouvernemental, Wilson rompit avec l’Allemagne et lança son peuple dans la mêlée. Le peuple américain s’y jeta d’un magnifique élan. Des centaines de milliers de jeunes gens furent en quelques mois équipés, dressés, transportés en France. E t l’apport aux Alliés de ces fraîches légions décida de la victoire finale. Cependant, pour juger cette période de la vie de Wilson, il reste un problème angoissant à résoudre. E t je n’oserais le trancher. Pendant longtemps, Wilson rêva le rôle d’arbitre et de médiateur. Il imaginait une paix blanche dont il dicterait les termes. N’aurait-il pu, un an plus tôt qu’il ne le fit, donner à la nation américaine l’ordre de marche ? Ne l’aurait-elle pas suivi, s’il avait hâté l’initiative ? Dans ses Mémoires, l’ambassadeur Page répond affirmativement, et le colonel House pense comme lui. Ah ! s’il l’avait fait, que de désastres il eût épargnés au monde ! Car c’est dans la dernière année de la guerre que l’Europe épuisa son sang et ses ressources, ses réserves d’or et de jeunesse. Mais le loisir et peut-être les preuves me manquent pour juger cette redoutable question d’histoire et de psychologie politique. Notre séjour dans la capitale nous permit d’aller à MountYernon déposer des fleurs sur la tombe de Washington. Dans la délicieuse résidence agreste du fondateur des Etats-Unis, sur les rives boisées du Potomac, nous vîmes la clef de la Bastille dont La Fayette avait fait don à son ami, et nous signâmes le Livre d’Or, sur la page même où s’étaient inscrits, quelques années auparavant, le prince Albert et le général Jungbluth. Avant de regagner notre quartier général à New-York, nous nous arrêtâmes à Philadelphie, où notre consul général, M. Hagemans, nous avait préparé une entrevue avec les mem­ bres de la municipalité. Ils dinèrent avec nous et je me rappelle le speech de l’un d’eux, M. Porter, un quaker ennemi par dogme religieux de la guerre et qui célébra avec une fervente éloquence la résistance de la Belgique envahie. Rentrés à New-York, nous y trouvâmes de nouveaux 132 collaborateurs, décidés à nous aider et, outre beaucoup d’autres, un journaliste de talent, M. Bullard, mort il y a un an à Genève ; M. Marburg, ancien ministre des Etats-Unis à Bruxelles ; M. Franklyn, directeur de YEvening Post, et M. Seton W atson’ oncle de M. Grant Watson, alors secrétaire de la légation bri­ tannique à Bruxelles et dont le nom avait de l’autorité. Mes collègues et moi nous nous partageâmes la besogne. M. Vandervelde se mit en rapport avec M. Gompers, chef des syndicats travaillistes, et harangua les foules ouvrières. J ’écrivis, pour la revue The Outlook, un article intitulé : Pourquoi la Belgique a tiré l Epée. E t tous ensemble, avec l’assistance aimable et laborieuse du jeune comte de Lichtervelde, nous préparâmes une brochure sur la cause de la Belgique (The Case oj Belgium), qui fut tirée à des milliers d’exemplaires. La seconde partie de notre voyage commence alors. Nous devions remonter au nord, aller à Boston, pousser une pointe dans le Canada, à Montréal, puis de là passer à Chicago et, en revenant, saluer l’ancien président Roosevelt. Il serait vraiment superflu de relater en détail nos con­ versations et nos démarches, qui, toutes, avaient le même but et qu une même pensee orientait, et de citer les notabilités avec lesquelles nous prîmes contact à Boston, et spécialement à 1 L niversité de Harvard, a Chicago, à Montréal. Mais certains traits méritent d’être notés, certains aspects, où parfois le plaisant se mêle au sévère. Dans les circonstances les plus sérieuses, dans les temps les plus graves, tout à coup le comique luit comme un éclair. E t la mémoire en retient le reflet. Quand nous arrivâmes à Boston, le temps était superbe et torride. Une vague de chaleur s’était abattue sur cette belle et charmante Athènes d’Amérique. Notre consul, un consul honoraire, d’origine anglaise, nous proposa aussitôt de nous rafraîchir chez lui. Il nous offrit un thé glacé. Dans le salon d un joli cottage, nous vîmes sur la table un bassin d’argent où un bloc de glace baignait dans une liqueur dorée. Chacun de nous remplit sa tasse. M. Yandervelde, approchant la sienne de ses lèvres, poussa aussitôt une exclamation de dégoût. Horreur ! Ce thé froid était un rhum authentique et puissant ! Le soir, nous fûmes invités à dîner au club. Le consul avait ordonné un repas succulent. Il aimait la bonne chère et 133 l’éloquence. Après le potage, il vida une coupe de champagne et porta la santé du Roi ; après le poisson, il but du champagne toujours, à la Reine et aux enfants royaux ; puis, de service en service, aux Souverains alliés. Au dessert, il se leva, une carafe d’eau à la main, et dit d’un ton d’indicible mépris : And now, gentlemen, one word more ! Cold water for the Kaiser ! (Et main­ tenant, messieurs, encore un mot, de l’eau froide pour le Kaiser!) A Montréal, une réception prodigieuse nous attendait, et dont le souvenir vibre encore en moi. Là, nous étions en pays allié, dans un Dominion britannique. Pendant le trajet de Boston à la frontière, un fonctionnaire vient nous trouver dans notre wagon et nous annonce que, par exception, le train s’arrêtera à une petite station, Saint-John, sur la demande des autorités. Nous arrivons. Sur le quai, des centaines de personnes nous font une ovation. On brandit devant nous deux drapeaux belges. On nous invite à y inscrire nos noms. Le maire nous harangue en français. A Montréal, la surprise est plus vive et plus profonde. Le maire et le recteur de l’Université nous font entrer dans le hall de la gare. D’une foule énorme jaillissent des clameurs d’enthousiasme. Les mouchoirs volent. La fièvre allume les yeux et les visages. On promène au-dessus des têtes les portraits du Roi et de la Reine. On agite des bannières trico­ lores. Des hommes, des femmes, se précipitent au-devant de nous : « Vive la Belgique ! » E t au dehors, quand on nous fait monter en voiture, les étudiants détellent les chevaux et nous traînent en triomphe jusqu’à l’hôtel. Ce fut un épisode inoubliable. La journée du lendemain fut remplie de témoignages ardents et spontanés d’admiration et de solidarité. Nous passons en auto devant le collège de Mont-Saint-Louis. Les élèves sont rangés le long de la façade et leur orchestre joue La Bra­ bançonne. Le soir, dans la vaste salle du Monument national, un avocat renommé de Montréal, M. Monpetit, exalte la Belgique et ses soldats, la Belgique qui renaîtra dans la victoire, la Belgique « pays du droit vengé, des libertés conquises, de la parole gardée », dans un discours qui, par l’inspiration, la forme, le choix et le ton de l’expression, me parut être un modèle superbe de mâle et noble éloquence. 134 Depuis la guerre, M. Monpetit est venu plusieurs fois chez nous. Pour sa maîtrise oratoire et le culte qu’il voue à la langue française, il a été élu membre de notre Académie de littérature. Son discours du 24 septembre et tout le récit de notre visite à Montréal ont été publiés dans un volume que je conserve comme une relique (*). Au retour de notre court exode en terre canadienne, nous gagnâmes Chicago et nous y reprîmes notre rôle de missionnaires. Un banquet groupa autour de nous les sommités du monde des affaires et nous y pûmes rééditer le grand thème national. Il y avait une colonie belge, presque exclusivement flamande, dont était l’âme un médecin, le docteurVermeer, qui, autrefois, avait fait de la politique à Londerzeel (2). On fraternisa et, de tout notre cœur nous chantâmes ensemble Le Lion de Flandre (De Vlaamsche Leeuw) et La Brabançonne. Nous ne manquâmes point le pèlerinage classique au « Tem­ ple de la Mort ». C’est le nom sinistre que donne M. Duhamel au stockyards de la maison Armour, gigantesques abattoirs qu’emplissent l’odeur du sang et le cri éperdu des bêtes qu’on égorge. Nous assistâmes au sacrifice mécanique des porcs et à toutes les opérations qui se succèdent depuis l’holocauste jusqu’à la mise en boîtes de la viande à peine dépecée, aussitôt cuite, et découpée par des jeunes filles en collerette et en manchettes blanches, qui, de demi-heure en demi-heure, vont se faire soigner les doigts par les manucures de l’établissement. Pendant les quarante-huit heures qui suivirent notre descente dans ce nouveau cercle de l’enfer, je devins végétarien. En quittant Chicago, nous allâmes à la rencontre du colonel Roosevelt. C’était, après Wilson, la plus grande figure des Etats-Unis. Il avait été, pendant huit ans, président de la République. Son caractère se reflétait dans le titre du volume qui réunit ses principaux discours, La Vie Intense, où, il y a vingt-cinq ans, l’Europe fatiguée trouva une leçon d’énergie et un mot d’ordre. Il avait l’intrépidité du soldat, jointe à l’autorité de l’homme d’E tat. Dans la guerre contre l’Espagne, en 1898, il commandait un régiment de cavalerie devenu célèbre, les « Rough Riders » (1) L em o nt, La M ission Belge au Canada. Publié par la Chambre de Commerce du district de Montréal, 1914. (2) Localité rurale importante dans les environs de Bruxelles. 135 (les Rudes Cavaliers). Sorti d’office, il alla chasser le fauve en Afrique. Orateur, il avait prononcé des paroles qui révélaient à la fois le sens civique et le culte du devoir moral. «La jus­ tice, avait-il dit, devrait régner non seulement d’homme à homme, mais de nation à nation. » Il avait dit encore : « Quand un homme a perdu la faculté d’enthousiasme pour la justice, il vaudrait mieux pour lui et pour son pays qu’il abandonnât la vie publique ». B attu aux élections présidentielles de 1909, par Wilson, chef des démocrates, il s’était séparé des républicains et avait fondé un parti nouveau, le progressive party (le parti pro­ gressiste). En 1910, il avait passé par Bruxelles et y avait été acclamé. Nos souverains lui avaient fait grand accueil. Tout nous inci­ tait à croire que ses inclinations l’éloigneraient des fadeurs de la politique neutraliste et que nous ferions jaillir de cet esprit ro­ buste un cri de protestation, un appel à l’honneur et à l’entr’aide. M. Roosevelt nous donna rendez-vous le 27 septembre, dans la ville de Cleveland, à l’hôtel, et nous invita à prendre avec lui le premier déjeuner, le breakjast, à sept heures et demie. La veille au soir, nous partîmes de Chicago et arrivâmes de grand m atin à Cleveland. Après un bain tonifiant, nous nous fîmes annoncer chez l’ancien Président, qui occupait une confortable suite d’appar­ tements. C’est la politique qui l’avait attiré dans cette moyenne cité. Il était en tournée électorale. Il travaillait pour la canditature de son ami Garfield, qui briguait le poste de gouverneur. Pour décrire notre entrevue,j’aime m ieux,plutôt que de con­ fectionner un morceau littéraire, me borner à reproduire ici les notes que je rédigeai quelques jours après, de mémoire toute fraîche et d’un style sommaire, et que j ’ai retrouvées dans mes dossiers. Les petites photographies instantanées ont plus de relief que des agrandissements. Voici mon papier : Nous sommes reçus par un sécretaire, auquel vient se joindre M. Garfield, type britannique distingué, regard aimable et intelligent. Le colonel entre. Présentations. On sert le breakjast anglais : café, toast, cantaloupe (petit melon savoureux), œufs, bacon. Tout le monde y fait honneur, nul plus vaillamment que le colonel. 136 Longue conversation. Roosevelt parle l’anglais, comprend très bien le français, prononce en français quelques phrases indiquant une connaissance parfaite de la langue. Il est dans la force de l’âge. Il a l’œil gris clair et hardi, le regard mobile, luisant, un front bas, le nez petit et recourbé, la mâchoire forte, la denture très blanche et régulière ; il ouvre largement la bouche en parlant ; il a un mouvement de mâchoire de carnassier ; la moustache courte, en brosse, se retrousse. Il se penche vers son interlocuteur. Il a l’air de le menacer d’un coup de dents. Un homme d’entreprise, d’initia­ tive, d’attaque. Ce qu’il dit, cependant, n’a rien de menaçant ni de belli­ queux, ni même de particulièrement original. Il explique qu’il est dans une position difficile, qu’il est exclu de la direction des affaires, que, s’il avait le pouvoir, il en aurait fait un autre usage que ceux qui le détiennent ; mais qu’il ne peut actuellement défendre une politique contraire à celle du Président des Etats-Unis, qu’il doit observer une cer­ taine discipline. Il tourne en dérision les traités d’arbitrage que négocie le Secrétaire d’E tat Bryan, qui s’imagine ainsi pouvoir arrêter les armées en marche ; ce sont des traités sans sanctions, sans police internationale, sans contrainte. Il ne veut d’autres trai­ tés que ceux qu’on a la puissance de faire respecter. Il veut la paix, mais non pas toute paix quelconque. Il ne veut pas la paix pour la paix. Il veut, et il y insiste, une paix juste qui réta­ blira le droit. Il raconte que les Allemands lui ont envoyé un émissaire. Celui-ci s’est plaint d’un article qu’il a publié dans la revue The Outlook, a essayé de le gagner à la cause de l’Allemagne, lui a rappelé qu’il était l’ami du Kaiser. — Oui, a-t-il répondu, mais je suis aussi l’ami du Roi et de la Reine des Belges. Ici, la conversation dévie. M. Yandervelde l’entraîne sur une voie divergente. Il parle socialisme. M. Yandervelde a un incoercible esprit de prosélytisme. Il tient à expliquer sa doctrine, la position du socialisme dans la guerre, le rôle du socialisme en Europe. Aussitôt, Roosevelt, qui fut toujours un homme d’action et non d’idéologie, apôtre de l’énergie individuelle, 137 excitateur de l’effort personnel, et plutôt belliciste et conquérant de tempérament et de penchant, car il avait fait la guerre et au fond, il l’aimait, s’applique avec sollicitude et en souriant à satisfaire mon éminent ami. Il cherche à faire comprendre qu’il est un peu socialiste sans l’être tout à fait, mais que le socialisme européen suscite en lui une vive curiosité, qu’après tout il est socialiste d’une certaine façon. Nous connaissons ce genre de coquetterie, de complaisance ou de snobisme, assez fréquent chez de grands bourgeois, et qui permet de se donner, sans rien compromettre, des airs avantageux d’esprit avancé. Je n’accuse pas Roosevelt d’avoir joué ce jeu. E t peutêtre se bornait-il à des gestes et à des paroles de bienveillance pour l’homme d’E tat belge qui venait aux Etats-Unis plaider la cause de son pays. Mais M. Yandervelde le prit au mot, car, il y a un an, dans un article du Peuple, racontant avec quelque inexactitude notre entrevue de Cleveland, et non, comme il dit, de Colombo, il rapporta que Roosevelt lui déclara etre « un socialiste de droite » et n’avoir pas de plus ardent désir que de venir en Europe visiter les Maisons du Peuple (1). Toujours est-il que, tandis que le colonel déployait sa courtoise phraséologie, à nuance rougeâtre, M. Garfield se pencha vers moi et me dit à l’oreille : — Il est beaucoup moins socialiste qu’il ne le fait croire. Je répondis : — Je m’en doute bien. Mais ses dissertations nous éloignaient de la question belge, et je les interrompis pour revenir au sujet capital de notre entretien. Je reprends ici mes notes cursives, qui datent de l’époque. Roosevelt avait dit : — E t maintenant, gentlemen, que puis-je faire pour vous ? Tout ce qu’il m’est possible de faire pour la Belgique, je le ferai. Je répondis : — Nous comprenons les devoirs qu’implique la politique de neutralité qu’il a plu aux Etats-Unis d adopter et la reserve qu’elle vous impose. Mais il y a deux choses que nous pouvons (1) Le Peuple, 11 mars 1929. 138 demander au peuple américain : l’une, ce sera, au moment des négociations de paix, du settlejnent, de soutenir la Belgique, d’assurer le maintien de son indépendance et la reconstitution de son territoire. Roosevelt acquiesce aussitôt et déclare qu’il n’y a pas de doute à ce sujet. — L’autre, continuai-je c’est d’intervenir immédiatement par une action morale, pour prévenir de nouveaux excès, et par exemple (ici je faisais allusion à des bruits alarmants qui cou­ raient la presse américaine) la destruction de Bruxelles où les Allemands auraient fait des travaux de défense et qu’ils pourraient sacrifier dans un accès de rage (on racontait qu’ils avaient miné la Grand’Place et feraient sauter l’hôtel de ville). Roosevelt s’écrie : — C’est cela ! L’idée est exellente. Je vais en faire le sujet d’un article. Je dois en écrire un aujourd’hui même. Ce sera mon thème... Il me remercie à plusieurs reprises, affirme qu’il va em­ poigner la question, qu’il en fera quelque chose... Peu après, nous nous séparons. Avant de nous quitter je cause avec M. Garfield. Il revient sur les tendances socialistes que Roosevelt a esquissées et les nie. De mon côté, je lui dépeins ma couleur politique, dont M. Porter, à Philadelphie, m’avait dit qu’elle ferait de moi, aux Etats-Unis, un adepte des opinions de Roosevelt. — Vous seriez, m’avait-il dit, du progressive party, ce dont je ne suis d’ailleurs pas certain du tout. Mais, pour l’avoir raconté à M. Garfield j ’obtiens aussitôt un sourire ravi, une large poignée de main et le don de l’in­ signe du parti, un petit buffle en cuivre (bull moose). Je devais revoir M. Garfield quelques années plus tard. En 1926, je le rencontrai chez M. Philipps, le charm ant ambas­ sadeur des Etats-Unis à Bruxelles. Il venait m’inviter à faire pendant l’été des conférences de politique internationale à l’Institut des sciences politiques de Williamstown, invitation à laquelle je ne pus donner suite, car, depuis peu éloigné du gouvernement, j ’y fus rappelé quelques semaines plus tard. Roosevelt ne tarda pas à secouer la discipline présidentielle. Il préconisa de plus en plus vigoureusement l’intervention 139 des Etats-Unis. Après le torpillage de la Lusitania, en mai 1915, il demanda la guerre et ouvrit campagne contre Wilson. Quand l’Amérique envoya sa jeunesse armée en France, les deux fils de Roosevelt en furent. Tout deux tombèrent blessés sur le champ de bataille ; l’un succomba. Roosevelt ne lui sur­ vécut que quelques mois. Il mourut d’une embolie, en janvier 1919, au moment où s’ouvrait la Conférence de la Paix. Le 27 septembre, le jour même de notre visite chez Roo­ sevelt, nous quittâmes Cleveland pour Buffalo, d’où nous allâmes, pendant un court intervalle de repos, rafraîchir nos yeux à l’aspect des chutes du Niagara. De là, nous rentrâmes à New-York. Ce fut notre dernière étape. Notre troisième séjour à New-York nous réserva l’occasion d’une ultime propagande. Nous avions tenté précédemment d’approcher un personnage considérable, M. Nicolas Murray Butler, président de l’Université de Columbia, l’un des grands centres de la pensée américaine. Aux Etats-Unis, les fonctions de la présidence universitaire sont entourées d’un prestige imposant. E t l’homme lui-même occupait un rang élevé,exerçait une forte influence personnelle. Mais on nous avait déconseillé, au début, de chercher à forcer son accueil ; il valait mieux attendre que, spontanément, il nous fît signe et nous appelât. Dès notre retour à New-York, M. Butler nous invita à venir causer à l’Université avec quelques sommités de la science. Il convoqua les doyens des Facultés et, dans une réunion intime, nous fûmes priés d’expliquer la position internationale de la Belgique, la politique de neutralité que le gouvernement belge avait suivie jusqu’à l’ultimatum, l’origine et la portée du régime de la neutralité garantie, les conditions dans lesquelles la guerre nous avait été soudain déclarée. Nos explications satisfirent nos interrogateurs à un tel point que M. Butler voulut donner plus de retentissement à notre cause. Il offrit en notre honneur un grand dîner dans son opulent hôtel de Riverside Avenue. Nous nous y trouvâmes entourés de tous les rois de New-York, les rois du pétrole et de l’acier, les rois du lard et des chemins de fer, les seigneurs de la banque et des mines. Quant le repas fut terminé, une épreuve me fut infligée. Tous les professeurs de l’Université avaient été invités à passer 140 la soirée chez leur président. Dans un vaste salon, qu’ils rem­ plissaient, une petite table, recouverte d’un tapis vert, m’at­ tendait. E t je fus prié d’exposer de nouveau, en anglais, pour ce redoutable auditoire, the case oj Belgium. J ’avais fini par acquérir, dans cette spécialité, une certaine audace, quelque virtuosité. E t l’assemblée fut convaincue. Les conversations suivirent le discours. Nous nous répan­ dîmes en développements. E t nous quittâmes l’hospitalière demeure du président de l’Université avec la conviction que nous avions conquis pour la Belgique la sympathie de tous. De tous sauf un : c’était un professeur d’origine et d’accent germaniques, allemand de sang et de cœur, qui, sans prendre ouvertement parti contre nous, nous opposa des objections faciles à réfuter, mais obstinées et dénotant une hermétique hostilité. Ce fut en somme une excellente soirée, qui donna à notre mission de propagande une conclusion efficace et fructueuse. J ’ai, depuis, revu plusieurs fois M. Butler en Europe et je suis resté en relation de correspondance avec lui. Il devint très vite un ardent allié de la Belgique. Il fut l’un des promoteurs de la souscription pour la réédification de la bibliothèque de l’Université de Louvain. Il préside le collège qui dirige la propagande intellectuelle de la Fondation Carnegie. Ses brochu­ res, ses discours, ses articles dans les revues, sont imprégnés d’un esprit largement international et compréhensif, et témoignent d’une forte culture historique et de hautes inspirations philoso­ phiques. Il est resté au loin, pour la Belgique et pour moi, un ami. Le 30 septembre notre mission s’achève. Nous nous embar­ quons pour l’Europe, sur un magnifique paquebot de vingtquatre mille tonnes, YAdriatic. Nous partîmes avec l’impression que nous avions fait œuvre utile. Les événements, dans la suite, montrèrent que la cause belge fut l’un des stimulants de la politique américaine. Elle remua les profondeurs sentimentales de l’opinion ; House et Wilson, inspiré par lui, ne perdirent jamais de vue, parmi les buts du règlement définitif, la restauration complète de la Belgique dans son entière souveraineté, et le Président l’inscrivit en termes solennels dans les quatorze points où il fixa son pro­ gramme de paix. Sans doute la mission belge de 1914 ne saurait s’attribuer 141 le mérite d’avoir déterminé cette politique. Mais elle révéla la Belgique aux Etats-Unis, éclaira les chemins et jeta les pre­ mières semences. Quatre ans et demi plus tard, je devais revoir le Président Wilson à la Conférence de Paris, plaider devant lui la révision des traités de 1839, travailler sous sa direction à l’élaboration du pacte de la Société des Nations. Sans doute c’était un homme de pure doctrine. On a dit avec raison, parfois, que, fondamentalement américain, il ne connaissait, ne comprenait guère l’Europe ; mais il était désin­ téressé. Son idéal avait de la noblesse. Il cherchait à réaliser la justice intégrale, l’union des peuples, la paix des cœurs et des intérêts. Son nom est attaché à la Société des Nations ; mais sa gloire vient moins de l’avoir conçue que d’avoir lutté pour elle. La pensée première, l’initiative appartient à House et à Grey beaucoup plus qu’à lui. Mais il com battit pour elle à Paris, et, rentré en Amérique, il succomba en s’épuisant pour la faire reconnaître par son pays. Je n’ai pas rencontré House lors de mon voyage en 1914. Je me liai avec lui pendant la Conférence de la Paix. Cet homme discret et instruit, plein de tact et de finesse, apporta à la Belgique un appoint inestimable. C’est lui qui, le premier, songea à la priorité belge, qu’il nous fut si difficile d’obtenir, puis de faire respecter, et qui nous valut, par privilège sur les payements de l’Allemagne, une somme de deux milliards et demi de francs or. La priorité, jointe à l’annulation de nos dettes de guerre, assura la prodigieuse restauration de notre pays (1). Ceux-là l’oublient trop facilement qui se complaisent, sans examen, à exalter leurs déceptions ! A l’époque où je visitai quelques centres des Etats-Unis, le débat sur les contradictions et les rivalités des deux civili­ sations, l’européenne et l’américaine, n’avait pas commencé. Je connaissais l’américaine par l’ouvrage classique de Lord Bryce et le petit livre profond et clair du professeur Boutmy. Aujourd’hui, les livres foisonnent. Beaucoup ont lu ceux de Siegfried et de Duhamel, et tous Babbit assurément. Je n’oserais (1) Ces sommes peuvent être évaluées en francs belges d’aujourd’hui pour la priorité à 25 milliards et pour les dettes de guerre à environ 50 milliards. 142 en dire autant de l’énorme, pesante et diffuse Psychoanalyse du comte de Keyserling. Mais cette controverse n’est pas mon sujet. Au surplus, le règne du jazz, du cinéma, de la radiophonie ne s’affirme qu’après 1914. E t l’on ne discutait pas encore le taylorisme et la standardisation. Mais je tiens à dire que je rencontrai aux Etats-Unis beaucoup d’hommes d’esprit ouvert et de cœur chaleureux, avides de savoir, et quelques-uns d’une culture supérieure ; beaucoup de femmes gracieuses de ligne et de visage, et parfaitement distinguées ; et, en général, je trouvai partout un accueil simple et vraiment humain, une prompte inclination à s’échauffer contre l’injustice et la violence, le respect inné du droit, c’està-dire, en somme, d’incontestables forces spirituelles. Maintes fois, dans la rue, des personnes de la petite classe nous arrêtèrent, nous dirent : — Que la Belgique vive longtemps ! Que Dieu bénisse la Belgique ! E t c’était l’âme qui parlait. Sans doute j ’ai vu des paysages urbains et ruraux qui ne ressemblent pas à ceux de chez nous. Mais les gratte-ciel de Wall Street font figure de cathédrales de la finance et leur destination, leurs dimensions, leur impriment un style ; le soir des milliers de lampes, à toutes les fenêtres de tous les étages, dessinent dans le ciel enfumé un décor étincelant. Des disparités heurtent nos yeux, déconcertent notre sens de l’harmonie et des valeurs. A côté d’un building massif, une chapelle se dissimule modes­ tement. Mais ces contrastes révèlent le caractère même de ces cités en état de prodigieuse croissance. E t il ne faut pas chercher aux Etats-Unis une copie de l’Europe, mais un autre monde, jeune et neuf, où l’on découvre, avec des gaucheries et des discordances, un immense travail d’organisation et de dévelop­ pement. Un monument me charma. C’est la Bibliothèque de Boston, de style classique d’ailleurs : au centre, un atrium qu’entourent des galeries où les jeunes gens studieux lisent à l’ombre, des murs ornés de fresques de Puvis de Chavannes et de toiles de Sargent, et une délicieuse salle de lecture pour enfants. J ’ai vu l’Université de Princeton, ses préaux paisibles 143 et ses fraîches pelouses, les bosquets centenaires et les prés de Mount-Vernon, et, dans les campagnes, autour des grandes agglomérations, des rangées de villas coloniales dont les jardins fleuris se touchent sans haies ni clôtures. Au long des routes, on aperçoit des maisons villageoises qu’on dirait déposées sur le sol comme au hasard et qu’on croirait pouvoir déplacer sans inconvénient. Elle ne sont pas, comme les nôtres, incorporées à la terre, ne formant qu’une famille avec le site où elles semblent avoir planté leurs racines et poussé avec les arbres. Le spectacle de la rue, avec le mouvement intense et hâtif des piétons et des voitures, la sonorité métallique des lignes ferrées qui surplombent, m’amusèrent sans m’étourdir. Un jour, à New-York, je vis, de notre automobile, un immense cortège qui dévalait dans une même direction, d’un courant continu et régulier. Je demandai à notre consul, qui nous servait d’obli­ geant cicerone : — Est-ce une manifestation ? Tous ces gens vont-ils à une cérémonie publique, ou à une fête populaire ? Il me répondit : — C’est l’heure de la fermeture des bureaux ; ils vont à la prochaine station prendre le train qui les ramènera chez eux. Tout cela est bien différent de notre antique Europe. Mais pourquoi la civilisation nouvelle et l’ancienne se com­ battraient-elles, ou pourquoi l’une devrait-elle écraser l’autre ou la supplanter ? Les civilisations ne sont pas faites pour s’entre-tuer, mais pour s’interpénétrer, se vivifier par des em­ prunts, des reflets et des échanges. Mais je m’arrête, et je termine par le récit sommaire de notre retour, aux premiers jours d’octobre 1914. Il n’y avait que peu de monde sur le bateau : une cinquantaine de jeunes Canadiens qui allaient s’engager en Angleterre, quelques jeunes femmes qu’appelait la mission d’infirmière. Le soir, ils dansaient et chantaient. Mais la mer était mauvaise, le vent dur, le ciel sombre et bas. Des marconigrammes incomplets nous parvenaient. Nous y devinions la réalité. Les Allemands attaquaient Anvers. Nous nous promenions longuement sur le pont, inquiets et silencieux. 144 Le 8 octobre nous arrivons à Liverpool. Au moment de monter dans le train de Londres, j ’achète le Times, je l’ouvre, je vois un titre en gros caractères, et je crie à mes amis : — Anvers est tombé ! Le 9, je rejoignais le gouvernement belge à Ostende, où ma femme m’attendait. Le 13 nous nous embarquâmes pour le Havre. L’armée, la veille débandée sur la plage, reformait ses rangs et s’apprêtait à marcher vers Dunkerque. Le drame de l’Yser commençait. E t ceci, c’est une autre histoire !... 145 TABLEAU DE GUERRE 22 janvier 1915 C’est en Flandre, sur le sol belge, au mdieu de notre armée, sous notre ciel natal chargé de nuées que perce un pâle rayon de soleil d’hiver. La mer est forte. Le vent souffle du large, courbe l’herbe jaunie des dunes, fait voler le sable. Sur la plage, des troupes qui s’exercent défilent, clairons sonnant. Des soldats déambulent par groupes, la pipe aux dents, regardant se briser les vagues. Des cavaliers galopent, courbés sur leurs montures que fouette la rafale. Partout la vie, âpre, rude, martiale. L’ennemi est à 15 kilomètres d’ici, der­ rière la nappe de l’Yser. De temps à autre, des profondeurs de l’horizon, surgit une rumeur sourde, c’est le canon. Sur la terrasse d’une villa, une quarantaine d’hommes viennent se ranger, de tous grades et de toutes armes, des officiers supérieurs à moustaches grises, de simples soldats, petits et tout jeunes, au visage imberbe, de vieux sergents chevronnés, des lieutenants d’allure fière, et parmi eux, un aumônier et un médecin. Silhouettes droites, figures franches, regards clairs. Ce sont des héros, le Roi va les décorer. Ils auront la croix de l’Ordre de Léopold ou la Légion d’Honneur, ou l’Ordre de la Couronne, ou la médaille militaire. Ils s’alignent au hasard ; à côté d’un capitaine, un soldat, sans préoccupation de hiérarchie. Pourquoi les classer ? Ils sont égaux par le courage. Il n’y a pas de grades dans l’héroisme. On m’a dit leurs hauts faits. On m’a montré les récits de leurs prouesses, de style simple et concis, sans recherche d’effet, mais de quelle éloquence ! Celui-ci s’est spontanément offert, la nuit, pour une mission périlleuse ; celui-là courut, au milieu des balles, chercher son officier tombé ; l’un, par son sang-froid, son intrépidité a entraîné ses hommes qui hésitaient, ou a réussi à réatteler ses pièces qui risquaient d’être prises. L’autre a, sous le feu de 146 l’ennemi, jeté une planche sur un cours d’eau et a passé le premier, m ontrant le chemin à ses camarades. Ce petit sergent a donné un bel exemple en revenant sur la ligne de feu après avoir été deux fois blessé, et ce capitaine a déployé une rare force d’âme en continuant à commander sa compagnie quoique grièvement atteint et tout couvert de sang. Quel poème épique vaut ces rapports sommaires, écrits après la bataille, et dont les formules brèves exaltent les plus nobles vertus humaines : le sacrifice, l’abnégation, le mépris de la mort ! Le Roi paraît. Tous se raidissent, saluent. Le Roi passe lentement, s arrete devant chaque homme, interroge longuement, écoute, sourit, fait un signe d’encouragement. On n’entend point les paroles qui s’échangent, mais on les devine sobres et cordiales. Les soldats regardent le Roi de face, répondent sans timidité. Le Roi reçoit des mains d’un de ses aides de camp une boite, l’ouvre, attache sur la poitrine du soldat ou de l’ofcier une croix ou une médaille ; souvent pour le simple soldat, pour le petit caporal qui cambrent le torse, c’est la croix de l’Ordre de Léopold ! Puis quand le Roi a terminé la revue, il se place devant la petite troupe et la harangue. Il parle sans gestes, d’une voix mâle, appuyant sur certains mots, m artelant la fin d une phrase. Il a le ton du chef, sans emphase et sans morgue. De sa haute taille, il les domine tous. Il a le teint hâlé, l’œil qui commande; la guerre a façonné ce visage, les méplats sont d’un modelé plus ferme, les traits plus accentués. La ressemblance avec Léopold Ier s’accuse. Au vol du discours, que scande le vent, je saisis des phrases : « Vous avez combattu à Liège, à Anvers, sur l’Yser, dans la boue et sous la mitraille et vous n’avez pas bronché ; le pays est fier de vous... Je vous félicite et place en vous toute ma confiance. »Vous avez soutenu vos camarades au combat par votre courage et votre foi... L’intrépidité est la plus belle vertu militaire... » Nous luttons pour la defense de nos foyers et le patrimoine sacré des ancêtres... Nous voulons rester Belges... » Si de toutes parts, du pays envahi comme des centres 147 de réfugiés, nous viennent chaque jour des témoignages de confiance dans les destinées de la patrie, c’est à notre glorieuse armée, à ses héros, à vous que cet hommage est rendu. » Le Roi porte la main au képi et se retire. Derrière le rideau d’une fenêtre entr’ouverte de la villa, la Reine a tout vu, tout écouté. Elle surgit brusquement et, vive, fine, souriante, dans un costume gris très simple, elle va serrer la main d’un des plus braves de cette cohorte d’élite. Tout cela fut très court, très simple et très grand. E t j ’en garde au fond du coeur une émotion sacrée. 148 LA FÊTE DE L’INDÉPENDANCE A LONDRES, LES 21 JUILLET 1916 ET 1917 Pendant que je dirigeais à Londres la Légation de Belgique, je m’attachai à donner de l’éclat à nos fêtes nationales. C’était l’occasion d’unir la vaste colonie belge dans l’expression des sentiments de fidélité, des souvenirs, des espérances qui lui faisaient, pendant ces jours d’exil et d’anxiété, une seule âme. En novembre, pour célébrer la fête du Roi, un Te Deum était chanté à la Cathédrale de Westminster. Le Cardinal Bourne assistait à l’Office. Au premier rang se dressait la haute et noble silhouette de la Princesse Clémentine, qui incarnait la Famille Royale. Le Lord Maire représentait la Cité. La Cour et le Gouvernement envoyaient des délégués. C’étaient d’émouvantes solennités religieuses. J ’eus, en 1916, l’idée d’organiser une imposante mani­ festation anglo-belge qui attesterait l’intime amitié des deux peuples, qui fortifierait notre cause, en exaltant le patriotisme belge et en affirmant la volonté britannique de la soutenir jusqu’au bout. L’entreprise fut admirablement réalisée le 21 juillet 1916, anniversaire de la proclamation de l’Indépendance Nationale, Belgian Indépendance Day. J ’obtins du Premier Ministre Asquith qu’il viendrait parler à l’Albert Hall. Il fut convenu que je prendrais la parole le premier pour le saluer, et que M. Standaert, député de Bruges, parlerait le dernier en flamand. Enfin, la grande canta­ trice Clara Butt, pour terminer la céremonie dans une atmos­ phère de ferveur et de joie, ferait entendre les accents de sa voix pathétique. Le moment était propice. La résistance civile dans le ter­ ritoire occupé, comme la résistance de l’armée, sur l’Yser, stimulaient l’estime et la solidarité qui attachaient l’opinion anglaise au sort de la Belgique. L’Albert Hall est un immense vaisseau, à l’intérieur duquel dix mille spectateurs peuvent trouver place. 149 La salle se remplit d’une assemblée fiévreuse, où Belges et Anglais se coudoyaient. La haute société de Londres et les notabilités de notre colonie occupaient les loges. L’afïluence populaire bourrait les galeries supérieures. J ’avais l’ambition de prononcer un discours qui lentement échaufferait la foule et qui, lorsque le degré final aurait été at­ teint, déclancherait tout à coup un geste unanime d’enthousiasme. Je voulais que d’un seul mouvement elle se levât, agitant les mouchoirs et criant : Vive le Roi ! Je devais, pour y réussir préparer une phrase sonore, rythmée, entraînante, la conduire par un crescendo soutenu jusqu’au sommet et lancer d’en haut le cri comme une fusée. Voici comment je rédigeai le morceau. Après avoir décrit le front indissoluble soudé par les Belges autour du Roi, j’écrivis : « Le Roi est le symbole vivant de leur unité. « Ils le connaissent et ont joi en lui. De loin ils le contemplent et Vaiment et l'admirent. « Ils Vespèrent, ils rappellent, ils Vattendent : Vive le Roi ! ». Je répétai dans mon cabinet dix fois, vingt fois, ces trois paragraphes. Il fallait commencer lentement et articuler avec netteté pour se faire entendre d’un énorme public, dans une salle de cette ampleur. Il fallait débuter sur un ton mineur, et puis monter, éche­ lon par échelon, en élevant le diapason et pressant 1 élocution jusqu’à l’appel final. J ’avais alors une voix claire et qui portait. Mais je craignais de ne pas réussir et de ne décrocher qu’une salve d’applaudis­ sements. L’effet dépassa mon espoir. Je vis, en parlant, les visages se tendre, les yeux s’allumer. E t quand, le bras étendu, je jetai les trois derniers mots, l’im­ mense auditoire, d’un élan fébrile se dressa, et au milieu de frénétiques acclamations, des milliers de mains agitèrent les mouchoirs. Ce fut un inoubliable moment. E t, pour moi, mon plus beau succès oratoire. Le discours de M. Asquith remua le public belge par la 150 sincérité de l’hommage rendu à la Belgique et la promesse catégorique de l’assistance britannique jusqu’au bout. La présence du Premier Ministre nous donnait un témoi­ gnage vivant de sûre amitié. Asquith était alors au faîte de son autorité. Il joignait au prestige de sa fonction celui d’un caractère loyal et d’une éloquence qui dominait le Parlement. Cette éloquence était très différente de l’éloquence française, plus sobre dans les termes, plus réaliste dans la substance, dépourvue de grands gestes et dédaignant l’effet vocal. Asquith parlait une belle langue dont les Anglais admiraient la pureté et le style. Mais, dans les moments mêmes où il pro­ nonçait les mots les mieux choisis pour donner à la pensée de la force et de l’émotion, il gardait un visage impassible, ne haussait pas le ton et esquissait à peine un mouvement du bras ou de la main. Physiquement, il donnait l’image de la franchise, du sangfroid, de l’équilibre. Il était simple d’allures : carré d’épaules, de taille moyenne ; la tête aux cheveux blancs, le masque rappelaient un peu Frère-Orban avec le menton moins accentué, des traits moins nettement dessinés, une expression moins sévère.Dans la conversation, il était affable et accueillant, mais peu expansif. Deux phrases du discours d’Asquith portèrent vivement. Rappelant la réponse belge à l’ultimatum allemand, le Premier Ministre dit : « Jamais résolution aussi héroique ne fu t prise par un petit Etat depuis que, dans Vantiquité, Athènes et Sparte acceptèrent le défi de la Perse et de V Orient. » Enfin, me chargeant d’un message au peuple belge: «Dites à vos compatriotes, s’écria-t-il en terminant, que lorsque viendra Vheure de la délivrance, ce sera pour nous en Grande Bretagne un sujet d'indicible fierté de nous rappeler que nous avons collaboré à leur rendre cette indépendance et cette liberté auxquelles aucune nation dans Vhistoire du monde n'a jamais eu un droit aussi incon­ testable. » Tous les journaux de Londres consacrèrent des articles à cette mémorable manifestation et mirent en lumière les engagements de l’Angleterre, solennellement répétés par le Premier Ministre. Une brochure fut publiée reproduisant les discours, avec 151 une préface qui décrit les scènes d’enthousiasme dont l’Albert Hall fut le théâtre. L’année suivante, le 21 juillet 1917, j ’invitai M. Lloyd George qui avait succédé à M. Asquith, à assister à son tour à la célébration de notre anniversaire national. La cérémonie fut moins impressionnante. Elle se déroula au Queen’s Hall, salle moins vaste que l’Albert Hall. La guerre se prolongeait et l’attention se portait sur les opérations des grandes armées et les péripéties nouvelles de l’immense cata­ clysme qui ravageait l’Europe. Lloyd George vint et parla. E t comme le Chancelier du Reich avait quelques jours auparavant prononcé un discours qui appelait une réponse des Alliés, le Premier Ministre profita du moment pour la faire, à notre tribune. Des journaux de Londres le lui reprochèrent, estimant que les convenances poli­ tiques exigeaient que cette réponse se fit entendre dans l’enceinte parlementaire, et revêtit, au milieu d’une atmosphère plus grave, un caractère plus officiel. Quoi qu’il en fût, le discours eut du retentissement et du succès. Mais il ne toucha pas l’auditoire belge aussi directement que le discours d’Asquith. Tout d’ailleurs était contraste entre les deux hommes et les deux éloquences. Lloyd George est un Gallois, un Celte, avec de la verve, du mouvement, des accès d’ardeur, d’ironie ou de colère. Le geste anime la phrase. Le ton est vif et nerveux, celui d’un polémiste, presque d’un tribun. Les Belges l’acclamèrent, fiers de le voir parmi eux. Son prestige grandissait. L’astre montait au zénith. Lloyd George avec Clémenceau fut l’organisateur de la guerre et de la victoire. Plus tard il devint pendant deux ans, une sorte de dictateur de la paix. Dans son œuvre diplomatique, comme dans la suite de sa carrière politique, on relève des erreurs, des contradictions, une instabilité de jugement et des légéretés qui ont fini par éloigner de lui la confiance de la nation britannique et par le réduire à l’impuissance. 152 UN DIPLOMATE AMERICAIN, W. H. PAGE «Le Soir», 31 juillet et 7 août 1923. Un livre récent met en relief une figure de diplomate améri­ cain qui passa discrètement à travers de grands événements, et dont des lettres et des rapports, publiés par un biographe amical et consciencieux révèlent de hautes qualités de caractère et d’esprit. M. W. H. Page fut ambassadeur des Etats-Unis à Londres pendant la guerre. Je l’y connus et j ’appréciai son affabilité, et la sympathie qu’il ne cessa de témoigner pour la cause de la Belgique. Mais, comme beaucoup, je crois, j ’ignorais les soucis dont il fut accablé, et qui finirent par ruiner sa santé, et les efforts qu’il fit pour hâter l’entrée de son pays dans la grande guerre européenne. Sa correspondance offre le tableau d’une intéres­ sante psychologie d’Américain brusquement mêlé à un drame inattendu, dans un vieux monde dont les traditions, les passions, les rivalités, les petitesses et les gloires lui étaient inconnues, et le frappaient tout à la fois d’étonnement, d’admiration et de dédain. M. Page avait, lors de l’arrivée au pouvoir de M.Wilson, qu’il admirait et à l’élection duquel il avait collaboré, soudaine­ ment passé du journalisme à la diplomatie. C’était un bourgeois aux manières simples, au langage sobre et cordial. Le voilà, en 1913, promu ambassadeur à Londres, et jeté dans une société aristocratique et brillante où sa dignité et son rang lui valent un accueil empressé. Le monde politique anglais est profondément divisé par la question irlandaise et par la poli­ tique financière du cabinet libéral, contre laquelle se dresse toute la pairie britannique. Du dehors viennent des rumeurs de guerre. On sent l’approche de la catastrophe. Le conseiller intime du Président, le colonel House, alarmé par ces bruits, songe à une tentative de pacification. D’accord avec le Président et avec Page, il vient en Europe et expose aux hommes d’E tat britanniques un plan utopique de 153 la guerre, au moins une ou deux fois par siècle, et quand ils ne se battent pas, ils se préparent à se battre. Dès qu’ils se sont enrichis, ils jettent dans la guerre ou dans ses préparatifs tout ce qu’ils ont gagné. Us sacrifient le meilleur d’une génération sur trois ou quatre, et ne laissent survivre que les moins aptes. Ah ! rendez-moi l’oncle Sam et ses grandes fermes !... E t plus tard, en 1916, à une époque où il agit aussi effi­ cacement qu’il le peut pour déterminer le Président à prendre le parti des Alliés, à rompre avec l’Allemagne, il dit encore : « L’Europe n’a rien à nous apprendre. Elle est demeurée mé­ diévale. » Il érige au sommet la démocratie américaine, ses mœurs, ses institutions. Mais il s’est mis à aimer l’Angleterre, l’art de la vie tel qu’on l’y pratique, la courtoisie des relations, la fermeté, le stoïcisme du caractère britannique, le goût, l’élégance de l’esprit français, unis à tant d’énergie. E t dans une lettre familière à l’un des siens, il donne ce conseil : « Ne raillez jamais un Français. Le peuple de France est un grand peuple ». Dès les premiers jours de la guerre, l’Europe tourna les yeux vers l’Amérique. Les Etats-Unis étaient un énorme ré­ servoir de blé, de matières premières et d’argent. On y pourrait organiser un formidable arsenal ou s’outilleraient les armées. De quel côté pencheraient-ils ? A qui donneraient-ils leur con­ cours économique ? E t si un jour, ils prenaient la résolution d’intervenir directement dans le conflit, n’était-il pas certain qu’ils décideraient de la victoire ? C’est sous l’empire de ces préoccupations que le gouverne­ ment belge, d’accord avec les gouvernements français et anglais, envoya à Washington, en septembre 1914, une mission dont je fus, avec MM. Carton de W iart et Vandervelde, pour initier le Président Wilson aux horreurs de l’invasion allemande (x). Pendant longtemps le Président s’enferma dans la doctrine de la stricte neutralité, de « l’impartialité de pensée et d’action. » Son ambassadeur à Londres, M. Page, d’instinct, parce que l’agression prussienne l’avait révolté, et sous l’influence du milieu britannique et de la proximité des événements, opta dès le début pour les Alliés. « Un gouvernement, dit-il, peut (1) Voir p. 121 et suiv. de ce volume. 156 se déclarer neutre. Un homme ne peut l’être.» E t il félicite son secrétaire particulier, un jeune Américain qui s’enrôle : « Si j ’avais votre âge, je m’enrôlerais moi-même.» Il répudie la neutralité morale. C’est dans son cabinet que furent arrêtées les grandes lignes du plan de ravitaillement de la Belgique. Un Américain, M. Shaler, arriva de Bruxelles et décrivit le péril de famine qui menaçait les populations. M. Hoover le mena chez M. Page, qui à son tour conduisit M. Hoover chez Sir Edward Grey. Bientôt vinrent MM. Franqui et le baron Lambert. Quel serait l’Américain qu’on chargerait de la direction de l’énorme entreprise qui s’élaborait ? Page se tourna vers Hoover et lui dit: «Vous êtes l’homme ». Hoover ne répondit ni oui ni non, regarda l’horloge, et sortit. Quant il rentra, il expliqua qu’il avait constaté qu’une heure devait s’écouler avant la fermeture de la Bourse de New-York et qu’il en avait profité pour acheter, par câble, quelques millions de boisseaux de froment. Page aimait à raconter cette anecdote pour montrer la rapidité de réflexion et d’action qui caractéri­ sait cet homme de cœur et d’affaires, chez qui de grands élans de sentiment stimulaient l’esprit d’initiative et d’entreprise. La première phase de l’activité diplomatique de Page à Londres, est remplie par de pénibles négociations avec le gouverment britannique au sujet de la contrebande de guerre et du commerce des Etats-Unis avec l’Allemagne. Le blocus des Em ­ pires centraux par la marine anglaise, irritait les intérêts du négoce américain, que couvrait la neutralité. Le gouvernement anglais, soucieux de ménager l’opinion américaine, et Sir Edward Grey, qui au fond de lui-même ne cessait de rêver une alliance qui assurerait le triomphe final, se montraient d’une relative tolérance. Mais Washington réclamait la liberté des mers, le commerce libre des neutres, protestait contre les arrêts de navires et les saisies de cargaisons. De là des incidents multiples que M. Page cherche à régler ami­ calement avec Grey, tandis que de Washington se succèdent les lettres, les instructions, les notes du département d’E tat, conçues dans un style désagréable, amer et rude qui exaspère l’ambassadeur. Page s’en plaint au colonel House et ne mé­ nage pas M. Lansing, qui, ayant succédé à Bryan, traite les af­ faires diplomatiques de la guerre en juriste étroit, en procé­ 157 I durier incapable de saisir le sens des événements, M. Bryan était un ineffable utopiste, avec des yeux d’enfant dans un visage olympien. Je le vis en septembre 1914 à Washington, Il ne trouva dans le drame affreux de l’invasion d’autre recom­ mandation à nous faire que de signer des traités d’arbitrage qu’il venait de préparer, et où il voyait le salut du monde. Quant àM. Lansing, je le rencontrai plus tard, à la Conférence de la Paix, où le Président Wilson le laissa au second rang ; dans l’affaire de la révision des traités de 1839 où il fut appelé à intervenir, il se prononça dans un sens défavorable a la these belge, et fit adopter, en juin 1920, par la Commission des minis­ tres des affaires étrangères, une décision qui restreignit singuliè­ rement le champ des négociations et les possibilités de solution. Son entêtement de juriste l’emporta sur l’avis de l’expert américain M. Haskins, qui connaissait admirablement les éléments historiques et politiques du problème. Lorsqu’en mai 1915 la Lusitania, torpillée par un sousm arin allemand, coula, entraînant dans les flots des centaines de vies innocentes, M. Page crut, comme le colonel House, qui se trouvait alors à Londres auprès de lui, que ce crime serait le signal de l’intervention américaine. L’attitude du Président Wilson le déçut, le blessa dans son amour-propre national et sa conscience d’homme. Le Président répond à l’attentat par des notes et des discours. L’ambassadeur s’en irrite, et rend compte à Washington de l’énervement de l’opinion publique. Les Al­ lemands poursuivent sans merci la guerre sous-marine. Le Pré­ sident proteste, multiplie les notes et les prédications. En Angleterre le dédain monte. On tourne en ridicule la démocratie américaine. Les journaux illustres publient des satires et des caricatures. Page, ulcéré, envoie, sans effet, au Président et au colonel House des avertissements pressants. Prenez-garde, écrit-il, je vous le dis solennellement : l’opinion et le gouvernement anglais ont perdu toute estime pour nous et notre Président. Nous ne la regagnerons qu’en agissant rapidement. Mais on ne l’écoute pas. E t il insiste toujours. Quelques semaines après le torpillage du Sussex, M. Wilson prononce un discours où il déclare les causes et les objectifs de la guerre indifférents aux Etats-Unis. La correspondance de M. Page est une continue et ardente 158 protestation contre cette politique d’indifférence. Il appelle les Allemands des brigands, et il décrit l’immense entreprise de rapine qu’est l’occupation de la Belgique. «Vous ne comprenez pas la guerre», écrit-il à House. Il cite des exemples de l’esprit de sacrifice qui imprègne toutes les couches de la population anglaise, et il reproduit une phrase qu’il a souvent entendue, à Londres, et qui est vraiment caractéristique de la mentalité britannique. Elle éclaire la politique de l’Angleterre de guerre et d’après-guerre : «Nous ne voulons pas la guerre. Nous ne sommes pas un peuple belliqueux. Nous ne haïssons pas les Allemands. Il n’y a chez nous aucun appétit de vengeance. Mais puisque les Allemands ont entrepris de gouverner le monde et de vaincre la Grande-Bretagne, nous mourrons d’abord. E t voilà to u t...» Tout à coup, le Président fait signe à M. Page et l’invite à venir le voir à Washington. L’ambassadeur déjeune avec M. Wilson. Il y a d’autres convives. La conversation touche tous les sujets sauf la guerre. Il voit successivement les ministres. Nulle part on ne parait s’intéresser aux grands aspects de la si­ tuation. Enfin, il obtient un entretien particulier avec le Président. Il lui montre, sans parvenir à l’émouvoir, la médaille, l’affreuse, la brutale médaille frappée en Allemagne pour commémorer la destruction de la Lusitania. Il part avec l’impression que le Président est isolé, vit cloitré dans ses idées, n’a aucun contact avec les réalités du dehors qui bouleversent le monde, et qu’il n’interviendra que pour tâcher de faire la paix. La paix dont alors rêve M. Wilson, c’est la paix blanche, c’est la paix sans victoire. E t, vers la fin de 1916, il fait une tentative de médiation. Les Alliés la repoussent, et Lord Robert Cecil déclare à l’ambassadeur, dans une entrevue au Foreign Office, que l’Angleterre luttera jusqu’au bout. «Si les EtatsUnis aident l’Allemagne, dit-il en conclusion, la civilisation périra. Si les Etats-Unis aident les Alliés, la civilisation triom ­ phera. » Une année s’écoule, et voici que la lumière s’est faite dans le cerveau de l’homme qui tient dans ses mains l’instrument de la victoire. Le Président fait remettre ses passeports à Bernstorff. C’est la rupture diplomatique, prélude de la déclara­ tion de guerre. On attend la nouvelle à l’ambassade anglaise. 159 V Un coup de sonnette retentit. Le secrétaire se précipite. Il ren­ contre sur l’escalier un amiral anglais qui, hors d’haleine, s’écrie: «Que Dieu soit loué!...» et montre un télégramme reçu de l’attaché naval britannique à Washington. En voici la teneur, bien militaire et vraiment pittoresque : «Bernstorff vient de recevoir ses passeports. Je me griserai probablement ce soir. » Puis c’est à Londres, après la déclaration de guerre, l’en­ thousiasme déchainé, les démonstrations de gratitude du gou­ vernement, du Roi, de la foule. On célèbre à Saint-Paul un ser­ vice d’actions de grâce. Je m’en souviens, j ’y étais. Nous enten­ dîmes un sermon d’un évêque américain, qui, devant le Roi, la Cour et les ministres de Sa Majesté, proclama que la guerre serait désormais la guerre de la démocratie. On hissa le drapeau étoilé sur la haute tour du Parlement, où jamais jusque-là n’avaient flotté que les couleurs britanniques. E t j ’entendis ce jour-là, dans une maison amie, un jeune et brillant fonctionnaire anglais qui devait jouer plus tard un rôle im portant à la Conférence de la Paix s’écrier, avec un ac­ cent de colère : « C’est la première fois que les Anglais voient sur cette tour se déployer un drapeau étranger. J ’espère bien que ce sera la dernière. » Mais l’union du monde anglo-saxon était faite. Les soldats, les armes, les vivres, allaient affluer du Nouveau Monde vers l’Angleterre et la France. Bientôt l’aurore de la victoire blan­ chirait l’horizon. M. Page sent son cœur libéré, sa poitrine s’ouvrir. « Je n’avais jamais, écrit-il à son fils, douté du peuple américain. » Mais il n’oublie pas cependant ses durs soucis, les peines morales que lui avait infligées une si longue et dou­ loureuse attente, et il rédige, pour la satisfaction de sa conscience, son jugement sur la politique du Président. C’est un jugement sévère, le plus sévère que nous ayons lu. Quant à lui même, il avait rempli sa tâche. Il plie sous le fardeau des préoccupations, des angoisses, des devoirs qui ont accablé son âme pendant plus de trois ans. Il donne sa dé­ mission, part pour l’Amérique ; ses forces s’en vont, et il meurt sur le sol natal, ayant beaucoup aimé son pays, la liberté, la démocratie, et beaucoup souffert des souffrances des autres. 160 LES RÉPARATIONS LA PRIORITÉ BELGE ET LA LIBÉRATION DES DETTES DE GUERRE Discours prononcé à la Chambre des Représentants le 15 juillet 1925 ( Annales ParlementairesJ. Je crois utile de rappeler, en quelques mots, devant la Chambre, comment les délégués belges à la Conférence de la Paix obtinrent le double et considérable privilège de la priori­ té et de la libération des dettes de guerre. Ce fut une concession longuement négociée, vivement debattue, obtenue finalement dans une séance du Conseil des III, quelques jours avant la remise du traité de paix aux délé­ gués allemands. Elle constitua pour nous la condition même de notre ad­ hésion au traité et c’est ce que je crois devoir faire ressortir en ce moment, en relatant brièvement cet épisode des négocia­ tions de Paris. La question des réparations avait été, dès le début de la Conférence de la paix, renvoyée à une commission où la cause belge fut défendue par M. Van den Heuvel, ministre d’E tat, et par M. Maurice Despret, avocat à la Cour de Cassation et président de la Banque de Bruxelles. Les travaux de cette commission se prolongèrent pendant plusieurs semaines sans arriver à un résultat définitif. Les reven­ dications des divers Etats s’y heurtaient et s’y entrechoquaient sans qu’on pût aboutir à un accord. Le Conseil des IV qui, bientôt, par suite du départ de la délégation italienne, devint le Conseil des III, se saisit de l’af­ faire et la soumit à un collège d’experts. 161 Pendant qu’il se livrait à cette étude, je poursuivis de mon côté, avec le Colonel House, la négociation relative à la priorité de 2 milliards et demi de francs, dont l’idée, je tiens à le proclamer, appartient au colonel House, esprit éclairé et géné­ reux, qu’anima toujours une vive amitié pour la Belgique. Vers la fin d’avril, M. Loucheur convoqua M.Van den Heuvel à une réunion qui eut lieu le 23 et à laquelle j ’assistai avec mon collègue belge. M. Loucheur nous donna connaissance des dispositions que le Conseil des IV se proposait d’insérer dans le traité con­ cernant le règlement des indemnités à réclamer de l’Allemagne. Déçu par ce projet, nous retournâmes chez M. Loucheur afin de nous expliquer de nouveau sur les revendications de la Belgique auxquelles satisfaction n’était pas donnée. En même temps, le 24 avril, nous adressâmes à M. Clemen­ ceau Président de la Conférence, une lettre détaillée dans la­ quelle nous précisions les demandes de la Belgique que nous avions déjà formulées antérieurement. Nous exprimions en même temps le désir de discuter la question avec le Conseil des III et la réunion que nous sollicitions fut fixée au 29 avril. Je tenais le Cabinet de Bruxelles au courant de toutes les phases de la négociation. Le bruit se répandit que l’on refusait à la Belgique le traitem ent auquel l’opinion estimait qu’elle avait droit, et M. Delacroix, accompagné de M. Franck, vinrent me trouver à Paris pour délibérer sur la situation. Nous rédigeâmes ensemble une note complémentaire et catégorique, que je remis au Conseil des III au début de la séance. Celle-ci eut lieu dans le grand salon de l’hôtel du Président Wilson. Le Président Wilson, M. Lloyd George et M. Clémenceau y assistaient entourés de nombreux experts techniques. MM. Yandervelde et Van den Heuvel m’accompa­ gnaient. La discussion commencée à 4 heures, fut longue et pé­ nible ; elle se prolongea jusqu’à 7 1/2 heures. Je donnai lecture des notes du gouvernement belge, ar­ rêtées de concert avec le premier ministre. Je réclamai le paiement par l’Allemagne de toutes nos dépenses de guerre et des dépenses pour le ravitaillement des populations de la 162 Belgique occupée, dépenses qui avaient été effectuées à l’aide d’emprunts consentis par l’Angleterre, la France et les Etats-Unis. Je réclamai notamment une priorité de 2 milliards et demi de francs sur les premiers paiements faits par l’Allemagne. Je développai l’ensemble de nos autres revendications. Je les basai toutes sur la position spéciale de la Belgique qui seule, de tous les peuples alliés, avait été entraînée dans la guerre par la violation d’un traité qui garantissait sa neutralité. J ’invoquai la déclaration de Sainte-Adresse du 16 février 1916 et les termes de la seconde des quatorze propositions du Président Wilson, qui devaient servir de base à la négociation de la paix. Je montrai la situation faite au gouvernement belge par les charges résultant des taxes de guerre dont les Allemands avaient frappé les provinces belges pendant l’occcupation, par les dettes qu’avaient dû contracter les municipalités en vue de pourvoir aux nécessessités de la population civile, et je terminai en dé­ clarant que si nos revendications n’étaient pas agréées, que si nous ne pouvions obtenir des assurances précises quant à la part que la Belgique recevrait des indemnités allemandes, notre devoir serait de soumettre la question tout entière au Parlement belge. On comprendra qu’il m’est impossible de rapporter ici les réponses que me firent mes illustres interlocuteurs. Elles ne restèrent pas sans réplique. J ’intervins à nouveau et, de leur côté M. Van den Heuvel, et Yandervelde firent entendre leur voix. M. Yan den Heuvel, avec sa profonde connaissance du dossier des réparations qu’il avait scrupuleusement étudié et son clair sens juridique, intervint efficacement. M. Vandervelde, à son tour, attira l’attention sur l’excep­ tionnelle gravité d’un refus opposé par les Alliés aux demandes de la Belgique, qui étaient modérées et se réduisaient au strict nécessaire dont le pays avait besoin. Il montra le développe­ ment du chômage - il y avait alors 900.000 chômeurs en B elgique-et les charges qui en résultaient pour le gouvernement. Il indiqua l’augmentation du prix de la vie et fit ressortir la nécessité, si l’on voulait maintenir la paix sociale, d’assurer la Belgique d’une restauration complète. Si satisfaction n’était 163 Pendant qu’il se livrait à cette étude, je poursuivis de mon côté, avec le Colonel House, la négociation relative à la priorité de 2 milliards et demi de francs, dont l’idée, je tiens à le proclamer, appartient au colonel House, esprit éclairé et géné­ reux, qu’anima toujours une vive amitié pour la Belgique. Vers la fin d’avril, M. Loucheur convoqua M.Yan den Heuvel à une réunion qui eut lieu le 23 et à laquelle j ’assistai avec mon collègue belge. M. Loucheur nous donna connaissance des dispositions que le Conseil des IV se proposait d’insérer dans le traité con­ cernant le règlement des indemnités à réclamer de l’Allemagne. Déçu par ce projet, nous retournâmes chez M. Loucheur afin de nous expliquer de nouveau sur les revendications de la Belgique auxquelles satisfaction n’était pas donnée. En même temps, le 24 avril, nous adressâmes à M. Clemen­ ceau Président de la Conférence, une lettre détaillée dans la­ quelle nous précisions les demandes de la Belgique que nous avions déjà formulées antérieurement. Nous exprimions en même temps le désir de discuter la question avec le Conseil des III et la réunion que nous sollicitions fut fixée au 29 avril. Je tenais le Cabinet de Bruxelles au courant de toutes les phases de la négociation. Le bruit se répandit que l’on refusait à la Belgique le traitem ent auquel l’opinion estimait qu’elle avait droit, et M. Delacroix, accompagné de M. Franck, vinrent me trouver à Paris pour délibérer sur la situation. Nous rédigeâmes ensemble une note complémentaire et catégorique, que je remis au Conseil des III au début de la séance. Celle-ci eut lieu dans le grand salon de l’hôtel du Président Wilson. Le Président Wilson, M. Lloyd George et M. Clémenceau y assistaient entourés de nombreux experts techniques. MM. Vandervelde et Yan den Heuvel m’accompa­ gnaient. La discussion commencée à 4 heures, fut longue et pé­ nible ; elle se prolongea jusqu’à 7 1/2 heures. Je donnai lecture des notes du gouvernement belge, ar­ rêtées de concert avec le premier ministre. Je réclamai le paiement par l’Allemagne de toutes nos dépenses de guerre et des dépenses pour le ravitaillement des populations de la 162 Belgique occupée, dépenses qui avaient été effectuées à l’aide d’emprunts consentis par l’Angleterre, la France et les Etats-Unis. Je réclamai notamment une priorité de 2 milliards et demi de francs sur les premiers paiements faits par l’Allemagne. Je développai l’ensemble de nos autres revendications. Je les basai toutes sur la position spéciale de la Belgique qui seule, de tous les peuples alliés, avait été entraînée dans la guerre par la violation d’un traité qui garantissait sa neutralité. J ’invoquai la déclaration de Sainte-Adresse du 16 février 1916 et les termes de la seconde des quatorze propositions du Président Wilson, qui devaient servir de base à la négociation de la paix. Je montrai la situation faite au gouvernement belge par les charges résultant des taxes de guerre dont les Allemands avaient frappé les provinces belges pendant l’occcupation, par les dettes qu’avaient dû contracter les municipalités en vue de pourvoir aux nécessessités de la population civile, et je terminai en dé­ clarant que si nos revendications n’étaient pas agréées, que si nous ne pouvions obtenir des assurances précises quant à la part que la Belgique recevrait des indemnités allemandes, notre devoir serait de soumettre la question tout entière au Parlement belge. On comprendra qu’il m’est impossible de rapporter ici les réponses que me firent mes illustres interlocuteurs. Elles ne restèrent pas sans réplique. J ’intervins à nouveau et, de leur côté M. Yan den Heuvel, et Yandervelde firent entendre leur voix. M. Yan den Heuvel, avec sa profonde connaissance du dossier des réparations qu’il avait scrupuleusement étudié et son clair sens juridique, intervint efficacement. M. Yandervelde, à son tour, attira l’attention sur l’excep­ tionnelle gravité d’un refus opposé par les Alliés aux demandes de la Belgique, qui étaient modérées et se réduisaient au strict nécessaire dont le pays avait besoin. Il montra le développe­ ment du chômage — il y avait alors 900.000 chômeurs en B elgique-et les charges qui en résultaient pour le gouvernement. Il indiqua l’augmentation du prix de la vie et fit ressortir la nécessité, si l’on voulait maintenir la paix sociale, d’assurer la Belgique d’une restauration complète. Si satisfaction n’était 163 pas donnée, l’existence même du gouvernement deviendrait impossible. La discussion fut, à deux reprises, interrompue, chacun des chefs des gouvernements alliés délibérant avec ses experts. Des propositions nous furent faites. Elles étaient insuffi­ santes. L’accord s’était réalisé assez rapidement sur la priorité des 2 milliards et demi de francs, mais ce n’était point assez. Je déclarai que je ne pouvais accepter et que, dans ces conditions, j ’avais pour devoir de retourner à Bruxelles afin de mettre le gouvernement au courant. Il jugerait probable­ ment nécessaire de saisir les Chambres. Je fus alors l’objet de vives instances. Je répliquai que le gouvernement belge ne pouvait ac­ cepter la responsabilité de la solution qui m’était proposée, que le Parlement devrait se prononcer et qu’il m’était impos­ sible de prévoir la décision qui serait prise. Les questions qu’on me posait se multiplièrent. Serez-vous présent, me demanda-t-on, à la réunion prochaine où le projet de traité sera soumis à la délégation allemande ? Je répondis que je ne pouvais en donner l’assurance et qu’avant d’adhérer au traité le gouvernement belge devrait entrer en contact avec les Chambres. On m’objecta qu’en l’absence des représentants de la Belgique les Alliés n’auraient pas qualité pour stipuler des avantages à son profit ; qu’en somme la Belgique serait ainsi laissée à ses propres moyens. Je persistai dans mon attitude et, après de nouvelles dé­ libérations engagées entre experts et hommes d’E tat, dans tous les coins du salon, on finit par m’offrir les deux privilèges que je rapportai à Bruxelles : la priorité de 2 milliards 1 ¡2 et la libération de nos dettes de guerre, dont l’Allemagne sup­ porterait les charges, comme une conséquence de la violation du traité de 1839 (1). De l’assentiment de mes collègues MM. Vandervelde et (1) M. André Tardieu, dans son beau livre «La Paix», préfacé par Clémenceau a donné un récit coloré de la séance où furent discutées les revendications de la délégation belge : « M. Hymans, assisté de MM. Van den Heuvel et Vandervelde, vint devant les IV : séance émouvante où les trois ministres belges parlèrent avec la force conjuguée du cœur et de la raison : séance complexe où pour conseiller à la Belgique le calme et la modération, les grandes Puis- 164 Van denHeuvel, je déclarai que nous acceptions personnellement et que nous recommanderions l’acceptation à notre gouverne­ ment. Le soir même je télégraphiai à Bruxelles pour faire con­ naître les arrangements sur lesquels nous nous étions mis d’ac­ cord. Il avait été convenu que notre acceptation officielle et définitive devait parvenir le lendemain. Mais, à Bruxelles, le cabinet s’inquiète et hésite ; l’opinion s’agite ; des associations se réunissent et votent des ordres du jour invitant le gouvernement à refuser de signer le traité. Cette émotion se comprend. Nous sortions des horreurs et des souffrances de la guerre et devant le pays couvert de ruines se dressait le problème formidable de la restauration. On se rappelait les promesses éclatantes que nos grands alliés nous avaient prodiguées ; le cœur était remplis d’espérances et d’illusions. On ignorait encore les cruelles réalités issues de la guerre; elles ne s’imposèrent aux esprits que plus tard. Le 1er mai arrivèrent à Paris MM. Jaspar, Franck et Renkin. Ils venaient me recommander de ne pas signer le traité et de refuser les conditions obtenues à la réunion du Conseil des III. MM. Vandervelde, Van den Heuvel et moi, nous leur montrâmes que le refus de signer conduirait à une impasse, entraînerait la rupture de la Belgique avec l’Entente, compro­ m ettrait notre avenir financier et que ce serait, en somme, une aventure sans issue. On a pu, dans la suite, mesurer la valeur des avantages que nous avions assurés à la Belgique. On ne pouvait, en ces premiers jours, estimer l’importance de la priorité; on la jugera plus tard à son rendement qui a donné les ressources nécessaires pour la restauration du pays et aux efforts qu’il fallut déployer pour la faire respecter et la maintenir.... Les entretiens que nous eûmes à Paris avec nos collègues sances employèrent les arguments les plus divers d’esprit et de ton ; séance troublante aussi, d’où à de certaines heures on put se demander si la Belgique ne sortirait point par une rupture! — Songez à notre peuple, disait M. Vandervelde. Il est petit mais il a confiance en vous. Ne lui refusez pas ce qu’il attend et qu’il a le droit d’espérer. — Vous avez eu moins de tués que nous, répliquait M. Lloyd George. — Regardez la France, disait M. Clémenceau. Je n’ai pas été toujours satisfait des réso­ lutions que j’ai dû accepter. Nos parlements croient tous que nous n’obtenons pas assez. Je remplis mon devoir et cela suffit. » 165 venus de Bruxelles nous déterminèrent cependant à faire un dernier effort pour obtenir des concessions complémentaires. Nous écrivîmes dans ce but à M. Clémenceau une lettre que signèrent les trois plénipotentiaires et nous provoquâmes une réunion qui se tint à l’hôtel Crillon et à laquelle assistèrent M. Hoover, les délégués japonais et américains et M. Keynes, délégué de la trésorerie anglaise. J ’étais accompagné de mes collègues plénipotentiaires, de MM. Theunis, de Cartier de Marchienne, notre ministre à Washington, et Yandeven, délégué du Ministère des Finances. Au bout d’une longue discussion, souvent vive et cahotée, nous réalisâmes un accord de principe. Le 2 mai, M. Delacroix revint à Paris, et après un examen approfondi de la situation, il télégraphia à M. Jaspar, qui avait regagné Bruxelles, que nous avions obtenu le maxi­ mum de ce qui était possible et qu’il était d’avis de signer le traité. Une nouvelle réunion eut lieu le 3 mai, à l’Hôtel Crillon, afin de mettre au point les résolutions de principe qui avaient été primitivement convenues et, une heure après, je partis pour Bruxelles. M. Delacroix m’y avait rappelé par un télé­ gramme urgent. L’opinion était désorientée ; il im portait de prendre une décision définitive. Nous devions, d ailleurs, donner aux puissances alliées une réponse formelle. Le dimanche 4 mai, dans la soirée, un Conseil de la Couronne auquel assistaient tous les membres du gouvernement et tous les ministres d’E tat se réunit au Palais sous la présidence du Roi. A l’unanimité, le Conseil décida qu’il y avait lieu de signer le traité. Il décida, à l’unanimité aussi, qu’il fallait attirer l’attention des puissances sur la situation financière et économique de la Belgique et sur la nécessité pour les alliés de nous accorder leur appui au point de vue de notre restauration économique. Le lendemain je m’expliquai devant la commission des Affaires étrangerès de la Chambre et du Sénat, et M. Van den Heuvel, à Paris, notifia à M. Clémenceau l’assentiment du gouvernement belge. Voilà l’histoire que je tenais à résumer devant la Chambre. Elle démontre que la priorité et la libération de nos dettes de guerre constituent deux privilèges qui ont été concédés 166 à la Belgique en raison de la violation par l’Allemagne du traité de 1839, et qu’elles ont été la condition de notre adhésion au traité de paix. Elles font partie d’un contrat et constituent en quelque sorte, vis-à-vis de nous, des engagements synallagmatiques. M. Vandervelde, après le discours, de M. Hymans, se leva pour confirmer Vexactitude de Vexposé que celui-ci venait de faire entendre. M. Brunet, Président de la Chambre, ajouta ces paroles : «Le discours qui vient d'être prononcé par Fhonorable M inis­ tre d’Etat, M. Hymans a été émouvant par sa simplicité. Il a re­ cueilli Vapprobation unanime de la Chambre.» 167 .. LA PREMIÈRE PREMIÈRE ASSEl\ffiLÉE ASSEMBLÉE DE DE LA LA LA SOCIÉTÉ DES DES NATIONS NATIONS SOCIÉTÉ DISCOURS PRONONCÉ A LA SÉANCE INAUGURALE A Genève, le 15 novembre 1920. Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, L’assemblée de la Société des Nations remercie le Président de la République Helvétique de ses souhaits de bienvenue, qu’il vient d’exprimer en termes pleins de noblesse et d’émotion. A mon tour j ’adresse au Gouvernement de la Confédération et à son chef éminent le salut de la Société des Nations. C’est à Genève qu’elle a fixé son siège. Elle est sûre d’y trouver l’hospitalité la plus libérale, une sympathie réfléchie et cordiale. Qu’il me soit permis de remercier spécialement Son Excel­ lence Monsieur Motta pour l’hommage éloquent qu’il vient d’adresser à mon souverain et à mon pays. Ses paroles reten­ tiront en Belgique dans tous les cœurs et feront plus intime l’ancienne amitié des deux peuples. Comment, Messieurs, au moment où nous nous réunissons sur le sol genevois, oublierions-nous que c’est ici, dans ce milieu imprégné d’une si haute culture morale, que naquit l’institution de la Croix Rouge ? Comment oublierions-nous que la Suisse, îlot de Paix autour duquel, pendant près de cinq années, s’entrechoquèrent les vagues furieuses de la guerre, offrit un accueil fraternel aux prisonniers, aux blessés, aux malades, qui au sortir des hôpi­ taux et des camps d’internement y trouvèrent du repos, de la sérénité, de l’affection et s’y sentirent enfin revivre. Nous saluons la libre démocratie suisse, ses antiques, solides et fières traditions, et la merveilleuse nature au milieu de laquelle elle se développe et s’épanouit, cimes altières, vallons, lacs transparents, qui sont comme d’éternelles images de beauté, de grandeur et de paix. 171 La réunion de cette grande assemblée où se rencontrent les représentants de 41 Etats est un événement qui marquera dans l’Histoire. Elle atteste l’aspiration des peuples à une organisation équitable, durable et pacifique des relations internationales. E t la manifestation de ce sentiment universel constitue le symp­ tôme impressionnant d’un esprit nouveau. Si de nos délibérations se dégage, comme nous l’espérons, la volonté de poursuivre le développement et la m aturation de l’œuvre dont le Pacte contient le germe, de multiplier l’effort destiné à rapprocher les Etats pour le service de quelques grands intérêts communs dont la sauvegarde est la condition même de la civilisation et du progrès, nous aurons ouvert les voies d’un avenir meilleur et justifié la pensée dont est issue la Société des Nations. Sans doute nous ne prétendrons point que l’institution organisée par le Pacte de Versailles soit parfaite et que les leçons du temps et de l’expérience ne puissent nous amener à en améliorer le fonctionnement et l’efficacité. Sans doute aussi nous ne pouvons, sans risquer d’exciter d’illusoires espérances, annoncer que, par un coup de baguette magique, nous allons transformer le monde, et dans le monde, ce qui change le plus lentement, je veux dire les hommes. Enfin, il est bon de l’affirmer une fois de plus, la Société des Nations n’est et ne saurait être un super-Etat qui absor­ berait les souverainetés ou méditerait de les réduire en tutelle. Notre but est d’abord d’établir entre Etats indépendants des contacts fréquents et amicaux, des rapprochements, d’où jailliront des courants d’affinités et de sympathies. Par l’intervention du Conseil et de l’Assemblée, par l’ar­ bitrage et la conciliation et par la création d’une juridiction internationale régulière et permanente, par de multiples organes où, comme en des laboratoires, les problèmes financiers, écono­ miques et commerciaux, les conditions de la vie ouvrière, les questions d’hygiène seront soumis à une étude impartiale et objective, la Société des Nations pourra contribuer puissamment à prévenir des crises inquiétantes, à régler des différends qui, en se prolongeant, risquent de s’irriter et de s’envenimer, et à 172 améliorer par une sage coopération le sort moral et matériel des peuples. Nous avons en somme l’ambition de créer progressivement, dans des sphères de plus en plus larges, une certaine vie com­ mune des nations, dominée par des principes de justice, impré­ gnée de bonne foi et de loyauté, inspirée d’un esprit interna­ tional. Et j ’entends par là un esprit qui superpose l’intérêt général aux intérêts particuliers et, en un mot, un esprit de solidarité tendant à alléger les souffrances des peuples et les difficultés où se débattent les Gouvernements, à coordonner leur action, à apaiser les rivalités et les haines, d’où surgissent parfois brusquement les grands sursauts de folie qui ébranlent le monde jusque dans ses fondements et menacent de ruiner le travail accumulé des siècles. Ainsi nous ne sommes pas associés seulement pour l’ac­ complissement d’une entreprise utilitaire et pratique. Nous poursuivons un idéal très haut, vers lequel monte l’élan de nos cœurs et de nos pensées. Malgré des critiques bien sévères parfois, qui viennent de loin — et de là précisément d’où nous espérions et conti­ nuons à espérer une collaboration féconde — la Société des Nations, dans notre conviction, répond à un besoin, à un sentiment qu’après le drame effroyable d’où nous sortons, les peuples portent dans leur âme ; c’est un sentiment, un besoin de justice, d’harmonie et de paix. Dans toute collectivité nationale, la morale impose aux indivi­ dus des devoirs envers les autres et envers la collectivité elle-même. Il est une morale pour les nations comme pour les indi­ vidus, et, comme les individus, les nations vivent en société. Elles ont les unes vis-à-vis des autres des devoirs autant que des droits, et elles ont des devoirs encore vis-à-vis de la grande société humaine. Sans effacer les traits qui distinguent nos nationalités et nos races, sans méconnaître ni tenter d’affaiblir l’originalité des peuples, leurs facultés, leur vocation propre, efforçons-nous d’assurer leur collaboration à l’œuvre du bien commun. Servons l’humanité. Cherchons ensemble à préparer et à réaliser par étapes le règne tant rêvé de la morale internationale et du Droit humain. LA PREMIÈRE ASSEMBLÉE DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS « Revue bleue », 19 mars 1921 Il y a un peu plus d’un an, dans le salon de l’Horloge, au palais du Quai d’Orsay, et devant un auditoire clairsemé, le Conseil de la Société des Nations tenait sa première séance publique, sous la présidence de M. Léon Bourgeois. Ce fut un modeste et bref début. Puis, de mois en mois, se succédèrent les sessions du Conseil, de plus en plus longues ; il se réunit à Lon­ dres, à Rome, revint à Paris, retourna à Londres, se transporta à Saint-Sébastien, délibéra à Bruxelles, pour se fixer enfin à Genève, la veille du jour où s’ouvrit la première assemblée de la Société des Nations. Pendant ces dix mois de travail itinérant, le Conseil ac­ complit les tâches spéciales que lui avait assignées le Traité de Versailles ; peu à peu les événements, le développement naturel des affaires, et ses propres initiatives élargirent son champ d’action. Il constitua le gouvernement de la Sarre, arrêta le statut de la ville libre de Dantzig, confirma le transfert définitif des cantons de Malmedy et d’Eupen sous la souverai­ neté de la Belgique et régla le mode d’application des dispositions du Pacte au sujet des mandats d’administration des territoires qui avaient appartenu avant la guerre à l’Empire ottoman et des anciennes colonies allemandes. Il institua une commis­ sion militaire, navale et aérienne, permanente et consultative, et traça le plan de ses études. Il convoqua à Bruxelles une conférence financière et éco­ nomique et fixa le programme de ses discussions. Il chargea des juristes d’élite de préparer un projet d’organisation d’une Cour permanente de justice internationale. Il soumit à un examen impartial le problème des îles d’Aland et le différend de la Pologne et de la Lithuanie et prit des mesures destinées à en assurer la solution équitable et pacifique. 174 Ce tableau en raccourci donne une idée approximative de l’activité de ce collège restreint, où ne siégeaient que les re­ présentants de huit Etats, et qui ne tirait son autorité, une autorité purement morale, que de ses origines et de lui-même, c’est-à-dire de la prudence, de la sagacité, du tact qu’il déploie­ rait dans ses méthodes, dans ses interventions, dans l’inter­ prétation du Pacte qui l’avait appelé à la vie. Durant près d’une année, le Conseil fut à lui seul toute la Société des Nations. Il agit sans tapage ni sollennité. Un vif désir d’entente ne cessa de l’animer et bientôt une étroite et intime collaboration lia les hommes d’E tat et les diplomates qui se retrouvaient à des intervalles périodiques en des réunions où l’on parlait librement, amicalement, en pleine confiance, et où toujours les solutions admises le furent unanimement. Mais que serait l’assemblée, la première assemblée, où brusquement seraient mis en contact des hommes venus des quatre coins du monde, représentants de l’Afrique et de l’Orient, du Canada et de l’Amérique latine, de la vieille Europe, des peuples alliés et des pays neutres, d’antiques civilisations et de neuves, chrétiennes, bouddhistes et musulmanes, catho­ liques et protestantes, des grandes puissances, des moyennes et des petites ? Oui, trouverait-on le moyen de les accorder, de leur imprimer une commune direction, de dégager une pensée d’ensemble de ce mélange de tendances, de tempéraments, d’intérêts variés et peut-être divergents ? Les membres du Conseil, à l’approche de l’assemblée, n’étaient pas sans anxiété. Nous allons tenter, disait à Bru­ xelles M. Balfour en octobre 1920, une grande expérience dont l’avenir de la Société des Nations dépendra. L’expérience fut menée à bien. Les témoignages de M. Viviani et de Lord Robert Cecil, de M. Balfour, de M. Bour­ geois, de M. Barnes, le délégué travailliste anglais, de M. Lafontaine, le délégué socialiste belge, sont concordants. L’assemblée a rempli la fonction qui lui était attribuée et, dans les délais prévus, épuisé son ordre du jour. Elle a fait tout ce qu’elle devait et pouvait faire, dans l’état présent de l’Europe et du monde et dans la limite des possibilités actuelles de la Société des Nations. Elle l’a fait avec diligence et dignité, dans un esprit d’harmonie et de coopération qui im­ pose le devoir de persévérer et donne l’espérance de réussir. Je chercherai plus loin à fixer les traits caractéristiques de l’œuvre accomplie mais je voudrais, en un rapide croquis, esquisser la physionomie de l’Assemblée. C’était dans une grande salle quadrangulaire, nue, austère, construite pour des réunions religieuses et dont le nom seul, on l’appelle Salle de la Réformation, fait deviner l’aspect. En bas les délégations, flanquées de leurs secrétaires et escortées de conseillers techniques s’alignaient le long des rangées de pupitres, suivant l’ordre alphabétique des Etats. En haut, deux galeries superposées, l’une réservée à la presse — on n’y comptait pas moins de deux cents journalistes — l’autre au public de Genève, qui suivait passionnément les séances et souvent mêlait ses applaudissements à ceux des délégués. Au fond, la loge du corps diplomatique et des notabilités et, faisant face aux délé­ gations, sur une haute plate-forme, le bureau présidentiel dominant la tribune des orateurs. L’Assemblée de la Société des Nations n’est pas, dans le sens propre, un Parlement international, où des députés expriment leur pensée personnelle et n’engagent qu’eux-mêmes. Chaque délégation représente collectivement un E tat et reçoit des instructions de son Gouvernement. Les chefs des délégations prennent seuls part aux scrutins. E t l’unanimité est requise pour toutes décisions, sauf en ce qui concerne les questions de procédure, les nominations et certains cas par­ ticuliers prévus par le Pacte. Enfin, l’Assemblée de Genève adopta un système d’études préparatoires qui devait abréger les discussions en séance plénière et prévenir beaucoup de difficultés. Elle classa les questions dont elle était saisie en six catégories et répartit le travail préliminaire en six commissions où les délégations envoyèrent chacune un de leurs membres. Tous les Etats étaient donc également représentés dans toutes les commissions dont plusieurs nommèrent des souscommissions composées des personnalités les plus compétentes et qui jouissaient d’une particulière autorité. Ainsi l’examen préliminaire fut approfondi. Tous les Etats y furent associés. Des accords, des transactions purent être négociés et délibérés avant que les rapporteurs ne vinssent résumer et défendre les conclusions de leurs commissions en séance publique et générale. 176 Il semblerait que dans une assemblée ainsi constituée et fonctionnant sous un tel régime les débats dussent se réduire à de froids commentaires aboutissant à des votes presque autom a­ tiques, sans imprévu, sans émotions ni incidents. Il n’en fut rien. L’Assemblée, dépourvue de la liberté d’allures d’une Chambre politique n’eut point cependant la tenue compassée d’une conférence diplomatique, ou la raideur d’un conseil de techniciens. Elle eut de la vie, du mouvement ; elle eut des nerfs ; elle eut de la chaleur et de l’humour. Elle entendit des appels éloquents, parfois des controverses ardentes ; elle connut quel­ ques moments de fièvre et d’effusion. Quand, interrompant M. Motta, qui regrettait l’absence de l’Allemagne, M. Viviani cria brusquement de sa voix cuivrée : « Je demande la parole ! » un choc fit tressaillir l’auditoire. E t une immense acclamation monta vers l’orateur, lorsque, après avoir maîtrisé et entraîné avec lui l’assemblée, il lui lança cette péroraison évocatrice : « Si les Nations libres qui se sont levées, vengeresses et émancipatrices, pour répondre au défi qui leur a été jeté, n’avaient pas été victorieuses, vous ne seriez pas à Genève pour essayer de bâtir avec nous l’humanité sur le Droit ! » Une démonstration spontanée accueillit la nouvelle, annon­ cée par le Président, de l’attribution à M. Bourgeois du prix Nobel pour la Paix. Elle n’eut rien d’officiel ou de banal. Ce fut un geste sincère et touchant qui honorait le grand Français, dont le tour d’esprit noble et délicat, le passé rempli d’œuvres et de services et les exquises manières inspiraient à tous autant d’affection que de respect. Lord Robert Cecil maintes fois impressionna par son accent de ferveur et de force contenue. Avec M. Nansen il représentait en quelque sorte la gauche de l’assemblée, prompt aux initiatives énergiques, soucieux cependant d’aboutir, mê­ lant à un idéalisme hardi un bon sens britannique, qui ne néglige jamais les réalités. Ses appels aux nations civilisées, dans le débat sur la tragique Arménie, puisaient leur inspiration dans une sensibilité profonde, une religieuse et chevaleresque conception du devoir. La première apparition, à la tribune, de M. Balfour, arrivé tardivement à Genève, fut saluée d’applaudissements. Il parla 177 souvent, avec cette grâce un peu indolente, cette voix harmo­ nieuse, ce ton parfois légèrement hésitant, cette élégance natu­ relle du geste et de la phrase, dédaigneuse de toute recherche et dont la simplicité laisse paraître un art consommé, une pensée sûre, la plus habile dialectique. M. Tittoni, qui ne put rester à Genève jusqu’à la fin des travaux, nous apporta la contribution de son expérience, d’une fine connaissance de la politique et des hommes. Il avait parti­ cipé à toutes les délibérations du Conseil et se chargea, dans la discussion générale, d’en expliquer la portée et de répondre aux questions et aux critiques. Il s’acquitta de sa tâche à merveille. La voix est mince, mais agile, et excelle à glisser et faire pénétrer l’argument. Toute sa personne dénote l’intel­ ligence vive et aiguisée. On découvre du premier coup d’œil l’homme d’E tat qui a été mêlé aux grandes affaires. L’autorité de l’orateur s’adoucit d’un sourire ; et sous le charme du dis­ cours luit parfois l’acier d’une épigramme. Puis, voici M. Paderewski dont l’éloquence nuancée est d’un virtuose, qui joue de la parole comme d’un clavier, et M. Branting dont le langage paterne contraste avec le rude aspect ; M. Fernandez, le délégué brésilien, qui prit une part marquée à l’élaboration du statut de la Cour de justice et déploya dans sa discussion tant de verve juridique, et M. de Aguero, le délégué cubain, au masque napoléonien ; M. Nansen, l’explorateur norvégien, prêt à tous les héroïsmes ; M. Rawell et Sir George Foster, du Canada, parlementaires avisés, tenaces et pressants dans la controverse et M. Motta, enfin, le Président de la Confédération Suisse. A diverses reprises, avec une rare élévation d’esprit et dans un langage nourri de bonnes lettres, il exprima les aspirations de la démocratie helvétique, la plus vieille et la plus égalitaire de l’Europe, demeurée neutre dans la guerre, et, par un privilège unique, entrée neutre dans la Société des Nations, créatrice de la grande œuvre de la CroixRouge et qui, dans les années terribles fut la bienfaisante m ar­ raine de nos blessés et de nos prisonniers. Voilà le cadre, les méthodes, le milieu, les hommes. Quelle fut l’œuvre accomplie ? Sans doute l’assemblée n’a résolu aucun des lourds problèmes politiques qui pèsent sur l’Europe. 178 Elle n’y prétendait point et ne l’aurait pu tant à raison de la situation trouble et fiévreuse où se débattent les peuples, que de la limitation de ses propres forces. Le Conseil suprême des Alliés, la Conférence des Ambassa­ deurs, la Commission des Réparations n’ont point achevé de régler l’exécution définitive de quelques-unes des clauses les plus importantes du Traité de Versailles. Le Traité de Sèvres n’est pas ratifié et l’on parle de le reviser. La Russie est dans le chaos et toute l’Europe Orientale en fermentation. Quant à la Société des Nations, elle débute et n’en est encore qu’à un stade de primaire développement. A se lancer dans de vastes entreprises, un équipage aventureux risquerait de faire sombrer le navire, à peine sorti des chantiers et qui ne porte pas encore son gréement. Sans doute le but final, le but idéal et lointain de la Société des Nations, la grande pensée dont elle est issue, est de prévenir les guerres futures en assurant par un réseau d’obligations et de sanctions le respect du nouveau contrat social des peuples, en soumettant les différends à la discussion, à la médiation, à l’arbitrage, en offrant à l’opinion publique universelle un ins­ trum ent assez puissant et sonore pour maîtriser les volontés de violence, de lucre ou de conquête. Mais comment réaliser progressivement cette fin supérieure si ce n’est en se préoccupant d’abord d’établir entre les Gou­ vernements des points de contact et, selon l’expression de M. Bourgeois, une mutualité d’intérêts, de tisser les liens qui les rapprocheront, d’organiser les laboratoires techniques où les problèmes d’utilité collective seront soumis à une étude commune et qui prépareront les solutions conciliatrices et harmoniques, de constituer un tribunal assez haut et respecté pour formuler des arrêts que le monde reconnaîtra comme l’expression d’une justice suprême et incontestée. C’est donc à monter la machine, à en finir et à en ajuster les rouages, à en ordonner le fonctionnement pour en assurer le rendement régulier et fructueux que la première assemblée de la Société des Nations devait consacrer sa majeure activité. E t c’est ce que fit l’Assemblée de Genève. Après s’être donné un règlement, elle s’occupa de la tâche délicate de fixer la compétence respective et les relations du 179 Conseil et de l’Assemblée auxquels le Pacte, sauf en quelques matières, a donné des attributions presque équivalentes, et elle laissa à l’avenir la détermination de frontières plus précises qui se dégageraient de l’expérience. Elle ne voulut pas inaugurer ses travaux par la revision de sa charte fondamentale. Les amendements au Pacte, proposés par les Etats scandinaves, puis par M. Costa, délégué du Por­ tugal, et par M. Puyrredon, au nom du Gouvernement argentin, furent renvoyés à une Commission que désignera le Conseil. Sans doute, nul ne soutient que le Pacte soit parfait et les cir­ constances amèneront à l’améliorer et à l’assouplir. Mais on estima généralement qu’il convenait de le mettre à l’épreuve avant de le reviser et d’attendre les leçons des faits et de la réflexion. Seule l’Argentine manifesta une résistance qui se tra ­ duisit par la retraite de sa délégation. E t l’on éprouva un vif regret du départ de M. Puyrredon, diplomate distingué, dont le concours éclairé était prisé par tous. Mais on eut l’impression que la retraite des délégués argentins n’entraînait qu’une séparation temporaire. Assurément l’incident fit sensation et inspira des inquiétudes. Mais l’esprit de solidarité fut le plus fort ; l’Assemblée demeura unie et persévéra. Elle pourvut la Société de trois outils destinés à la re­ cherche et à l’analyse des besoins matériels, commerciaux et physiques des peuples et à la préparation des ententes néces­ saires pour coordonner leurs intérêts généraux et pour remédier aux maux qui résultent de l’isolement ou de rivalités égoïstes. C’est une Commission financière et économique qui appro­ fondira les conclusions de la Conférence de Bruxelles et étudiera les formules d’un accord tendant à l’organisation internationale du crédit. C’est une Commission spéciale qui se chargera de poser les bases de conventions générales sur le régime du tran­ sit, des ports et des communications par eau et voies ferrées. C’est enfin une organisation internationale permanente de l’hygiène qui unira les efforts de la science, des Croix-Rouges, de la philanthropie afin d’éteindre des foyers d’épidémie et de porter secours partout où la misère et la souffrance menacent de décimer l’humanité. Ainsi la Société des Nations est armée pour exercer une 180 action efficace et pratique dans le domaine des intérêts et pour substituer au désordre où s’agite le monde un système de coopération libérale et rationnelle. L’œuvre capitale de l’Assemblée — tout le monde le proclame et la critique devant elle a abdiqué — ce fut l’éla­ boration des statuts de la Cour permanente de justice inter­ nationale. C’est une grande œuvre de paix. On donne au monde quinze juges, « magistrats indépendants élus sans égard à leur nationalité parmi les jurisconsultes jouissant de la plus haute considération morale ». On entoure leur sélection de garanties telles que nul n’oserait renier leur autorité. On leur donne une large compétence. On va plus loin. Sans décréter l’arbitrage obligatoire, on ouvre les voies qui y conduisent, par une clause qui donne aux Etats la faculté de l’adopter entre eux. Il manquait à la Société des Nations une colonne qui soutînt tout l’édifice, le fît solide, harmonieux, durable. Elle est debout ajourd’hui et ancrée au sol. Deux questions : le blocus, pénalité et contrainte qui menace l’E tat violant ses engagements, la réduction des ar­ mements, mesure préventive contre les tentations et les en­ traînements belliqueux, ont provoqué, dans les commissions principalement, de longs débats pleins de franchise et de clarté. L’Assemblée a préconisé une série de mesures qui feraient du blocus économique une ceinture étouffante, étroitement ajustée. D’autre part, elle a formulé le vœu de voir s’arrêter la course aux armements et pris des mesures d’étude et de con­ trôle. Mais elle a fait preuve de sagesse, en reconnaissant que, dans l’état présent de l’Europe, la position de certains Etats qui restent menacés de périls graves ou à qui incomberaient, dans certains conflits, des devoirs immédiats d’intervention, ne leur permet pas de désarmer. Sur le principe de la limitation des armements, l’accord théorique fut unanime. Tous les peu­ ples indistinctement plient sous le fardeau et aspirent à l’allé­ gement des charges qui oppriment leurs finances publiques, retentissent sur le bien-être des individus et entravent le relè­ vement des conditions économiques. Mais les dures réalités ne sauraient être méconnues. L’Al­ lemagne n’a pas encore exécuté les obligations que lui impose 181 le Traité de Versailles. D’épaisses nuées que traversent des lueurs d’orage, obscurcissent l’horizon oriental. Les garanties de la Société des Nations sont trop faibles encore pour dis­ penser les peuples de veiller à leur sécurité et d’organiser leur défense. Comment la France et la Belgique qui montent la garde sur le Rhin, comment la Pologne pourraient-elles désar­ mer ? L’heure n’a pas sonné. Toute la puissance d’émotion de l’Assemblée se dépensa dans la discussion de l’affaire d’Arménie. On s’ingénia à découvrir le moyen d’arracher ce peuple infortuné à la longue torture qui l’étreint et l’épuise. Les grands Alliés n’avaient trouvé ni l’argent ni les troupes pour restaurer le droit par la force et leur action était demeurée stérile. Par quel procédé diploma­ tique, par quelle méthode miraculeuse la Société des Nations se révélerait-elle plus habile et parviendrait-elle à délivrer l’Arménie qui se meurt ? Sur la suggestion de M. Viviani, le Président ^Vilson fut prié d’intervenir comme médiateur entre les Arméniens et les Kémalistes. Il accepta. Le Brésil et l’Es­ pagne lui promirent leur appui. Mais une étrange obscurité couvre ce coin tragique d’Asie-Mineure et nul ne peut prévoir encore l’épilogue du drame qui s’y déroule. L’un des derniers actes de l’Assemblée atteste son libé­ ralisme. Elle admit dans la Société des Nations l’Autriche, la Bulgarie et l’Albanie, en même temps que la Finlande, le Lu­ xembourg et Costa-Rica. Si l’on élimine les détails, tels sont, dans leurs caractères essentiels, la physionomie et les travaux de l’Assemblée de Genève. Elle a répondu pleinement à ce qu’il était permis d’attendre d’elle. Elle a achevé d’organiser la Société des Nations. Elle l’a dotée de l’outillage qui lui manquait. Elle lui a donné de la vie et de la sonorité. Elle a fait éclore dans un milieu rempli de contrastes et de nuances un esprit remarquable d’entente et de coopération, qui se manifesta sans tarder dans les relations personnelles, dans les entretiens politiques, dans les travaux des commissions. De cet échange d’idées, de propos intimes, de discours, se dégagèrent très vite une aspiration intense vers un régime nouveau, stable, régulier, juridique des relations internationales, 182 une réelle anxiété d’éviter les perturbations qui secouent par ressauts successifs toutes les Nations, d’un bout du monde à l’autre. On perçut à Genève un immense désir d’organiser l’avenir de manière à prévenir le retour de crises qui entraî­ neraient d’irrémédiables catastrophes et que seule peut con­ jurer la solidarité fondée sur le droit. Les petits Etats, les plus nombreux, ont éprouvé la satis­ faction de se voir traités en égaux des plus grands. Beaucoup étaient représentés par des hommes d’élite. Ils ont agi avec indépendance et sagesse. On n’a pas vu se constituer de partis ou de groupements dont telle ou telle haute puissance serait le noyau. La volonté d’aboutir à des accords généraux s’attesta de toutes parts. Mais à voir mêlés aux Européens les délégués de tant de races et de pays lointains avec lesquels les contacts directs sont si rares, on s’est fait une conception nouvelle et plus complète de l’univers. Il ne se réduit pas aux nations à qui le sort a tracé dans la tragédie récente des rôles émouvants et glorieux et qui ont rempli la scène. Il y a là-bas, au-delà des mers, dans un vaste continent, toute une agglomération de peuples jeunes, vigoureux et riches qui constituent des facteurs de l’évolution générale. L’Amérique latine, avec ses millions d’habitants et ses immenses territoires, prend place dans la vie commune. L’Asie à son tour, où se dessine un renouveau, apparaît et fera entendre sa voix. Quelle complexité d’intérêts, de désirs, de sentiments, de besoins et d’instincts héréditaires dans cette énorme collec­ tivité humaine dont toutes les fonctions cependant sont inter­ dépendantes, dont toutes les ressources se combinent et se complètent et qui, à des degrés divers, souffre en toutes ses parties, dès qu’en un point quelconque du globe, un de ses membres est atteint ! Les Etats-Unis, il est vrai, n’étaient point à Genève. On sentit un vide. Mais il semble impossible qu’ils se désintéressent de la plus grande entreprise de coopération internationale qui ait jamais été tentée et qu’on ne trouve point une formule de conciliation qui leur permette de s’y associer. Des esprits enclins à la critique ont reproché à l’Assemblée de n’avoir point, dans le tumulte actuel des idées, tracé aux foules une direction morale. Mais, dans une première expérimentation, elle devait se contenter d’explorer, d’éclairer le terrain et d’ouvrir des sentiers que les efforts prochains élargiront. Comme l’a fait observer un commentateur impartial, elle a montré plus de hardiesse dans les tendances que dans les décisions. C’est qu’il fallait se garder des audaces vaines. E t tant que l’autorité effective ne sera point acquise, il faudra se borner aux problèmes mineurs et concrets. Mais l’Assemblée est une tribune d’où l’on peut parler à l’opinion et d’où l’opinion peut se faire entendre. C’est une force qui naît, et qui se cherche et s’essaie. La constitution d’une opinion publique mondiale, ayant ses organes, ses leviers, ses moyens d’action, changerait l’aspect et les procédés de la politique internationale. Pour reprendre le mot de M. Viviani, l’Assemblée de la Société des Nations peut devenir, si la confiance l’entoure et l’appuie, non le super-parlement d’un super-Etat, mais l’arbitre moral. Certains cependant persisteront à rire. Passons. Il n’est rien à attendre des sceptiques et des pessi­ mistes. D’aucuns diront que la guerre est un phénomène iné­ vitable, normal et périodique. Songent-ils à ce qui resterait de l’Europe et de la civilisation, des vainqueurs et des vaincus, si dans cinquante, dans cent ans une tourmente nouvelle jetait les uns contre les autres les peuples de l’Occident ? La Société des Nations sauvera-t-elle le vieux monde ? Peut-être. Ce n’est qu’une espérance. Elle suffit pour agir. Que si l’on me reproche, disait l’autre jour Lord Grey, de poursuivre une utopie, je répondrai que je préfère ce risque à la certitude de la destruction. 184 VV AARIA RIA RÉMINISCENCES «Le S o ir», 27 mars 1923. En ces derniers jours, d’intéressantes silhouettes d’étran­ gers notables se sont profilées sur le fond coutumier de notre monde intellectuel : M. de Reynold, professeur à l’Université de Berne, qui, pendant les années de guerre, consacra de bril­ lantes leçons à l’étude des lettres belges, M. de Nolhac, le conservateur du Musée de Versailles, M. Hagbar Wright, le directeur de la London Library. Versailles. Dans un coin de salon, au cours d’une conversation d’aprèsdîner, M. de Nolhac rappela la dernière cérémonie qui illustra la salle des Glaces : la signature du Traité de Paix. La paix nous a donné des désillusions. La cérémonie de Versailles fut une déception. J ’allai contempler cette salle d’une si noble ordonnance, la veille du grand jour. Tout était prêt pour la solennité. Aux deux extrémités, des rangées de banquettes pour les dames, les diplomates, les dignitaires d’un côté, pour les députés, les sénateurs, les journalistes de l’autre. Au fond, en face des fenêtres qui s’ouvrent sur les terrasses, les sièges réservés aux plénipotentiaires. Au centre, la table où serait déposé le parchemin fatidique, sur lequel se penche­ raient, la plume à la main, les représentants de vingt-huit Etats. C’était, si je ne me trompe, un meuble somptueux, de marque célèbre et dont l’auguste origine avait paru convenir à la ma­ jesté de l’événement. Le lendemain, tout ce clair et beau décor s’assombrit et se banalisa. Une foule moderne, d’aspect gris et maussade emplit l’aristocratique galerie d’une rumeur bourdonnante. On entendait fuser des rires ; des apostrophes familières s’entre- 187 croisaient. M. Lloyd George eut grand peine, pour gagner sa place, à franchir un rem part de curieux qui obstruaient l’entrée. Les secrétaires, innombrables et affairés, couraient de Tun à l’autre, collectionnant des autographes. Les délé­ gués défilèrent, dans le bruit, devant la table où reposait le papier qui consacrait la victoire du Droit. E t c’est presque inaperçus que passèrent les plénipotentiaires allemands qu’avait introduits M. de Nolhac. Waxweiler et Paul Lippens M. Hagbar Wright évoqua avec moi le souvenir d’un belge éminent, prématurément disparu, et qu’il connut beaucoup à Londres pendant la guerre, M. Emile Waxweiler. Tout le drame de cette mort me revint à la mémoire. Waxweiler, après la conférence économique interalliée qui se tint à Paris en 1916 — et dont les plans magnifiques s’évanouirent en fumée — vint à Londres afin de se joindre à une démarche que M. de Broqueville et moi nous nous proposions de faire auprès du gouvenement britannique. Waxweiler me rendit visite à la légation de Belgique, vers 6 heures du soir, immédiatement après son arrivée. M. de Broqueville s’était annoncé pour le lendemain, et il avait été convenu que nous déjeunerions à trois à l’hôtel Ritz, où le premier ministre devait descendre. Waxweiler prolongea sa visite jusqu’à 8 heures du soir. Nous sortîmes ensemble et cheminâmes jusqu’à Hydepark. Il me raconta les résultats des conversations qui s’étaient pour­ suivies à Paris ; nous les discutâmes longuement. Il me quitta en me donnant rendez-vous pour la matinée suivante, à 10 heures, à la légation, et il fut entendu que nous nous rendrions de com­ pagnie à l’hôtel Ritz. Je ne devais plus revoir cet infatigable et noble travailleur, qui s’était donné tout entier à la patrie. On ne dira jamais assez l’effet considérable que produisit son livre La Belgique neutre et loyale, ni l’ardeur de son œuvre de propagande et ses efforts pour préparer la reconstruction économique, entrevue déjà à travers les périls et les angoisses. Le lendemain m atin j ’attendis en vain Waxweiler avec qui il m’était nécessaire de conférer avant notre entrevue 188 avec M. de Broqueville ; je téléphonai à son bureau. Il n’était pas arrivé. On apprit cependant qu’il avait depuis près d’une heure quitté son domicile. Il habitait un petit cotage à Golders Green. Je téléphonai encore. Point de nouvelles. Je partis pour l’hôtel Ritz. J ’excusai Waxweiler auprès de M. de Broqueville et nous nous mîmes à table avec son secrétaire, le jeune comte Louis de Lichtervelde. A peine le repas était-il commencé, je fus appelé au télé­ phone. On me mandait d’un hôpital que Waxweiler venait d’y être apporté mourant. Sortant de chez lui, il avait traversé, en courant, la chaussee pour prendre un autobus. Un wagon automobile, survenu brusquement, l’avait happé, renversé. On l’avait relevé vivant, mais mortellement atteint. Il rendit le dernier soupir, à l’hô­ pital, une demi-heure après. Cette fin stupide et cruelle, a privé la Belgique d’un servi­ teur précieux qui, j en suis sûr, eut joué un grand rôle dans la reconstitution nationale, après l’armistice. Waxweiler était à la fois un esprit positif et pratique. Il avait réussi à conquérir la sympathie des hommes d affaires que cependant une peur instinctive éloigne des professeurs, et le Roi lui avait donné sa confiance. J ’ai toujours associé, dans une même pensée de regrets, deux hommes tombés pendant la guerre, et qui eussent rendu au retour de notables services au pays, Waxweiler et Paul Lippens, qui n’avait pas encore donné sa mesure. Paul Lippens, le frère de l’ancien gouverneur du Congo, serait devenu une de nos forces parlementaires, une colonne du libéralisme. C’était un beau caractère, une intelligence ouverte, loyale, entreprenante. Je passai la soirée avec lui à La Panne, quelques jours avant qu’une balle le frappât au cerveau. Il ne restait plus rien en lui de l’homme politique. C’était un soldat ; il ne me parla que de ses camerades du front, des charges de son commandement, de ses devoirs militaires, de la guerre, la guerre des tranchées à vif et sous le feu. Le devoir remplissait son cœur et sa pensée. Il était de la race des grands citoyens. Qu’on excuse ces réminiscences de l’amitié, qu’éveilla le hasard d’une conversation. 189 EMILE VERHAEREN Discours prononcé à la Royal Society of Literature à Londres, à la Séance commémorative dédiée à EmileVerhaeren, le 3 mars 1917. Les discours qui viennent d’être prononcés évoquent une grande mémoire. Je me lève à mon tour pour la saluer. Sans doute c’est le poète qu’Anglais et Belges célèbrent ici dans une commune pensée de piété littéraire. Mais qu’il fût Belge, c’est pour tous une raison de plus de l’honorer. Car les Anglais voient en lui l’expression du génie d’un peuple qu’ils aiment pour sa fidélité au devoir, son courage et ses douleurs. E t nous autres, nous reconnaissons notre âme dans la sienne, nous retrouvons dans ses vers les chères images de la patrie, les joies du passé, nos enthousiasmes, nos espoirs, nos souffrances et nos haines, transposées et magnifiées par la splendeur du verbe. Belge, il l’était jusqu’aux moelles. Né sur les bords de l’Escaut et flamand de naissance, c’est la langue française qui fut l’instrument de son art. Il la maniait en maître, la pliant aux volontés de son inspiration, en sorte que celle-ci, dans le bel idiome de France, gardait la saveur du terroir et sa robuste originalité. H abitant tour à tour Paris et la Belgique, Belge il était resté par l’allure comme par le tempérament, ne sacrifiant ni à la mode, ni au désir de plaire. On ne découvrait en lui point d’affectation, ou de pose, ou de snobisme. Il était lui même, par l’accent, la parole martelée, la simplicité des manières et du costume, la brusque franchise, la familiarité cordiale et sensible. Le visage tendu et nerveux, que sabrait une longue moustache, retombant aux deux coins de sa bouche et qu’il lissait d’un doigt machinal, rappelait la rude physionomie du guerrier gaulois. Mais les yeux clairs, ingénus, ardents et ten­ dres révélaient la contemplation mystique du passé, l’obser­ 190 vation aiguë de la nature et de la vie, les inquiétudes et les ferveurs de l’âme moderne. Il bâtissait et sculptait des rythmes neufs, retentissants, farouches, harmonieux et passionnés, qui bousculaient parfois les normes classiques, mais qui dessinaient d’un trait puissant la structure de l’idée, lui imprimaient la couleur et l’élan ; et l’idée venait de chez nous, de chez lui, puisée aux sèves profondes du sol natal. Son œuvre est nationale. On pourrait l’appeler « Toute la Patrie ». Toute la patrie, c’était jusqu’à trois ans d’ici les grands fleuves et les canaux dormants où glissait la forêt mouvante des cheminées et des mats de navires, c’était les dunes et leur guirlande de fleurs sauvages, c’était les tours massives des égli­ ses de la côte, que secouent les vents du large, le silence des béguinages et des vieilles cités endormies de Flandre, où d’au­ gustes momuments rappellent l’opulence des marchés du moyen-âge. C’était les gloires et les drames de l’histoire d’où, à l’appel du poète, surgissaient le cortège des vierges mystiques de Bruges, les ducs de Bourgogne drapés de pourpre et bardés de fer, la sombre figure de Philippe II, l’art plantureux, sensuel et magnifique de Rubens et de ses disciples. E t c’était aussi les douceurs du foyer, les amours humbles, les heures claires. Et c’était enfin, le tumulte des villes, les rumeurs des foules, le monde rugissant des usines, couronnées de fumée et de feu, où l’humanité ouvrière, courbée sur les enclûmes, forge les instruments de la richesse et les réformes populaires. Mais tout cela c’était la paix, la paix d’un peuple laborieux et fort, aimant le bien-être et l’abondance, énivré de liberté, épris de faste et de profits. E t voici la guerre ! Jamais Yerhaeren ne s’atteste plus foncièrement belge, plus enraciné à la terre des aieux, dont le suc nourrit son génie, que le jour où l’ennemi foule le sol de la patrie, pié­ tine le droit de la nation, dont il est par le cœur et par la chair, et entreprend son œuvre de crime, de destruction et de mort. Le bruit des clochers qui s’effondrent, les flammes qui dévorent les bibliothèques sacrées, les lamentations des femmes et des enfants qu’on égorge le bouleversent et lui 191 arrachent des cris de désespoir et de haine. Il entend sur les routes sonner le pas lourd des régiments qui vont à la bataille, il les suit dans la mêlée ; il voit les tombes s’ouvrir, le sang rougir les prairies et les eaux calmes des Flandres. Son âme s’exalte et prend son vol sur les ailes de la guerre. Il ceint de lauriers le héros qui succombe, il bénit les mains douces qui dans les hôpitaux blancs soignent les plaies et pansent les chairs meurtries, il venge Ypres, il lance l’anathème à l’Allemagne, il jette une brassée de fleurs sur le roc formi­ dable d’où l’Angleterre domine les Océans. Sa voix perce la tempête, voix de douleur, voix de malédiction, voix d’amour et d’espérance. Tout à coup il meurt, d’une mort affreuse et stérile. Il ne sera pas au milieu de nous, à l’heure du retour, pour annoncer les aubes, pour claironner la victoire, pour consoler, pour réveiller, pour conduire. Mais ne pleurons pas. Nous l’entendons encore. Ses poèmes résonnent en nous. Ils sont sur nos lèvres ; ils se répéteront de bouche en bouche ; la mère les redira à l’enfant et l’écho de ses vers retentira de génération en génération. Ses chants sont les chants de la Patrie. Ils sont immortels comme la Patrie elle-même. LES VIEUX ARBRES En ju in 1923 Nous sommes en deuil, mes voisins et moi. Cinq grands arbres, cinq ormes superbes, qui faisaient l’orgueil du Parc, le décor de notre quartier paisible, la fierté de la rue Ducale, le bonheur des tendres couples accoutumés de se blottir sous leur ombre, cinq arbres centenaires, cinq ormes vénérables viennent d’être décapités par la hache impi­ toyable des bûcherons municipaux. La mort avait précédé cette cruelle opération. Lorsque dans les chaudes journées des Pâques dernières le Parc se couvrit de bourgeons, les hautes ramures de ces cinq aïeux restèrent nues et noires ; sans doute, se dit-on, la sève n’avait pas eu le temps encore, montant du sol nourricier, d’atteindre leurs altitudes et leur printemps serait-il tardif. Mais bientôt l’illusion se dissipa. D’un bout du Parc à l’autre se tendait un voile de tulle frissonnant. Le jeune feuil­ lage s’animait du chant de l’oiseau. Les corneilles, au grand vol tournoyant, perchaient sur les cimes sèches et froides, dont le dessin se détachait sur l’azur léger en traits d’eau-forte. Non, non, ils ne reverdiraient plus, les vieux arbres. Ils étaient morts, morts d’usure et de vétusté, taris et gelés. Ils avaient, disent les compétences sylvicoles, cent cinquante ans. E t la sécheresse de l’avant-dernier été avait épuisé leur suc. A la première tempête, ils se seraient brisés par le milieu. On vit alors des hommes hardis s’attacher à l’aide de cordes aux troncs, où ils enfonçaient les crochets de fer dont leurs chaussures étaient armées, et s’élever lentement jusqu’aux hautes branches. Puis détachant de leur ceinture une hache luisante, ils se mirent à frapper, à frapper férocement, impi­ toyablement. Les branches amputées tombaient. Le tronc fris­ sonnait sous les coups, mais restait intact encore. Enfin, quand il fut dépouillé de ses membres, c’est sur lui-même que la hache s’abattit. E t longuement on tailla dans l’écorce, 193 dans la pulpe morte jusqu’à ce que, enfin, avec un craquement sinistre, tout le dôme s’effondrât. Ils sont cinq que l’on mit à terre et qu’ensuite on découpa en tronçons ; et dans l’allée voisine, qui va de la rue Zinner à la Montagne-du-Parc, ils sont quatre encore, et deux dans l’allée qui, la coupant, va du Palais des Académies au grand bassin. Toute une génération s’évanouit, tout un morceau du passé tombe en poussière. De grands témoins de la vie bruxelloise d’autrefois disparaissent. Ils ont abrité les promenades des héros de la Révolution brabançonne et les sombres réminiscences des conventionnels ré­ gicides qui, après 1815, vinrent chez nous chercher la sécurité et l’oubli ; et les fiers enthousiasmes de 1830, les colères et les rêves des proscrits du Second Empire, et jusqu’à quelques quarante ans d’ici, les élégances bruxelloises, le froufrou des toilettes et des causeries mondaines. Car le Parc fut pendant longtemps la promenade à la mode. De jolies lithographies, exemplaires jaunis d’un art disparu, montrent les pittoresques aspects de ses avenues encombrées de crinolines, de redingotes à jupes, de sveltes officiers coiffés de hauts schakos. Ce n’est qu’en 1849 qu’on enferma le parc jusque là bordé d’une haie agreste, dans sa ceinture de fer. E t l’on n’y fumait pas autrefois, par galanterie pour ne pas effaroucher les dames, par hygiène pour ne pas corrompre un air pur consacré aux vieillards, aux enfants et aux convalescents... Il fallut un long débat pour ouvrir le Parc aux fumeurs. Timidement un édile, ami du cigare, proposa qu’il fût permis d’y fumer jusqu’à 11 heures du matin. L’opposition fut vive. Mais les solutions les plus radicales finalement triomphèrent, grâce au bourgmestre Charles de Brouckère, qui, ripostant à un défenseur des antiques usages s’écria : « Il n’y a plus, à fumer, un manque de courtoisie, les dames sont si éloignées de nous, grâce à leur crinolines, que l’odeur du tabac ne peut plus les gêner ! » Ils ont vécu ces temps périmés, les vieux arbres morts ! Combien ils ont surpris de confidences ! Que d’hommes et d’événements ont passé à leur pied ! Au milieu des modes 194 changeantes, des variations de régime et de mœurs, ils demeu­ raient droits, dressaient plus haut leur pointe vers le ciel, déployaient leur altière couronne, beaux, immobiles et cléments aux humains. Il ne reste plus devant nous que des colonnes brisées. Le rideau de verdure s’est aminci et déchiré. Il y aura moins de feuillage et plus de ciel. Les bosquets vides pleurent leurs nobles ainés. Les vieux s’en vont. Qui les remplacera ? 195 IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE TROIS EXEM PLAIRES SUR JAPON MITSUMATA ET H UIT CENTS EXEM ­ PLAIRES NUMÉROTÉS DE 1 A 800 CONSTITUANT L’ÉDITION ORIGINALE. DEUXIÈM E ÉDITION ACHEVÉ D ’IMPRIMER LE 25 MARS 1910 SUR LES PRESSES V. VAN DIEREN & C° A ANVERS. IMPRIMÉ EN BELGIQUE