Quelques problèmes de traduction en kabyle

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Quelques problèmes de traduction
en kabyle
Professeur Kamal NAIT-ZERRAD
Lacnad-CRB, Inalco, Paris
Les théories de la traduction se distinguent en particulier par l’aspect qu’elles
privilégient dans la pratique. Par exemple, la théorie interprétative donne la prééminence au
sens et à la compréhension dans le processus de traduction. La théorie du skopos (but,
objectif) quant à elle, nous dit qu’il n’est point de traduction sans but et que la fonction du
texte détermine la manière de le traduire. Pour cette théorie fonctionnelle, la traduction
correspond à une communication interculturelle, avec des facteurs linguistiques et
extralinguistiques (Nord, Nida, Lederer,...)
Nous nous proposons ici de donner quelques exemples de stratégies de la traduction
du français vers le kabyle et vice-versa. Nous commencerons par donner un aperçu des
procédés de traduction avant de passer à quelques illustrations commentées.
I- Procédés de traduction(11)
La tradition occidentale a défini un certain nombre de procédés de traduction dont
nous donnerons quelques exemples.
1. l’emprunt
A proprement parler, il ne s’agit pas de traduction, mais il peut s’avérer utile dans
certains cas. Par exemple, dans le cas où dans la langue cible, la réalité de la langue source
n’existe pas et si un néologisme n’a pas été créé pour…ou encore pour des raisons de style :
fr. champagne /… ; kab. abazin /…
Cela peut servir également à situer un lieu (géographique, culturel, politique…) : la
tour Eiffel / Buckingham Palace / … ; Tajmaat / …
Pour le kabyle, l’emprunt peut être berbérisé ou pas.
2. le calque
C’est la traduction littérale d’un mot ou d’une expression. C’est un procédé à éviter en
général car source de contresens ou de non-sens comme « vachement » qui serait traduit par s
tfunast…
3. la traduction littérale
C’est la traduction mot à mot d’un énoncé en gardant l’ordre des mots. Même
remarque que pour le calque :
yekkat uzzal traduit par « il frappe le fer » serait une faute… (= il est fort, courageux)
4. la transposition
Contrairement aux trois précédents, nous avons ici un véritable procédé de traduction.
Il s’agit du remplacement d’une catégorie grammaticale par une autre, sans changer le sens de
l’énoncé, comme en kabyle même : d amellal (adjectif) = mellul (verbe)
Entre le kabyle et le français :
(1)
cf. Chuquet & Paillard 1989
d adfel (nom) = il neige (verbe)
ils sont nombreux (adjectif) = aṭas yid-sen (adverbe)
yettwazgar (verbe passif à l’AI(2)) = franchissable (adjectif)
deg-s aman (préposition) = il/elle contient de l’eau (verbe)
…
5. la modulation
De manière générale, il s’agit d’un changement de point de vue.
- modulation métaphorique : remplacement d’une métaphore par une autre plus ou
moins abstraite ou concrète
il roule sa bosse = tizi tettak-it i tayeḍ
tewweḍ tifidi s iɣess = il n’en peut plus, il est à bout
- modulation métonynimique :
un jour sur deux = ass s wass
amek yella wexxam-ik ? = comment va ta famille / ta femme ?
- modulation grammaticale : par exemple, passage de la négation à l’affirmation
ur yeṭṭif la d agelzim la d tagelzimt = il se garda bien de prendre une pioche (il ne prit
ni pioche ni piochon) (Dallet, 1982 : 871)
6- l’équivalence
C’est un type de modulation concernant en particulier les expressions figées, les
proverbes, etc. On traduit par une expression équivalente.
a bu snat, bru i yiwet = un tiens vaut mieux que deux tu l’auras
Comment vas-tu ? Amek tettiliḍ ?
7- l’adaptation
En réalité, il ne s’agit pas vraiment d’un procédé de traduction, puisque des facteurs
culturels, sociaux, subjectifs, etc. interviennent dans le passage de la langue source à la langue
cible.
L’adaptation est donc beaucoup plus libre. Il s’agit en général d’une réécriture par
imitation et l’adaptation peut être locale ou globale : Le contexte auquel se réfère l’original
peut ne pas exister dans la culture cible. Il s’agit donc de ce que l’on pourrait appeler une
reterritorialisation ou une naturalisation. L’adaptation de la culture source permet d’assurer
la diffusion et le succès auprès du public. Nous citerons deux exemples que l’on commentera
très brièvement :
-L’adaptation kabyle de « l’exception et la règle »(3) de B. Brecht par A. Mohia (dans
la transcription originale) :
Le marchand (…) : Dépêchez-vous, tas de fainéants, il faut que nous soyons arrivés
après-demain à la station Han, car il nous faut gagner tout un jour d’avance. (Au public :) Je
(2)
(3)
AI = aoriste intensif / inaccompli
Traduction littérale de l’allemand : die Ausnahme und die Regel
suis le marchand Karl Langmann et je me rends à Ourga pour conclure les négociations au
sujet d’une concession… (scène 1, p. 8)(4)
Ssi Lḥaǧ (...) : Ddut ! A wen yefk ṛebbi ifaddn bbwuffal ! A ţ id awiɣ sell-azekka di
Lḥemmam, s yiwen wass weqbel lawan, yerna s ṛebbi neɣ fiḥel. D nek ay d Ssi Lḥaǧ, m’ur yi
tessinm ara. D argaz, d bab n tuyat. Nnan kan yeţnuzu wakal di Twerga, nniɣ as d abrid…
(scène 1, page 4)
Les noms de lieux ont été kabylisés (Han > Lḥemmam, Ourga > Twerga) ainsi que le
nom / titre du personnage (Karl Langmann > Ssi Lḥaǧ : sous entendu –en tout cas, on peut le
supposer - « tartuffe ») d’où également son changement de statut (marchand > marchand + faux
dévot) : transparaît ici une critique du faux dévot assimilé à un (ou doublé d’un) riche marchand
véreux. On constate aussi l’absence de la didascalie (Au public :) dans le texte.
- L’adaptation de « matin brun » de Pavloff (Kezzar 2010 : Iqjan izegzawen : 69-73)
(transcription originale) :
Les jambes allongées au soleil, on ne parlait pas vraiment avec Charlie, on échangeait
des pensées qui nous couraient dans la tête, sans faire attention à ce que l’autre racontait de
son côté. Des moments agréables où on laissait filer le temps en sirotant un café… (p. 1)
Ṣṣbeḥ, deg Iɛeẓẓugen, iṭij n ccetwa, akken d-yenqer kan. Deg uṭiras n yiwet n lqehwa,
sin yemdukal, Muqran d Wezwaw, tessen lqehwa, ţqessiṛen. Awal yeţţawi-d wayeḍ… (p. 69)
Le tableau suivant donne quelques éléments de comparaison :
langue source
langue cible
contexte
indéfini
naturalisation, ancrage dans la
culture locale
lieu défini
Iɛeẓẓugen
localisation
aṭiras n lqehwa
précise
temps défini
ṣṣbeḥ, iṭij n ccetwa
noms
des Muqran, Azwaw
personnages
narrateur
externe :
les
deux
personnages sont nommés
spatio-temporel
narrateur-personnage : à la
première personne : un seul
personnage nommé
…
II- Quelques éléments de traduction du français en kabyle
1- Le pronom relatif « dont »
La traduction dépend de la fonction de l’antécédent dans l’énoncé indépendant et / ou
de la préposition accompagnant le verbe.
- fr. : j’ai parlé du livre (complément d’objet indirect) > le livre dont j’ai parlé
(4)
La traduction française s’écarte très peu de l’original allemand pour ce passage.
En kabyle, la préposition utilisée dans ce sens avec par exemple le verbe mmeslay est
ɣef :
mmeslayeɣ ɣef wedlis > adlis (i) ɣef mmeslayeɣ
- fr. : Le pantalon de l’homme est jaune (complément de nom) > l’homme dont le
pantalon est jaune
aserwal n wergaz werraɣ > argaz s userwal werraɣen
On traduira le syntagme avec la préposition s « avec » (= l’homme avec le pantalon
(qui est) jaune)
- Dans le cas des COI introduit par la préposition i en kabyle, le relateur est en
principe iwimi (ou variantes) :
Je me souviens de la maison > la maison dont je me souviens
cfiɣ i wexxam > axxam iwimi cfiɣ
2- Le pronom « on »
En général, deux cas au moins sont à considérer : l’inclusion ou l’exclusion de
l’énonciateur.
Dans le premier cas, on traduira généralement par la 1ère personne du pluriel. Dans le
cas de l’exclusion, la 3e personne du pluriel sera employée. D’autres traductions sont bien
entendu possibles.
- on frappa à la porte : (exclusion) > wwten di tewwurt / sqerbben ɣer tewwurt /
sṭebṭben di tewwurt /… On peut également tirer profit du fait que certains verbes sont neutres
(ou symétriques / réversibles…) : teṭṭebṭeb-d tewwurt (litt. la porte a été cognée)
- on dirait qu’il va pleuvoir : ici, il s’agit d’une forme impersonnelle. On exprime un
avis, une opinion (= il semble que …) : en kabyle, l’expression est également basée sur le
verbe « dire » ini :
ad as tiniḍ (litt. tu lui diras) d’où la traduction :
ad as tiniḍ ad yewwet ugeffur ou bien ad as tiniḍ ad yili ugeffur
- on se demande comment ils jouent : ici, le contexte peut être inclusif ou exclusif : on
pourra traduire par : wissen amek tturaren ?
- on peut y aller : (inclusion) > nezmer ad nruḥ
3- Auxiliaires de modalité
La situation d’énonciation et/ou le contexte peuvent aboutir à des traductions
différentes pour le même énoncé :
Il doit la voir demain (contrainte, exigence) : ilaq / yessefk a tt-iẓer azekka
Il doit la voir demain (rendez-vous) = il la verra demain : (atan) a tt-iẓer azekka
Il aurait dû venir hier : tili yusa-d iḍelli
Elle savait qu’elle devait l’attendre : teẓra ilaq a tt-tarǧu
III- Commentaires sur quelques traductions
1. Un paragraphe de la traduction en kabyle par At Ṭaleb (2005) du « fils du pauvre »
de Mouloud Feraoun (transcription originale)
Tout occupé à ses études, Fouroulou ignorait le drame de sa famille. A seize ans, il
avait conscience de jouer son avenir sur des théorèmes de géométrie et des équations
d'algèbre alors que ses camarades s'inquiétaient surtout de leur toilette et rêvaient aux jeunes
filles. (p. 142)
Di lawan i deg imedukal deg i yeqqar lhan-d d ucebbaḥ akked zzhu d tullas, Furulu
yerra ddehn-is ḥaca i tɣuri ines. Lḥif deg i xbabḍen at wexxam nnsen ur s-yelli di lbal. Ɣef
seṭṭac iseggasen yetturar ddunit-is akw d tmeddit-is s tusnakt. (p. 127)
- yetturar ddunit-is akw d tmeddit-is s tusnakt = il joue sa vie avec les mathématiques
(correspondrait à : il avait conscience de jouer son avenir sur des théorèmes de géométrie et
des équations d'algèbre)
La traduction littérale aurait dû être évitée parce qu’elle aboutit à un contresens.
- la deuxième phrase du texte source a été scindée en deux dans la traduction brisant
ainsi la logique originale.
2. Un poème de Si Mohand
Les textes originaux sont donnés en annexe.
Boulifa 1904 (n° XXII, p. 44-45)
Feraoun 1960 (n° 18, p.76)
Mammeri 1969 (n° 33, p. 152-153)
(P = prétérit / accompli), A = aoriste, AI = aoriste intensif / inaccompli)
aṭas ay yuɣen lmitaq
beaucoup REL qui-a/ont-pris (P) pacte (REL = relateur)
di ddnub iɛelleq (1)
dans péché il-est-suspendu (P)
ttesbiḥ izga ɣef yiri-s (2)
chapelet il-était-toujours (P) sur son-cou
ur k-ireḥḥem ur k-iɛetteq (3)
il ne te fait miséricorde (AI) il ne te préserve (AI)
d sseɛd-is isaq
c’est sa-chance elle-est-submergée (P)
rebbi yelha d ccɣel-is (4)
dieu il-s’est-occupé-de (P) avec son-travail
ay aḥnin isseḍharen lḥeqq
ô compatissant qui-fait-apparaître (AI) vérité
fiḥel ma nenṭeq
c’est-inutile si nous-avons-parlé (P)
amcum a t-id-yas wass-is
méchant il-viendra-le (ad+A) son-jour
Variantes dans Mammeri 1969 :
1 : ddnub iɛelleq
2 : d ttesbiḥ izga ɣef yiri s
3 : ur k-ineqq ur k-iɛetteq
4 : rebbi yelha deg ccɣel-is
izga : la sémantique du verbe indique une permanence, une continuité et justifie ainsi
l’emploi du prétérit (accompli) dont la valeur ici est pratiquement intemporelle. Le verbe doit
donc être au présent dans la traduction française, s’il y a lieu.
ur k-ineqq ur k-iɛetteq : l’emploi de l’aoriste intensif a valeur de duratif et l’absence
de la particule post-négative ara dans cette coordination négative renforce le caractère
péremptoire de l’énoncé et sa cohésion. La traduction de M. Feraoun semble la plus proche du
texte et la plus forte, à l’inverse, celle de Boulifa est trop faible.
rebbi yelha d ccɣel-is : le verbe lhi « être occupé (à/de) » est normalement employé
avec la particule proximale d (yelha-d d ccɣel-is), ce qui n’est pas le cas ici. On pourrait donc
proposer une autre interprétation où le verbe ne serait pas lhi mais lhu « être bon » (qui peut
aussi être synonyme de lhi), ce qui donnerait le sens de « Dieu fait bien les choses ». La
variante de Mammeri avec la préposition deg « dans » en lieu et place de d « avec » s’accorde
d’ailleurs mieux avec ce sens.
Conclusion
Nous avons abordé très succinctement quelques procédés et exemples de traduction.
Pour approcher d’une bonne traduction, on voit qu’il est indispensable d’étudier de manière
systématique et approfondie pour les deux langues en présence : les procédés de traduction
avec tout le détail nécessaire, les équivalents des différents syntagmes nominaux, des
syntagmes verbaux incluant le temps, l’aspect, les auxiliaires, les dérivés,…, la syntaxe, la
sémantique, la pragmatique, etc.
Bibliographie
• Boulifa (Si Ammar Ben Saïd, dit), 1904 : Recueil de poésies kabyles (texte zouaoua),
traduites, annotées et précédées d’une étude sur la femme kabyle, Adolphe Jourdan, Alger
• Brecht B., 1974 : Llem ik ddu d uḍar ik, Adaptation kabyle de « l’exception et la règle »,
Tizrigin Tala (par A. Mohia)
• Brecht B., 1974 : Théâtre complet, 3, L’Arche, Paris
• Chuquet H. & Paillard M., 1989 : Approches linguistique des problèmes de traduction
anglais ↔ français, Orphys, Paris
• Dallet J.-D., 1982 : Dictionnaire kabyle-français, SELAF, Paris
• Feraoun M., 1954 : Le fils du pauvre, Seuil, Paris
• Feraoun M., 1960 : Les poèmes de Si Mohand, édition bilingue, les éditions de minuit,
Paris
• Ferɛun M., 2005 : Mmis n igellil, l’Odyssée, Tizi-Ouzou (traduction en kabyle de Musa At
Ṭaleb)
• Guidère M., 2008 : Introduction à la traductologie, de boeck, Bruxelles
• Kezzar A., 2010 : Aɣyul n Ǧanǧis, Adaptations kabyles d’œuvres de Jacques Prévert, Franck
Pavloff et Raymond Queneau, Editions Achab, Tizi-Ouzou
• Lederer M., 1994 : La Traduction aujourd’hui. Le modèle interprétatif, Hachette, Paris
• Mammeri M., 1969 : Les isefra de Si-Mohand, la découverte, Paris
• Nida E. A., 2001 : Contexts in Translating, John Benjamins, Amsterdam & Philadelphia
• Nord C., 1997 : «A Functional Typology of Translation», Trosborg, A. (éd.), p. 43-66,
John Benjamins, Amsterdam & Philadelphia
• Pavloff F., 1998 : Matin brun, Cheyne, Le Chambon-sur-Lignon
Annexes
Boulifa 1904 (n° XXII, p. 44-45)
Feraoun 1960 (n° 18, p.76)
Mammeri 1969 (n° 33, p. 152-153)
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