C`est vous le transfuge?

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Géographie et cultures
89-90 | 2014
J'égo-géographie...
« C’est vous le transfuge ? »
Réflexions sur la phase géomorphologique d’un itinéraire de géographe
« Are you a renegade? »: Remarks on the geomorphological stage of a
geographer’s career
Emmanuel Jaurand
Éditeur
L’Harmattan
Édition électronique
URL : http://gc.revues.org/3223
DOI : 10.4000/gc.3223
ISSN : 2267-6759
Édition imprimée
Date de publication : 1 mars 2014
Pagination : 59-75
ISBN : 978-2-343-06346-1
ISSN : 1165-0354
Référence électronique
Emmanuel Jaurand, « « C’est vous le transfuge ? » », Géographie et cultures [En ligne], 89-90 | 2014, mis
en ligne le 09 octobre 2015, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://gc.revues.org/3223 ; DOI :
10.4000/gc.3223
Ce document a été généré automatiquement le 1 octobre 2016.
« C’est vous le transfuge ? »
« C’est vous le transfuge ? »
Réflexions sur la phase géomorphologique d’un itinéraire de géographe
« Are you a renegade? »: Remarks on the geomorphological stage of a
geographer’s career
Emmanuel Jaurand
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« C’est vous le transfuge ? ». C’est par cette interrogation qu’une collègue m’aborda à
l’occasion d’une journée d’études de l’Association de Géographes Français (AGF), le 15
octobre 2005, au cours de laquelle j’intervenais à propos du tourisme naturiste en
Méditerranée. L’appellation de transfuge m’a informé sur la perception que d’aucuns
avaient d’un itinéraire et d’une identité professionnelles atypiques. Je suis conscient du
fait que ma bifurcation scientifique peut avoir quelque chose de surprenant pour la
communauté géographique à laquelle j’appartiens, peut-être moins par l’abandon de la
géomorphologie lui-même que par le contraste brutal avec le contenu des recherches
postérieures : celles-ci portent sur des territorialités liées à la nudité et à l’identité gay et
s’inscrivent dans le champ de la géographie sociale et culturelle.
2
De la licence de géographie (1985-86) jusqu’à mes débuts comme maître de conférences
(1995), je me suis en effet engagé dans des travaux géomorphologiques. Puis des écrits à
caractère historique et épistémologique sur la géographie ont marqué une phase de
transition et de remise en cause personnelle (1999-2003), à la suite de laquelle j’ai été
amené à changer radicalement d’orientation. C’est ce délaissement de la géomorphologie,
qui m’avait passionné à mes débuts, que je souhaite expliquer dans le présent article, sans
artifice ni fioriture, mais avec le recul et l’inévitable dimension de reconstruction a
posteriori liée aux années écoulées. Mon objectif n’est pas d’expliquer l’évolution de mes
positions scientifiques jusqu’à mes recherches contemporaines incluses, ou de comparer
le cadre épistémologique et théorique de mes recherches en cours par rapport à celles de
mes débuts, ce qui dépasserait les limites de cet article. Il s’agit ici de faire part d’une
expérience personnelle de crise dans un itinéraire de géographe, crise au terme de
laquelle j’ai été amené à changer d’orientation, ce qui en a du même coup marqué la
résolution. Conformément à l’analyse de l’expérience de la crise proposée par René Kaës
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« C’est vous le transfuge ? »
(2004), j’effectuerai donc ici un travail de remémoration et proposerai une reconstruction
a posteriori du sens que j’attribue aujourd’hui à cette crise. Il s’agira ainsi de l’inscrire dans
la chaîne d’une histoire personnelle et collective, ma trajectoire pouvant apparaître
comme une réponse possible (la mienne propre) à des tensions disciplinaires.
3
Ce travail égogéographique, légitimé par la publication pionnière dans la géographie
française de Jacques Lévy (1995), la parution d’ouvrages consacrés aux parcours de
géographes français contemporains (Allemand, 2007) et l’intérêt croissant la réflexivité
(le « sujet cherchant » d’A. Volvey, Y. Calbérac et M. Houssay-Holzschuch, 2012), n’est pas
dépourvu de risques : une forme d’auto-complaisance, la dissimulation ou l’oubli de
certains faits, voire le désintérêt du lecteur. J’ai tenté d’éviter ou d’anticiper ces écueils
en ayant le souci d’articuler une dynamique collective et une trajectoire personnelle, la
seconde acquérant toute sa pertinence à travers la première. Le « tournant
géographique » (Lévy, 1999) est de façon indissociable une révolution scientifique (Kuhn,
1962 ; Orain, 2009) et une aventure inscrite dans des biographies. Le fait de savoir si
l’impulsion décisive relève de l’effet de contexte disciplinaire ou de l’équation
personnelle est somme toute formel voire impossible à trancher. La crise de la géographie
a été vécue par l’ensemble d’une communauté ; mais chaque géographe l’a ressentie
différemment et y a répondu en fonction de ses positions scientifiques propres,
recomposant le cas échéant son identité scientifique (et donc sociale) à partir de
nouveaux éléments et dans le cadre de relations renouvelées aux autres géographes.
Géographe(s) au pied du « mur de Berlin » disciplinaire
Deux géographies en une ?
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Cette reconversion thématique, bien qu’opérée au sein du microcosme géographique, a
pu être mal perçue car pendant longtemps la géographie française s’est assimilée à une
« géographie-demi-physique-demi-humaine-à-trois-quarts-de-géomorphologie »
(Brunet, 1997, p. 36). La coexistence, tacite mais pas toujours pacifique, de deux sousdisciplines ayant de plus en plus tendance à diverger à partir des années 1950 avec
l’accentuation des spécialisations des chercheurs, explique que j’aie pu être considéré
comme étant passé d’un camp à un autre. Il existe des exemples de passages initiaux
(initiatiques ?) par la géomorphologie dans les décennies d’après-guerre parmi des
géographes connus depuis pour bien d’autres travaux (Philippe Pinchemel, Jacqueline
Beaujeu-Garnier, Roger Brunet, Pierre-Yves Péchoux, etc.). Plus récemment, des
géographes de ma génération ont également débuté en géographie physique avant de
s’intéresser au développement rural (Évelyne Gauché), à la géographie minière et
industrielle (Michel Deshaies), à la géographie de l’alimentation (Vincent Moriniaux),
tandis que beaucoup d’autres ont valorisé leurs compétences naturalistes en investissant
les questions environnementales1. Il a ainsi existé dans l’histoire de la géographie
française des périodes propices à ces réorientations, dans des contextes différents de
tension croissante (les années 1960), puis de relâchement du clivage interne à la
géographie (les années 1990), que j’assimile à un « mur de Berlin disciplinaire ». Une telle
expression renvoie à la forte coupure scientifique qui s’est accentuée entre géographie
humaine et géographie physique dans les décennies 1960 à 1980, ainsi qu’aux critiques
contre le poids institutionnel et l’orientation purement naturaliste de la géographie
physique d’alors.
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Vivre un changement de paradigme
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Je ne prétends pas retracer une histoire personnelle tendue vers une fin ultime qui serait
l’aujourd’hui, ce qui relèverait d’une vision téléologique de mon parcours. De façon moins
illusoire, ce qui sera exposé ici est le regard que je porte aujourd’hui sur un passé
professionnel qui constitue aussi un itinéraire en géographie. Celui-ci ne prend tout son
sens que resitué par rapport à une génération scientifique (celle formée à la géographie
universitaire française dans les années 1980) et une discipline qui constitue un trait
d’union et un champ de tensions entre des générations successives de géographes. Mon
parcours scientifique, moins que d’autres, ne me semble pouvoir être réduit au
déploiement de questionnements scientifiques à la logique successive impeccable. Il est
plutôt le résultat d’interactions entre ces questionnements et un contexte double :
• Le contexte scientifique, celui du champ géographique, a beaucoup évolué depuis mon
cursus universitaire dans les années 1980, avec un changement de paradigme qui n’est pas
une substitution rapide et complète mais un processus progressif marqué par des tensions.
Se souvient-on que l’année de la chute des murs (1989) a aussi été celle où un vent de
panique a soufflé sur la communauté des géographes français, craignant l’éclatement,
l’affaiblissement voire la disparition de sa discipline, ce qui a suscité le mouvement de la
Coordination nationale des géographes ? Depuis, la coupure entre géographie humaine et
géographie physique s’est atténuée, les tenants de la « nouvelle géographie » ont consolidé
leurs positions, tandis que le tournant culturel sensible dans toutes les sciences sociales s’est
traduit chez les géographes français par l’intérêt croissant pour les perceptions du monde
par les individus, à travers leurs discours et les représentations. Entre le début et la fin du
XXe siècle, la géographie offre ainsi un cas singulier de migration du champ des sciences
naturelles à celui des sciences sociales (Sanguin, 1993), encore qu’il faille nuancer tant au
début qu’à la fin la pertinence de cette classification eu égard à la variété des recherches qui
reçoivent le qualificatif de géographiques. Il est peut-être illusoire désormais de croire en
une communauté de géographes, celle-ci ayant laissé place à des « collectifs labiles
constamment renégociés » (Calbérac, 2010) ;
• Le contexte personnel de la recherche est généralement escamoté par les scientifiques.
Pourtant, à l’instar d’Armand Frémont (Allemand, 2007), on soulignera que la part
personnelle dans le choix d’une orientation de recherche est parfois « déterminante ». Des
rencontres avec d’autres géographes ont été décisives dans mon parcours, tant dans les
années d’apprentissage de la recherche que par la suite, et dans des cadres différents
(équipes pédagogiques, jurys de concours). Et il est évident qu’à la différence de mes
premières études géomorphologiques, mes travaux sur les territorialités nues et gays sont
marqués par un décloisonnement entre la recherche scientifique et la vie personnelle, avec
l’utilisation d’expériences de la vie quotidienne dans l’activité de recherche, dont
l’importance a été soulignée en ethnométhodologie (Luze, 1997) comme en géographie (Gay,
1999). Dans la lignée de l’épistémologie féministe, on pourrait souligner le contraste entre
des recherches géomorphologiques qui relèvent clairement d’une science masculiniste,
positiviste et à prétention objectivante, et des recherches de géographie sociale soucieuses
des perceptions et représentations des sujets acteurs de l’espace et qui à travers la pratique
des entretiens réclament une empathie voire une identification du chercheur avec les
intéressés (Duncan, 1996).
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Dans cette entreprise de reconstitution d’un parcours, qui revient à élaborer une sorte de
récit intérieur du chercheur, l’honnêteté me semble devoir l’emporter sur le souci de
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tenir des propos « professionnellement corrects » en adéquation avec un modèle de
carrière idéal, variante du cursus honorum. Les doutes, les impasses ou les ruptures font
aussi partie du cheminement scientifique et professionnel. Ni voie royale, ni long fleuve
tranquille, la recherche me semble s’accompagner de prises de risques, assez inévitables
quand il s’agit d’explorer des voies nouvelles et de dépasser des clivages anciens ou
devenus obsolètes.
Le cycle géomorphologique
Un cursus classique et le choix d’une spécialisation
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N’ayant pas de prévention envers telle géographie particulière, j’ai assez mal vécu
l’épreuve inattendue du choix d’une spécialisation. À mon entrée à l’École normale
supérieure de Fontenay-Saint-Cloud en 1985, les élèves géographes devaient s’inscrire
dans deux options d’initiation à la recherche de la licence de géographie de l’université
Paris 1. J’ignorais que cela pût engager des années voire une vie entière (ou presque) et
j’ai hésité pendant plusieurs jours. D’un côté j’avais envie de travailler sur les grands
ensembles du fait de ma bonne connaissance de la banlieue parisienne et d’un autre,
j’étais curieux de savoir ce que pouvait apporter le travail de terrain en géomorphologie
en plus de l’étude des cartes. Peut-être le fait qu’aucun de mes camarades de promotion
ne choisisse la géographie physique m’a-t-il conduit à cultiver une singularité. J’ai ainsi
embrassé les options géomorphologie et biogéographie de la licence.
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Désireux de travailler dans un domaine méditerranéen et montagnard, j’ai choisi mon
terrain de maîtrise à partir des cartes. Dans les Préalpes drômoises, situées au contact
avec le sillon rhodanien, à la limite du domaine climatique méditerranéen, je me suis
particulièrement intéressé à des phénomènes de transition ou de marge : le passage de
formes structurales plissées à des formes structurales tabulaires à l’approche du Rhône
ou la substitution des glacis d’accumulation aux glacis d’érosion. Il me semblait que la
finalité géographique ultime d’une étude géomorphologique était de mettre à jour des
gradients spatiaux. Pour cela, la veille de la soutenance, j’avais préparé une esquisse de
carte-modèle que je n’ai finalement pas montrée à ma directrice de maîtrise, Jeannine
Raffy, pensant au dernier moment que c’était sans doute hors de ses attentes.
À la découverte des sommets de la péninsule italienne
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Lorsqu’après les oraux d’agrégation en 1988 je suis allé m’enquérir d’un sujet de
recherche auprès de Jeannine Raffy, elle m’a proposé une recherche sur les formes
glaciaires de l’Apennin. Connaissant déjà Rome et préférant des terrains vastes autorisant
des comparaisons et le dégagement de gradients spatiaux, j’ai tout de suite été
enthousiasmé. Avec une recherche sur les formes glaciaires d’une chaîne
méditerranéenne, j’abordais un thème à la fois classique, âprement discuté et marginal.
J’engageais un véritable travail de détective, examinant les marques possibles de
morphogénèse glaciaire sur des centaines de cartes et de photographies aériennes, puis
testant les hypothèses au cours de campagnes de terrain.
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Mais il m’importait de travailler dans une perspective géographique et de différencier
mes travaux des précédents, pour la plupart inscrits dans le champ des sciences de la
terre. Pour cela, j’approchais les glaciers comme des éléments du milieu naturel, soumis à
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des interrelations avec les autres composantes de celui-ci, notamment la lithosphère et
l’atmosphère. La réalisation d’une carte au 1/1 000 000 de tout l’Apennin, figurant les
contours des anciens glaciers et des limites des neiges permanentes correspondantes, m’a
ainsi permis de mettre en évidence une distribution spatiale différenciée et de dégager
plusieurs gradients spatiaux explicatifs des inégalités de l’englacement. Des comparaisons
menées avec les Alpes françaises du Sud, de même latitude que l’Apennin septentrional,
et la confrontation avec des analyses palynologiques du delta de l’Arno ont révélé la
nuance humide et donc neigeuse des périodes froides dans l’Apennin, en liaison avec leur
position de façade occidentale, ayant permis un développement des glaciers jusqu’à des
altitudes de 600 m seulement, à valeur record en Méditerranée.
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Ainsi, au-delà du travail proprement géomorphologique d’identification des modelés
glaciaires, j’ai souhaité les replacer dans l’ensemble du milieu naturel et les considérer
comme des indices d’une paléogéographie. Le travail de terrain prenait par-là même un
sens plus général. Chaque site glaciaire était considéré comme inscrit dans des spatialités
à différents niveaux d’échelle : celui du massif, avec ses configurations et ses morphostructures favorables ou non à un englacement, celui de la péninsule avec différents
gradients climatiques et altimétriques, celui du zonage bioclimatique mondial avec la
question de l’éventuelle réponse originale du bassin méditerranéen par rapport aux Alpes
lors du dernier refroidissement planétaire. Bref, j’envisageais tout lieu étudié comme
immergé dans des champs géographiques emboîtés dont « la résonance en un lieu fait le
milieu du lieu » (Brunet, 1997, p. 27). À ce titre, un modelé glaciaire pouvait témoigner
non seulement de processus naturels à l’origine de son existence propre, ce en quoi il
intéresse un géologue ou un géomorphologue, mais surtout de spatialités, certes limitées
à des faits relevant du domaine naturel, mais qui se rapportent clairement à la
géographie. Roger Brunet (1997) lui-même, établissant une liste des domaines dont
relèvent les champs géographiques, inclut le domaine naturel et cite comme exemples de
champs le zonage bioclimatique et les grandes configurations du relief.
Vers la fin du cycle géomorphologique
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Dans mes premières années de maître de conférences à Paris 12, j’assurais un service
presque double de la normale, sans doute par goût personnel pour l’enseignement, peutêtre aussi à cause d’un moindre intérêt pour la recherche après une thèse dans laquelle je
m’étais investi sans prendre de recul. Je parvenais à valoriser mon travail à travers un
ouvrage (Jaurand, 1997) et plusieurs articles, mais je peinais à me lancer dans des
nouvelles recherches. Un travail d’élargissement vers les Préalpes du Sud n’a guère
abouti ; une mission en Andalousie en septembre 1997, à la recherche des modelés liés au
froid dans la Sierra Nevada s’est révélée infructueuse : je suis rentré à Paris convaincu
que ces recherches ne m’intéressaient plus.
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Tout en conservant le cadre spatial de la haute montagne, peut-être allais-je réorienter
les questionnements du côté de la géographie physique environnementale, en particulier
vers des enjeux de géodynamique à prendre en compte dans l’évaluation des risques
naturels ? Partant de mes observations sur les moraines faillées des Abruzzes, j’ai essayé
de déceler des formes comparables dans les Alpes françaises et focalisé mes recherches
sur les secteurs les plus concernés par l’aléa sismique. Ceci n’a abouti qu’à une
communication orale. Plus fructueuse s’est avérée l’étude du Beaufortin (Savoie), menée
avec Brigitte Kaiser. C’est la seule recherche géomorphologique postérieure à ma thèse
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qui ait débouché sur la publication d’un article (Jaurand et Kaiser, 1999) ; sans doute cette
exception n’est-elle pas étrangère au fait que cette recherche reposait sur une
collaboration.
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À l’époque, je ne comprenais pas vraiment pourquoi mes recherches stagnaient, mais
peut-être du fait de la difficulté à reconnaître un échec ou par peur de décevoir un
entourage professionnel qui m’avait accordé sa confiance, je ne m’en ouvrais à personne
au sein de la petite communauté des géomorphologues. Je pense aujourd’hui que c’est
faute d’échanges avec des collègues investis dans le champ de la géographie
environnementale, ce qui est sans doute largement dû à une position personnelle de repli,
que je n’ai pas investi davantage ce domaine lancé par Georges Bertrand (2004) à travers
son système GTP (géosystème, territoires, paysages) et qui représente désormais
l’essentiel de la géographie physique contemporaine. C’est en fait de l’extérieur de ce
cercle qu’est venu le renouveau de mes recherches en même temps que la compréhension
de l’impasse scientifique dans laquelle je me trouvais.
S’interroger sur la géomorphologie et la géographie à
travers le prisme de la carte topographique
15
C’est à l’occasion de l’annonce d’un colloque que j’ai entamé de nouvelles recherches,
ayant un rapport étroit avec la géomorphologie, tout en permettant de faire progresser
ma réflexion personnelle sur la place de celle-ci dans la géographie et du même coup, sur
ma propre position scientifique.
L’engagement de recherches sur le commentaire de cartes
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Au printemps 1999, mon collègue Gilles Palsky m’informa de la tenue au mois de
novembre suivant d’un colloque consacré à Emmanuel de Martonne, organisé par l’équipe
Épistémologie et histoire de la géographie (EHGO). Connaissant simplement les fameux
blocs-diagrammes qui ornaient son Traité de géographie physique, ouvrage qui a fondé et
orienté la géographie physique dans le monde francophone (Broc et Giusti, 2007), je me
suis engagé à préparer une communication sur de Martonne et le commentaire de cartes
(Jaurand, 2001a). J’étais familier de cet exercice, à la fois par mon cursus et par ma
fonction de membre du concours d’entrée à l’ENS. La prise de responsabilité de l’épreuve
à partir de 1998, les discussions avec les autres membres du jury, le choix des cartes et la
rédaction du rapport annuel de l’épreuve faisaient de moi un praticien familier de
l’exercice. En 1998, notre équipe avait d’ailleurs mené une refonte de l’épreuve. Les
documents d’accompagnement de la carte topographique ne devaient plus se limiter à la
carte géologique : des fragments d’éditions anciennes de cartes et d’autres types de
documents (statistiques, photos, extraits de presse ou d’ouvrages, cartes thématiques,
etc.) étaient convoqués pour éclairer la carte topographique proposée. J’étais ainsi placé
au cœur d’institutions où le commentaire de cartes apparaissait à la fois comme une pièce
maîtresse et un sujet de discussion voire de dissensions entre géographes : en témoigne la
polémique sur le poids de la géomorphologie dans l’épreuve qui avait suivi la session 1985
de ce même concours, alimentée par des prises de position opposées dans la revue
L’espace géographique (1986, n° 1-2).
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C’est donc pour comprendre la genèse d’un exercice canonique de la géographie que je
me suis intéressé à de Martonne. J’ai utilisé ses écrits sur le rôle de la carte topographique
dans la géographie, analysé tous les commentaires de cartes du manuel qu’il avait signé
avec André Cholley (1934-1935), recueilli les articles écrits en son hommage et eu une
entrevue avec Jean Demangeot, un de ses anciens étudiants. J’ai pu reconstituer l’action
institutionnelle d’Emmanuel de Martonne en faveur de la carte topographique,
notamment à travers la création de l’agrégation de géographie en 1943, et cerner les
fondements de sa méthodologie. Des différences inattendues avec le commentaire de
cartes tel qu’il se pratiquait dans les années 1980 apparaissaient, en particulier une
utilisation moins systématique et moins approfondie de la carte géologique. Cette
conclusion laissait donc supposer qu’une évolution ultérieure avait renforcé le poids de la
géomorphologie structurale. L’intérêt que plusieurs participants au colloque de Rennes
ont manifesté à travers des questions a achevé de me convaincre qu’il fallait élargir ces
recherches. Il s’agissait pour moi de relire l’évolution de la géographie universitaire sur
plus d’un siècle à travers le prisme d’un exercice universitaire. Je partais donc d’une
pratique pédagogique durable mais non fixée dès le départ pour éclairer le champ
géographique, au moins dans le cadre universitaire français. Cette démarche reposait sur
l’idée que la réalisation et l’utilisation des cartes sont inséparables d’un contexte
historique, matériel et scientifique (Palsky, 2003).
De la naissance du commentaire de cartes à ses évolutions
récentes
18
Loin d’être un exercice anodin et immuable, le commentaire de cartes constituait un
révélateur et un point de fixation de certains débats au sein de la communauté
géographique. C’est au contenu et à la forme de cette lecture académique des cartes
topographiques, codifiée par les maîtres de la géographie, d’avant Paul Vidal de La Blache
jusqu’aux universitaires français contemporains, que je me suis intéressé. J’ai ainsi pu
remonter jusqu’aux pionniers de la lecture des cartes, notamment Étienne-Félix Berlioux,
qui dès 1872 faisait cet exercice devant un public nombreux et varié (Jaurand, 2001b). Le
point de vue « d’en haut » que j’ai adopté, celui des maîtres à la source de la production
du discours géographique, permettait d’aborder sous un angle original certaines
questions de fond sur la définition et le contenu scientifique de la géographie française :
l’importance des faits de nature dans les études géographiques et de la dimension
« concrète » de l’espace géographique, le poids de l’échelon micro-régional, et plus
globalement, le glissement historique de la géographie française du champ des sciences
naturelles à celui des sciences sociales.
19
Mon dernier travail sur le commentaire de cartes a permis de dégager plusieurs phases
d’évolution de l’exercice articulées sur la place prise par la géomorphologie (Jaurand,
2003). La vision linéaire d’un affaiblissement continu de la géomorphologie n’a pu être
retenue. La période vidalienne (avant 1914) a été marquée par une approche écologique
de l’espace cartographié, centrée sur les relations hommes/nature ; le relief en lui-même
n’est pas l’objet d’analyses fouillées. La période de l’entre-deux-guerres aux années 1960,
correspondant en termes kuhniens à la phase « normale » de la géographie classique
française, a vu une « géomorphologisation » croissante de l’exercice (couplage
systématique avec la carte géologique, reconstitution des générations de formes, recours
aux dépôts corrélatifs...), poussée à son maximum dans les manuels et à l’agrégation de
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géographie dans les années 1960. Avec le changement de paradigme de la géographie
française en cours depuis les années 1970 et 1980, une tendance à un renversement de la
lecture de l’espace géographique sur les cartes topographiques s’est opérée. À une lecture
traditionnelle fondée sur la dichotomie espace physique (en fait pratiquement limité au
relief)/espace humain semble se substituer une nouvelle lecture de l’espace géographique
comme territoire ou espace utilisé, transformé et approprié par la société : celle-ci
permet de poser des interrogations sur le milieu naturel, à partir de questionnements
concernant les sociétés (Hugonie, 1995). La diversification des documents d’accom
pagnement, l’organisation du commentaire à partir de problématiques touchant à
l’organisation de l’espace ou à ses mutations, et l’abandon du fameux plan à tiroirs dans
les études de cartes signent l’évolution récente de cet exercice, mais qui reste moins
connue que sa perte de poids institutionnel.
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Avec ces recherches sur le commentaire de cartes, j’ai reconstitué l’archéologie d’une
pratique collective dans laquelle je m’étais beaucoup investi. En abordant la place de la
géomorphologie dans la géographie française, j’ai réalisé que la géomorphologie avait
également envahi le champ de mes curiosités géographiques. Il m’apparaissait que la
place dominante de la géomorphologie dans la science géographique, contestée dans les
années 1970-1980, n’était pas une constante intrinsèque de la géographie, mais avait été
le résultat d’un processus mené par les héritiers de Vidal. Ce processus avait culminé dans
les décennies d’après-guerre, « l’unité » de la géographie étant d’autant plus invoquée
qu’elle était déniée dans le fonctionnement réel de la science géographique, avec
l’autonomisation des recherches, de plus en plus orientées vers les sciences naturelles
pour celles menées en géographie physique (George, 1966). Le commentaire de cartes a
donc eu pour moi une fonction d’objet transitionnel, au sens d’objet qui n’est pas
transitionnel en lui-même, mais représente la transition (Kaës, 2004). Il m’a permis à la
fois de prendre conscience des enjeux épistémologiques de la géographie et d’avoir du
recul par rapport à ma propre place dans la géographie universitaire. À l’issue de ces
recherches, plusieurs raisons convergentes m’ont conduit à rompre avec mes orientations
scientifiques initiales.
De l’impasse scientifique à la rupture avec la
géomorphologie
21
Dès le début de mes recherches sur le commentaire de cartes, il m’apparaissait que la
place que j’avais été amené à prendre dans le champ géographique ne me convenait plus :
celle-ci résultait d’une décision d’orientation rapide au début de l’année de licence alors
que je n’avais que dix-neuf ans. J’envisageais alors une pause dans les recherches géomor
phologiques, le temps d’opérer une réflexion sur mon parcours. Mais au fur et à mesure
de celle-ci, l’idée d’opérer une réorientation dans mon itinéraire de géographe s’est
imposée. Aujourd’hui, avec le recul, je peux en dégager les diverses raisons de fond ou de
circonstances ; il m’est par contre difficile de les hiérarchiser tant elles étaient
entremêlées à l’époque.
Une impasse scientifique
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Une bonne partie des controverses sur le commentaire de cartes portait en fait sur
l’utilité des développements de géomorphologie structurale pour la compréhension d’un
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espace. Rémy Knafou (1986) avait nettement souligné que bien des données naturelles
étaient utiles pour étudier l’organisation d’un petit espace à partir d’une carte (altitudes,
pentes, données climatiques, eau, couvert végétal, etc.) et que le problème était donc
moins la géographie physique en elle-même que sa réduction à une géomorphologie
déconnectée de tout intérêt de géographie humaine. C’est qu’il existe en fait deux
orientations possibles de la géographie physique : l’une, indifférente à la présence
humaine et qui relève des sciences de la terre, légitime d’un point de vue scientifique
mais d’intérêt négligeable pour la géographie humaine, et une autre, que l’on peut
qualifier d’environnementale, qui intègre les sociétés humaines à l’étude des milieux
naturels, en terme d’impacts ou de risques notamment. C’est ainsi que pendant mes
recherches géomorphologiques, j’ai très vite perçu un hiatus entre ma formation initiale
de géographe et les questionnements auxquels j’étais confronté dans la thèse et qui
étaient aussi ceux des géologues ou des quaternaristes. Au cours de mes ultimes
recherches géomorphologiques, celles menées en Savoie, je me suis trouvé confronté à
des questions pour lesquelles je sentais atteinte ma limite de compétence et d’intérêt.
Ainsi, devant des modelés d’accumulation, il était impossible de distinguer à l’œil nu des
glaciers rocheux fossiles et des moraines de surface liées à des glaciers noirs. De même, si
l’origine sismique des abrupts de faille qui interrompaient les moraines des Abruzzes
était claire, en Savoie il était très difficile de trancher entre le rôle de la néotectonique et
de mouvements gravitaires profonds. Ma formation ne me permettait pas d’établir un
cheminement pour progresser vers la résolution de ces questions légitimes dans le champ
des sciences de la terre. Il aurait fallu m’éloigner encore de l’axe de la géographie du
point de vue des techniques et des méthodes de recherches, en clair faire de la
géophysique en un seul mot en pratiquant des sondages électriques dans les glaciers
rocheux par exemple. Je ne tenais pas à m’orienter plus avant dans des recherches qui du
point de vue méthodologique et épistémologique avaient de moins en moins de rapport
avec la géographie. Pierre George (1989) avait déjà pointé le « piège » de certaines
recherches de géographie physique, relevant pour lui des sciences naturelles, car plus
orientées vers l’explication naturaliste pour elle-même que par la place de cet objet dans
l’espace géographique.
Un nouveau contexte géographique à partir des années 1990
23
Cette contradiction de la géographie physique, écartelée entre des approfondissements
thématiques relevant des sciences de la terre et des questionnements géographiques
globaux relevant de l’interface nature/sociétés, s’est largement résorbée dans les années
1990. La période de crise des années 1960-1980 s’est soldée par un changement de
paradigme géographique. Si Philippe et Geneviève Pinchemel (1988, p. 28) tout comme
Roger Brunet (1997, p. 37) évoquent une « géographie recentrée », celle-ci s’affirme
résolument comme une science sociale pour le second, « science des territoires de
l’humanité, science de l’organisation et de la différenciation de l’espace, entendu comme
l’espace des sociétés ». Cette redéfinition de la géographie s’est accompagnée d’un
affaiblissement voire d’un abandon de recherches proprement naturalistes : une bonne
partie de l’héritage géomorphologique ou climatologique est aujourd’hui revisitée dans le
champ des sciences de la terre. Parallèlement, la géographie physique a engagé un
tournant environnementaliste. La plupart des recherches intègrent la présence des
sociétés qui exploitent, modifient, et gèrent les écosystèmes, sur le long et le court terme,
et s’intéressent aussi aux impacts du fonctionnement des écosystèmes sur les sociétés.
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« C’est vous le transfuge ? »
Symétriquement, la géographie humaine se préoccupe d’intégrer la « nature » comme
construction culturelle dans ses questionnements : en témoignent par exemple les thèses
de Nathalie Blanc (1995) et de Wandrille Hucy (2002) sur la place de la nature en ville et
les relations des citadins à la nature. Les géographes parlent désormais d’environnement
plus que de milieu naturel (Robic, 1992) et la coupure interne à la géographie, dont Gisèle
Escourrou avait dit à la soutenance de thèse de Jean-François Staszak en 1993 qu’elle la
faisait souffrir, s’est ainsi largement cicatrisée. C’est notamment autour du concept de
territoire que se réalise la convergence de la géographie contemporaine, ce dernier ayant
un rôle intégrateur pour des recherches de géographie physique répondant à des
interrogations ou des enjeux sociaux, en rapport avec une opération d’aménagement ou
des aléas par exemple. On a ainsi assisté à un renversement de l’ordre des facteurs
(Hugonie, 1995) : le physique ne surdétermine plus le social comme dans la géographie
classique, mais le physique peut être utile pour répondre à des questionnements relatifs
aux relations entre les sociétés et les leurs territoires. La montée des préoccupations
écologiques et la relativisation de la coupure nature/culture (Descola, 2005) ont aussi
pesé de l’extérieur dans cette évolution de la géographie.
Les questions de l’identité du chercheur et du travail en équipe
24
C’est dans ce contexte de mutation du champ géographique que j’ai travaillé dans les
années 1990. Compte tenu du thème de mes recherches doctorales, j’avais plus
l’impression d’œuvrer dans une branche géographique dont les heures de gloire étaient
passées que de participer à un mouvement d’innovation scientifique. Il y avait donc à la
fois un problème général sur l’avenir de recherches proprement géomorphologiques dans
le cadre de la géographie universitaire française et un problème de remise en cause
personnelle par rapport à des recherches qui me conduisaient à un blocage scientifique et
nourrissaient un sentiment d’insatisfaction. Ces deux difficultés étaient évidemment liées
et ne pouvaient se résoudre que par une redéfinition de mon identité scientifique. J’ai
vraiment pris conscience de cela à l’été 1999 lors d’une intervention dans le cadre d’une
journée d’étude organisée par des collègues géomorphologues de l’université de
Provence. À l’issue de ma présentation qui portait sur une comparaison des déformations
récentes dans les Abruzzes et en Savoie, l’un des participants est venu vers moi en me
demandant si j’étais géologue… Il attendait manifestement une réponse positive et son
étonnement m’a en tout cas amené à faire face brutalement à une question
épistémologique lancinante depuis des années, celle de la place de la géomorphologie
dans la géographie.
25
Une difficulté supplémentaire tenait à un certain isolement scientifique qui se
prolongeait depuis la thèse. Dans l’équipe universitaire de Paris 12 à laquelle j’étais
rattaché depuis 1989 les réunions étaient très rares. De fait, l’information sur les travaux
des uns et des autres et les colloques ne circulait qu’au gré de contacts interpersonnels
informels, ce qui ne favorisait pas d’amples synergies. Si quatre des cinq professeurs de
l’équipe travaillaient bien ensemble, les autres membres travaillaient plutôt
individuellement ou en nouant des contacts en dehors de l’équipe. En 1997 un nouveau
professeur et moi-même avions élaboré un projet de recherche sur les terrasses et les
dynamiques fluviales dans le Sud de la France, qui ne fut pas agréé par le directeur de
l’équipe, à ma grande déception car je ressentais le besoin d’un ancrage collectif. À partir
de 1999 mes recherches sur le commentaire de cartes ont certes été intégrées dans les
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« C’est vous le transfuge ? »
programmes de l’équipe, mais j’étais bien seul dans l’axe « Géomorphologie et
géographie ». Par contraste, j’ai pu apprécier la proposition de Marie-Claire Robic à l’issue
du colloque de Rennes (1999) d’assister aux séminaires d’EHGO. J’ai ainsi pu bénéficier
d’échanges autour de recherches en cours et présenter mes travaux lors de journées
d’études ou de séminaires sur la carte topographique organisés par mon collègue de Paris
12 et ami Gilles Palsky.
26
Ces nouveaux contacts me semblent avoir joué un rôle décisif dans la redéfinition de mon
identité scientifique : celle-ci est fondamentalement construite par les relations
entretenues avec les autres chercheurs qui conduisent tout un chacun à être défini, voire
à se redéfinir, au gré des échanges et collaborations. L’identité du chercheur résulte ainsi
de l’adjonction d’éléments nouveaux, de l’abandon d’éléments anciens dans un travail
d’élaboration et de (re)construction permanent, au contact des autres et ce qui peut
passer par des phases de redéfinition ou de transition. Mes recherches postérieures à la
phase de transition ont incontestablement permis et représenté le dépassement de la
crise identitaire que j’avais traversée. Sans avoir le temps d’approfondir ici mes nouvelles
positions scientifiques, je relèverai simplement deux de leurs caractéristiques qui ont un
rapport avec mon parcours antérieur. La première s’inscrit nettement en rupture avec ce
dernier : il s’agit précisément de l’intégration de la dimension personnelle dans le travail
de recherche, ce qui permet de relier l’identité personnelle (en principe neutralisée dans
l’épistémologie positiviste) et l’identité scientifique. Il est désormais admis dans les
sciences sociales de prendre en compte et de s’appuyer sur l’identité du sujet cherchant
pour envisager les rapports à son objet d’étude. Ainsi, s’il n’est pas nécessaire de
s’affirmer comme homosexuel pour mener des recherches sur les territorialités gays,
c’est évidemment une ressource lorsqu’il s’agit de dépasser la géographie des
phénomènes visibles (lieux commerciaux par exemple) et d’aborder des pratiques peu
visibles, dissimulées, voire illégales et de mener des entretiens avec les intéressés pour
connaître les ressorts et le sens de leurs actions dans l’espace. En second lieu, l’identité
d’un chercheur procédant d’une recombinaison plus que d’une substitution pure et
simple, je suis conscient du fait que mes travaux sur les territorialités gays portent aussi
des marques de continuité avec mon passé géomorphologique. Je citerai un intérêt non
démenti pour la pratique de terrain, selon une posture davantage déductive (Volvey,
2003), le souci de mettre en évidence des configurations spatiales répétitives, pouvant le
cas échéant permettre l’élaboration de modèles graphiques. Ces caractéristiques
maintenues de ma pratique scientifique font qu’elle n’est pas, loin s’en faut, un décalque
de celles en vigueur dans les gay and lesbian studies de la géographie anglophone.
27
__________
28
Mener un travail réflexif sur l’histoire de la géographie française m’a permis de situer
mon parcours scientifique dans un champ géographique largement modifié par rapport à
celui de mes années d’études. J’ai ainsi réalisé que faire œuvre de géographe obligeait à
renoncer à étudier la terre comme si c’était la lune, ce à quoi je m’étais attaché dans ma
thèse en accord avec la conception de la géographie physique défendue par Pierre Birot
(1968) comme devant s’intéresser à l’aspect de la surface de la terre avant ou en dehors de
la présence humaine. Une telle conception s’accommodait d’une schizophrénie
géographique, la juxtaposition de deux sous-disciplines justifiée par un intérêt
institutionnel bien compris mais difficile à tenir d’un point de vue épistémologique. La
crise de la géographie invoquée dans les années 1980 mais qui avait débuté dès les années
1960 s’est soldée par un changement de paradigme qui a permis de surmonter des
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« C’est vous le transfuge ? »
contradictions qui devenaient insolubles pour la discipline géographique comme pour les
géographes. Je comprends ainsi la crise identitaire que j’ai traversée en tant que
chercheur comme liée à mon intégration initiale dans un collectif marginalisé à l’issue de
la crise de la géographie ; pour mes maîtres, la réponse au changement de paradigme s’est
faite par leur départ de la communauté des géographes en activité. Plus généralement, la
crise de la géographie, qui est un phénomène purement discursif pour Yann Calbérac
(2010), a précisément été concomitante du développement de travaux historiques et
épistémologiques, que l’on peut donc considérer comme des indices plus que comme des
facteurs d’une rupture épistémologique, par ailleurs non totale. Selon un schéma connu
en psychanalyse (Kaës, 2004), le dépassement de la crise géographique est passé, pour la
discipline comme pour les géographes, par le souci de renouer les fils d’une histoire, de
retrouver une continuité et de poursuivre la construction de son identité personnelle et
d’une identité collective à la pluralité désormais assumée.
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NOTES
1. Dans la géographie anglophone il existe aussi des cas de « transfuges ». Yi-Fu Tuan, bien connu
pour ses travaux sur l’expérience de l’espace par les individus, a réalisé une thèse sur les
pédiments de l’Arizona.
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« C’est vous le transfuge ? »
RÉSUMÉS
L’auteur expose le regard rétrospectif qu’il porte sur son itinéraire atypique dans le champ
disciplinaire de la géographie. À l’issue d’une formation classique en géographie et d’une
spécialisation en géomorphologie, il a opéré une bifurcation scientifique vers la géographie
sociale. L’évolution de la position scientifique personnelle est mise en relation avec le contexte
disciplinaire français des années 1980 et 1990. Les raisons d’un abandon progressif de la
spécialisation géomorphologique initiale sont abordées et l’accent est mis et sur une phase de
transition marquée par des recherches à caractère historique et épistémologique sur le
commentaire de cartes topographiques.
The author presents a retrospective reflection on his unusual career in geography as a
disciplinary field. Following classical training in geography and specialization in geomorphology,
he undertook a scientific bifurcation towards social geography. The evolution of personal
scientific interest is related to the French disciplinary context of the 1980s and 1990s. The
reasons for putting aside the initial geomorphological specialization are addressed in this paper.
It focuses on a transitional phase that was defined by research holding historical and
epistemological character on the review of topographic maps.
INDEX
Mots-clés : géographie physique, géomorphologie, géographie humaine, histoire de la
géographie, épistémologie, carte topographique
Keywords : physical geography, geomorphology, human geography, history of geography,
epistemology, topographical map
AUTEUR
EMMANUEL JAURAND
Laboratoire Espaces et sociétés (ESO) UMR CNRS 6590
Université d’Angers
[email protected]
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