Vivre un changement de paradigme
5 Je ne prétends pas retracer une histoire personnelle tendue vers une fin ultime qui serait
l’aujourd’hui, ce qui relèverait d’une vision téléologique de mon parcours. De façon moins
illusoire, ce qui sera exposé ici est le regard que je porte aujourd’hui sur un passé
professionnel qui constitue aussi un itinéraire en géographie. Celui-ci ne prend tout son
sens que resitué par rapport à une génération scientifique (celle formée à la géographie
universitaire française dans les années 1980) et une discipline qui constitue un trait
d’union et un champ de tensions entre des générations successives de géographes. Mon
parcours scientifique, moins que d’autres, ne me semble pouvoir être réduit au
déploiement de questionnements scientifiques à la logique successive impeccable. Il est
plutôt le résultat d’interactions entre ces questionnements et un contexte double :
•Le contexte scientifique, celui du champ géographique, a beaucoup évolué depuis mon
cursus universitaire dans les années 1980, avec un changement de paradigme qui n’est pas
une substitution rapide et complète mais un processus progressif marqué par des tensions.
Se souvient-on que l’année de la chute des murs (1989) a aussi été celle où un vent de
panique a soufflé sur la communauté des géographes français, craignant l’éclatement,
l’affaiblissement voire la disparition de sa discipline, ce qui a suscité le mouvement de la
Coordination nationale des géographes ? Depuis, la coupure entre géographie humaine et
géographie physique s’est atténuée, les tenants de la « nouvelle géographie » ont consolidé
leurs positions, tandis que le tournant culturel sensible dans toutes les sciences sociales s’est
traduit chez les géographes français par l’intérêt croissant pour les perceptions du monde
par les individus, à travers leurs discours et les représentations. Entre le début et la fin du
XXe siècle, la géographie offre ainsi un cas singulier de migration du champ des sciences
naturelles à celui des sciences sociales (Sanguin, 1993), encore qu’il faille nuancer tant au
début qu’à la fin la pertinence de cette classification eu égard à la variété des recherches qui
reçoivent le qualificatif de géographiques. Il est peut-être illusoire désormais de croire en
une communauté de géographes, celle-ci ayant laissé place à des « collectifs labiles
constamment renégociés » (Calbérac, 2010) ;
•Le contexte personnel de la recherche est généralement escamoté par les scientifiques.
Pourtant, à l’instar d’Armand Frémont (Allemand, 2007), on soulignera que la part
personnelle dans le choix d’une orientation de recherche est parfois « déterminante ». Des
rencontres avec d’autres géographes ont été décisives dans mon parcours, tant dans les
années d’apprentissage de la recherche que par la suite, et dans des cadres différents
(équipes pédagogiques, jurys de concours). Et il est évident qu’à la différence de mes
premières études géomorphologiques, mes travaux sur les territorialités nues et gays sont
marqués par un décloisonnement entre la recherche scientifique et la vie personnelle, avec
l’utilisation d’expériences de la vie quotidienne dans l’activité de recherche, dont
l’importance a été soulignée en ethnométhodologie (Luze, 1997) comme en géographie (Gay,
1999). Dans la lignée de l’épistémologie féministe, on pourrait souligner le contraste entre
des recherches géomorphologiques qui relèvent clairement d’une science masculiniste,
positiviste et à prétention objectivante, et des recherches de géographie sociale soucieuses
des perceptions et représentations des sujets acteurs de l’espace et qui à travers la pratique
des entretiens réclament une empathie voire une identi fication du chercheur avec les
intéressés (Duncan, 1996).
6 Dans cette entreprise de reconstitution d’un parcours, qui revient à élaborer une sorte de
récit intérieur du chercheur, l’honnêteté me semble devoir l’emporter sur le souci de
« C’est vous le transfuge ? »
Géographie et cultures, 89-90 | 2015
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