ARLER
En
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23 novembre 2013. En première page du Monde sinscrit
en grand le mot «cancer» accolé à la photographie
de Dominique Bertinotti, la ministre déléguée à la
famille. Une bombe. Dans les pages du «quotidien de
férence», la ministre en exercice réle que, depuis
près d’un an, elle est soige pour un cancer du sein.
Relayée par tous les journaux et les télévisions,
commentée des centaines de milliers de fois sur
les réseaux sociaux, cette information somme toute
peu exceptionnelle statistiquement (350"000 Fran-
çais sont diagnostiqués, chaque année, d’un cancer)
fait l’eet d’une déflagration médiatique. La raison:
Dominique Bertinotti vient de transgresser un tabou
politique majeur. En France, les puissants, politiques,
hommes et femmes d’aaires, capitaines d’industrie
n’ont pas de cancer. Jamais. Et, s’ils meurent, cela ne
peut être que de «longue maladie».
Avant Dominique Bertinotti, aucun haut personnage
de l’État en exercice n’avait jamais révélé son cancer.
Mieux, les présidents Georges Pompidou et François
Mitterrand s’employèrent à ériger le secret médical
en secret d’État. Quelques semaines avant de mou-
rir, le président Pompidou, visage ravagé, évoquait
devant des journalistes étrangement peu curieux
des «grippes à répétition». Quant à Mitterrand, il
alla jusqu’à faire publier par l’Élysée des bulletins
de santé falsifiés par son médecin personnel, le
DrGublerMensonge d’État pour maladie indicible:
«Du temps de Pompidou, le cancer était une maladie
dont on guérissait peu, décrypte Philippe Moreau-
Chevrolet, président de MCBG Conseil, agence spécia-
lisée dans le conseil en communication des dirigeants.
L’avoue r re venait à se d éclarer incapable de gouverner.»
Les mœurs ont-elles vraiment changé depuis l’ère
pompidolienne? Pas vraiment. Selon Thierry Philip,
maire du 3e arrondissement de Lyon, président de
l’institut Curie et… cancérologue ayant soigné des
responsables politiques, beaucoup se taisent par
crainte d’être disqualifiés: «En politique, il y a tou-
jours quelqu’un qui essaie de prendre votre place. Dire
qu’on est malade, c’est donner une arme supplémentaire
à ceux qui ont déjà des couteaux dans les mains quand
vous êtes en pleine forme.»
CANCER ET PERSONNAGES PUBLIC S
POURQUOI CERTAINS LE TAISENT, SURTOUT EN
FRANCE, QUAND DAUTRES, TOUT AUSSI PUISSANTS
ET CÉBRES, LE RÉVÈLENT PUBLIQUEMENT?
QUE CRAIGNENT LES UNS? QU’ESRENT LES
AUTRES ? ÉLÉMENTS DE PONSE.
PAR LAETITIA MØLLER
Dominique Bertinotti,
ministre guée
à la famille, a choisi
le quotidien Le Monde
pour révéler son
cancer. Une prise de
parole politique.
P
En politique, il y a toujours quelqu’un
qui essaie de prendre votre place
DR THIERRY PHILIP, MAIRE DU 3E ARR. DE LYON
ROSE|MAGAZINE 55
ROSE ENQUÊTE
Photos : Jean-François Joly, Simon Dubois/Fastimage, Abacapress.com
ARLERou pas
La chanteuse
Kylie Minogue,
diagnostiquée
d’un cancer
du sein à 36 ans.
Atteinte d’un
lymphome depuis
2004, la chanteuse
Françoise Hardy
a évoqué sa maladie
à la vision,
le 16 vrier dernier,
lors de l’émission
"Le Divan de
Marc-Olivier Fogiel".
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LA RÉVÉLATION DU CANCER
COMME ACTE POLITIQUE
M
entir pour garder le pouvoir. Se mainte-
nir. Plus de quarante ans après la mort
de Georges Pompidou, la situation épi-
démiologique a pourtant bien changé:
«Le diagnostic de cancer n’est plus une condamnation à
mort, constate Philippe Amiel, sociologue de la santé.
Le nombre de survivants avoisine aujourd’hui les trois
millions.» Mais la parole publique en France demeure
toujours aussi opaque.
Lorsque Dominique Bertinotti est diagnostiquée, en
février 2013, son premier réflexe est de faire comme
ces précesseurs: se taire. Se taire, malgré la crainte
de voir sa perruque tomber en pleine Assemblée
nationale. Se taire et glisser des séances de chimio
entre deux débats parlementaires. Seuls François
Hollande et trois membres de son cabinet sont
informés. « En plus des traitements et des débats sur le
mariage pour tous, je ne me sentais pas assez forte pour
aronter les regards, la commisération, le faux soutien.
Le milieu politique n’est pas forcément compassionnel »,
raconte l’ex-ministre, aujourd’hui conseillère d’État.
Pourtant, à la fin de la radiothérapie, elle décide de
s’exprimer: «Je ne voulais pas que d’autres parlent à
ma place. Je voulais choisir les mots, garder le contrôle de
ce que j’avais vécu. J’ai beaucoup réfléchi à la façon de le
dire. Je suis un personnage public, donc la révélation de
mon cancer devait être une parole politique.»
Interdit à la vente
s sa sortie,
en 1996, deux jours
après la mort de
François Mitterrand,
Le Grand Secret est
réédité en 2005.
Ce premier «coming out» a été suivi d’un déluge de
témoignages de sympathie, lettres, messages de sou-
tien à cette femme politique qui connaissait, elle aussi,
le quotidien des malades de cancer: la sourance,
la fatigue, la peur. Et côté «collègues» politiques?
Un silence : «Les réactions ont été à l’image de
l’omerta face à cette maladie. Certains m’ont adressé des
petits mots, c’est-à-dire qu’ils ont préféré m’écrire plutôt
que de venir me voir! Mais c’est le milieu où l’on m’en a
le moins parlé. J’avais le sentiment que ça les dérangeait.»
Les Français plus « mûrs » face au cancer que leurs
élites? C’est la conviction de Philippe Moreau-Che-
vrolet: «Dans l’esprit des dirigeants, notamment ceux de
l’ancienne génération, être malade reste un stigmate social.
Cest moins vrai dans la population générale. Je crois quau
contraire les gens comprennent très bien que l’état natu-
rel d’un homme n’est pas de ne jamais être malade! Cela
s’appelle le principe de réalité.»
DES ÉLUS LOCAUX CONTRAINTS
À LA TRANSPARENCE
D
ominique Bertinotti fait donc figure d’ex-
ception parmi l’élite de nos gouvernants.
Mais qu’en est-il des responsables locaux
et régionaux, au contact quotidien de la
population? Parlent-ils davantage?
Plus visibles, contraints d’aller sur les marchés, au
contact de leurs administrés, ils peuvent moins aisé-
ment masquer les traces de traitements. La transpa-
rence n’est plus une option. Elle devient une obliga-
tion. À Aubervilliers, Jacques Salvator annoait son
cancer en 2014, deux mois avant les élections muni-
cipales, en déclarant: «Je suis candidat, je me dois de
dire la vérité.» Patrick Drouet, à Bonneuil-sur-Marne,
choisissait en février 2015 les colonnes du Parisien
pour expliquer: «Comme je suis en train de perdre mes
cheveux et que je compte me raser, j’ai choisi de com-
muniquer […]. Je préfère donner un bulletin de santé
ociel plutôt que de laisser libre cours aux rumeurs.»
La rumeur. Le sous-entendu. L’ennemi numéro1
du politique en campagne. Anne Grommerch,
maire de Thionville et députée de Moselle, en
ROSE ENQUÊTE
Photos : Pool Sola/Stevens/Gamma-Rapho, Philippe Gisselbrecht/Andia, Shutterstock
TRANSPARENCE À WALL STREET
D
ans notre pays, les dirigeants économiques
paraissent immunis contre le cancer. Les
Anglo-Saxons, eux, ont choisi la transparence :
le milliardaire Warren Buffet, atteint d’un cancer de
la prostate en 2012 ; Jamie Dimon, PDG et président
de JPMorgan, révélant un cancer de la gorge en juillet
2014 ; ou encore Llyod Blankfein, PDG de Goldman
Sachs, informant ses actionnaires en septembre 2015
qu’une biopsie effectuée la semaine précédente a révélé
un lymphome. Avec toujours la même dramaturgie :
une annonce taillant les traitements, leur durée,
parfois me le nom de l’hôpital et un diagnostic des
plus rassurants. Llyod Blankfein parle d’un lymphome
« hautement curable », tandis que Jamie Dimon
déclare : « La bonne nouvelle est que le pronostic de mes
médecins est excellent (…). Je me sens actuellement
très en forme et je vous informerai si mon état de san
vient à changer. » Cinq mois plus tard, il envoie un
e-mail intitulé « Sharing good news » (partage de
bonne nouvelle) révélant qu’une rie de scanners
n’a tec aucune trace de cancer. Une canique
huie comme un scénario hollywoodien, avec un
héros responsable et courageux qui s’engage à remplir
vaillamment sa mission. Pour Olivier Torrès, professeur
à la Montpellier Business school et fondateur d’Amarok
(Observatoire de la santé des dirigeants de PME et des
entrepreneurs), il ne s’agit pas forcément d’un choix
personnel. « Les grands groupes cotés en Bourse font
appel à l’épargne publique, c’est-dire à des milliers
dactionnaires. Ils doivent donc produire gulièrement de
l’information nancre, et l’état de san du dirigeant fait
partie de cette obligation. »
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Anne Grommerch, maire de Thionville,
a affronter la rumeur de son cancer
durant la campagne électorale.
sait quelque chose. En 2008, l’élue n’avait pas cac
son cancer du sein initial. En 2011, quelques mois
avant les élections législatives, elle récidive. Et p-
fère taire cette information: «Je ne voulais pas que
cela influe sur la campagne. C’est un moment où l’on
est très exposé publiquement, ce n’est pas évident de gérer
50 personnes par jour qui viennent vous dire: “Alors,
comment ça va, la santé ?»
Pendant la campagne, anmoins, l’information fuite.
Et la rumeur s’emballe. «J’ai tout entendu sur mon
état! Mon adversaire socialiste s’est servi de mon cancer
et a fait une partie de sa campagne sur le thème: “Elle est
malade, elle ne finira pas le mandat, il ne faut pas voter
pour elle.Encore aujourd’hui, quand on tape mon nom
sur Internet, on tombe sur Anne Grommerch cancer”.»
Madame la députée gagne cependant les élections
et s’exprime, depuis, sans réserve, renvoyant les élus
à leurs responsabilités citoyennes: «On devrait être
beaucoup plus nombreux à témoigner. Les gens ont sou-
vent une image lointaine des politiques. Dire qu’on a un
cancer, c’est montrer qu’on vit les mêmes choses qu’eux.»
Un choix de larité qui est aussi celui de la pru-
dence! Selon Philippe Moreau-Chevrolet, la transpa-
rence est la meilleure option en termes de stratégie:
«Soit vous racontez une histoire, et dans ce cas vous êtes
dans la maîtrise de votre récit et vous emmenez les gens
avec vous. Soit vous ne dites rien, et le jour où la vérité
sort vous devenez victime des événements. Les citoyens
pensent alors que vous avez menti et, pire
encore, que si vous avez menti, c’est
certainement parce que ce qui vous
arrive est très grave, bien plus que
ce qu’on raconte. Le silence vous met
à la merci de la moindre lation,
du moindre infirmier qui dévoilera
une pièce de votre dossier, du moindre
paparazzi qui planquera
devant l’hôpital. Vous
devenez une cible.»
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LA MYTHOLOGIE DU SURVIVANT
A
ux États-Unis, les hommes (et les femmes)
de pouvoir ont bien compris cette notion
de «maîtrise du récit», et aussi que le mot
cancer trouvait sa place dans le «story tel-
ling» de leur vie. La transparence en matière de san
s’impose donc dans le Big Business (voir encadré), mais
aussi dans les plus hautes sphères politiques. Carly Fio-
rina, ex-PDG de Hewlett Packard et membre du Parti
républicain, n’a jamais fait mystère d’avoir traversé
et vaincu – un cancer du sein. En 2009, au moment
elle brigue le poste de sénatrice de Californie, elle
l’évoque ouvertement et l’utilise contre son adversaire
en déclarant: «Après la chimiothérapie, Barbara Boxer
ne me fait plus vraiment peur.» En décembre2015,
l’ancien président Jimmy Carter a annoncé son can-
cer à la presse – annonce aussit suivie d’une pluie
d’encouragements et de messages de sympathie, dont
un tweet aectueux du président Obama.
Pour François Durpaire, historien des États-Unis*, les
raisons en sont culturelles: «Les Américains ont un
rapport à la vie publique et privée ts diérent du nôtre.
Ils ne sont pas dans cette pudeur catholique, ce repli sur
soi et son intimi très répandus en France et dans les pays
latins. Pour eux, être dans le secret n’est pas acceptable.»
Mais mieux encore, outre-Atlantique, le cancer peut
devenir un levier de mise en scène de soi-même.
«L’é preuve est constitutive de lidentité du pays, poursuit
François Durpaire. La notion de “born again”, c’est-à-
dire le fait d’avoir survécu et de renaître meilleur, y est
valorisée. On peut même y voir une dimension religieuse
proche de la rédemption qui permet de dire aux autres:
“Jai surmonté cela et jai une expérience à vous livrer.»
Et là où, à quelques exceptions près – France Gall,
Fraoise Hardy, Bernard Giraudeau… –, leslébrités
françaises restent très disctes sur le sujet, les people
anglo-saxons n’hésitent pas à se présenter en «can-
cer survivors». Exemples avec l’actrice Kathy Bates,
tweetant en 140 caractères qu’elle se remet d’une
double mastectomie, l’acteur Michael Douglas témoi-
gnant à la tribune d’un colloque d’oncologie, ou encore
la chanteuse australienne Kylie Minogue, marraine de
l’Aprec Alliance pour la recherche en cancérologie,
déclarant dans une interview en 2012: « Aujourd’hui,
j’ai l’impression d’être une survivante. Je ne porte pas mon
trophée au quotidien avec moi, mais j’ai mené une bataille
dicile et je l’ai remportée.»
Des «role models» qui s’investissent dans des fon-
dations et racontent leur épreuve à cœur ouvert dans
des shows télévisés à grande audience. Pour Philippe
Moreau-Chevrolet, « c’est une façon de montrer qu’on a
de la force de caractère, qu’on est capable de résister et de
s’améliorer. En France, quand vous subissez une épreuve,
c’est que, quelque part, vous êtes en tort». 2
* Coauteur des États-Unis pour les nuls, éditions First.
Carly Fiorina,
ancienne DG
de Hewlett-Packard,
ne fait pas mystère
du cancer du sein
qu’elle a "vaincu".
L’acteur américain
Michael Douglas,
rescapé d’un cancer
de la gorge.
ROSE ENQUÊTE
Photos : Damian Douarganes/AP/SIPA, Shutterstock
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