P ROSE ENQUÊTE En POURQUOI CERTAINS LE TAISENT, SURTOUT EN FRANCE, QUAND D’AUTRES, TOUT AUSSI PUISSANTS ET CÉLÈBRES, LE RÉVÈLENT PUBLIQUEMENT ? QUE CRAIGNENT LES UNS ? QU’ESPÈRENT LES AUTRES ? ÉLÉMENTS DE RÉPONSE. PAR LAETITIA MØLLER ARLER… CAN CE R E T P E R SONNAG E S P U BL I C S 54 ROSE|MAGAZINE Dominique Bertinotti, ministre déléguée à la famille, a choisi le quotidien Le Monde pour révéler son cancer. Une prise de parole politique. En politique, il y a toujours quelqu’un qui essaie de prendre votre place… DR THIERRY PHILIP, MAIRE DU 3E ARR. DE LYON Photos : Jean-François Joly, Simon Dubois/Fastimage, Abacapress.com 23 novembre 2013. En première page du Monde s’inscrit en grand le mot « cancer » accolé à la photographie de Dominique Bertinotti, la ministre déléguée à la famille. Une bombe. Dans les pages du « quotidien de référence », la ministre en exercice révèle que, depuis près d’un an, elle est soignée pour un cancer du sein. Relayée par tous les journaux et les télévisions, commentée des centaines de milliers de fois sur les réseaux sociaux, cette information somme toute peu exceptionnelle statistiquement (350"000 Français sont diagnostiqués, chaque année, d’un cancer) fait l’effet d’une déflagration médiatique. La raison : Dominique Bertinotti vient de transgresser un tabou politique majeur. En France, les puissants, politiques, hommes et femmes d’affaires, capitaines d’industrie n’ont pas de cancer. Jamais. Et, s’ils meurent, cela ne peut être que de « longue maladie ». Avant Dominique Bertinotti, aucun haut personnage de l’État en exercice n’avait jamais révélé son cancer. Mieux, les présidents Georges Pompidou et François Mitterrand s’employèrent à ériger le secret médical en secret d’État. Quelques semaines avant de mourir, le président Pompidou, visage ravagé, évoquait devant des journalistes étrangement peu curieux des « grippes à répétition ». Quant à Mitterrand, il alla jusqu’à faire publier par l’Élysée des bulletins de santé falsifiés par son médecin personnel, le Dr Gubler… Mensonge d’État pour maladie indicible : « Du temps de Pompidou, le cancer était une maladie dont on guérissait peu, décrypte Philippe MoreauChevrolet, président de MCBG Conseil, agence spécialisée dans le conseil en communication des dirigeants. L’avouer revenait à se déclarer incapable de gouverner. » Les mœurs ont-elles vraiment changé depuis l’ère pompidolienne ? Pas vraiment. Selon Thierry Philip, maire du 3e arrondissement de Lyon, président de l’institut Curie et… cancérologue ayant soigné des responsables politiques, beaucoup se taisent par crainte d’être disqualifiés : « En politique, il y a toujours quelqu’un qui essaie de prendre votre place. Dire qu’on est malade, c’est donner une arme supplémentaire à ceux qui ont déjà des couteaux dans les mains quand vous êtes en pleine forme. » ou pas La chanteuse Kylie Minogue, diagnostiquée d’un cancer du sein à 36 ans. Atteinte d’un lymphome depuis 2004, la chanteuse Françoise Hardy a évoqué sa maladie à la télévision, le 16 février dernier, lors de l’émission "Le Divan de Marc-Olivier Fogiel". ROSE|MAGAZINE 55 ROSE ENQUÊTE M entir pour garder le pouvoir. Se maintenir. Plus de quarante ans après la mort de Georges Pompidou, la situation épidémiologique a pourtant bien changé : « Le diagnostic de cancer n’est plus une condamnation à mort, constate Philippe Amiel, sociologue de la santé. Le nombre de survivants avoisine aujourd’hui les trois millions. » Mais la parole publique en France demeure toujours aussi opaque. Lorsque Dominique Bertinotti est diagnostiquée, en février 2013, son premier réflexe est de faire comme ces prédécesseurs : se taire. Se taire, malgré la crainte de voir sa perruque tomber en pleine Assemblée nationale. Se taire et glisser des séances de chimio entre deux débats parlementaires. Seuls François Hollande et trois membres de son cabinet sont informés. « En plus des traitements et des débats sur le mariage pour tous, je ne me sentais pas assez forte pour affronter les regards, la commisération, le faux soutien. Le milieu politique n’est pas forcément compassionnel », raconte l’ex-ministre, aujourd’hui conseillère d’État. Pourtant, à la fin de la radiothérapie, elle décide de s’exprimer : « Je ne voulais pas que d’autres parlent à ma place. Je voulais choisir les mots, garder le contrôle de ce que j’avais vécu. J’ai beaucoup réfléchi à la façon de le dire. Je suis un personnage public, donc la révélation de mon cancer devait être une parole politique. » Interdit à la vente dès sa sortie, en 1996, deux jours après la mort de François Mitterrand, Le Grand Secret est réédité en 2005. 56 ROSE|MAGAZINE Ce premier « coming out » a été suivi d’un déluge de témoignages de sympathie, lettres, messages de soutien à cette femme politique qui connaissait, elle aussi, le quotidien des malades de cancer : la souffrance, la fatigue, la peur. Et côté « collègues » politiques ? Un silence gêné : « Les réactions ont été à l’image de l’omerta face à cette maladie. Certains m’ont adressé des petits mots, c’est-à-dire qu’ils ont préféré m’écrire plutôt que de venir me voir ! Mais c’est le milieu où l’on m’en a le moins parlé. J’avais le sentiment que ça les dérangeait. » Les Français plus « mûrs » face au cancer que leurs élites ? C’est la conviction de Philippe Moreau-Chevrolet : « Dans l’esprit des dirigeants, notamment ceux de l’ancienne génération, être malade reste un stigmate social. C’est moins vrai dans la population générale. Je crois qu’au contraire les gens comprennent très bien que l’état naturel d’un homme n’est pas de ne jamais être malade ! Cela s’appelle le principe de réalité. » DES ÉLUS LOCAUX CONTRAINTS À LA TRANSPARENCE D ominique Bertinotti fait donc figure d’exception parmi l’élite de nos gouvernants. Mais qu’en est-il des responsables locaux et régionaux, au contact quotidien de la population ? Parlent-ils davantage ? Plus visibles, contraints d’aller sur les marchés, au contact de leurs administrés, ils peuvent moins aisément masquer les traces de traitements. La transparence n’est plus une option. Elle devient une obligation. À Aubervilliers, Jacques Salvator annonçait son cancer en 2014, deux mois avant les élections municipales, en déclarant : « Je suis candidat, je me dois de dire la vérité. » Patrick Drouet, à Bonneuil-sur-Marne, choisissait en février 2015 les colonnes du Parisien pour expliquer : « Comme je suis en train de perdre mes cheveux et que je compte me raser, j’ai choisi de communiquer […]. Je préfère donner un bulletin de santé officiel plutôt que de laisser libre cours aux rumeurs. » La rumeur. Le sous-entendu. L’ennemi numéro 1 du politique en campagne. Anne Grommerch, maire de Thionville et députée de Moselle, en Photos : Pool Sola/Stevens/Gamma-Rapho, Philippe Gisselbrecht/Andia, Shutterstock LA RÉVÉLATION DU CANCER COMME ACTE POLITIQUE sait quelque chose. En 2008, l’élue n’avait pas caché son cancer du sein initial. En 2011, quelques mois avant les élections législatives, elle récidive. Et préfère taire cette information : « Je ne voulais pas que cela influe sur la campagne. C’est un moment où l’on est très exposé publiquement, ce n’est pas évident de gérer 50 personnes par jour qui viennent vous dire : “Alors, comment ça va, la santé ?” » Pendant la campagne, néanmoins, l’information fuite. Et la rumeur s’emballe. « J’ai tout entendu sur mon état ! Mon adversaire socialiste s’est servi de mon cancer et a fait une partie de sa campagne sur le thème : “Elle est malade, elle ne finira pas le mandat, il ne faut pas voter pour elle.” Encore aujourd’hui, quand on tape mon nom sur Internet, on tombe sur “Anne Grommerch cancer”. » Madame la députée gagne cependant les élections et s’exprime, depuis, sans réserve, renvoyant les élus à leurs responsabilités citoyennes : « On devrait être beaucoup plus nombreux à témoigner. Les gens ont souvent une image lointaine des politiques. Dire qu’on a un cancer, c’est montrer qu’on vit les mêmes choses qu’eux. » Un choix de la vérité qui est aussi celui de la prudence ! Selon Philippe Moreau-Chevrolet, la transparence est la meilleure option en termes de stratégie : « Soit vous racontez une histoire, et dans ce cas vous êtes dans la maîtrise de votre récit et vous emmenez les gens avec vous. Soit vous ne dites rien, et le jour où la vérité sort vous devenez victime des événements. Les citoyens pensent alors que vous avez menti et, pire encore, que si vous avez menti, c’est certainement parce que ce qui vous arrive est très grave, bien plus que ce qu’on raconte. Le silence vous met à la merci de la moindre révélation, du moindre infirmier qui dévoilera une pièce de votre dossier, du moindre paparazzi qui planquera devant l’hôpital. Vous devenez une cible. » TRANSPARENCE À WALL STREET D ans notre pays, les dirigeants économiques paraissent immunisés contre le cancer. Les Anglo-Saxons, eux, ont choisi la transparence : le milliardaire Warren Buffet, atteint d’un cancer de la prostate en 2012 ; Jamie Dimon, PDG et président de JPMorgan, révélant un cancer de la gorge en juillet 2014 ; ou encore Llyod Blankfein, PDG de Goldman Sachs, informant ses actionnaires en septembre 2015 qu’une biopsie effectuée la semaine précédente a révélé un lymphome. Avec toujours la même dramaturgie : une annonce détaillant les traitements, leur durée, parfois même le nom de l’hôpital – et un diagnostic des plus rassurants. Llyod Blankfein parle d’un lymphome « hautement curable », tandis que Jamie Dimon déclare : « La bonne nouvelle est que le pronostic de mes médecins est excellent (…). Je me sens actuellement très en forme et je vous informerai si mon état de santé vient à changer. » Cinq mois plus tard, il envoie un e-mail intitulé « Sharing good news » (partage de bonne nouvelle) révélant qu’une série de scanners n’a détecté aucune trace de cancer. Une mécanique huilée comme un scénario hollywoodien, avec un héros responsable et courageux qui s’engage à remplir vaillamment sa mission. Pour Olivier Torrès, professeur à la Montpellier Business school et fondateur d’Amarok (Observatoire de la santé des dirigeants de PME et des entrepreneurs), il ne s’agit pas forcément d’un choix personnel. « Les grands groupes cotés en Bourse font appel à l’épargne publique, c’est-à-dire à des milliers d’actionnaires. Ils doivent donc produire régulièrement de l’information financière, et l’état de santé du dirigeant fait partie de cette obligation. » Anne Grommerch, maire de Thionville, a dû affronter la rumeur de son cancer durant la campagne électorale. ROSE|MAGAZINE 57 ROSE ENQUÊTE A LA MYTHOLOGIE DU SURVIVANT dire le fait d’avoir survécu et de renaître meilleur, y est valorisée. On peut même y voir une dimension religieuse proche de la rédemption qui permet de dire aux autres : “J’ai surmonté cela et j’ai une expérience à vous livrer.” » Et là où, à quelques exceptions près – France Gall, Françoise Hardy, Bernard Giraudeau… –, les célébrités françaises restent très discrètes sur le sujet, les people anglo-saxons n’hésitent pas à se présenter en « cancer survivors ». Exemples avec l’actrice Kathy Bates, tweetant en 140 caractères qu’elle se remet d’une double mastectomie, l’acteur Michael Douglas témoignant à la tribune d’un colloque d’oncologie, ou encore la chanteuse australienne Kylie Minogue, marraine de l’Aprec – Alliance pour la recherche en cancérologie –, déclarant dans une interview en 2012 : « Aujourd’hui, j’ai l’impression d’être une survivante. Je ne porte pas mon trophée au quotidien avec moi, mais j’ai mené une bataille difficile et je l’ai remportée. » Des « role models » qui s’investissent dans des fondations et racontent leur épreuve à cœur ouvert dans des shows télévisés à grande audience. Pour Philippe Moreau-Chevrolet, « c’est une façon de montrer qu’on a de la force de caractère, qu’on est capable de résister et de s’améliorer. En France, quand vous subissez une épreuve, c’est que, quelque part, vous êtes en tort ». 2 * Coauteur des États-Unis pour les nuls, éditions First. Carly Fiorina, ancienne DG de Hewlett-Packard, ne fait pas mystère du cancer du sein qu’elle a "vaincu". 58 ROSE|MAGAZINE L’acteur américain Michael Douglas, rescapé d’un cancer de la gorge. Photos : Damian Douarganes/AP/SIPA, Shutterstock ux États-Unis, les hommes (et les femmes) de pouvoir ont bien compris cette notion de « maîtrise du récit », et aussi que le mot cancer trouvait sa place dans le « story telling » de leur vie. La transparence en matière de santé s’impose donc dans le Big Business (voir encadré), mais aussi dans les plus hautes sphères politiques. Carly Fiorina, ex-PDG de Hewlett Packard et membre du Parti républicain, n’a jamais fait mystère d’avoir traversé – et vaincu – un cancer du sein. En 2009, au moment où elle brigue le poste de sénatrice de Californie, elle l’évoque ouvertement et l’utilise contre son adversaire en déclarant : « Après la chimiothérapie, Barbara Boxer ne me fait plus vraiment peur. » En décembre 2015, l’ancien président Jimmy Carter a annoncé son cancer à la presse – annonce aussitôt suivie d’une pluie d’encouragements et de messages de sympathie, dont un tweet affectueux du président Obama. Pour François Durpaire, historien des États-Unis*, les raisons en sont culturelles : « Les Américains ont un rapport à la vie publique et privée très différent du nôtre. Ils ne sont pas dans cette pudeur catholique, ce repli sur soi et son intimité très répandus en France et dans les pays latins. Pour eux, être dans le secret n’est pas acceptable. » Mais mieux encore, outre-Atlantique, le cancer peut devenir un levier de mise en scène de soi-même. « L’épreuve est constitutive de l’identité du pays, poursuit François Durpaire. La notion de “born again”, c’est-à-