Éléments de définition pour une sociologie - 400 Bad Request

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« Éléments de définition pour une sociologie politique du droit », Droit et Société. Revue
internationale de théorie et de sociologie juridique, (Paris), 1998, n°2, pp. 347-370.
L’expression de « sociologie politique du droit » a récemment fait son apparition dans
le langage scientifique. En 1994, Jacques Commaille publiait « L’esprit sociologique des lois.
Essai de sociologie politique du droit », ouvrage dans lequel il développait une analyse
originale de l’évolution de la législation française du droit de la famille 1. Une recherche
comparative menée dans plusieurs pays s’est développée sur cette base, aboutissant à la
publication d’une étude consacrée à la « Politique des lois en Europe » 2. A Bruxelles, en
1995, les Facultés universitaires Saint-Louis ont créé un « Centre de sociologie politique du
droit », dénomination inédite à notre connaissance.
Cet intérêt pour la politique n’est pas, en soi, fondamentalement nouveau en sociologie
du droit. Dans son ouvrage de référence, Renato Treves introduit un chapitre consacré à
l’ « apport des théories politiques » en relevant « le lien indissoluble qui unit la sociologie et
la politique » 3, et en citant un autre auteur italien pour qui « les rapports avec la sociologie
politique […] constituent l’un des points de passage obligés pour une sociologie du droit qui
voudrait vraiment remplir une fonction critique à l’égard de la culture juridique
traditionnelle » 4. Dans une autre perspective, et même si l’auteur est généralement soucieux
de séparer politique et droit, Jean Carbonnier évoque la sociologie politique comme une
« science dont les recherches peuvent se recouper avec la sociologie du droit » 5.
Il faut en revanche relever que l’intérêt suscité par cette discipline n’a pas mené, dans
l’état actuel de nos connaissances, à une véritable définition. L’ouvrage précité de Jacques
Commaille, sans doute le plus abouti en la matière, constitue un apport théorique de
dimension, mais ne contient aucune définition explicite de la discipline, et encore moins des
limites qui la sépareraient d’autres sciences qui ont le droit comme objet 6. On ne trouvera
pas non plus une définition consacrée à la sociologie politique du droit dans le « Dictionnaire
encyclopédique de théorie et de sociologie du droit » qui fait autorité en langue française 7, ni
dans les manuels classiques de sociologie du droit 8. Un examen des principaux ouvrages
1 Paris, P.U.F., coll. « Droit, éthique et société ».
2 Politique des lois en Europe, Paris, L.G.D.J., coll. « Droit et sociétés », 1995.
3 Sociologie du droit, Paris, P.U.F., 1995, p. 73.
4 Il s’agit de A. Frebbrajo, « Per una sociologia del diritto critica », cité dans ibid., note 1.
5 Sociologie juridique, Paris, P.U.F., éd. Quadrige, 1994, p. 54; v. aussi la réponse donnée à une question concernant
certaines "nouvelles catégories conceptuelles » en sociologie du droit, dont la politique dans J. Carbonnier, R. Treves
et la sociologie du droit. Archéologie d’une discipline, Paris, L.G.D.J., 1995, pp. 55 et ss.
6 V. en particulier l’introduction de l’ouvrage, pp. 7 et ss.
7 A.J. Arnaud (dir.), Paris, L.G.D.J., Bruxelles, Story-Sciencia, 1988.
8 Outre les ouvrages précités de R. Treves et de J. Carbonnier, on consultera par exemple les études de Gurvitch, Weber,
Pound, Lévy-Bruhl, citées dans les lignes qui suivent.
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consacrés à la sociologie politique aboutit à la me conclusion. On peut en effet considérer
que soit le droit n’est tout simplement pas 9, ou très peu 10, abordé, soit il est envisagé dans le
cadre de chapitres consacrés aux phénomènes de légitimation, mais sans aucune définition, ni
même référence, à une sociologie politique du droit 11. Le même constat ressort d’une
analyse des grands traités de science politique 12.
Quant aux définitions données à la sociologie du droit elle-même, elles mettent surtout
l’accent sur les relations étroites, et difficiles à maîtriser, qu’elle entretient avec d’autres
sciences voisines, comme la philosophie ou la théorie du droit 13. Pour Jean Carbonnier,
l’histoire de la discipline,
« ramenée à la période contemporaine, laisse apparaître un trait dominant : c’est
une certaine impuissance de la sociologie juridique à décoller de la philosophie du
droit » 14.
André-Jean Arnaud, dans sa préface au Dictionnaire encyclopédique de théorie et de
sociologie du droit, admet que
« S’agissant de la délimitation des champs disciplinaires propres de la théorie du
droit et de la sociologie juridique, l’équipe de travail s’est rendue compte, dès le
stade de la collecte des items […] qu’il n’était pas simple d’en tracer les
frontières » 15.
Selon Paul Foriers,
« La distinction tranchée entre ‘science du droit’, ‘sociologie du droit’ et
‘philosophie du droit’ est, en effet, artificielle et stérile, car elle conduit à
l’impuissance de ces trois disciplines » 16.
On pourrait multiplier les exemples 17. La terminologie utilisée par différents auteurs
ne manque d’ailleurs pas de compliquer singulièrement la réflexion 18. Henri Lévy-Bruhl
9 V. p. ex. B. Badie et J. Gertslé, Lexique. Sociologie politique, Paris, P.U.F., 1979 (on ne retrouve aucun verbo consacré au
droit); P. Birnbaum et F. Chazel, Sociologie politique, Paris, Armand Colin, 2 tomes, 1971; J.P. Cot et J.P. Mounier,
Pour une sociologie politique, Paris, Seuil, 1974, 2 volumes.
10 V. p. ex. M. Duberger, Sociologie politique, Paris, P.U.F., coll. Thémis, 1966, pp. 110 et 312; C. Rouvier, Sociologie
politique, Paris, litec, 1995, p. 209.
11 V. not. J. Lagroye, Sociologie politique, Paris, Dalloz, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1ère éd.,
1991, pp. 123 et ss.
12 V. M. Grawitz et J. Leca, Traité de science politique, Paris, P.U.F., 1ère éd., 1985, pp. 382 et ss. (passage de la
contribution de Ph. Braud, « Du pouvoir en général au pouvoir politique »); G. Burdeau, Traité de sciences politiques,
Paris, L.G.D.J., 1ère éd., 1949. Relevons enfin que les ouvrages d’anthropologie politique ne nous donnent pas
davantage d’indications; v. p. ex. G. Balandier, Anthropologie politique, Paris, P.U.F., 1967, 237 p; M. Abélès,
Anthropologie de l’Etat, Paris, Armand Colin, 1990, 184 p.
13 V. déjà G. Gurvitch, Éléments de sociologie juridique, Paris, Aubier, 1940, p. 1.
14 Sociologie juridique, op.cit., p. 147.
15 Ouvrage précité, p. XV; v. aussi, du même auteur, « Droit et Société : du constat à la construction d’un champ commun »,
Droit et Société, N°20-21, 1992, pp. 18 et ss.
16 « Actualité du droit naturel et libre recherche scientifique » in La pensée juridique de Paul Foriers, Bruxelles, Bruylant,
1982, vol. I, p. 66. ,
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associe par exemple la sociologie du droit à une « juristique » 19, Henri Rolin à une « science
du droit » 20, Hubert Rottleuthner évoque une « théorie sociologique du droit » 21, Quant
aux clivages généralement évoqués (sociologie juridique/du droit, empirique/théorique,
matérielle/formelle, dans le droit/sur le droit, …), ils suscitent plus qu’ils ne clôturent le débat
épistémologique 22.
Sans prétendre nullement épuiser ces controverses, la présente étude se veut une
tentative d’apporter des éléments de définition d’une sociologie spécifiquement politique du
droit, de manière à la distinguer non seulement des disciplines voisines, mais aussi de ce
qu’on a pu appeler de manière très générale « les sociologies juridiques » 23.
L’optique étant précisée, deux précautions méthodologiques s’imposent. D’abord, il
ne s’agira évidemment pas de présenter la sociologie politique du droit comme la
« meilleure » discipline, celle qui serait la mieux apte à expliquer le phénomène juridique. Le
choix d’une approche, qu’elle soit philosophique ou sociologique ne se justifie pas
scientifiquement, mais résulte d’une option personnelle elle-même fondée sur des motifs les
plus variés 24. En revanche, nous tenterons de démontrer que, si l’on opte pour la sociologie
politique comme stratégie d’approche, on est amené à assumer un certain nombre de prises de
position qui jalonnent la recherche et qui, comme nous le verrons, sont loin d’être neutres ou
simplement « techniques ». Ensuite, l’étude vise à apporter des éléments de définition, mais
ne prétend pas apporter des réponses infaillibles et définitives. Les éléments sont autant
d’ouvertures à la discussion non seulement auprès de ceux qui mènent des recherches
empiriques, mais aussi des théoriciens spécialistes des autres sciences que nous serons amené
à aborder.
17 Voy. J. Commaille et J.F. Perrin, « Le modèle de Janus de la sociologie du droit », Droit et société, N°1, août 1985, p. 96;
R. Treves, « La sociologie du droit : un débat » in J. Carbonnier, R. Treves et la sociologie du droit. Archéologie
d’une discipline, op.cit., pp. 165 et ss.; E. Jorion, De la sociologie juridique. Etudes de sociologie juridique,
Bruxelles, U.L.B., Ed. de l’Institut de sociologie, 1967, pp. 10 et ss. et, du même auteur, « Nouveaux commentaires
d’une conception originale de la sociologie juridique », Revue de l’Institut de sociologie, 1971, pp. 650 et 657.
18 Voy. p. ex. l’ouvrage de D. Touret, Introduction à la sociologie et à la philosophie du droit. La bio-logique du droit,
Paris, litec, 1995. Les différences entre les deux disciplines ne sont pas distinguées dans le cours de l’étude.
19 Sociologie du droit, Paris, P.U.F., coll. Que sais-je ?, 7ème éd., 1990, pp. 87 et ss.
20 Prolégomènes à la science du droit. Esquisse d’une sociologie juridique, Bruxelles, Bruylant, Paris, Félix Alcan, 1911, p.
1.
21 « Le concept sociologique de droit », R.I.E.J., 1992.29, p. 69.
22 R. Pound, « Sociologie du droit » in G. Gurvitch et W.E. Moore (dir.), La sociologie au XXème siècle. Les grands
problèmes de la sociologie, tome I, Paris, P.U.F., 1947, p. 317. Pour une exposé de l’ensemble de ces distinctions, v.
p. ex. R. Treves, Sociologie du droit, op.cit.
23 J. Commaille, « Esquisse d’analyse des rapports entre droit et sociologie. Les sociologies juridiques », R.I.E.J., 1982-8,
pp. 9 et ss.
24 V. F. Ost et M. van de Kerchove, "De la scène au balcon. D’où vient la science du droit ? » in F. Chazel et J. Commaille
(éds.), Normes juridiques et relations sociales, Paris, L.G.D.J., coll. "Droit et société », 1991, p. 68 et A.J. Arnaud,
"Sociologie et droit. Rapports savants, rapports politiques », même ouvrage, p. 81.
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L’étude sera divisée en deux parties. Dans un premier temps, nous tenterons de
séparer autant que possible les sciences voisines, que nous érigerons en idéal-types ; la
perspective sera multidisciplinaire 25. Cette séparation, quelque peu artificielle, nous
permettra néanmoins de mieux distinguer les frontières entre les différentes sciences du droit.
Dans un second temps, les spécificités de la sociologie politique du droit seront envisagées
dans une perspective interdisciplinaire; il s’agira d’assumer le passage d’une science à l’autre
(et en même temps de confronter les sciences qui avaient été artificiellement séparées), mais
en indiquant quelle est l’articulation propre à notre science de référence.
I. LA SOCIOLOGIE POLITIQUE DU DROIT DANS UNE PERSPECTIVE MULTIDISCIPLINAIRE
La science du droit peut se définir comme une « activité cognitive visant à donner une
représentation du phénomène juridique conforme au paradigme scientifique adopté » 26.
Deux sciences du droit sont dès lors différentes si elles se réfèrent à des paradigmes différents
27. Pour ce qui concerne la sociologie politique du droit, on peut considérer que :
- elle ne constitue pas une science distincte de la sociologie du droit, avec qui elle partage des
paradigmes que l’on ne retrouve pas dans d’autres sciences du droit;
- elle présente cependant des caractéristiques propres qui permettent de la considérer comme
une discipline spécialisée de sociologie du droit.
Nous verrons dès lors, dans un premier temps quelles différences la sociologie du droit
(y compris dans ses aspects politiques) entretient avec d’autres sciences (A), dans un second
quelles sont les spécificités de la sociologie politique du droit par rapport aux autres
sociologies juridiques (B).
A. Sociologie (politique) du droit et autres sciences du droit
25 Sur la distinction entre multidisciplinarité (que l’on peut assimiler à une utilisation successive de différentes disciplines,
sans toutefois que ne se dégage une articulation cohérente entre ces disciplines) et interdisciplinarité (qui suppose cette
fois que les différentes disciplines soient articulées en fonction d’une approche d’ensemble), v. F. Ost et M. van de
Kerchove, « De la scène au balcon. D’où vient la science du droit ? », loc.cit., p. 77 ainsi que F. Ost, « Questions
méthodologiques à propos de la recherche interdisciplinaire en droit », R.I.E.J., 1981-6, p. 5.
26 Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, op.cit., p. 363.
27 V. J. Van Houtte et G. Dierickx, « La sociologie juridique : une science globalisante ? », Revue de l’Institut de sociologie,
1971-4, p. 630 et N. Kralyevitch, La portée théorique du glissement du droit vers la sociologie. La doctrine juridique
au point de vue de la connaissance et de la sociologie, Paris, Sirey, 1939, p. 228.
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La perspective multidisciplinaire supposant de faire, autant que possible, abstraction
des interactions entre les disciplines voisines, nous avons établi un tableau 28 reprenant, pour
chacune des sciences retenues, des caractéristiques traduites sous la forme d’idéaltypes 29. Le
tableau a donc une fonction essentiellement heuristique; il ne prétend pas refléter fidèlement
la réalité et encore moins les nuances qui la composent, nuances volontairement et
artificiellement gommées. Particulièrement pour la sociologie du droit, dont la définition
reste à l’heure actuelle largement ouverte 30, on a privilégié les critères qui permettaient le
mieux de la distinguer des autres disciplines 31. La terminologie employée est elle aussi
intentionnellement simplifiée, et ne suscite guère de problèmes, tant elle reprend des notions
reconnues dans les sciences du droit.
Un certain nombre de commentaires doivent toutefois être apportés à propos des choix
opérés.
Tout d’abord, la sélection même des sciences du droit (lignes A à D) a été guidée par
le souci de préserver les clivages les plus marqués possibles. Ainsi, la théorie critique du
droit a été écartée dans la mesure où, contrairement à une théorie analytique ou « pure’, elle
vise précisément à transcender les clivages traditionnels 32. On aurait aussi pu s’attendre à
retrouver la linguistique juridique, mais cette science se prête peu à la catégorisation
proposée, surtout si l’on veut prendre en compte ses diverses disciplines spécialisées, comme
la mantique ou la pragmatique 33. Par contre, la « dogmatique juridique », la théorie pure
du droit, la philosophie du droit et la sociologie du droit peuvent être distinguées clairement
en tant qu’idéaltypes.
En ce qui concerne les définitions sélectionnées (colonne 1), c’est le même critère qui
prévaut. On remarquera en particulier le caractère traditionnel de la définition de la
philosophie du droit, la « validité » à laquelle il est fait allusion s’entendant très largement
comme la conformià un étalon 34. La définition de la sociologie du droit elle-même est la
plus large que nous avons rencontrée; on la retrouve notamment sous la plume de Renato
Treves 35.
28 V. le tableau n°1 reproduit ci-dessous.
29 L’appellation, d’inspiration weberienne, désigne très généralement « un modèle abstrait construit à partir de traits
caractéristiques et singuliers » (G. Ferréol, Vocabulaire de la sociologie, Paris, P.U.F., coll. Que sais-je ?, 1995, p. 60).
30 J. Commaille et J.F. Perrin, « Le modèle de Janus de la sociologie du droit », loc.cit., p. 95.
31 Sont dès lors exclues les conceptions de la sociologie du droit qui la rattachent plus ou moins directement à d’autres
disciplines, et en particulier à la philosophie; v. p. ex. le concept de sociologie juridique normologique de E. Jorion, De
la sociologie juridique, op.cit., not. pp. 113 et ss.
32 V. Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, op.cit., v° théorie générale du droit, p. 418.
33 V. M. Grawitz, Méthodes des sciences sociales, Paris, Dalloz, 1993, 9ème éd., pp. 271 et ss.
34 V. Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, op.cit., v° validité.
35 Sociologie du droit, op.cit., p. 21; v. aussi J. Commaille et J.F. Perrin, « Le modèle de Janus de la sociologie du droit »,
loc.cit., p. 96.
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