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Transversal n° 33 novembre-décembre grand reportage
servatifs est de sortie. Là encore, le travail de terrain est
payant. Les filles reconnaissent les intervenantes, les inter-
pellent, s’approchent pour demander des préservatifs, qui
passent toujours de la main à la main, ni vu ni connu.
Fatima a un mot pour chacune : elle les connaît toutes
et sait leurs conditions de vie. Certaines réclament davan-
tage de préservatifs, râlent un peu quand elles n’en reçoi-
vent que quatre ou cinq. Houda et Fatima expliquent
qu’elles n’en auront pas pour tout le monde, qu’elles
reviendront. « Avant que nous ne commencions nos
actions de proximité dans ce quartier, ces filles ne savaient
rien sur le sida et les infections sexuellement transmis-
sibles, raconte Houda. Aujourd’hui, elles sont informées et
elles ont peur de ces maladies. Elles ne veulent plus
mettre leur santé et leur vie en jeu pour 20 dirhams
(environ 2 euros), ça ne vaut pas la peine. »
D’autant que la majorité ont des enfants à charge.
Beaucoup sont veuves ou divorcées : la prostitution est
leur unique moyen de subsistance. En plus de ces actions
de terrain, l’association organise, dans son local, des
réunions afin d’aider ces femmes à négocier l’usage du
préservatif avec leurs clients.
Un soutien indispensable. Une étude, menée en 2004
pour l’ALCS par un sociologue marocain auprès des pros-
tituées de rue, a mis en évidence le manque d’information
Fatima a pratiqué la prostitution pendant plusieurs années
avant de s’investir à l’ALCS. Retour sur son parcours.
« Après mon divorce, j’ai été obligée de trouver un moyen
pour vivre. Je ne pouvais pas compter sur ma famille. Je
n’ai pas de diplôme, je ne suis jamais allée à l’école. Je
n’avais pas d’autre solution que de faire le trottoir. C’est
très difficile de faire ça dans un pays musulman, surtout
quand tu as déjà vécu une vie normale, sans prostitu-
tion. Pour qu’on ne me reconnaisse pas, j’allais dans un
autre quartier où il y a beaucoup de prostituées, loin de
là où j’habitais. Avec le temps, je me suis habituée aux
regards désapprobateurs, je n’y faisais plus attention.
J’ai déjà subi des violences de la part des clients. Après
l’acte, certains refusent de payer le prix de la passe et
te frappent. Toutes les filles subissent des agressions,
des vols, des viols.
Un jour, j’ai rencontré des personnes de l’association
qui venaient faire de la prévention dans la rue. Je ne
croyais pas qu’on pouvait attraper des maladies, ni
même le sida, avec des relations sexuelles. Avant
d’être informée, je n’utilisais pas de préservatif. Après,
j’essayais de l’imposer, mais ce n’était pas évident.
D’autant que j’avais besoin d’argent. Les clients insis-
tent et ils peuvent proposer une augmentation du prix
pour ne pas mettre la capote. Ils ne connaissent rien à
la prévention et ne veulent que des rapports non pro-
tégés. C’est très rare de rencontrer un client qui réclame
de lui-même un préservatif.
Petit à petit, j’ai trouvé le courage de venir faire un test
de dépistage à l’ALCS. J’ai aimé l’ambiance. Je me
suis sentie acceptée, comprise, personne ne me jugeait.
Alors je suis revenue, juste pour voir les gens et discu-
ter. Et je suis devenue une « personne relais ». Ici, j’ai
connu des personnes séropositives. J’ai découvert ce
que c’était et j’ai décidé d’arrêter la prostitution, parce
que maintenant j’ai peur du sida. Un préservatif peut
se déchirer, je peux être victime d’un viol et je ne veux
pas être infectée par le VIH.
En plus, depuis que je travaille avec l’ALCS, je ressens
une certaine fierté. Alors je n’ai plus envie de reprendre
ma vie d’avant. J’ai commencé à penser que mon corps
vaut trop cher pour que je le vende.
J’ai retrouvé confiance en moi : je me suis rendu compte
que le travail que je fais avec l’association donne des résul-
tats. Mais il faut être tout le temps sur le terrain : dès qu’il
y a une coupure, les filles oublient tout et recommencent
à avoir des rapports non protégés. Le poids de la pauvreté
est énorme, alors le reste passe au second plan : l’im-
portant est d’avoir de l’argent et de pouvoir manger.
Dans l’avenir, j’espère rencontrer un homme qui me
comprendra et acceptera mes enfants. Je voudrais me
marier, vivre une vie normale, comme toutes les femmes.
Moi aussi, j’ai le droit d’être heureuse. »
Quand la prévention provoque une prise de conscience
et de prévention au sein de cette population. Seules 46%
des professionnelles disent utiliser systématiquement le
préservatif pour un rapport sexuel vaginal et 92 % ne l’uti-
lisent pas lors d’un rapport buccal ou anal. La disponi-
bilité du préservatif est un élément essentiel : quand ni le
client ni la fille n’ont de préservatifs sur eux, 60 % des
prostituées déclarent accepter quand même le rapport
sexuel. D’où l’importance de les distribuer directement
aux travailleuses du sexe.
Houda et Fatima continuent à arpenter les rues. Les filles
sont nombreuses, mais les clients ne se pressent pas : les
temps sont durs. Ici, c’est une prostitution populaire : les
clients sont des Marocains qui n’ont pas beaucoup de
moyens. Les tarifs sont très bas : entre 20 et 50 dirhams la
passe (environ 2 à 5 euros). Ailleurs, dans les quartiers
modernes, se pratique une prostitution plus « chic » avec
des filles jeunes, en tenue sexy, qui fréquentent les bars et les
boîtes de nuit. Elles sont plus cultivées, parfois étudiantes.
C’est un moyen d’arrondir les fins de mois difficiles. Leur
clientèle ? Des Marocains aisés, qui veulent se montrer avec
une jolie fille, et des touristes étrangers. « Ces filles-là sont
plus difficiles à toucher, déplore Houda. Elles ne recon-
naissent pas facilement qu’elles se prostituent et surtout
elles sont prêtes à prendre davantage de risques dans des
rapports non protégés, car les tarifs sont bien plus élevés,
entre 300 et 1 000 dirhams (de 30 à 100 euros). »