FACULTE DE PHILOSOPHIE, SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES NICOLAS BRUSADELLI Mémoire de Master 2 de Sociologie Parcours « ethnographie et science de l‟enquête » LES LUTTES ETUDIANTES DE 2007-2009 INSCRIPTION DANS UN CYCLE DE MOBILISATION ET DIVISIONS SOCIALES DES MOUVEMENTS Sous la direction de MM. BERTRAND GEAY ET DENIS BLOT ANNEE UNIVERSITAIRE 2010 – 2011 1 Résumé Au-delà de la seule lutte anti-CPE de 2006, c‟est toute la dernière décennie qui a été marquée en France par les mobilisations de la jeunesse scolarisée. En partant de l‟exploration des mouvements étudiants amiénois de 2007-2009, en les réinscrivant dans un cycle de contestation universitaire qui débute en 1998, ce mémoire se propose de fournir un éclairage quant à l‟expérience étudiante récente, quant à son histoire, ses pratiques et ses formes de structuration. Il se propose ensuite de se pencher sur les lignes de fracture ayant parcourues ces mobilisations, révélatrices à la fois de dispositions socialement différenciées à l‟engagement et des modalités particulières de concrétisation de ce dernier dans le milieu étudiant des années 2000. Fruit d‟une méthodologie complémentaire alliant méthodes qualitative et quantitative, ce travail pose l‟hypothèse de l‟émergence d‟une pratique politique à caractère générationnelle ayant émergé ces dix dernières années dans l‟enceinte universitaire, renvoyant ainsi à une mémoire, des liens, des vécus et des enjeux communs. Remerciements Je tiens à remercier Bertrand Geay et Denis Blot pour leur direction et leurs conseils, Audrey Molis pour ses précieuses archives et son soutien intellectuel, Delphine Bouenel et Lucile Jamet pour la qualité de nos échanges et l‟ensemble des documents qu‟elles ont mis à ma disposition, Delphine Delamarre pour son aide indispensable lors du travail de collecte des données, Laurianne Alluchon pour ses relectures nocturnes et enfin Daniel Couapel pour son travail de compilation systématique des coupures de presses régionales. « Le difficile, en sociologie, c’est d’arriver à penser de façon complètement étonnée, déconcertée, des choses qu’on croit avoir comprises depuis toujours. » Pierre Bourdieu1. 1 BOURDIEU P., « La délégation et le fétichisme politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1984, n° 52-53, pp. 49-55. 2 TABLE DES MATIERES INTRODUCTION .................................................................................................................... 5 I – L’EXPERIENCE ETUDIANTE DE 2007-2009 : HISTOIRE ET FORMES DES MOUVEMENTS .................................................................................................................... 18 1 Ŕ DE L‟AUTOMNE 2007 AU PRINTEMPS 2009 : UN « FEU DE PAILLE » DEVENU « FEU DE BOIS » .................................................................................................................................... 19 1.1 Ŕ Un enseignement supérieur en pleine mutation ................................................................... 19 1.2 Ŕ La mobilisation éclair de l‟automne 2007 ........................................................................... 22 1.3 Ŕ L‟Education Nationale en mouvement : du printemps 2008 au printemps 2009 ................ 25 Remue-ménage dans le monde éducatif .................................................................................................................... 25 La fronde des Enseignants-Chercheurs .................................................................................................................... 28 Le relais étudiant, « Acte 2 » du mouvement anti-LRU ............................................................................................ 31 2 Ŕ LES FORMES DES MOUVEMENTS : ZOOM SUR LE CAS AMIENOIS ........................................ 34 2.1 Ŕ Un cadre d‟injustice néo-marxiste ....................................................................................... 35 2.2 Ŕ Rupture dans le répertoire d‟action : les implications du « blocage » ................................. 40 2.3 Ŕ L‟ « auto-organisation » des mouvements ........................................................................... 44 De l’organisation du mouvement social… ................................................................................................................ 44 … à des organisations de mouvement social ............................................................................................................ 46 CONCLUSION Ŕ UN CYCLE DE MOBILISATION ETUDIANT ? .............................................. 49 II – MISE EN PERSPECTIVE - CHAMP SYNDICAL ET ESPACE DES MOBILISATIONS ................................................................................................................. 53 1 Ŕ CHAMP ET SYNDICALISME ETUDIANT ............................................................................... 54 1.1 Ŕ Champ syndical étudiant ou champ de la représentation étudiante ? .................................. 55 1.2 Ŕ Jeu et illusio, capitaux, rétributions ..................................................................................... 58 1.3 Ŕ Les cadres de perception du syndicalisme étudiant ............................................................. 62 1.4 Ŕ Processus d‟autonomisation du champ et stratégie de l‟UNEF en 2007-2009 .................... 64 2 Ŕ ESPACE ET MOUVEMENTS ETUDIANTS .............................................................................. 68 2.1 Ŕ Auto-organisation et stratégies syndicales à Amiens .......................................................... 69 2.2 Ŕ De la notion d‟ « espace des mouvements sociaux »… ....................................................... 71 2.3 Ŕ … à celle d‟ « espace des mobilisations étudiantes » .......................................................... 74 2.4 Ŕ Les lignes de fractures des mouvements étudiants .............................................................. 76 CONCLUSION Ŕ DES AFFRONTEMENTS AUX FACTEURS MULTIPLES ................................. 81 III – DIVISIONS SOCIALES DU MOUVEMENT ET TRAJECTOIRES D’ENGAGEMENT DIFFERENCIEES ............................................................................... 83 I Ŕ LA COMPOSITION SOCIALE DE L‟ « ESPACE DE LA MOBILISATION » DE 2009 .................... 84 1 Ŕ Les caractéristiques des étudiants mobilisés ........................................................................... 85 2 Ŕ Les divisions sociales du mouvement..................................................................................... 89 3 Ŕ Des trajectoires d‟engagement différenciées .......................................................................... 92 II Ŕ « ZOOM » SUR LES TRAJECTOIRES MILITANTES : DES DISPOSITIONS « ANTIAUTORITAIRES » ? ................................................................................................................. 97 1 Ŕ De l‟incapacité à s‟organiser sur le long terme en milieu étudiant ......................................... 98 Cyril, entre sentiment d’inutilité et culpabilisation .................................................................................................. 98 Les formes d’ « auto-organisation », une voie de réalisation de soi ...................................................................... 101 2 Ŕ Le rejet du champ de la représentation étudiante ................................................................. 103 Séverine, un entre-deux social fondateur ............................................................................................................... 103 Défense des classes populaires et remise en cause du champ : le « peuple » contre les « élites » ......................... 106 3 3 Ŕ Les organisations contre les individus .................................................................................. 109 Adrien, ou les conséquences d’un rapport « malheureux » à l’école ..................................................................... 109 La société des individus .......................................................................................................................................... 112 CONCLUSION Ŕ ORGANISATIONS ET CLIVAGES SOCIAUX .............................................. 115 CONCLUSION ..................................................................................................................... 117 BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................... 123 GLOSSAIRE DES SIGLES ................................................................................................ 128 TABLE DES ILLUSTRATION .......................................................................................... 130 TABLE DES ANNEXES ..................................................................................................... 130 ANNEXES ............................................................................................................................. 131 4 INTRODUCTION L‟université française a connu ces dernières années nombre de mouvements étudiants, dont les plus récents Ŕ en 2007 et en 2009 Ŕ ont, à maints égards, tenu lieu de « douche froide » pour les groupes de jeunesse ayant connu la mobilisation victorieuse de 2006 contre le Contrat Première Embauche (CPE). Pour ceux qui avaient été les acteurs de cette dernière dans l‟enceinte universitaire, le vécu différencié entre les mobilisations n‟en a été que plus détonant. « Contre un gouvernement autoritaire, nous avons gagné en nous organisant de manière à atteindre un niveau de démocratie rarement connu auparavant. Nous avons construit l’unité étudiante, impulsé l’unité syndicale, gagné le retrait du CPE et enrayé la machine libérale », écrivait le journal syndical de l‟UNEF2-Amiens en mai 2006, révélant l‟état d‟esprit de certaines franges dirigeantes de la lutte étudiante. Les mobilisations qui ont suivi n‟ont pas connu le même destin, mais ont au contraire été le lieu de défaites revendicatives. Une première explication de cette évolution pourrait être trouvée dans l‟isolement des milieux étudiants (2007) ou universitaires (2009), isolement renforcé par la faiblesse des relais médiatiques nationaux (2007) et par l‟accroissement de la répression policière (2007-2009). Entre la mobilisation de 2006 en celles de 2007-2009, les « coordonnées de la situation », pour reprendre un langage militant, avaient changées. Sans avancer l‟existence d‟un changement majeur dans la « structure des opportunités politiques3 », le concept étant trop flou par bien des aspects4, force est de constater que la prise de pouvoir politique de l‟oligarchie financière française en 2007 5 a considérablement modifié l‟état du rapport des forces sociale et politique du pays. L‟adoption par les urnes d‟un programme néolibéral affiché, la stratégie politique d‟inspiration néoconservatrice qui l‟a 2 Union Nationale des Etudiant de France, première organisation étudiante représentative. « Le concept de structure des opportunités politiques (SOP) rend compte de l‟environnement politique auquel sont confrontés les mouvements sociaux, et qui peut selon la conjoncture exercer une influence positive ou négative sur leur émergence et leur développement ». FILLEULE O. & MATHIEU L., « Structure des opportunités politiques » in FILLEULE O., MATHIEU L. PECHU C. (dir.), Dictionnaire des mouvements sociaux, SciencesPo.- Les Presses, coll. Références / Sociétés en mouvement, 2009. 4 Si son premier modèle, mis au point par D. Mc Adam, est difficilement utilisable en raison des facteurs quasiment indéfinis rendant possible un changement dans la SOP, les tentatives de modélisation systématique ultérieure (S. Tarrow, H. Kriesi, C. Tilly, J. Mc Carthy, M. Zald) semblent souffrir une vision trop structuraliste et idéaliste. Avec H. Fram, nous considérerons plutôt que « chaque moment de confrontation se définit de manière propre, voire unique », le défi analytique revenant alors à « identifier une série de déterminants qui, dans une séquence temporelle, peut expliquer les dynamiques de l‟interaction entre l‟état et les mouvements d‟opposition, aussi bien que les effets institutionnels de cette dynamique ». Concernant toutes ces références voir FILLEULE O., MATHIEU L. PECHU C., Ibid. 5 Voir PINCON-CHARLOT M. & M., Le Président des Riches, Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, Editions Broché, Zones, 2010. 3 5 permise ou encore la posture d‟ « ouverture » adoptée par le parti majoritaire ont été autant d‟éléments de redistribution des rapports de pouvoir dans les champs syndicaux et politiques. Pour l‟organisation syndicale étudiante dominante Ŕ l‟Union Nationale des Etudiants de France, grande absente des mobilisations étudiantes depuis 20076, ce bouleversement politique intervient tout juste un an après la reconnaissance de ses cadres à la fois par les représentants des syndicats de salariés et par les représentants de l‟Etat. Cet élément s‟avérera déterminant dans les choix stratégiques opérés depuis lors : « avant le CPE tout le monde s’en foutait de ce que racontait l’UNEF, on pouvait bien se permettre de perdre ! », notait encore récemment, et à juste titre, une militante du syndicat membre de son Bureau National (BN) depuis 20067. Dans les rangs du Parti Socialiste (PS), principal parti d‟opposition acquis à la logique d‟autonomie des universités, les voix s‟élevant contre la loi relative aux Libertés et Responsabilités des Universités (LRU) se firent également rares en 2007. Au-delà de la question de l‟isolement, il importe cependant de comprendre l‟expérience étudiante ellemême, son histoire et ses formes de structurations, différenciées en fonction des groupes en présence. A l‟échelle du pays, la mobilisation étudiante de 2007 fut initiée par le Collectif Etudiant Contre l‟Autonomie des Universités (CECAU), regroupant des organisations étudiantes minoritaires, de Sud Etudiant à la Fédération Syndicale Etudiante (FSE) en passant par l‟Union des Etudiants Communistes (UEC), les Jeunesses Communistes Révolutionnaires (JCR) et la principale tendance oppositionnelle de l‟UNEF, la TUUD8. Si la mobilisation dépassa largement les forces militantes de ces organisations, bénéficiant en outre de la réactivation de réseaux mis en état de veille depuis la fin de la mobilisation contre le CPE, l‟absence d‟alliés occupant des positions dominantes dans les champs politiques et syndicaux et la reprise en main du pouvoir médiatique par le pouvoir politique 9 constituaient un terreau bien peu favorable à une issue victorieuse : « on était vraiment SEULS, seuls seuls seuls », raconte Daniel, militant amiénois et syndicaliste étudiant depuis 2007. Malgré tout, la période politique qui s‟ouvre ainsi en 2007 sera celle d‟une mobilisation quasi-permanente de la jeunesse. Dans les universités, la proximité temporelle des mobilisations permet aux réseaux d‟interconnaissance nés en leur sein de se survivre, régulièrement réactivés quand vient le 6 Nous reviendrons, dans le cours de ce mémoire, sur la stratégie déployée par la première organisation étudiante au cours de ces mobilisations, ainsi que sur ses déterminants. 7 Ces notes sont issues de mon cahier de terrain, et furent prises après une discussion informelle tenue lors du congrès de l‟UNEF d‟avril 2011 8 Le Tendance pour une Unef Unitaire et Démocratique, issue de l‟ancienne Tendance Tous Ensemble, jadis animée par les jeunes militants de la Ligue Communiste Révolutionnaire. La TUUD à réalisé un score de 13% des voix au congrès de l‟UNEF de 2007 et de 15.1% lors du congrès de 2009 (date à laquelle elle est présente dans 27 sections syndicales sur 85 Ŕ les « Associations Générales Etudiantes », AGE Ŕ dont 8 lui sont acquises) 9 Voir PINCON-CHARLOTS M. et M., Op. Cit. 6 temps de l‟action. Dans les organisations étudiantes, une durée de 2 ans permet aux équipes militantes de trouver une certaine homogénéité, le renouvellement des cadres étant marginal sur une durée aussi courte. Dans les lycées aussi les rythmes de mobilisation se succèdent : à l‟automne 2007, au printemps 2008, à l‟hiver 2008 puis au printemps 2009. Etudiants et lycéens se retrouvent alors régulièrement dans la rue, leurs revendications faisant échos les unes aux autres. L‟heure est enfin également aux mobilisations répétées du côté des enseignants, notamment contre les suppressions de postes dans le secondaire et contre les réformes néolibérales de la recherche dans le supérieur. Au printemps 2009, c‟est une grande partie de la « communauté universitaire » qui se retrouve dans la rue, rejointe de manière sporadique par certaines franges lycéennes issues du mouvement de l‟hiver précédent. A Amiens, les mobilisations étudiantes de 2007 et 2009 ne forment qu‟une seule et même temporalité politique, leurs protagonistes construisant un rapport de filiation entre elles jusque dans leurs dénominations (« LRU 1 » et « LRU 2 »). Plus encore, la mobilisation étudiante de 2009 semble être une réactivation, permise par un changement de conjoncture, du mouvement social né dans les universités à l‟automne 2007. A l‟Université de Picardie Jules Verne (UJPV), ce dernier avait été particulièrement puissant : impulsé par l‟UNEF-Amiens, il y avait regroupé très rapidement des milliers d‟étudiants en Assemblées Générales (AG), notamment en Sciences Humaines et Sociales, avant de se généraliser à quasiment tous les sites de l‟Université, menant l‟UPJV dans un conflit d‟une rare intensité. L‟ensemble des pôles universitaires, à l‟exception du site médical, avait ainsi été bloqué jusqu‟à la fin du mois de décembre, faisant d‟Amiens l‟une des trois dernières villes mobilisées. La faculté des Arts d‟Amiens fut même la dernière Unité de Formation et de Recherche (UFR) mobilisée de France, accueillant le 27 janvier la dernière Coordination Nationale Etudiante (CNE) du mouvement, Dans les mémoires syndicales, ce mouvement Ŕ par les enjeux dont il était porteur aux yeux de ses acteurs, par les luttes âpres qu‟ils avaient engendrées entre étudiants sur des questions stratégiques, par la répression à laquelle il avait dû faire face et par la défaite cinglante qu‟il avait finalement connue Ŕ représente toujours un traumatisme aujourd‟hui. Si la perception de la mobilisation est largement plus variable chez ses acteurs non syndicalistes, elle n‟en reste pas moins une expérience marquante dont l‟intensité explique pour partie la réactivation de ses réseaux militants, un an plus tard, à la faveur d‟une conjoncture politique et sociale perçue par les organisations étudiantes comme plus prometteuse : défaite relative de la majorité gouvernementale lors des élections municipales de 2008 ; crise financière heurtant le pays et ayant poussé le gouvernement à accorder un plan de soutien aux banques de 360 7 milliards d‟euros, remettant ainsi en cause l‟argument des « caisses vides » ; mise en mouvement, tant espérée deux ans plus tôt par les étudiants, des Enseignants-Chercheurs (EC) ; grève générale en Guadeloupe ; mobilisation de secteurs significatifs privés et publics en métropole ; etc. Il n‟est cependant pas aisé de parler d‟un seul et unique mouvement étudiant au printemps 2009. Une mobilisation prit en effet corps dans les universités et quelques grandes écoles, dans le cadre d‟un mouvement initié par les enseignants-chercheurs qui reste à ce jour le conflit le plus long qu‟ait connu l‟Université française depuis 1968. Ce mouvement, qui se voulait celui de la « communauté universitaire », est intervenu dans une conjoncture politique particulière Ŕ grève générale des salariés guadeloupéens à l‟initiative du Liyannaj Kont Pwofitasyon10 (LKP) suivie de trois temps forts de grève générale dans la métropole Ŕ en se superposant, ou plutôt en prenant la suite, d‟un autre mouvement né dans le primaire et le secondaire. Aux côtés et à côté du mouvement étudiant proprement universitaire, d‟autres mobilisations étudiantes virent le jour, connaissant des rythmes, des enjeux, des plates-formes revendicatives et des cadres de perception partiellement différents. En Picardie, si le mouvement dans les universités a été relativement homogène11, il n‟a en effet existé que peu de liens directs ou de cadres revendicatifs réellement unifiés avec les étudiants mobilisés dans les Instituts Universitaires de Formation des Maîtres (IUFM), la distance géographique des sites rajoutant à une syndicalisation étudiante mineure dans ces structures. Le constat est largement similaire si l‟on considère les étudiants mobilisés dans les universités et leurs camarades d‟Institut Universitaire de Technologie (IUT), fournissant de plus les forces vives d‟un mouvement dont le leadership était jalousement gardé par les directeurs d‟IUT qui l‟avaient initié, empêchant autant que faire se peut les rencontres avec les mobilisations perçues comme « politiques » qui émergeaient dans les filières généralistes. * * * Cette même séquence politique, qui s‟ouvre en 2007 par des temps de mobilisations accrus dans le milieu étudiant, correspond également à une bifurcation dans ma propre trajectoire militante. Militant politique à la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) depuis 10 Le « Collectif contre l‟exploitation outrancière », qui regroupe une cinquantaine d'organisations syndicales, associatives, politiques et culturelles de la Guadeloupe. Il est à l'origine de la grève générale qui a touché l'île entre le 20 janvier et le 4 mars. Son porte-parole est Élie Domota, secrétaire général du syndicat majoritaire de la Guadeloupe, l'Union Générale des Travailleurs de Guadeloupe (UGTG). 11 Avec des plates-formes revendicatives sensiblement différentes en fonction des organisations syndicales et politiques en présence dans les sites universitaires, mais se recoupant largement (Abrogation de la LRU, retrait de la réforme de la formation des enseignants, retrait du décret relatif au changement de statut des EnseignantChercheurs et de la Réforme de l‟Allocation des Moyens alloués aux Universités principalement) 8 2002, militant syndical à l‟UNEF-Amiens depuis 2005, j‟accédais en 2007, à la faveur de la rotation entre générations Ŕ très rapide en milieu étudiant Ŕ et en partie contre mon gré, à une position de direction dans l‟appareil syndical amiénois puis au sein du Bureau National de l‟UNEF. Nous reviendrons plus loin sur cette posture ambiguë, à la fois difficile et avantageuse, vis-à-vis de mon terrain d‟enquête. Durant cette période complexe, où il nous fallait batailler à la fois contre le pouvoir politique et contre notre propre direction syndicale (je participais au Bureau National de l‟UNEF comme membre de sa principale tendance minoritaire, à laquelle est affiliée l‟UNEF-Amiens), j‟avais été frappé par les luttes internes que connaissait également le mouvement étudiant lui-même, luttes quasi-inexistantes en 2006. Dans les Coordinations Nationales Etudiantes de 2007 et de 2009, les membres du CECAU et les étudiants membres des organisations de mouvement social plus généralement affrontaient notamment les membres d‟une nébuleuse que nous classions en vrac sous l‟appellation « autonome ». Si l‟on trouvait en son sein beaucoup d‟étudiants « inorganisés », on trouvait également les membres d‟une mouvance politique constituée, s‟inscrivant bien plutôt d‟ailleurs dans la tradition politique situationniste12 que dans celles de l‟autonomie ouvrière française ou italienne. Apparue au début des années 2000 autour de la revue Tiqqun13, son audience montant en puissance dès 2007 me fascinait, me rappelant à des préoccupations de recherche nées de mon travail de mémoire de Master 114 : leur tentative de séduction vis-à-vis 12 Si l‟analyse lexicale que j‟ai effectué de l‟un de leurs textes centraux, l‟Appel, laisse à penser que l‟ « offre identitaire » des Appellistes Ŕ comme ils sont désormais qualifiés dans les milieux militants Ŕ est une tentative de séduction vis-à-vis des courants « anti-léninistes » (anarchistes, situationnistes, autonomes, conseillistes, écologistes et néo-marxistes), la nature de leurs thèses rappelle leur inscription majoritaire dans la tradition politique situationniste, de la dénonciation du « Spectacle » chère à Guy Debord à la critique du militantisme « traditionnel » (« le militantisme, stade suprême de l‟aliénation », disait-on dans les années 1970). 13 TIQQUN, « Organe conscient du Parti Imaginaire Ŕ exercices de métaphysique critique », 162 pages, autoédition, 1999. Il n‟y aura que deux numéros, la revue s‟étant dissoute en 2001. 14 BRUSADELLI N., « Ruptures et continuités dans le militantisme étudiant. Essai de repérage d‟une génération politique en gestation, le cas de l‟UNEF à Amiens entre 1995 et 2008 », Mémoire de M1 sous la direction de Denis Blot et d‟Alain Maillard, UPJV, 2008. Cherchant à explorer les modalités de transmission du capital militant au sein d‟une structure syndicale étudiante amiénoise, et donc les transformations du champ syndical local à l‟origine de la production d‟habitus militants différenciés, j‟avais procédé à l‟étude des groupes syndicaux étudiants qui se sont succédés à Amiens entre 1995 et 2007. L‟une des conclusions de ce travail était l‟existence de générations distinctes d‟étudiant-e-s syndicalistes, développant des rapports différents à la politique, produites simultanément par la fin de l‟emprise d‟un parti politique sur la structure syndicale (l‟UNEFID devenue UNEF) et par un changement de temporalité politique à l‟Université concordant avec l‟émergence du projet néolibéral pour l‟enseignement supérieur (rendu public en 1998 avec le rapport Attali). Je relevais plus précisément l‟émergence d‟une « double » génération militante nouvelle à dater de 1998, dont le point d‟achoppement Ŕ la rencontre entre deux équipes éloignées dans le temps et en termes de parcours militants Ŕ se situe en 2002. « Double » car, malgré la distance séparant les groupes dont il est question, le premier avait manifestement transmis au second un habitus militant et politique s‟apparentant sous certains aspects aux thématiques revendiquées par la mouvance altermondialiste 14 (fonctionnement au consensus, démocratie participative, auto-organisation, etc. Ŕ pour plus de détails sur les courants altermondialiste voire COSTEY P. et PERDONCIN A., « Entretien avec I. Sommier. L‟altermondialisme, une nouvelle forme d‟engagement ? », Tracés n° 11, octobre 2006, pp. 161-174.). Malgré la volonté initiale qui fut la mienne de s‟attacher aux déterminants structuraux à même de produire différents types d‟habitus militants (avec pour trame de fond un 9 des courants du mouvement ouvrier éloignés du référentiel léniniste me rappelait en effet les critiques adressées par les syndicalistes amiénois à l‟encontre du fonctionnement de l‟UNEF, leur vision apocalyptique de l‟avenir et la valorisation du temps présent qui en résultait faisait pour moi écho aux aspirations à l‟utopie « ici et maintenant » des mouvements étudiants récents que j‟avais étudiés à Amiens, et enfin les critiques de part et d‟autre relevant d‟une forme d‟ « individualisme de gauche » adressées à la société néolibérale présentaient à mes yeux de nombreuses similitudes15. Conjointement, la faiblesse de leurs effectifs, la méfiance de ces groupes vis-à-vis de la sociologie, ma propre position dans l‟espace des mobilisations étudiantes et le temps d‟enquête nécessaire pour aborder et construire pareil objet m‟avaient finalement poussé à renoncer à entrer sur ce terrain. Il n‟y avait pas cependant d‟ « autonomes » que dans les CNE : nous en trouvions également dans nos facs. Plus précisément, nous affrontions des « totos », catégorie issue de l‟appellation « autonomes » mais connaissant un champ d‟utilisation dépassant largement l‟appartenance à la mouvance post-situationniste. S‟il n‟était pas envisageable d‟approcher la nébuleuse politique constituée, tenter de saisir les modalités de construction et d‟usage de cette catégorie pouvait nous fournir une base initiale de questionnement. En d‟autres termes, il s‟agissait d‟approcher une des lignes de fracture ayant parcouru le mouvement étudiant de ces dernières années par l‟analyse des enjeux propres au monde syndical étudiant et non par celle des mouvances dites « autonomes ». Que recouvre donc cette catégorie ? Les premiers entretiens exploratoires menés et l‟expérience, maintes fois renouvelée, que j‟ai moi-même faite de son utilisation appellent à élaborer autour d‟elle quelques pistes de travail. Le terme de « totos » est ambigu, et les militants syndicaux sont bien en peine d‟en donner une définition claire lorsqu‟on leur pose la question. La généalogie rapide de son utilisation, dans les milieux syndicaux amiénois de ces dix dernières années, rappelle par contre d‟emblée le phénomène mis en lumière par H. Becker sous le concept de processus d‟étiquetage16. Au sein des organisations, c‟est une autre questionnement quant à leur pertinence générationnelle), une majeure partie de l‟étude fut donc finalement consacrée à l‟exploration de ces derniers, dans une démarche plus « compréhensive ». Si l‟étude de ces rapports différenciés au politique et à la politique Ŕ à travers l‟analyse de contenu de tracts syndicaux, de productions collectives issues des mouvements sociaux et d‟entretiens de vie avec les « cadres » générationnels successifs Ŕ fut fort instructive, elle fut ainsi également à l‟origine d‟un important angle mort de l‟enquête : celle de la composition sociale de l‟ensemble des groupes syndicaux en présence et, plus généralement, des rapports sociaux structurant l‟espace et la forme des mouvements étudiants. 15 Pour plus de détail à ce sujet voir BRUSADELLI N., Impressions crépusculaires, étude d’une possible réponse générationnelle à la mondialisation néolibérale, étude effectué dans le cadre du M2 dans le cadre d‟un module de sociologie du temps et animé par A. Maillard. 16 BECKER H. Outsiders, Editions A. M. Métailé, Paris, 1985. 10 catégorie, celle de « gauchistes », qui servait il n‟y a pas si longtemps à désigner la réalité d‟une partie des pratiques aujourd‟hui qualifiées de « totos ». La désignation de « gauchistes » n‟est pas de facture récente, le terme ayant été intégré au vocabulaire officiel du marxisme par Lénine en 192017, et sert à désigner, dans la bouche de celui qui l‟emploie, une mouvance politique de gauche Ŕ ou des militants au sein d‟une mouvance politique de gauche Ŕ perçu comme faisant abstraction des « réalités » politiques et sociales. Dans l‟espace des organisations et mouvances de gauche, elle a longtemps été utilisée pour désigner et disqualifier des adversaires classés généralement plus « à gauche » que soi, popularisée notamment par le Parti Communiste Français (PCF) dans les usages qu‟il en a fait à l‟encontre des trotskistes puis, après mai 1968, à l‟encontre de tous les courants et organisations qui se retrouvaient sur sa « gauche » (maoïstes, anarchistes, conseillistes, situationnistes ou encore autonomes18). Ces dernières années, il fut utilisé largement dans les milieux syndicaux étudiants. Au-delà des réalités concrètes que désigne l‟étiquette, le processus d‟étiquetage lui-même sert toujours à disqualifier les options stratégiques adverses, en arguant qu‟elles ne parlent pas à l‟ensemble du « milieu », à la « masse » des étudiants, mais uniquement aux franges déjà « conscientisées » de celui-ci. L‟utilisation de la catégorie de gauchiste dans les milieux syndicaux est ainsi indissociable du référentiel marxiste qui lui donne sens, fixant ainsi à la fois un but officiel (la révolution sociale et politique19) et une stratégie d‟ensemble (s‟appuyer sur la grande masse du salariat) à l‟ensemble des courants qui s‟en réclament, par delà les divergences tactiques qui les opposent. Si la désignation de « totos » n‟est elle non plus pas récente, trouvant son origine dans les années 1970, elle fut remise au goût du jour à l‟occasion de la lutte étudiante de 2007. Le terme s‟applique bien souvent à des étudiants marquant une défiance vis-à-vis des organisations syndicales et politiques, ou à tout le moins refusant de se rapprocher d‟elles, mais l‟étiquette a depuis gagné du terrain au sein des organisations elles-mêmes, en lieu et place du « gauchisme ». Dans la pratique, les réalités qu‟elle recouvre sont mouvantes, liées au contexte : le terme désigne avant tout celui qui « ne sait pas faire », n‟a pas conscience des enjeux du jeu protestataire. Lorsqu‟il est inoffensif, il est considéré comme naïf, mais lorsqu‟il met en péril le mouvement de protestation aux yeux des syndicalistes, il devient un « toto ». 17 LENINE, La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), Editions du Progrès, Moscou, 1979. A partir des années 1970, la frontière marquant l‟entrée dans le « gauchisme » a largement recouvert les questions de la participation ou non aux élections et de l‟exercice du pouvoir. 19 Contrairement à l‟image qu‟elle renvoie, et bien qu‟il semble que son référentiel analytique et stratégique soit en pleine évolution, la direction de l‟UNEF de 2009 fonctionne toujours sur la base d‟un langage et d‟une analyse largement marxisante. 18 11 A l‟instar de la dénonciation du « gauchisme », les repères idéologiques issus du marxisme en moins, le processus d‟étiquetage qui nous intéresse sert bien souvent à disqualifier des groupes ou des individus externes aux milieux politiques et syndicaux. Au sein même de ces milieux, il sert à dénier à des concurrents directs le droit d‟appartenance à ces univers. La notion d‟univers et de droit d‟appartenance n‟est pas sans évoquer ici le concept de « champ », au sens de l‟existence de sphères relativement autonomes au sein du monde social connaissant ses normes, ses jeux et ses enjeux propres, et dont l‟un des enjeux réside justement dans la définition de ses frontières ou de son « droit d‟entrée ». J‟avais déjà eu recours à cette notion lors de mon précédent travail de mémoire, dans la mesure où il permettait de définir le cadre dans lequel la production de générations militantes différenciées pouvait être saisie : je parlais alors de « champ militant étudiant amiénois ». J‟utiliserais ici de nouveau de concept, en l‟appliquant au monde syndical étudiant stricto sensu, afin d‟interroger les données de terrain que nous avons recueillies et qui portent sur les luttes étudiantes, et entre étudiants, de 2007 et de 2009. Les enjeux posés par une telle démarche ne se résument pas à valider ou non l‟efficacité d‟un modèle théorique, mais réside bien plutôt dans sa faculté à éclairer le réel en lui posant des questions nouvelles issues de l‟étude d‟autres espaces du monde social. Elle invite notamment à saisir ce qui se joue dans les différences de pratiques et de stratégies en termes d‟origines et de trajectoires : au-delà des frictions induites par l‟existence même d‟un « champ syndical étudiant », si le concept correspond aux réalités vécues et objectives de cet univers, les luttes qui se sont déroulées entre différentes fractions du milieu étudiant amiénois peuvent en effet être le fruit de différences de socialisation politique (voire de différences de dispositions non directement politiques pouvant être réinvesties dans l‟action militante) et / ou de différences en termes d‟origines sociales. Pour le dire dans les termes du paradigme conceptuel développé cidessus, ces luttes peuvent en effet trouver une partie de leurs origines dans des différences de capitaux militants ou d‟autres types de capitaux pouvant être reconvertis dans l‟espace d‟une mobilisation, d‟une campagne ou d‟une élection étudiante (ce qui pose également le problème de la composition sociale du champ et des capitaux valorisés en son sein). Ma volonté première a donc été de comparer les caractéristiques des étudiants syndiqués et celles des étudiants non syndiqués avec qui ils entraient en lutte dans les mobilisations, à l‟aide d‟une passation de questionnaire et d‟une exploitation secondaire des enquêtes réalisées par le Groupe d‟Etude et de Recherche sur les Mouvements Etudiants (GERME) à chaque congrès de l‟UNEF. Cette perspective a cependant vite tourné court, d‟une part en raison d‟une difficulté d‟accès aux données, et d‟autre part il semblait problématique, sur un plan 12 épistémologique, de traiter ces questions hors de tout contexte : renoncer à saisir les pratiques dans la situation historico-sociale qui a formé ses conditions de possibilité, c‟est à coup sûr risquer de réduire l‟analyse à la validation ou non d‟un cadre théorique pré-structurant dans lequel les données empiriques peuvent ou non venir se fondre. Les quelques entretiens exploratoires menés confirmaient la pertinence de cette approche : à travers les récits qui m‟étaient faits par les « autonomes » amiénois Ŕ c'est-à-dire d‟individus ou de groupes soumis à une entreprise externe de catégorisation militante et/ou se réappropriant l‟étiquette, mais sans revendiquer pour autant de filiation avec l‟autonomie ouvrière dont ils ignorent souvent jusqu‟à l‟existence Ŕ il semblait finalement plus opportun de traiter ces questions là où elles se donnent le plus facilement à voir, c‟est à dire au cœur des mobilisations étudiantes et des luttes qu‟elles suscitaient. * * * La problématique qui va structurer le présent travail pourrait donc s‟énoncer comme suit : les antagonismes inscrits dans l‟espace des mobilisations amiénoises de 2007 et de 2009 peuvent-ils être questionnés, en raison de la nature de leurs enjeux, à travers la notion de champ syndical étudiant ? La pertinence ou non du concept, toujours à démontrer pour l‟étude de l‟univers social qui nous intéresse, amène-t-elle à interroger les luttes entre fractions étudiantes sous un jour nouveau, notamment dans les termes d‟une distribution différenciée de capitaux dans le champ du syndicalisme étudiant et à ses frontières ? Formulée ainsi, pareille problématique invite tout d‟abord à restituer et examiner les données issues du travail de terrain. Pour qui sort d‟une « immersion » de six ans dans le terrain d‟investigation, doublé d‟un rapport « naïf » à celui-ci, un travail de sélection dans le réel s‟avère nécessaire, d‟autant qu‟il ne s‟agira pas ici de traiter ces mouvements sociaux en tant que tels : il n‟est pas question de les prendre eux-mêmes pour objet, mais de saisir en leur sein, et dans leur contexte historico-social de production, les éléments à même d‟éclairer autant que possible la nature des luttes entre étudiants syndicalistes et « autonomes ». Si nous restituerons ces évènements, via une analyse la plus fine possible au vu des contraintes temporelles et académiques de l‟exercice, dans leur contexte historique et à échelle nationale, nous rapprocherons ensuite le focus sur les mobilisations amiénoises. Pour replonger dans ce passé toujours présent, à la fois pour sélectionner dans le réel et évacuer les enjeux relatifs à la 13 mémoire des luttes20 (ou plutôt aux luttes pour la mémoire dont je suis, en tout état de cause, partie prenante), les outils mis à notre disposition par la sociologie des mouvements sociaux seront précieux. Nous proposons d‟organiser le travail comme suit : 1. Dans une première partie, nous tâcherons donc de restituer aussi finement que possible le déroulé des évènements, c'est-à-dire la nature et l‟enchevêtrement des interactions (entre les organisations syndicales et politiques, les « coordinations », l‟Etat, etc.), l‟évolution quantitative et qualitative des mouvements sociaux ou encore le contexte politique dans lequel ils s‟inscrivent. Il s‟agira aussi, et surtout, de se pencher sur les formes particulières qu‟ont prises les mouvements étudiants de ces dernières années, en analysant les implications de ces dernières via l‟étude des luttes amiénoises de 2007 et de 2009. 2. Dans un deuxième temps, nous discuterons de notre cadre théorique, c'est-à-dire de la pertinence du concept de champ à la fois pour questionner la réalité du syndicalisme en milieu étudiant et pour rendre compte des lignes de fractures inscrites au cœur des mouvements étudiants. 3. Dans une troisième et dernière partie enfin, c‟est l‟espace social de la mobilisation étudiante qui attirera notre attention, c'est-à-dire les facteurs déterminants Ŕ en termes d‟origines sociales et de trajectoires militantes Ŕ de l‟engagement étudiant sous ses différentes formes, syndicales ou non. Il s‟agira également d‟explorer les potentialités du concept, sa faculté à questionner le réel sous l‟angle des dispositions socialement différenciées qui entrent en conflit ou en coopération dans l‟espace des mouvements étudiants. Pour ce faire, nous effectuerons un rapprochement du focus de l‟analyse à l‟échelle des trajectoires d‟engagement de certains des protagonistes des mobilisations. * * * 20 On entend par là la mémoire qui se construit au cœur même des mobilisations et se transmet d‟une mobilisation à l‟autre (bien souvent par les organisations de mouvement social) de manière différenciée pour les acteurs (c'est-à-dire suivant la position occupée au sein des mouvements : spectateurs, membres actifs, « cadres », syndicaliste, etc.). 14 Certains choix ont évidemment été faits pour engager ce travail de mémoire, contribuant à privilégier certains axes de travail au détriment d‟autres. Des choix conceptuels tout d‟abord. Dans le sillage des réflexions développées entre autres par L. Mathieu21 , nous avons en effet été animés par la volonté de dépasser dans ce travail les oppositions Ŕ qui se superposent bien souvent les unes aux autres pour transcender la sociologie dans son ensemble Ŕ entre objectivisme et subjectivisme, entre macrosociologie et microsociologie, entre méthodes quantitatives et qualitatives. En sociologie des mouvements sociaux, les deux pôles de ces couples oppositionnels ont dans une large mesure trouvé à se réaliser ces dernières années dans le paradigme de la structure des opportunités politiques d‟un côté, et dans un modèle issu du concept goffmanien de « cadres de l‟expérience22 » de l‟autre. Nous allons ainsi mobiliser tour à tour, en fonction de nos objectifs, différents paradigmes. Il ne s‟agissait pas uniquement là d‟une posture de « principe » épistémologique, visant à utiliser la diversité des outils conceptuels que met à notre disposition la sociologie des mouvements sociaux : il s‟est surtout agi pour nous d‟ajuster au mieux les cadres conceptuels (et les méthodes qu‟ils impliquaient) à la fois à notre objet d‟enquête et au rapport entretenu avec celui-ci. Des choix épistémologiques ensuite, car engager un travail de recherche concernant un univers social dont on a été Ŕ et dont on est encore parfois Ŕ un acteur à part entière nécessite de clarifier la démarche de construction de l‟objet, de la rendre aussi rigoureuse que possible. Cela appelle tout d‟abord à assumer l‟inévitable subjectivité du chercheur vis-à-vis des questions qu‟il pose au réel, à faire le deuil du rêve sociologique d‟exhaustivité et de surplomb scientifique quant au traitement de son objet de recherche : en d‟autres termes, considérer la scientificité en sciences sociales comme la faculté à « traiter scientifiquement de questions subjectives ». Des choix méthodologiques enfin, dans la mesure où le choix des méthodes participe aussi Ŕ au-delà de la pertinence de leur mobilisation au regard de la problématique qui nous anime Ŕ de la faculté à restituer les logiques de fonctionnement d‟un secteur de l‟espace social que l‟on connait intimement. La familiarité à l‟objet d‟enquête a longtemps été considérée en sociologie comme un obstacle à l‟analyse, les praticiens de la discipline étant en cela fidèles au conseil durkheimien de faire abstraction des « prénotions23 ». Posé dans une perspective d‟affirmation de discipline dans le champ scientifique, le principe est plus facile à formuler qu‟à suivre, le 21 MATHIEU L. « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l‟analyse des mouvements sociaux », Revue française de science politique, vol. 52, n° 1, février 2002, p. 75-100. 22 GOFFMAN E., Les cadres de l’expérience, Editions de Minuit, coll. “Le sens commun”, 1991 23 DURKHEIM E., Les règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, 1988. 15 chercheur ne pouvant s‟extraire par sa seule volonté du monde social et de sa propre position en son sein. Pire : la posture académique peut même être un obstacle à l‟analyse lorsqu‟elle porte avec elle l‟ethnocentrisme de classe propre aux intellectuels, ou encore une tendance Ŕ par la recherche d‟indicateurs isolant les différents éléments d‟un phénomène social Ŕ à la fragmentation des objets de recherche. Si de nombreux domaines de l‟analyse sociologique échappent aujourd‟hui aux pièges liés cette posture scolastique, la question reste d‟autant plus sensible en sociologie des pratiques militantes et des mouvements sociaux que l‟autonomie de la discipline vis-à-vis du politique fut durement acquise. Nous défendrons justement ici que Ŕ notamment en vue de l‟étude des pratiques militantes Ŕ la familiarité au terrain, pourvu que l‟on contrôle ses effets, peut être au contraire considérée comme une ressource, un atout majeur tant sur le plan de la connaissance que sur celui de la collecte des données : nous essaierons de pratiquer une « familiarité réflexive », pour reprendre les mots de B. Geay24, capable d‟« intégrer à l‟analyse les rapports de proximité et de distance qui se jouent non seulement dans les contiguïtés sociales les plus immédiates mais dans la façon dont les histoires sociales des enquêtés et celles des enquêteurs trouvent plus ou moins à se croiser, ou se présentent dans un rapport d‟homologie ». Il ne s‟agit pas de minimiser les difficultés (position difficile vis-à-vis de certains interviewés, impossibilité d‟obtenir à l‟heure d‟aujourd‟hui des entretiens avec l‟actuelle équipe dirigeante de l‟UNEF, etc.) liées à cette posture, mais de prendre en compte la nature particulière des pratiques militantes lorsqu‟elles sont prises pour objet d‟études : les logiques à l‟œuvre dans le cours ordinaire d‟une mobilisation ne relève pas de savoir et de savoir-faire formalisés, mais sont avant tout des logiques pratiques, bien souvent diffusées dans l‟espace du mouvement par les organisations de mouvement social qui en sont les cadres de transmission. De même, si les cadres d‟injustices25 du mouvement peuvent être appréhendés par l‟étude des tracts qui les « objectivent », il n‟en va pas de même du système de représentations à la base de l‟action syndicale (le « milieu », l‟« organisation », etc.) ou des rapports de force entre appareils (et les stratégies que ces derniers emploient) que seule une connaissance intime du syndicalisme étudiant est à même de restituer. Evidemment, le travail d‟analyse des entretiens notamment nécessite une attention redoublée, prenant à la fois en compte les positions sociales et les 24 « Une proximité armée en quelque sorte contre elle-même peut constituer un puissant atout pour déjouer la propension, propre à la pensée raisonnante, à l‟artificialisme. Dès lors que l‟on est en mesure d‟inclure à l‟analyse le rapport que l‟on entretient avec lui, un objet construit sur un terrain familier peut donner l‟occasion de produire une analyse mieux informée des logiques pratiques à l‟œuvre dans la vie ordinaire. » V. GEAY B., « Objectivation et auto-analyse, une sociologie de la pratique militante » in DE FORNEL M. et OGIEN A. (dir.) Bourdieu, théoricien de la pratique, Raison Pratiques, n°21. 25 Cette notion, que nous développerons plus loin, est un dérivé des « cadre de l‟expérience » goffmanniens. 16 positions dans l‟espace de la mobilisation du chercheur et de ses enquêtés : dans le travail que nous restituons ici par exemple, la posture légitime qui fut la mienne durant les dernières mobilisations a clairement invité de nombreux interviewés à se mettre en scène et à minimiser le discours critique qu‟ils portent sur le syndicalisme étudiant, ou encore à mettre l‟accent sur ce qui, « finalement », nous rassemblait. Nos choix méthodologiques ont donc été multiples, adaptés aux différents concepts mobilisés pour les différents axes de l‟enquête, ou encore au besoin de mise à distance de l‟objet. La reconstitution de la trame historique des évènements s‟est appuyée principalement sur les coupures de presses locales et les mails archivés des deux mobilisations. Pour explorer les cadres d‟injustices déployés et la restituer des stratégies syndicales, nous avons exploité les tracts du mouvement et les cahiers syndicaux récupérés, préférant des supports objectivés aux seuls entretiens faisant appel à la mémoire des enquêtés. Pour saisir le sens des engagements étudiants dans les mobilisations, restituer au mieux les prises de position dans les multiples trajectoires militantes, mais aussi pour approcher la construction mémorielle dont ces mouvements ont fait collectivement l‟objet respectivement 4 ans et 2 ans après, des entretiens ont par contre été conduits. Enfin, dans une volonté de replacer les pratiques et les prises de position au sein de l‟espace social de la mobilisation, d‟objectiver également toujours un peu plus à la fois les lignes de fractures parcourant le milieu étudiant lors des mobilisations et ma place dans celles-ci, recours a été fait à une passation de 101 questionnaire et à leur traitement statistique, dont je fournirais les détails méthodologiques dans la troisième partie de ce travail de mémoire. 17 I – L’EXPERIENCE ETUDIANTE DE 2007-2009 : HISTOIRE ET FORMES DES MOUVEMENTS Cette première partie de notre travail s‟articulera en deux axes. Nous restituerons tout d‟abord le contexte des mobilisations, leur « structure des opportunités politiques » au sens très large où l‟entendait Mc Adam, c'est-à-dire tant le contexte politique de réforme qui a caractérisé l‟enseignement supérieur depuis les années 2000 que les interactions entre l‟Etat et les « organisations de mouvement social26 » sur la période 2007-2009 : comme nous le notions en introduction, ces mouvements sociaux ne sauraient prendre sens en dehors de tout contexte, isolés à la fois de la série de mobilisations qui a marqué l‟enseignement supérieur de ces dix dernières années et des mouvements interprofessionnels de l‟année 2009. Certaines données extérieures au monde éducatif ne pourront alors qu‟être prises en compte : que l‟on pense par exemple à la crise qui a secoué la planète finance à l‟automne 2008, à l‟origine d‟un plan de sauvetage des banques qui fut une opportunité pour l‟ensemble des acteurs du mouvement social27, tant il mettait en difficulté la majorité gouvernementale réformant au nom des « caisses vides ». Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons aux formes des mouvements, en rapprochant le focus des discours et des pratiques des étudiants mobilisés à Amiens. Ces deux axes sont intimement liés car, comme nous le verrons, les discours développés par les étudiants mobilisés Ŕ le « cadre d‟injustice 28» mobilisé pour parler comme W. Gamson Ŕ sont à Amiens pour partie le produit de cette histoire récente ; et la succession rapprochée des mobilisations universitaires depuis 1998 a produit un ensemble de pratiques de référence dont la généalogie rapide doit être évoquée. A travers cette restitution à la fois politique, pratique et idéologique, l‟enjeu est de saisir les ressorts de l‟expérience étudiante de 2007-2009 pour éclairer, en son sein, les lignes de fractures et contradictions qui l‟ont parcourue. 26 McCARTHY J. & ZALD M., « Resource mobilization and social movement : a partila theory », Américan Journal of Sociology, 1977, pp. 1212-1241. 27 Sur l‟emploi de cette notion au singulier voir BEROUD S., MOURIAUX M., VAKALOULIS M., Le mouvement social en France, La Dispute, 1998, mais aussi MATHIEU L., « Notes provisoires sur l‟espace des mouvements sociaux », Contretemps, n°11, 2004. 28 Pour une définition de cette notion, et une clarification quant à l‟utilisation que nous allons en faire, voir supra. Pour une première approche, voir GAMSON W., FIREMAN B., RYTINA S., Encounters with injust authority, Homewood, The Dorsey Press, 1982. 18 1 – De l’automne 2007 au printemps 2009 : un « feu de paille » devenu « feu de bois » La reconstruction historique à laquelle nous allons nous livrer ici s‟appuie principalement sur une étude systématique de ma propre boite e-mail Ŕ soit 372629 messages permettant de reconstruire, jour après jour, le déroulé des évènements Ŕ, de deux revues de presse régionales ainsi que d‟un « carnet de bord » tenue par une syndicaliste en 200730. En vue d‟appréhender l‟évolution des mouvements étudiants, nous avons retenu les critères faisant sens pour les syndicalistes et autres militants qui les construisent : nombre de comités de mobilisations existants, nombre de personnes en AG31, nombre d‟universités envoyant des délégations dans les structures de coordination de la lutte et bien sûr nombre d‟universités occupées par leurs étudiants. Si ces critères, et plus particulièrement le dernier évoqué, sont pour partie ceux que retiennent également les médias, ils font surtout sens dans la mesure où ils sont explicitement ceux qui furent retenus par les étudiants mobilisés. Pour construire ces indicateurs32 renseignant l‟évolution des mouvements, nous avons croisés les chiffres issus des estimations syndicales33 et ceux fournis par l‟Agence Française de Presse (AFP). Evidemment, l‟appréhension des mouvements s‟appuya aussi sur le nombre de manifestants lors des échéances de rues successives34. 1.1 – Un enseignement supérieur en pleine mutation « Devenir l‟économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d‟une croissance économique durable accompagnée d‟une amélioration quantitative et qualitative de l‟emploi. » Objectif stratégique fixé pour l‟Europe de 2010, Conseil Européen de Lisbonne, mars 2000 29 Dont 3597 pour la seule mobilisation de 2009, ce qui s‟explique à la fois par la durée de ce mouvement et le mode de mobilisation spécifique des Enseignants-Chercheurs. 30 Je remercie à ce sujet Daniel Couapel, directeur de cabinet du président de l‟UPVJ, pour le travail d‟archivage effectué par ses soins et gracieusement mis à ma disposition, ainsi qu‟Audrey Molis pour son précieux carnet et au delà l‟ensemble de ses précieuses archives. 31 En prenant en compte le seuil de 500, tenu pour significatif par les militants car fournissant à l‟AG une pleine « légitimité ». 32 Des tableaux récapitulatifs de ces chiffres peuvent être consultés en annexes (n°1 et 2) de ce travail. 33 Produits par la TUUD, la FSE, SUD Etudiant et la tendance Ecole Emancipée de la FSU. Pour le détails de ces chiffres voir les annexes n°1 et 2. 34 Nous avons retenu, pour une question de source et de commodité, les chiffres syndicaux et non policiers. Cela n‟est pas en réalité pour nous, qui nous intéressons à la dynamique des mobilisations, d‟une importance capitale : malgré un écart parfois sensible lié aux stratégies syndicales et étatiques, les chiffres varient toujours dans le même sens, à de très rares exceptions près. 19 Depuis le début des années 1970, les débats relatifs au système scolaire auraient pu se résumer à l‟alternative massification / sélection : la massification scolaire Ŕ impulsée aux alentours de 1968 puis relayée politiquement par la gauche au pouvoir dès 1981 Ŕ remettant en cause, ou tout du moins rendant moins opérationnelle35, le rôle de reproduction sociale de l‟appareil scolaire. Dès les années 1990, à la faveur de la reconfiguration du mode de production capitaliste et de l‟ensemble des rapports de force sociaux induite par la mondialisation néolibérale, la bataille entre partisans de la massification et ceux de la sélection est devenue progressivement obsolète. L‟Université fut progressivement mise au banc des accusés sur la question du chômage croissant des jeunes, et c‟est un questionnement sur sa finalité même qui posa progressivement les nouveaux termes du débat public. D‟une part, la nouvelle division internationale du travail, et les besoins économiques en main d‟œuvre qualifiée qu‟elle impliquait, rendaient les élites économiques progressivement favorables à l‟augmentation des effectifs dans le secondaire et le supérieur. D‟autre part la marchandisation de nouveaux secteurs de la vie sociale, que recouvre le phénomène de « mondialisation » et qui fut traduite par les impératifs internationaux de libéralisation des services36, laissait envisager un projet nouveau pour les universités : la création d‟un marché européen de la connaissance et du savoir d‟un nouveau style, à l‟aide des outils issus du nouveau management public. Un tel projet, alliant massification de l‟enseignement supérieur et mise sous tutelle des formations universitaires par les marchés, induisait de lui-même une concordance entre titres et postes au sein de la hiérarchie sociale, répondant ainsi au problème central que recouvrait le débat sur les bienfaits et méfaits de la massification scolaire. Il fut mis en forme à la fin des années 1990, à travers le rapport Attali et le Plan U3M en France (1998), puis à travers le processus de Bologne37 (1999) et la stratégie de Lisbonne (2000) à échelle européenne. La déqualification des titres scolaires qui allait grandissante à travers toute cette période, la hausse du chômage qui la renforçait, fournissait dans le même temps une légitimité toujours plus grande à la teneur du nouveau débat sur la place et le rôle de 35 La reproduction s‟effectuant quoi qu‟il en soit par la diversification des réseaux de scolarisation, c'est-à-dire par une multiplication de filières et d‟établissements scolaires socialement différenciés. Voir à ce sujet BAUDELOT C. et ESTABLET R., L’école capitaliste en France, Maspero, 1972, et CHAUVEL L., « Reproduction de la reproduction : massification, démocratisation, démographisation », Mouvements, n°5, pages 10-19. 36 Notamment à partir de la signature par 138 pays dont la France, en 1995, de l‟Accord Général pour la Commercialisation des Services (AGCS). 37 Initié en 1998, ce dernier est au départ un appel des gouvernements français, britannique, allemand et italien à la construction d‟un « espace de l‟enseignement supérieur européen » avant 2010. A postériori, il fut le point de départ Ŕ comme l‟avaient pressenti les étudiants mobilisés en 1998 contre sa déclinaison française, le rapport Attali Ŕ de la mise en place du marché de la connaissance que nous connaissons aujourd‟hui. 47 états sont actuellement engagés dans le processus, bien avancé aujourd‟hui en France 20 l‟Université. Le mouvement étudiant de l‟automne 1998 mis à part, le rapport Attali passa relativement inaperçu lors de sa parution. La première réforme politique d‟envergure de l‟Université (LMD-LMU38) n‟intervint qu‟en 2003, sous la forme d‟une harmonisation européenne des formations qui organisait dans le même temps l‟autonomie pédagogique et financière des établissements. Si le mouvement de 1998 s‟organisa en dehors des deux principaux syndicats étudiants (UNEF-ID et UNEF-SE39), la réforme de 2003 dut faire face à une fronde étudiante plus puissante (l‟UNEF étant cette fois de plain pied dans la bataille) qui, bénéficiant d‟un contexte politico-social défavorable au gouvernement du au mouvement interprofessionnel pour la défense des retraites, obtint finalement le retrait de la LMU. A partir de 2003 les réformes se succédèrent, provoquant des réactions en chaîne dans le monde universitaire : lancement de la Loi d‟Orientation et de Programmation pour la Recherche et l‟Innovation (LOPRI) en 2003, avec la création consécutive du collectif « Sauvons La Recherche » (SLR) en 2004 ; mise en place de l‟Agence Nationale de la Recherche (ANR) en 2005 et du « Pacte Pour la Recherche » en 2006. La précarité grandissait dans le même temps à l‟Université, pour ses usagers comme pour son personnel. Côté salariés, le nombre de personnels non-titulaires augmenta plus de deux fois plus vite que celui des titulaires entre 1998 et 2006 40 : en 2007, les personnels contractuels représentent ainsi 24% de l‟ensemble du salariat universitaire41, EnseignantsChercheurs et BIATOS42 confondus. Côté usagers le taux de chômage des jeunes, en augmentation depuis les années 1990, atteint en 2006 selon l‟INSEE le chiffre Ŕ record européen en la matière Ŕ de 23,1%, contre 9,5% pour l‟ensemble de la population active. Pour les étudiants plus spécifiquement, le déclassement, à la fois ressenti et réel, va croissant. Inhérente à la massification et renforcée par le chômage, la baisse de la rentabilité des titres scolaires atteint ainsi des sommets : en 2006, seuls 54% des titulaires d‟une Licence âgés de 30 à 35 ans deviennent cadres, contre 70% dans les années 197043. Dès 2003, l‟adaptation des diplômes aux besoins des marchés et la réduction drastique du nombre de postes ouverts aux concours de la fonction publique accentua toujours plus la déqualification de toute une génération. Après la deuxième vague de massification universitaire du début des années 1990, 38 Loi de Modernisation Universitaire. UNEF - Indépendance et Démocratie et UNEF Ŕ Solidarité Etudiante, organisations issues d‟une scission de l‟UNEF en 1969, respectivement à dominante sociale-démocrate et communiste. 40 T. Pagnier, « L‟Université envahie par la précarité », L’Humanité, 16 mai 2006. 41 Rapport Schwartz, 2008, p.48. 42 Personnels de Bibliothèques, Administratifs, Techniques, Ouvriers et des Santé. 43 CHAUVEL L. « Les nouvelles générations devant la panne de l‟ascenseur social ». Presses de Sciences Po, Revue de l’OFCE, n°96, 2006/1, pp. 44-49. 39 21 les origines populaires d‟une large part du milieu étudiant correspondent désormais au destin social qui leur est promis. Ce rapprochement entre étudiants et salariés se cristallisera d‟ailleurs en 2006, dans l‟opposition à la Loi sur l‟Egalité des Chances mais surtout à l‟instauration du Contrat Première Embauche, qui risquait d‟assurer aux jeunes deux années d‟extrême précarité avant d‟espérer accéder à l‟emploi stable. Intervenu à la suite de nouvelles coupures dans les effectifs de postes ouverts aux concours, celui-ci mit le feu aux poudres, faisant de la jeunesse, notamment dans sa composante étudiante, le fer de lance d‟une mobilisation où l‟on ne l‟attendait guère. A la chaleur des débats en Assemblées Générales, dans les discussions animant les squats de facultés, c‟est toute une génération Ŕ sensibilisée précocement aux questions politiques autour du 21 avril 200244 Ŕ qui prenait peu à peu conscience de la réalité du projet de société néolibéral45. 1.2 – La mobilisation éclair de l’automne 2007 « La grosse différence que je voyais moi avec le CPE c‟est que tous les syndicats étaient derrière, tous les partis politiques de gauche étaient derrière, avec des divergences bien sur mais tout le monde était derrière. A la LRU on était vraiment SEULS, seuls seuls seuls, le mouvement social était vraiment seul… » Daniel, syndicaliste à l‟UNEF-Amiens, interviewé en 2010 C‟est dans ce contexte qu‟intervient en août 2007 la promulgation de la loi LRU, loi cadre du projet universitaire esquissé en 1998 et mouture améliorée de la défunte LMU. Promettant l‟autonomie financière et patrimoniale des universités, elle fut la pierre angulaire du chantier ouvert par le tout récent gouvernement Sarkozy sur l‟enseignement supérieur : la « Nouvelle Université » devait être l‟un des piliers de la « France d’Après ». Jouissant d‟une légitimité encore intacte après l‟élection présidentielle de mai 2007, celui-ci avait engagé les négociations avec les organisations étudiantes dès le mois de juin, obtenant notamment l‟accord de l‟UNEF (en reculant sur la question de la sélection à l‟entrée du Master et en assurant le maintien du contrôle national des frais d‟inscription). Dès juillet 2007, les discussions s‟engagent alors entre les organisations étudiantes minoritaires qui formeront le 44 Voir à ce sujet GEAY B. (dir.), La protestation étudiante. Le mouvement du printemps 2006, Raisons d‟Agir, collection « cours et travaux », 2009 ; ou encore BRUSADELLI N., Ruptures et continuités dans le militantisme étudiant. Essai de repérage d’une génération politique en gestation – Le cas de l’UNEF à Amiens entre 1995 et 2007, sous la direction de MM. BLOT D. et MAILLARD A., UPJV, 2008. Voir également l‟appel, lancé début 2011 par le Mouvement des Jeunes Socialistes et se présentant comme un « manifeste générationnel » : « nous sommes la génération du 21 avril ». 45 Voir BRUSADELLI N., Ibid. 22 CECAU et appelleront dès la rentrée universitaire de septembre à un temps de mobilisation nationale, le 23 octobre. Dans les villes où des manifestations auront lieu, elles ne compteront ce jour qu‟un millier de personnes tout au plus. Les premiers barrages filtrants de sites universitaires apparaissent néanmoins à cette occasion, le premier blocage de longue durée intervenant 3 jours plus tard à Rouen, à l‟initiative des « Appellistes ». Les 27 et 28 octobre 2007, la première Coordination Nationale Etudiante (CNE) du mouvement voit le jour à Toulouse, réunissant 36 délégués de 21 universités. A compter de cette date, le mouvement étudiant va croissant, montant rapidement en intensité courant novembre. Le nombre d‟universités bloquées passe ainsi de 4 à 15 entre le 6 et le 20 novembre, le nombre d‟AG comprenant entre 500 et 2000 étudiants passant quant à lui dans le même temps de 9 à 19. A la date du 8 novembre, 50 universités comptent ainsi en leur sein un comité de mobilisation étudiant. Le nombre d‟universités envoyant des délégations à la CNE augmente de la même manière, passant de 21 à la fin octobre à 46 au 17 novembre, et atteignant jusqu‟au chiffre de 67 le 24 novembre. Cette date représenta l‟apogée du mouvement étudiant, avec une cinquantaine d‟universités en grève et une trentaine de sites universitaires bloqués totalement ou partiellement. Le 20 novembre, seule date à laquelle l‟UNEF appela à manifester, près de 40 000 jeunes Ŕ lycéens et étudiants Ŕ descendent dans la rue. Ils seront moitié moins deux jours plus tard, avec des cortèges rassemblant 20 000 personnes sur l‟ensemble du territoire. La décrue fut presque plus rapide que la crue. Un peu plus de 15 jours plus tard, seules 23 délégations universitaires se présentent à la CNE de Nice du 8 décembre. Une semaine après, à la CNE de Toulouse 3, elles ne sont plus que 15 à être représentées. A la date du 17 décembre, « l‟ensemble des universités ou presque ont levé les blocages », peut-on lire dans la presse. Au 19 décembre, elles sont deux à maintenir l‟occupation, à Lille 3 et à Amiens. De la mi-octobre à la mi-décembre, une cinquantaine de sites universitaires aura ainsi été touchée par la mobilisation étudiante contre la Loi LRU à des degrés divers, sites correspondant à la carte de l‟implantation des organisations formant le CECAU. Sorties renforcées du mouvement contre le CPE un an et demi plus tôt, celles-ci ont réussi à « lancer » des mouvements d‟ampleur dans les universités où elles étaient présentes, développant Ŕ si l‟on en juge à l‟intensité ascendante de la mobilisation Ŕ un cadre d‟injustice qui semble avoir fait écho à certaines dispositions du milieu étudiant de 2007. Le mouvement étudiant chuta pourtant aussitôt lancé, notamment faute de relais institutionnels suffisants. L‟UNEF s‟ « associera » aux mobilisations au début du mois de novembre, appellera à manifester avec l‟ensemble de la fonction publique le 20 novembre, mais quittera la 23 coordination nationale le 25. Après que la ministre de l‟enseignement supérieur ait réunit les organisations syndicales représentatives le 27 novembre, et de la création d‟un 6 l‟annonce ème échelon de bourse ainsi que de l‟augmentation de 50% du budget des universités, la première organisation étudiante a appelé à la levée des blocages. Le groupe parlementaire Socialiste, du premier Parti parti d‟opposition, annonça quant à lui dès le 13 novembre son opposition au blocage des universités. Enfin, les étudiants mobilisés durent faire face à l‟opposition de la Conférence des Présidents élevée au d‟Université rang (CPU), d‟interlocuteur privilégié du gouvernement, et farouchement opposée au mouvement de grève. Si la mobilisation étudiante avait profité de l‟élan lancé par la mobilisation cheminote contre la réforme des régimes spéciaux de retraite, et profita du bref soutien institutionnel de l‟UNEF pour monter en puissance, elle retomba comme un soufflet avec la fin du mouvement de grève dans les transports et l‟appel de l‟UNEF à la fin de la grève étudiante. Dès la fin novembre, la répression du mouvement étudiant s‟intensifia sur les universités, quasiment sans relais médiatique46, augmentant encore le coût de la mobilisation pour ses protagonistes : les dernières facs bloquées, comme ce fut le cas pour Amiens, comptent d‟ailleurs parmi celles où les présidents d‟universités se sont refusé à faire intervenir les Compagnies Républicaines de Sécurité. Isolé, le mouvement étudiant a cependant réussi à entraîner à sa suite un mouvement lycéen conséquent (jusqu‟à une cinquantaine de lycées bloqués le 22 novembre), et provoqua également un début de mobilisation chez les enseignants-chercheurs et le personnel : Attac a ainsi soutenu le mouvement étudiant dès le 7 novembre, et le premier 46 Cette absence de couverture fut même l‟objet d‟un article du Canard Enchaîné, « Des choses qui n‟existent pas », dans son édition du 12 décembre 2007. 24 appel de chercheurs et de personnels BIATOS fut lancé depuis une AG de Paris 8 le 16 novembre. C‟est finalement un nouveau collectif, « Sauvons L‟Université » (SLU), qui vit le jour le 24 novembre autour de la parution d‟une tribune dans Le Monde (« Les présidents d’Université ne parlent pas en notre nom »). Devenu pétition, ce texte recueillit plus de 3000 signatures seulement 10 jours après sa mise en ligne, assurant d‟ores et déjà large réseau et audience au collectif SLU. 1.3 – L’Education Nationale en mouvement : du printemps 2008 au printemps 2009 « En réalité il y a un seul succès de cette équipe gouvernementale, c‟est d‟avoir créé contre elle un front que personne n‟a créé depuis au moins 40 ans. […] Nous avons affaire à une régression intellectuelle, une agression sociale, un scandale absolu. […] Il y a derrière toutes ces réformes une visée organisée, précise, […] de désengagement financier de l‟Etat, de précarisation et de privatisation. […] C‟est le plus grand coup porté à l‟Ecole de la République depuis Vichy. » Georges Molinié, président de Paris 4, évoquant notamment la « mastérisation » lors de l‟Appel de la Sorbonne de 9 févier 2009 Remue-ménage dans le monde éducatif Au printemps 2008, précisément de la mi-mars à la fin du mois de mai, un mouvement lycéen prend dans la jeunesse le relais du mouvement étudiant défait. Au plus fort de la mobilisation, courant avril, ils sont près de 60 000 à descendre dans les rues pour dénoncer les 11 200 suppressions de postes prévues pour la rentrée suivante. Les blocages d‟établissements se multiplient ainsi en avril et en mai, touchant même en région parisienne de nombreux collèges, sans pour autant obtenir satisfaction sur leurs revendications. L‟argument des caisses vides, jusqu‟ici mis en avant par le gouvernement, sembla cependant perdre de son efficacité à l‟automne suivant. A la suite du « krach financier de l‟automne 200847 » et du plan de sauvetage des banques mis en œuvre début octobre48, c‟est toute l‟éducation nationale qui se met alors en mouvement. A l‟appel du collectif nouvellement créé « un pays, une école, un avenir », regroupant 25 organisations syndicales et associatives, 80 000 personnes défilent dans les rues le 18 octobre, dénonçant pêle-mêle la fermeture des Centre d‟Insertion et d‟Orientation (CIO), la disparition des Réseaux d‟Aide Spécialisés aux 47 Olivier Pastré "La crise des subprimes et ses conséquences", Questions internationales, n°34, novembredécembre 2008, p. 26 48 Le gouvernement français s‟engagea à garantir les opérations des banques à hauteur de 320 milliards d‟euros, auxquels il faut ajouter 40 milliards d‟aide à la recapitalisation. 25 Elèves en Difficultés (RASED), le budget prévisionnel 2009, la réforme du lycée initié par X. Darcos et la réforme de la formation des enseignants49. L‟enseignement supérieur ne fut quant à lui pas en reste très longtemps. Dès le lendemain, le 19 octobre, l‟UNEF appelle à des AG dans toutes les universités pour dénoncer les conditions de vie et d‟études des étudiants. Sans succès, l‟organisation étudiante tente même de pousser l‟intersyndicale du supérieur50, réunie le surlendemain, à poser une date de mobilisation courant novembre. C‟est finalement la ministre de l‟enseignement supérieur et de la recherche qui enclencha Ŕ en présentant un projet de décret réformant le statut des EC le 21 octobre Ŕ une nouvelle phase inédite de mobilisation dans les universités. A compter de cette date, les Conseils d‟Administration des universités votèrent les uns après les autres des motions de protestations, en premier lieu contre la réforme de la formation des enseignants. Le 8 novembre, une AG regroupant à Paris 7 des étudiants, des EC, des parents d‟élèves et des enseignants lancèrent un appel contestant la réforme de la formation des enseignants, la désormais nommée « mastérisation ». Réforme pivot dans les bouleversements structurels touchant l‟enseignement supérieur, l‟enseignement secondaire et l‟enseignement primaire, cette dernière fournit un socle analytique et revendicatif commun à tout un pan du monde de l‟éducation : le 11 novembre, prévoyants, le Ministère de l‟Education Nationale et celui de l‟Enseignement Supérieur et de la Recherche lancent d‟ailleurs, chacun dans leur domaine de compétences, un appel d‟offre relatif à la mise en place d‟une « veille de l’opinion » sur internet. Au mois de novembre la mobilisation allait croissant dans les 1ers et 2nd degrés, au point qu‟une grève massive voyant le jour le 20 novembre dans les écoles51 fut bientôt rejointe par les établissements du secondaire52 : le 1er degré comptabilise ce jour 70% de grévistes, les lycées et collèges 50%. Sur les universités l‟UNEF, qui a pris le parti depuis la fin octobre de lancer seule une mobilisation sur les universités, se joint alors également aux appels à la manifestation. En référence explicite au plan de sauvetage des banques, elle avance alors le mot d‟ordre « priorité à l’éducation » et réclame un plan social à destination des étudiants, l‟amélioration de l‟encadrement, une autre réforme de la formation des maîtres et l‟égalité entre étudiants comme entre universités. Au 49 Cette réforme visait à faire passer le niveau de recrutement des enseignants de bac +3 à bac +5, en supprimant au passage la prise en charge par le ministère de l‟année de formation professionnelle ainsi que le concours de pré-recrutement. En détruisant les IUFM, en augmentant la sélection (notamment financière, avec la disparition de l‟année de « stage rémunéré ») des étudiants ou encore en régionalisant la formation dans le cadre d‟universités « autonomes » (laissant ainsi planer des doutes sur le maintien à long terme du concours national), cette réforme fédéra autour d‟elle des oppositions multiples. 50 Comprenant l‟UNSA, la FSU, l‟UNEF, la FSE et SUD. 51 A l‟appel du SNUIPP-FSU, du SE-UNSA et du SGEN-CFDT 52 A l‟appel du SNES, du SNEP, du SNUEP, de l‟UNSA, du SNALC, de l‟UNSEN-CGT, de la CGC et du SNETAA 26 lendemain de cette grande journée de mobilisation, des actions sont entreprises dans une multitude de départements, de l‟organisation d‟une « nuit des écoles53 » à celle d‟une nouvelle journée de grève. En cette fin novembre, c‟est également dans les IUT qu‟une mobilisation prend corps. A l‟initiative de leurs directeurs, qui mettent en cause la fin des financements fléchés, concomitante de la loi LRU, les étudiants manifestent pour la première fois le 25/11 et descendront ensuite régulièrement dans la rue tout au long du printemps 2009. L‟Assemblée des Directeurs d‟IUT se garda toutefois, dénonçant les manifestations « politiques » des étudiants dans les universités et appuyant malgré tout la logique d‟autonomie des universités54, de mêler leurs actions à celles du reste du monde de l‟éducation, y compris à celles des stricts effectifs du supérieur. Ces derniers quant à eux se retrouvent pour la première fois dans la rue, sur leurs propres mots d‟ordre, le 27 novembre55, journée qui réunit plusieurs milliers d‟étudiants et de personnels Ŕ enseignants comme nonenseignants Ŕ dans 11 villes du pays. On compte même, ce jour, une tentative ratée de blocage du Conseil d‟Administration du CNRS (le CA fut finalement délocalisé sous protection de gardes mobiles). Le lendemain, pour la première fois, un congrès extraordinaire des 3 conseils centraux d‟une université, en l‟occurrence à Lille, s‟oppose au projet de décret réformant le statut des EC. C‟est cependant au mois de décembre que les rythmes de mobilisation franchirent un cap. Le 7 décembre, ce sont les étudiants et personnels des IUFM Ŕ dont certains sont d‟ores et déjà bloqués et occupés Ŕ qui battent le pavé. A la date du 10 décembre, qui connait une nouvelle journée de mobilisation des 1ers et 2nd degrés, on dénombre sur le territoire national 14 comités de mobilisation unitaires « de la maternelle à l’université », principalement formés sur la base du rejet de la mastérisation. Comme en écho médiatique aux mobilisations de la jeunesse grecque, la mobilisation lycéenne prend de l‟ampleur dès le lendemain, avec plus d‟une centaine d‟établissements du secondaire bloqués, principalement dans l‟ouest du pays. Une étape est franchie le 12 décembre dans le monde étudiant, avec une première grève active votée à l‟université de Clermont-Ferrand, occupée par ses étudiants au mot d‟ordre de 53 Occupation d‟écoles à l‟initiative des enseignants et parents d‟élèves, notamment membres de la Fédération des Conseils de Parents d‟Elèves (FCPE), très active à l‟automne 2008 comme au printemps 2009. 54 L‟ADIUT réclamait, tout au long de la mobilisation institutionnelle et de la mobilisation de rue qui s‟est étalée de l‟automne 2008 à l‟automne 2009, des garanties de mise en œuvre d‟une « autonomie dans l‟autonomie », pour reprendre les termes de J.F Mazouin, président de l‟ADIUT, lors de la journée de mobilisation des responsables d‟IUT (10/11/09). 55 Outre la mastérisation et le projet de décret réformant le statut des EC, ce sont les 900 suppressions de postes prévues pour la rentrée 2009 et le démantèlement du CNRS qui furent mis dans la balance à compter de cette journée. 27 « l’éducation ne paiera pas votre crise » : ces derniers réclament le retrait de la mastérisation, la restitution des 80 000 postes supprimés dans le secondaire, des 900 supprimés dans le supérieur, l‟augmentation des budgets et l‟abrogation de la loi LRU. Dans les jours qui suivent la mobilisation lycéenne monte encore en puissance, et les commentaires faisant le parallèle avec la mobilisation de la jeunesse grecque Ŕ devenue quasiment insurrectionnelle Ŕ se multiplient. Le 15 décembre, au cœur d‟une nouvelle journée massive de mobilisation à l‟initiative du collectif « un pays, une école, un avenir », X. Darcos, ministre de l‟Education Nationale, annonce finalement le report de la réforme des lycées. Le pouvoir, pour certains commentateurs, craint alors « non pas une grève organisée », mais « une réaction spontanée, anomique, violente et radicale qui s’appuierait, à l’image de la Grèce, sur la jeune génération diplômée et intégrée56 ». Le jour même, les 8 confédérations syndicales françaises lancent un appel à une journée de grève interprofessionnelle le 29 janvier, tandis que le Conseil National de l‟Enseignement Supérieur et de la Recherche (CNESER) rejette le budget 2009 par un vote unanime de toutes les forces syndicales. Le 16 décembre, alors que la Guadeloupe toute entière connait son premier jour de grève générale, des milliers de lycéens de l‟hexagone sont toujours dans la rue, rejoints dès le lendemain par les élèves des Institut de Formation en Soins Infirmiers (IFSI). Le 18 décembre, ils sont 160 000 à défiler dans toute la France, avec plus de 150 lycées bloqués. L‟UNEF demande, quant à elle, à rencontrer V. Pécresse quant au « malaise de la jeunesse » gagnant, après les IUT, les universités. Vers la fin du mois de décembre, c‟est également la mobilisation des EC qui prend de l‟ampleur, avec pas moins de 5 CA Ŕ dont celui, hautement symbolique en milieu universitaire, de Paris 1 Sorbonne Ŕ refusant de remonter à leur ministère de tutelle les maquettes des tout nouveaux masters « IUFM ». A la veille de la « trêve des confiseurs », un état d‟ébullition règne dans l‟ensemble du monde de l‟éducation, mis en suspens par les vacances scolaires. Une dernière initiative commune des organisations de jeunesse, qui organise à Paris un rassemblement de solidarité contre la répression s‟abattant sur les jeunes grecs, clôt ainsi le 20 décembre une fin d‟année « mouvementée ». La fronde des Enseignants-Chercheurs Le 8 janvier, alors que le nombre de lycéens reprenant le chemin de la rue a déjà sensiblement baissé, relativement à la fin décembre (10 000 manifestants partout en France), X. Darcos s‟attelle à éteindre les dernières braises de la mobilisation des 1ers et 2nd degrés en 56 Pour reprendre les termes du politologue D. Reniée, cité par le Courrier Picard, édition du 15 décembre 2008. 28 diminuant de moitié des suppressions de postes prévues dans les RASED. Dans l‟enseignement supérieur à l‟inverse, les choses s‟accélèrent : des présidents d‟universités dénoncent dès le 5 janvier, dans une lettre ouverte à N. Sarkozy, l‟état de tension sur les campus ; un premier appel à la grève des enseignements, émanant de Paris 7, voit le jour le 8 janvier ; et à la date du 14 janvier, 70 CA d‟universités ont voté une motion dénonçant l‟une ou l‟autre des réformes controversées, voire les deux. Si la mobilisation des universitaires gagne en intensité, les différentes mobilisations sectorielles gagnent, elles, en cohérence, avec la parution le 9 janvier de l‟ « Appel des appels » : lancés par des professionnels du soin, de l‟éducation, de la justice et de la culture mobilisés, celui-ci vise à rendre public les thèses du « Nouveau Management Public » à l‟origine des réformes en cours dans les différents secteurs. Renforcée par les quelques 60 000 personnes qui défilent dans les rues du pays le 17 janvier pour « la défense du Service Public d‟Education57 », la mobilisation Ŕ à forte dominante institutionnelle Ŕ des EC bat son plein dans la seconde quinzaine de janvier. Le 18 janvier, 70% des présidents et vice-présidents de la CPU signent ainsi un texte appelant au retrait du projet de décret statutaire. Le 22 janvier, conjointement à la faveur du discours programmatique sur la recherche prononcés par N. Sarkozy58 et de la tenue de la première Coordination Nationale des Universités (CNU), le mouvement des universitaires franchit un pallier supplémentaire, bénéficiant également de l‟emballement général des rythmes de mobilisation. Depuis le 20 janvier les salariés guadeloupéens Ŕ après quelques journées d‟actions disséminées courant décembre et début janvier Ŕ entrent en grève générale reconductible, et ils seront 24 000 (soit plus de 50% des habitants de Pointe-à-Pitre) dans les rues au 24 janvier. Dans l‟ensemble des secteurs l‟approche de la journée de grève interprofessionnelle du 29 janvier, d‟ores et déjà soutenue par 68% de « l‟opinion »59, joue un rôle de catalyseur. Avec ses 2,5 millions de participants partout en France, dont un cortège de plus de 8 000 étudiants et enseignants-chercheurs à Paris, celle-ci eu un effet galvanisant sur 57 A l‟appel de l‟ensemble des fédérations de l‟Education Nationale, de l‟UNEF, de la FIDL, de l‟UNL et de la FCPE. 58 Dans son discours, N. Sarkozy mettra en cause la productivité des chercheurs, due à leur absence présumée d‟évaluation, dénonçant la mobilisation enseignante comme relevant des « forces du conservatisme et de l’immobilisme » : « C’est un système assez génial, celui qui produit est en même temps celui qui s’évalue. Je vois que ça peut être confortable, mais qui peut penser que c’est raisonnable ? ». Ce discours, prononcé à l‟occasion de la remise du nobel de physique à Albert Fret, suscita une réponse publique de ce dernier quelques jours plus tard. Pour écouter une partie du discours présidentiel, URL : http://www.youtube.com/watch?v=iyBXfmrVhrk. 59 CSA, sondage mené sur un échantillon représentatif de 1007 personnes âgées de 18 ans ou plus, paru le 25/01/2009. Sur la notion d‟ « opinion publique » voir BOURDIEU P., « L'opinion publique n'existe pas », Les Temps modernes, n°318, 1973, p. 1292-1309. 29 les troupes militantes actives dans les différents secteurs en lutte60 (notamment parce qu‟elle fut jaugée, comme souvent en de pareils cas, aux dernières mobilisations victorieuses de même nature61). Dans le supérieur, comme l‟a annoncé la dernière CNU62, un mouvement de grève commence donc le 2 février (« le 2 février, l’Université s’arrête »), totalisant ce jour 45% de grévistes. Dans la première quinzaine de février, durant laquelle vont s‟émailler des nuits des collèges, des IUFM, des écoles et des universités63, la mobilisation des enseignantschercheurs monte en puissance. Celle-ci bénéficia du soutien actifs des étudiants : après le lancement d‟un appel à la jeunesse (« nous ne serons pas la génération sacrifiée64 ») et l‟occupation d‟une première université à Rennes, l‟UNEF appelle dès le 4 février à la grève étudiante sur les universités65. Le 5 février, tandis que la grève générale se poursuit66 dans les Départements d‟Outre Mer (DOM), 60 000 personnes battent le pavé à l‟appel de la CNU et de l‟ensemble des syndicats du supérieur. Le lendemain, plusieurs présidents d‟Universités lancent un nouvel appel, l‟ « appel de la Sorbonne ». Le président de cette dernière, G. Molinié, dénonce à cette occasion « le plus grand retour en arrière depuis Vichy », évoquant Ŕ au sujet de la réforme des IUFM Ŕ « une régression intellectuelle, une agression sociale, un scandale absolu ». La majorité gouvernementale perdit dans les jours qui suivirent plusieurs de ses soutiens, d‟A. Kahn (président de Paris 5 et défenseur de la première heure de l‟autonomie des universités) à certains députés de sa propre majorité politique. A la veille des vacances pour un bon nombre d‟universités, une mobilisation massive Ŕ la plus importante qu‟ait connue l‟enseignement supérieur au cours de cette mobilisation Ŕ voit le jour le 10 60 Le 29 janvier 2009, on comptabilise à minima des appels à la grève de quasiment tous les fédérations syndicales ou organisation associatives dans les secteurs suivants : fonction publique territoriale, éducation, SNCF (UNSA mise à part), RATP (6 syndicats sur 8), aéroports, Justice, audiovisuel public, France Telecom, La Poste, Energie, Retraités, Chômeurs (Agir contre le Chômage, Association Pour l‟Emploi, l‟Information et la Solidarité, Mouvement National des Chômeurs et des Précaires), service public de l'emploi, Construction navale, Banques, Renault, Peugeot, pilotes d'hélicoptères, etc. 61 Dans le cas de cette mobilisation interprofessionnelle, les deux exemples de mouvements sociaux ayant réussi, sans appui politique, à faire reculer un gouvernement remontent à 1995 et 2006. Respectivement, ces mobilisations avaient réunies 2 millions et 3 millions de salariés. 62 Relayée par l‟ensemble des forces syndicales. Outre le retrait de la mastérisation et du projet de décret statutaire, la première coordination demanda également que soit mise en place une concertation en vue d‟une nouvelle loi cadre pour l‟enseignement supérieur, la titularisation des personnels précaires, la restitution des postes supprimés début 2009 et le retrait du projet de « contrat doctoral unique ». 63 De région parisienne majoritairement 64 Lancé le 2/02 par l‟UNEF, la Confédération Générale du Travail (CGT) « jeunes », Force Ouvrière (FO) « jeunes », l‟Union Nationales des Syndicats Autonomes (UNSA), l‟Union Nationale Lycéenne (UNL), La Mutuelle Des Etudiants (LMDE), Génération Précaires et Jeudi Noir. 65 Avec une plate-forme de revendications comprenant le retrait du décret statutaire, le retrait de la Réforme de l‟Allocation des Moyens alloués aux Universités 65 (RAMU) et l‟abandon des suppressions de postes. Comme nous le verrons dans la seconde partie de ce mémoire, l‟UNEF n‟appellera jamais à l‟abrogation de la LRU comme le réclamaient l‟écrasante majorité des AG étudiantes, à commencer par les étudiants de Rennes occupant leur université dès le début du mois de février. 66 Avec 25 000 manifestants en Martinique 30 février, avec plus de 100 000 manifestants partout en France. Avec 75 établissements d‟enseignement supérieur représentés à la CNU du 11 février, la mobilisation des enseignants-chercheurs est alors à son zénith, tandis que le nombre de manifestants bat à la même période des records à Pointe-à-Pitre, atteignant jusqu‟au chiffre de 120 000 le 9 février. Tandis que les autres mobilisations sectorielles, telle celle des hospitaliers, se poursuivent voire gagnent en intensité, la mobilisation à l‟Université connait dans la seconde moitié du mois de février une légère décrue, largement due à l‟irruption des périodes (différées) de vacances scolaires. Le nombre de manifestants diminuant (55 000 le 19 février) la confrontation se noue alors en partie autour de la remontée des maquettes de master « IUFM » : initialement fixée au 15 février, la date prévue pour la remise de celles-ci est finalement repoussée d‟un mois et demi, enclenchant une nouvelle période de lutte à leur sujet dans les universités. Le relais étudiant, « Acte 2 » du mouvement anti-LRU Tandis que le mouvement des enseignants-chercheur montre en cette fin février quelques signes de faiblesse, les comités de mobilisation étudiants trouvent quant à eux depuis le début du mois quelques difficultés Ŕ malgré les effectifs conséquents qui commencent à être comptabilisés en AG Ŕ à entraîner la grande masse des étudiants dans l‟action. Dans les directions des organisations étudiantes, en tous cas dans celle de l‟UNEF, décision est donc prise de chercher à construire un mouvement étudiant « en propre », c'est-àdire connaissant ses propres rythmes et plates-formes revendicatives, mais surtout se donnant les moyens d‟empêcher la tenue des cours à l‟Université. Cette décision ne pouvait trouver qu‟un écho dans les facs, avec des étudiants bien souvent pris entre deux feux, une grande partie des cours qui étant en réalité assurés malgré le mot d‟ordre de grève. Le mouvement étudiant, qui stagna à un point d‟équilibre tout au long du mois de janvier, monte effectivement en puissance au cours du mois de février. Si on peut dénombrer, à la date du 4 février, 13 universités connaissant des AG de plus de 500 participants pour un total de 35 comités de mobilisations étudiants existants, ce chiffre passe à 26 le 10 février, et celui des comités totalisés à 57. Après une première CNE à Rennes le 15 février, qui vote en bloc l‟abrogation de la loi LRU, la tension monta d‟un cran sur les campus : le nombre d‟AG comprenant plus de 500 participants s‟élève à 33 le 18 février, le nombre de comités de mobilisation existants à 72 et le nombre d‟universités bloquées à 10. Les étudiants ayant pris le parti de continuer à intervenir dans les CNU malgré la mise sur pied de leurs propre 31 instances de coordination, cette phase ascendante de leur mouvement se répercute Ŕ tant quantitativement que qualitativement Ŕ sur la CNU du 20 février, réunie à nombre Nanterre : le d‟établissements représentés s‟élève alors à 80 (plus 16 associations et syndicats), mais surtout la CNU appelle pour la première fois à l‟abrogation de la loi LRU, cohérent dénonçant de la un « projet maternelle à l’université »67. L‟annonce de la réécriture du décret statutaire le 25 février, les craintes de voir à sa suite les EC déserter la mobilisation, les effectifs déclinant (vacances obligent) des manifestations68 et l‟approche de la nouvelle échéance interprofessionnelle le 19 mars renforça chez les syndicalistes la volonté de construction du mouvement étudiant. De la fin février à la mi-mars, l‟ensemble des comités de mobilisations s‟acheminent ainsi doucement vers l‟occupation des universités, testant au passage Ŕ dans le souci d‟éviter la désertion des campus que le blocage dur des établissements avait produit en 2007 Ŕ de nouvelles modalités d‟action visant à empêcher la tenue des cours : occupations de nuit, blocages « souples » ou « partiels », « printemps des chaises » ou encore « barrages filtrants ». Au 14 mars, le nombre d‟universités occupées, partiellement ou totalement, s‟élève à 25, le nombre d‟établissements « perturbés » atteignant quant à lui le chiffre record de 81. Trois jours plus tôt, à l‟occasion d‟une nouvelle journée de mobilisation « de la maternelle à 67 La CNU appelle à de nouvelle dates, dont le 19/03, à la démission des charges administratives non électives, à l‟obstruction dans le cadre des mandats électifs et au boycott des jurys de Bac si le gouvernement ne retire pas le décret avant le 5 mars. 68 Avec 40 000 personnes sur l‟ensemble du territoire le 27/02. 32 l‟Université69 », 60 000 personnes étaient descendues dans la rue, malgré les tentatives de négociation avec les organisations syndicales initiées par V. Pécresse et l‟annonce de l‟étalement sur deux ans de la mastérisation. Contrairement à son positionnement lors de la mobilisation de 2007, le PS Ŕ accompagné du PCF et des Verts Ŕlance à la mi-mars une consultation sur l‟Enseignement Supérieur, auditionnant les leaders enseignants de la mobilisation. A l‟approche du 19 mars, nouvelle date de mobilisation interprofessionnelle à l‟appel des 8 confédérations syndicales, le mouvement étudiant franchit un second et dernier cap. Si c‟est au total une trentaine d‟universités qui sont bloquées dans le courant du mois de mars, une vingtaine de ces occupations voient le jour aux alentours Ŕ et souvent à l‟occasion Ŕ du 19 mars : de 25 universités bloquées et occupés le 14 mars, on atteint le chiffre de 54 à la date du 25 mars. Avec 3 millions de manifestants dans l‟ensemble du pays, la journée du 19 mars inscrivit, en tous cas pour les étudiants en lutte, la mobilisation interprofessionnelle dans une pente ascendante. Dans l‟attente de la journée du premier mai, prochaine journée de grève interprofessionnelle, le mouvement étudiant se fige alors à un point d‟équilibre, avec seulement 3 universités supplémentaires bloquées et occupées courant avril. Tout au long du mois d‟avril s‟engage ainsi, pour les étudiants comme pour les enseignants, une période où il faut « tenir », s‟inscrire dans la durée, phase qui fut illustrée par les débuts de la « ronde des obstinés » parisienne le 23 mars. Au fil des annonces de recul gouvernemental (maintien des concours en l‟état pour l‟année universitaire qui suit, rétablissement de 130 postes dans la recherche dont 90 pour le CNRS, modification du décret statutaire 70 et rémunération des stages étudiants de plus de deux mois) et des jours qui défilent, le mouvement subit malgré tout un léger fléchissement : alors qu‟on dénombre au 1er avril 75 universités71 en grève, elles ne sont plus que 51 lors de la CNU du 28 avril, dont 44 occupées. Dans la rue, le constat est le même, et ce malgré la multiplication des instances de coordinations des luttes (BIATOS-ITA, parents-enseignants, formation des enseignants, labos en lutte) : 30 000 personnes le 26 mars ; 25 000 le 2 avril, journée pourtant initiée par l‟ensemble des organisations du collectif « un pays, une école, un avenir » ; et 20 000 lors de la journée de manifestation commune avec les hospitaliers du 28 avril. Le mois d‟avril est la période des actions « coup de poings », permettant de rythmer l‟attente des étudiants et enseignants mobilisés, avec notamment des 69 A l‟appel de la CNU, de la CNU, de l‟intersyndicale du supérieur et de syndicats du primaire et du secondaire. Il faut également noter que, depuis 3 semaines, les établissements de maternelle connaissent des opérations « accrochons nous à notre école » via le réseau « hussard noir » (en 3 semaines, les établissements touchés passent de 1 à 428) 70 Le nouveau décret stipule alors que la modulation de service ne pourra se faire sans l‟accord écrit des intéressés, et que les heures supplémentaires dans le cadre de cette modulation seront rémunérées. 71 Et toujours, par ailleurs, 34 IUT en grève. 33 tentatives récurrentes d‟occupations de lieux symboliques, Sorbonne ou CNRS. C‟est également le mois des ultimes tentatives de luttes « institutionnelles », avec entre autres un appel à la suspension de la réforme des IUFM signé par l‟intersyndicale de l‟Education Nationale, par des chefs d‟établissements, la CNU et la CNE, SLR et SLU, des conférences de doyens (de lettres, de langues, des arts, des SHS, ou encore des sciences de la nature) et des sociétés savantes. A la veille de la 3ème journée d‟action interprofessionnelle du 1er mai, la 9ème CNU avance en dernier recours la possibilité d‟une non-organisation des examens. Symptomatiquement, une grève de la faim, technique de lutte souvent prisée des groupes dénués de ressources militantes, est démarrée par un EC de Caen à la toute fin du mois d‟avril. A l‟occasion du 1er mai, si les commentateurs ne manquent pas de relever que Ŕ fait historique depuis 1945 Ŕ toutes les centrales syndicales défilent ensemble, le nombre de manifestants est en recul au l‟aune de ce que furent les manifestations du 29 janvier et du 19 mars, avec 1.2 millions de participants. Le 3 mai, la « ronde des obstinés » tourne depuis mille et une heure. Le 4 mai, les huit confédérations syndicales font finalement paraître un communiqué de presse appelant à une journée d‟action décentralisée le 26 mai et à des manifestations le 13 juin. Les troupes d‟étudiants mobilisés, qui nourrissaient dans leur majorité l‟objectif d‟une convergence interprofessionnelle des luttes et restaient en attente d‟une accélération des rythmes, connaissent un lourd reflux. Le chiffre des universités occupées baissent drastiquement début mai : 44 universités le 28 avril, 20 le 5 mai et 10 seulement le 18 mai. Après l‟annonce du maintien d‟une année de stage pour l‟année 20102011, les syndicats (UNEF, UNSA, FSU, SGEN-CFDT) voient un quasi-report de la réforme de la mastérisation. A la mi-mai, V. Pécresse reçoit les organisations étudiantes représentatives et annonce finalement le maintien d‟un mois de bourses supplémentaires pour les étudiants qui auraient des partiels décalés. Le 27 mai seules 5 universités, dont Amiens, restent occupées. 2 – Les formes des mouvements : zoom sur le cas amiénois Comme on peut s‟en apercevoir à la lecture de cette histoire, très évènementielle, des mobilisations récentes, le cycle de réforme qui commence au début des années 2000 et qui trouve son point d‟orgue dans la fin de la décennie à déclenché une vague de protestation majeure à l‟Université. Côté étudiant, pour la première fois dans l‟histoire de l‟université française, une même réforme réussit à provoquer deux mobilisations en chaîne. Du côté des 34 enseignants-chercheurs, l‟existence même d‟une fronde d‟une telle intensité et inscrite dans la durée parle d‟elle-même. A la fin des deux mouvements, des grèves de la faim sont même opposées à tour de rôle aux pouvoirs publics, témoignant au moins autant de la détermination des troupes militantes que les dénominations de certaines actions employées : ronde « infinie » des obstinés ou grève « illimitée » sur les universités. Relativement distinctes à leurs débuts, les deux mobilisations finirent cependant par se conjuguer, tant en termes de revendications (abrogation de la loi LRU et de ses « décrets d‟application ») qu‟en termes de modalités d‟action. Dans les AG de facultés et dans la Coordination Nationale des Universités, c‟est une perception commune du monde Ŕ un « cadre d‟injustice » commun Ŕ qui s‟est construit progressivement, donnant ainsi consistance à la « communauté universitaire » dans le temps de passage donné à l‟existence d‟une cohorte étudiante. Une telle construction ne voit cependant pas le jour dans un délai aussi bref, et le mouvement universitaire de 2009 n‟est pas uniquement l‟effet social du cycle de réforme qui trouve son origine en 1998 : loin d‟une simple réaction à la précarisation simultanée de l‟ensemble des corps sociaux de l‟université, il pourrait bien plutôt être l‟aboutissement d‟une construction proprement politique effectuée dans le temps même de cette précarisation Ŕ c'est-à-dire au fil des mouvements étudiants des années 2000 Ŕ et transmise au sein des organisations instituées. Nous allons maintenant rapprocher le focus sur le cas des mobilisations amiénoises, de manière à mettre en lumière leurs réalités discursives et pratiques, saisies dans leur généalogie. Dans ce but, et outre les données de type ethnographiques que j‟ai pu recueillir à partir de ma propre expérience, c‟est l‟étude de 59 tracts amiénois et de 4 cahiers de mobilisations syndicaux qui s‟avéra précieuse. Si nous fragmenterons les différents aspects des mouvements, pour les besoins de l‟exposé et à l‟aide de concepts complémentaires, nous tâcherons également dans le même temps Ŕ en nous appuyant également sur les résultats d‟enquêtes précédentes Ŕ de saisir les modalités dans lesquelles ces éléments se mêlent les uns aux autres et se répondent pour faire système dans le cours, devenu habituel, des mobilisations d‟une certaine jeunesse. 2.1 – Un cadre d’injustice néo-marxiste « Avec le plan U3M, couplé au rapport Attali, se dessinait du coup très nettement l'université d'aujourd'hui... . Et donc vous voyez, avec votre mouvement de cette année, vous êtes en plein dans ce qui était prévu par nous en 1998 » Fred, syndicaliste à l‟UNEF-Amiens de 1996 à 2000, interviewé en 2008 35 Le concept de « cadre d‟injustice » permet de prendre en compte l‟influence des représentations dans un processus de mobilisation. Il fut mis en avant pour la première fois par W. Gamson72, qui transposa à l‟étude des mouvements sociaux la notion goffmanienne73 de « cadre de l‟expérience » pour souligner la production et l‟adoption systématique, lors des phases préparatoires d‟une action collective, d‟une grille de perception commune de la situation. Dans la même étude, microsociologique et expérimentale, Gamson dégageait plusieurs variables qui « mènent à la rébellion », dont la plus importante réside dans la présence d‟individus ayant un savoir-faire, des dispositions et une expérience protestataires. La tâche décisive d‟accumulation puis de mobilisation de ces ressources immatérielles Ŕ mais aussi de ressources matérielles : capacités de « tirages » de tracts, local de réunion, etc. Ŕ demandent toujours une forme minimale d‟organisation, que J. Mc Carthy et M. Zald 74 ont conceptualisée sous le nom d‟Organisation de Mouvement Social (SMO). Selon ces derniers, les SMO sont les seules à pouvoir donner forme et visibilité à des opinions individuelles dispersées, en « définissant, créant et manipulant » le mécontentement. A Amiens, c‟est une analyse en tous cas partagée par les acteurs non syndicalistes des mobilisations étudiantes : « Là j’y suis retourné [dans le syndicat] parce qu’il fallait potentiellement faire partir un mouvement à la rentrée et puis ben, l’appareil qui durait et qui allait faire repartir le truc c’était l’UNEF, forcément », raconte ainsi Cyril, étudiant mobilisé à la faculté des sciences en 2007 et en 2009. Prenant en compte l‟ensemble de ces éléments, D. Snow75 a affiné le concept de cadre d‟injustice en le mobilisant pour l‟étude d‟un processus de mobilisation, non expérimental cette fois. Ce dernier dégage ainsi un nouveau processus, l‟« alignement des cadres », qui désigne la relation s‟établissant entre les « interprétations des situations par les individus et par les organisations de mouvement social, de telle façon que certains intérêts, valeurs et croyances des individus, et certaines activités, buts ou idéologies des mouvements sociaux sont congruents et complémentaires76 ». Partageant son constat, qui pose l‟alignement des cadres comme condition sine qua non de l‟existence d‟un mouvement social, nous tenterons donc ici d‟explorer le(s) cadre(s) d‟injustice des mobilisations de 2007 et de 2009 en prenant en compte l‟ensemble des tracts compilés Ŕ des tracts syndicaux de début de 72 GAMSON W., FIREMAN B., RYTINA S., Encounters with injust authority, Homewood, The Dorsey Press, 1982. 73 GOFFMAN E., Les cadres de l’expérience, Editions de Minuit, coll. “Le sens commun”, 1991. 74 McCARTHY J. & ZALD M., « Resource mobilization and social movement : a partila theory », Américan Journal of Sociology, 1977, pp. 1212-1241. 75 SNOW D. A., ROCHFORD E. B., WORDEN S. K., BENFORD R. D., “Frame alignment processes, micromobilization and movement participation”, American Sociological Review, vol. 51, pp. 464-481, 1986. 76 Ibid. 36 mouvement aux tracts diffusés par le comité de mobilisation77. Nous nous attacherons par contre au passage à expliciter l‟évolution, dans le cours même du mouvement et en tenant compte des différentes visées militantes, du cadre d‟injustice mobilisé. Le « drame de nos universités », une « attaque de grande ampleur » d‟une « gravité sans précédent » : à l‟exception du 1er tract diffusé par l‟UNEF-Amiens, très explicatif quant au contenu de la réforme78, c‟est en ces termes que la loi LRU fut qualifiée Ŕ dès les débuts de la mobilisation de l‟automne 2007 Ŕ dans les tracts intersyndicaux79 diffusé à large échelle dans tous les pôles de l‟université de Picardie. Reprenant les analyses syndicales mises au point depuis quelques années déjà, la loi est présentée comme « l’élément clef du processus de réformes » touchant l‟enseignement supérieur dans les années 2000. Rédigés par des étudiants en vue de mobiliser leurs pairs, la thématique principale et fondatrice du cadre d‟injustice est celle, républicaine, de « la fin du droit à l’éducation » pour tous. Ecrits sur un registre très syndical, ces premiers tracts, qui ont permis d‟attirer un nombre minimal de personne dans les premières AG80, vont céder la place aux « appels » issus des Assemblées Générales. Au fil de ces derniers, c‟est une véritable identité de corps qui se voit ensuite énoncée, insérée dans un récit qui lui assigne une histoire, des ennemis et des alliés « objectifs ». Le « droit à l’éducation » mis en danger s‟avère être avant tout celui des « classes populaires » : si la première formulation (« droit à l’éducation ») pointait du doigt la mise en danger de l‟idéal républicain d‟éducation pour toutes et tous, invitant tous ceux qui partage ce même idéal à rejoindre la lutte, la seconde invite clairement tous ceux qui se reconnaissent comme partie intégrante des « classes populaires » à défendre leurs droits, qui comptent parmi les plus menacés. Cette identité, mobilisée de façon récurrente tout au long des deux mobilisations, s‟inscrit dans un récit historico-social : celui-ci commence en 1968 avec l‟ouverture forcée de l‟université aux enfants (« entrés par effraction ») de classes populaires, ouvrant ainsi une parenthèse dans l‟histoire de l‟enseignement supérieur que la LRU viendrait justement clore 77 D‟héritage trotskiste, la section amiénoise de l‟UNEF reconnait et promeut les cadres de l‟ « autoorganisation », et s‟efface donc, une fois le mouvement effectif, devant le « comité de mobilisation ». 78 Le tract de l‟UNEF pointait 3 dimensions de la réforme : la nouvelle gestion managériale des universités, la possibilité de contrôle des formations par des privés et les problèmes que la loi risquait d‟engendrer quant à l‟accès libre de tout un chacun aux formations dispensées dans le supérieur. 79 L‟intersyndicale comprenait l‟UNEF, la FSE, la CNT, le SNASUB, le SNESUP et la CGT Ferc. 80 . A la fois signe des temps, de la permanence dans certains sites des réseaux issus du mouvement CPE et de l‟écho du cadre d‟injustice mobilisé, les premières AG du mouvement de 2007 attirèrent dès le début un nombre considérable d‟étudiants. Avec 130 personnes sur le site de SHS le 9 octobre 2007, date de la première AG tenue à l‟Université, les chiffres des premières AG contre le mouvement CPE (environ une quarantaine de personnes deux mois durant) furent ainsi largement dépassés. 37 en 2007. Ce récit, pour partie mythique81, inscrit d‟emblée la lutte étudiante dans l‟histoire de la classe ouvrière, suggérant ainsi un référentiel d‟analyse et d‟action au mouvement étudiant. En cela, il reste dans la droite ligne du cadre d‟injustice forgé un an et demi plus tôt, lors de la lutte du printemps 2006 contre le CPE. A cette occasion, c‟est toute une génération qui avait Ŕ en intervenant sur un sujet où personne ne les attendaient Ŕ inscrit le mouvement étudiant au cœur du salariat, réalisant par là même une prophétie vieille de 60 ans, matérialisée dans la Charte de Grenoble82. En 2007 comme en 200683, la loi contestée est ré-encastrée dans son contexte de restructuration néolibérale, que le tout nouveau gouvernement Sarkozy accélère en « réformant » tous azimuts. Dénonçant une « classe dirigeante » fermée au dialogue et prise dans les impératifs que fait peser sur elle la « mondialisation néolibérale », les étudiants avancent une solution unique, c‟est à dire la création d‟un mouvement de grève interprofessionnelle. Une fois la mobilisation construite et les différents pôles bloqués et occupés, c'est-à-dire dès la mi-novembre 2007, les questions stratégiques Ŕ et donc le lien aux mouvements de salariés Ŕ prennent le pas sur la dénonciation de la réforme. Le cadre d‟injustice se déplace alors en conséquence : les étudiants n‟y sont plus simplement décrits comme les enfants des classes populaires, ce sont également des futurs salariés que les formations « au rabais » vont assigner à des postes précaires sur le marché du travail de demain. La « cohérence du projet » du gouvernement, qui cherche à imposer un « véritable projet de société » en « brisant les résistances » des bastions du « mouvement social », étudiants et cheminots en têtes, est également davantage mise en lumière. Dans cette lutte capitale pour les droits étudiants comme pour l‟ensemble du mouvement social, les étudiants chercheront donc, après l‟arrêt de la grève des salariés des transports, à étendre leur mouvement dans les lycées. Le cadre que nous venons de décrire est un substitut, à peine voilé, du référentiel d‟analyse marxiste : la « classe dirigeante » remplace la devenue innommable bourgeoisie, le « salariat » tient ici lieu de prolétariat, la classe ouvrière d‟hier est aujourd‟hui devenue « classes populaires » tandis que le « mouvement social » a succédé au défunt mouvement ouvrier. C‟est le même récit qui transparait au travers des déclarations des CNE de 2007, et qui sera mobilisé un an plus tard, en partie par les mêmes réseaux. A Amiens, il faut 81 Notamment lorsqu‟il désigne les événements de mai 1968 comme initiés et menés par la classe ouvrière. Imposée dans l‟UNEF en 1946 par une génération d‟étudiants issue de la Résistance, celle-ci défendait pour les étudiants la qualification de « jeunes travailleurs intellectuels en formation », à une époque où les origines sociales des bacheliers restaient pourtant largement bourgeoises. 83 Voir à ce sujet BRUSADELLI N., Op. Cit. 82 38 remarquer un effort de restitution du contenu des réformes, et de reconstitution du projet néolibéral pour l‟université, décuplé en 200984. On peut relever également, cette année là, une modification substantielle du cadre d‟injustice, certainement due au contexte de mobilisation de l‟ensemble de l‟Education Nationale et plus encore des enseignants-chercheurs : face à des réformes qui mettent en danger l‟idéal républicain, historiquement porté et largement diffusé par l‟institution scolaire, les étudiants développent une vision enchantée de l‟Université (« indépendante », « collégiale », etc.) et du Savoir (« libre de toutes contraintes vis-à-vis du marché »). L‟héritage des Lumières, qui n‟est certainement pas sans lien avec la propagation de la fronde des enseignants-chercheurs jusque dans les franges « droitières » de la profession, semble peser ainsi de ton son poids également sur le mouvement étudiant. Ce faisant, le mouvement du monde éducatif de 2009 accrut ainsi certainement ses capacités en termes d‟audience, dans un pays où le modèle républicain est une composante majeure de la « structure des opportunités discursives85 ». Cette formulation générale de l‟ « injustice » Ŕ qui est aussi dans le même temps une lutte pour l‟identité et la mémoire Ŕ avait par ailleurs toutes les chances de trouver, à l‟UPJV et plus encore sur le site occupé par les filières de SHS, un certain écho chez la grande masse des étudiants. Si le cadre mobilisé est ajusté, dans ses définitions de l‟étudiants comme futur travailleur précaire, à la structure du rapport titres / postes des années 200086, la composition sociale de l‟UPJV favorise également dans sa mise en visibilité des « classes populaires » : si les enfants issus de ces dernières représentent 25,2% des effectifs étudiants sur le territoire pour l‟année universitaire 2007-2008, ce chiffre monte en effet jusqu‟à 31% à l‟Université de Picardie87. Dans les filières de SHS, qui fournissent, comme nous le verrons dans la 3ème partie de ce travail, une bonne part des étudiants mobilisés, ce chiffre atteint même 37% la même année. La grille de perception du monde que nous venons d‟esquisser n‟est pas, à Amiens, propre aux deux mobilisations de 2007 et de 2009. Elle ne trouve pas non plus, à vrai dire, ses 84 Voir à ce sujet le tract « Tout est lié », mis en annexe (n°3) de ce travrail. R. Koopmans et P. Statham désignent ainsi l‟environnement culturel général avec lequel doit entrer en résonnance (ou affronter) une mobilisation pour être publiquement recevable. KOOPMANS R. & STATHAM P., « Political claims analysis : integrating protest event and political discourse approaches », Mobilization, 1999, pp. 203-221. 86 Voir infra. 87 La catégorie de « classes populaires » reprend ici la définition qu‟en donne Louis Chauvel, c'est-à-dire les PCS 5, 6 et 76 dans la nomenclature de l‟INSEE. Notons au passage une baisse de leur représentation entre 2007 et 2009, légère dans l‟ensemble de l‟Université, plus sensible dans le cas des SHS : en 2009, la part des enfants de classes populaires dans les effectifs étudiants est de 25,1% sur l‟ensemble du territoire pour 29,9% à l‟UPJV. Dans les filières de SHS de cette dernière, il passe de 37% en 2007 à 33,9% en 2009. Source : APOGEE, avec l‟aimable autorisation de M. Georges Fauré, président de l‟UPJV ; SISE. 85 39 origines dans la mobilisation anti-CPE de 2006 : lors d‟une étude menée à l‟occasion de mon mémoire de M1 sur les générations militantes à l‟UNEF-Amiens, je datais l‟apparition d‟un tel cadre88 Ŕ d‟une nature en définitive plus para-politique que strictement syndical Ŕ à 1998. Impulsé par une génération d‟étudiants issus de la mobilisation contre le rapport Attali, paradoxalement89 autonomes de tous partis politiques, il va se perpétuer et se renforcer tout au long de la décennie suivante. Principale organisation de mouvement social à l‟origine des mobilisations amiénoises, l‟UNEF mobilisa tout naturellement le même cadre pour le recrutement de ses militants et pour ceux des mouvements étudiants. En retour, les vagues de recrutements syndicaux s‟effectuant alors principalement dans le cadre des mobilisations, la grille de perception s‟en trouvait renforcée et largement partagée. Si l‟analyse nous impose de discerner les deux niveaux de réalité, le milieu étudiant nous fournit Ŕ au vu de la rotation rapide des cohortes qui le compose Ŕ quasiment un cas d‟école rappelant le lien de parenté profond unissant les mouvements sociaux à leurs organisations, les membres des organisations et les cadres de fonctionnement qu‟ils proposent se combinant aux étudiants issus des mobilisations et aux cadres produits par elles. Les théoriciens des SMO pointent d‟ailleurs l‟existence de ce continuum lorsqu‟ils les définissent comme des « organisations complexes, ou formelles, dont les objectifs s’identifient à ceux d’un mouvement social (…) et qui entreprend d’atteindre ses objectifs90 ». Pour autant il semblerait que l‟identification des SMO au mouvement social ne se situe pas sur le seul terrain des objectifs, mais également sur le terrain pratique : on ne trouve pas, en 1998, qu‟une seule et unique rupture en termes de cadre d‟injustice mobilisé, nous pouvons également en souligner une qui tient aux moyens d‟actions utilisés. 2.2 – Rupture dans le répertoire d’action : les implications du « blocage » 88 Si la notion de cadre d‟injustice s‟utilise pour l‟étude des mouvements sociaux, elle peut également s‟appliquer au mouvement sous sa forme institutionnalisé que sont pour partie les organisations de mouvements social, et éclairer ainsi leurs stratégies de recrutement 89 Le paradoxe n‟est qu‟apparent, car c‟est précisément au moment où l‟équipe syndicale de l‟UNEF-Amiens n‟est plus Ŕ dans le même temps Ŕ une équipe politique que l‟utilisation politique de l‟appareil syndical va pouvoir s‟amplifier, sans les retenues et les distinctions qu‟imposent habituellement le logiciel léniniste entre ce qui relève du politique d‟un côté et de la lutte syndicale de l‟autre. 90 McCARTHY J. & ZALD M., Op. Cit. J‟ai ainsi pu relever fréquemment, durant mes années de militantisme à l‟UNEF, une confusion constante entre le « milieu », le « mouvement étudiant » et l‟ « organisation ». Pour parler de la réunification syndicale, les membres du BN de l‟UNEF parlent ainsi de la « réunification du mouvement étudiant ». Cela n‟est, par ailleurs, pas sans lien avec le « fétichisme politique », inhérent à la délégation de pouvoir même, mis en lumière par Bourdieu. Voir BOURDIEU P. « La délégation et le fétichisme politique », Communication présentée devant l‟association des étudiants protestants de Paris, juin 1983. 40 Nous avons montré ailleurs comment l‟utilisation de l‟appareil syndical étudiant, et sa conception même, avait été profondément modifié à Amiens entre 1998 et 2007 91. Dans les mouvements étudiants, l‟année 1998 marque elle aussi un temps de rupture avec l‟apparition d‟un nouveau mode d‟action privilégié, à savoir le blocage de l‟Université (c‟est à dire l‟interruption des cours avec occupation des locaux). Dans les précédents mouvements Ŕ et notamment ceux de 1994, 1995 et 1986 Ŕ c‟est la « grève avec piquets » qui avait constitué le noyau central du répertoire d‟actions étudiant. A dater de 1998 à Amiens, le blocage va devenir la référence indépassable de toutes les mobilisations étudiantes : occupation du CROUS d‟Amiens en 2001, de la place centrale de la ville (avec occupation d‟une semaine) lors de l‟entre-deux tours 2002, du bâtiment universitaire de SHS en 2003 contre le LMD et de l‟ensemble des pôles universitaires92 en 2006. Les mobilisations de 2007 et de 2009 ne font pas exception à la règle, quand bien même on relève une volonté générale dans le milieu étudiant, que nous avons mentionnée plus haut, de trouver en 2009 une alternative au blocage des universités. La différence majeure entre le blocage et les piquets de grève réside sans nul doute dans l‟occupation des locaux, qui imprime d‟elle-même une forme nouvelle et spécifique aux mouvements étudiants des années 2000. On trouve lors des deux dernières mobilisations amiénoises des justifications nombreuses du blocage avec occupation : il faut dire que son utilisation même réussit à structurer, à elle seule, une opposition dépassant largement les troupes des organisations opposées aux revendications des mouvements (qui allât en 2007 jusqu‟à une campagne de recours dans les tribunaux administratifs à l‟initiative de l‟UNI et à une demande, formulée par la FAGE, de mise sous tutelle de l‟Université). Pour reprendre les mots des protagonistes des mouvements, le blocage est le meilleur mode d‟action pour « permettre à tous de se mobiliser » : en interrompant radicalement les cours à l‟Université, difficiles à tenir au cœur d‟un squat, les étudiants mobilisés évacuent la question de l‟assiduité obligatoire des cours qui fait peser nombre de menaces (de la suspension des bourses à la répression enseignante ou administrative) sur les potentielles recrues du mouvement. Cette manière radicale de lever les coûts de l‟engagement pour l‟ensemble du corps étudiant réduit dans le même temps, si on la compare à la tenue de piquets de grève, les risques d‟affrontements physiques entre étudiants (les grévistes s‟enfermant dans l‟Université plutôt que de faire barrage de leur corps) comme l‟investissement militant nécessaire à une paralysie totale de l‟Université. La priorité donnée au blocage dans le répertoire d‟action des 91 Cf. BRUSADELLI N., Op Cit. Il semblerait d‟ailleurs que cette période, qui s‟était prolongée en 2009, se soit clôt à l‟occasion de la lutte contre la réforme des retraites de l‟automne 2010. 92 A l‟exception du site de médecine. 41 mouvements étudiants peut par ailleurs également prendre une partie de son sens si l‟on tient compte de la période où elle intervient, période où à la fois la composition sociale de l‟Université se modifia (la seconde vague de massification scolaire produisant ses effets dans le supérieur au milieu des années 1990) et les coûts de l‟engagement augmentèrent (précarisation du milieu étudiant, introduction croissante du contrôle continu dans les modalité de contrôle des connaissance, etc.). Pour autant, les protagonistes des mobilisations étudiantes eurent tôt fait de sombrer sous les coups des organisations adverses s‟ils n‟avaient pas assis l‟utilisation du blocage sur un certain système de légitimation. La démocratie radicale des Assemblées Générales, relevée par de nombreux observateurs93 et inscrite dans un ensemble de pratiques, fut ainsi son corolaire. En intégrant l‟opposition étudiante au fonctionnement des Assemblées Générales, en protégeant son droit à la parole ou encore à déposer des motions, les militants étudiants firent de ces lieux de prises de décisions le centre d‟un système démocratique ad hoc exprimant les revendications et modes d‟actions de l‟ « ensemble du milieu ». Couplée à la stratégie de blocage, qui permet à tout un chacun de se rendre librement dans les assemblées, cette rhétorique démocratique assura en partie, et notamment depuis l‟expérience du CPE, le succès des mouvements étudiants récents. L‟occupation, si elle a des avantages pour les militants, présente aussi de nombreuses contraintes : si aucune forme de vie collective ne voit le jour, si les tâches de subsistance de la « communauté » des bloqueurs (faire de la « récup’ », assurer des « tours de garde », faire la cuisine ou encore trouver un mode d‟organisation de l‟espace propice au bon fonctionnement des activités de vie et des activités militantes) ne sont pas assurées, il devient alors impossible pour les cadres de la mobilisation d‟assurer à la fois le maintien du blocage et la conduite des activités politiques nécessaires à l‟existence du mouvement. Dans les mémoires des étudiants mobilisés, un mouvement réussi est ainsi un mouvement dans lequel, même si les revendications n‟ont pas été atteintes, l‟organisation de la vie collective fut une réussite. A défaut de l‟existence d‟une communauté unie, partageant indissociablement une perspective politique, une expérience de vie quotidienne et un système de prise de décision collective, l‟investissement personnel et militant important demandé par la tenue d‟un blocage d‟université se conclue en effet souvent par des luttes importantes Ŕ fondées bien souvent sur l‟incompréhension et la rancœur Ŕ entre fractions étudiantes. A Amiens, ce fut le cas en 2007 93 A commencer par de nombreux enseignants chercheurs, habitués des mouvements étudiants, et s‟étonnant Ŕ notamment dans le cas du CPE Ŕ de l‟absence de violence verbales entre étudiants (durement réprimées par la tribune) ou de la place réservée avec insistance à l‟ « opposition », dans les comptages de votes par exemple. Voir également à ce sujet GEAY B., Op. Cit. 42 sur le site de SHS94, et en 2009 sur le site scientifique : dans des situations où Ŕ contrairement à celle de 2006 où les syndicalistes pouvaient se laisser « entraîner » par dynamique nationale de mobilisation Ŕ la lutte est difficile, la vie collective demande un apprentissage de tous (apprentissage rendu lui-même possible, à un rythme accéléré, grâce aux étudiants connaissant des dispositions à sa mise en œuvre95) et une certaine permanence des équipes. Symptomatiquement, les mobilisations « réussies » furent ainsi celle où un noyau dur préexistait à la mobilisation, issu dans le cas de la faculté des sciences en 2007 de la mobilisation contre le CPE et de la lutte de 2007 dans le cas du site de SHS en 2009. Cette double dimension des mouvements étudiants des années 2000 est semble t-il à l‟origine d‟une double temporalité dans les mobilisations : une temporalité nationale, publique et ouverte vers l‟extérieure ; et une temporalité locale, quasiment privée, tournée vers la vie du groupe. Cette ambivalence temporelle des mouvements pourrait bien être à l‟origine d‟un réinvestissement et d‟une expérimentation, dans le cœur de la vie quotidienne, des principes et valeurs défendus par le mouvement. La lutte étudiante, adossée à un cadre d‟injustice néo-marxiste, ne se contente en effet pas de porter une critique « sociale » du capitalisme dans la sphère publique : dans la seconde temporalité offerte par l‟occupation de l‟Université, elle en réactive également la critique « artiste96 » (« Le foyer97 n’est pas un cheval de Troie contre la LRU, c’est un véritable espace de vie dont se dote la communauté universitaire pour apporter une nouvelle philosophie étudiante sur notre campus. […] Nous avons la responsabilité de rompre avec le clientélisme du produit universitaire afin de faire vivre l’université pour qu’elle devienne notre », peut-on lire dans un tract). Il est ainsi fort probable que le blocage soit, également, à la fois l‟expression, l‟outil et le substrat matériel d‟un certain rapport à la politique Ŕ ancré dans la localité et dans le présent98 Ŕ développé par les jeunes générations : comme je l‟avais relevé à la lecture d‟un « livre d’or » écrit par les étudiants mobilisés en 2006, l‟expérience de l‟occupation revêt pour ses protagonistes une valeur d‟utopie réalisée, « ici et maintenant ». En 2009 la mise en place, dans le mouvement même de critique des 94 L‟absence de vie collective n‟explique bien sûr pas à elle seule les luttes qui éclatèrent sur le site du Campus en 2007. Nous étudierons cette question plus loin, notamment au travers des stratégies syndicales déployées et de la composition sociale de l‟espace des mobilisations. 95 Expériences associatives ou détention du BAFA par exemple. 96 Pour une définition des critiques « sociales » et « artistes » du capitalisme, voir BOLTANSKI L. & CHIAPELLO E., Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999 97 Comme nous le verrons plus loin, le « foyer » est quasiment une nouvelle organisation, fondée par les membres du comité de mobilisation du campus en 2009 au sortir du mouvement étudiant. 98 Cela entre en tous cas en résonnance avec les pistes avancées par certains sociologues du temps sur la percée d‟une forme de « présentisme », notamment chez les jeunes générations. 43 « universités entrepreneuriales », d‟une « Université populaire99 », projet déjà présent en 2007 mais dont la mobilisation des EC a permis en 2009 la réalisation, pourrait bien relever de la même logique. 2.3 – L’ « auto-organisation » des mouvements De l’organisation du mouvement social… L‟exécution des tâches politiques d‟un mouvement, mêlée à la tenue de la vie communautaire, implique donc une forme d‟organisation poussée, qui est toujours, dans le même temps, une forme de division du travail. Les formes d‟organisations consubstantielles du blocage des universités se sont construites et peaufinées sur la période 1998-2009, de l‟ « improvisation » de 1998 Ŕ qui n‟est pas, à Amiens, tant une improvisation qu‟une importation de pratiques en vogues dans les milieux libertaires et les squats100 Ŕ à la formalisation de 2009. Leurs transmission fut assurée de multiples manières : dans les mémoires syndicales entre 1998 et 2006, le point central de transmission entre cohortes se situant dans l‟occupation du CROUS en 2002, puis dans les mémoires étudiantes entre 2006, 2007 et 2009. A travers ces trois dernières mobilisations successives, une certaine forme de professionnalisme et de formalisme101 s‟est développé chez les militants, devenus de véritables gestionnaires du mouvement social. En 2009, la forme d‟organisation du mouvement d‟occupation qui naît en 1998 est à son apogée, et emprunte largement aux traditions de démocratie directe du mouvement ouvrier. Si toute la légitimité de la lutte et de ses moyens d‟action reposent, comme nous l‟écrivions ci-dessus, sur la pratique des 99 « Si l’Université de Picardie s’est arrêtée, l’Université Populaire a pu voir le jour ! L’accès à cette Nouvelle Université est gratuit et garanti à tous, sans distinction d’âge, de sexe, de race, d’origine sociale… Les enseignements laisseront une grande part à l’échange et l’interactivité car c’est cette interactivité même, qui permet l’accès au contenu. Les formes d’enseignement habituelles seront ainsi délaissées à ceux qui veulent ériger un marché du savoir, au profit de formes plus souples, plus efficaces, moins contraignantes, dignes d’une Université réellement accessible à toutes et tous. Ce projet tend à rendre à L’université sa qualité de lieu de transmission de savoirs théoriques et pratiques ouvert à tous ! » 100 Le noyau dur de la génération militante de 1998 à Amiens, qui s‟est formé dans le mouvement d‟occupation avant de se perpétuer dans les cadres de l‟UNEF, trouve son origine dans la rencontre de deux groupes affinitaires lycéens (abbevillois et beauvaisiens) devenus colocataires. Après le mouvement de 1998, cette colocation deviendra l‟un des squats amiénois les plus connus, dont les membres mèneront des activités syndicales dans l‟UNEF jusque 2002. Ils imprimeront à l‟UNEF-Amiens un fonctionnement spécifique, tant et si bien que la cohorte qui leur succédera construira à propos d‟eux un mythe sur le passé « hippie » de la structure syndicale. 101 L‟UNEF-Amiens dispose ainsi d‟une « motion organisationnelle » et d‟un « guide de grève » compilant les techniques de mobilisations comme les formes d‟organisations à proposer. Evidemment, chaque mobilisation fut l‟occasion d‟une réinvention partielle de ces formes, les fluctuations de la réalité dépassant le mythe du « milieu » intemporel structurant les cadres de perception des syndicalistes. Nous reviendrons sur ces questions dans le chapitre 2 de ce travail. 44 Assemblées Générales, sa tenue effective nécessite l‟instauration d‟une forme de comité de grève : le « comité de mobilisation », instrument construit par les syndicalistes étudiants pour gonfler leurs troupes dans la séquence du mouvement antérieure au blocage, devient une fois l‟occupation mise en place à la fois l‟instance dirigeante de la lutte (il prépare les assemblées et les futures perspectives du mouvement), son visage en direction de l‟extérieur (il répond aux médias et envoie certains de ses membres dans les coordinations nationales) et l‟interlocuteur privilégié de la direction de l‟Université. L‟équipe syndicale de l‟UNEFAmiens, d‟héritage trotskiste102 et théoricienne des bienfaits de l‟ « auto-organisation », s‟efface alors devant cette nouvelle entité sociale. Ses collectifs syndicaux s‟arrêtent symptomatiquement au lendemain des blocages, pour ne reprendre que lorsque les mobilisations sont sur le déclin. Les comités, qui existent dans chaque site universitaire, se dotent également d‟une instance de coordination à l‟échelle de l‟Université, le « comité de mobilisation interpoles » (en 2009, un comité supplémentaire est mis sur pied pour permettre la coordination avec les enseignants en lutte, la « coordination locale »). Des commissions thématiques Ŕ commissions « tracts-affiches », « presse », « actions », etc. Ŕ sont également mises en place, dans lesquelles les syndicalistes se dispersent de manière à « former », sur le tas, les étudiants volontaires qui s‟y impliquent. Cette organisation s‟avère de fait déterminante dans la tenue de l‟occupation elle-même : réussir à tenir des réunions organisées Ŕ à heures déterminées, avec un rabattage des étudiants mobilisés, une liste d‟inscrits et des tours de paroles Ŕ reste une des meilleures manières pour impliquer l‟ensemble des troupes étudiantes mobilisées à la gestion de la lutte politique et, conjointement, de l‟occupation. Rajoutons toutefois un bémol. La description que nous venons de dresser est particulièrement réaliste, en 2007 et 2009, dans deux pôles universitaires sur quatre, à savoir au Campus et à la faculté des sciences. A la faculté des Arts, sorte de « No Man‟s Land » syndical, les formes de régulation ont été toutes autres, la cohésion du groupe tenant largement sur la « spécificité artiste » de cette dernière103. Dans le pôle Droit-Economie-Sciences Politique, une seule 102 La tendance à laquelle appartient l‟UNEF-Amiens est principalement animée jusqu‟en 2007 par les jeunes de la LCR. Les trotskistes, courant politique qui s‟intéressa plus que tout autre aux phénomènes de « bureaucratisation » du mouvement ouvrier, favorisèrent ainsi dans nombre de secteurs la pratique de la démocratie directe au sein des luttes sociales. Si l‟UNEF-Amiens s‟efface ainsi, dans le cours habituel des mobilisations à l‟UPJV, devant les organes d‟ « auto-organisation », ce n‟est pas le cas en 2009 des deux autres syndicats présents (FSE et SUD) qui, malgré leurs effectifs (respectivement 4 et 5 personnes), interviennent au sein de la mobilisation en tant qu‟organisations. Cette posture s‟explique, dans le cas de la FSE Picardie par l‟héritage communiste de cette organisation (elle est dirigée par un ex-membre du BN de l‟UNEF-SE) et dans le cas de SUD Etudiants par l‟absence de quelque héritage politique que ce soit. 103 Les étudiants de la faculté des arts, dépourvus de capitaux militants, se percevront tout au long de la période 2007-2009 comme relativement extérieure à la mobilisation, ne se reconnaissant pas dans les formes d‟organisations du mouvement. Si la présence d‟un ancien membre des JC imposera un fonctionnement militant 45 syndicaliste Ŕ n‟ayant pas participé au mouvement CPE, qui fut pour beaucoup une école d‟apprentissage de pratiques de lutte reproduites par la suite Ŕ est présente en 2007 : dans un endroit où les organisations de droite sont les plus puissantes, elle n‟intégrera pas l‟ensemble des étudiants à la prise des décisions, et se heurtera à une opposition interne au sein même du mouvement qui finira même par lui interdire l‟accès aux locaux. Ce pôle sera le seul, avec le cas bien sûr de la faculté de médecine, à ne pas connaître de mobilisation étudiante en 2009. … à des organisations de mouvement social Lorsque l‟on recense les modalités d‟action des comités de mobilisations, leur ressemblance avec une organisation syndicale étudiante classique devient frappante, ce trait s‟accentuant évidemment dans les cas où les syndicalistes agissent en son sein 104 : écriture et distribution de tracts à destination des étudiants ou des salariés ; affichage informatif ; collecte de « contacts » ; édition d‟un journal ; écriture de communiqué de presse ou encore négociation avec la présidence de l‟Université105. Au-delà des ressemblances en termes de pratiques, ces structures n‟échappent par ailleurs pas au phénomène, propres aux organisations politiques et syndicales, de délégation et de « fétichisme politique » soulignés par Bourdieu106. Si elles ne fonctionnent pas sur un système de délégation politique similaire aux autres organisations étudiantes (les AG décisionnelles étant ouvertes à tous sans contraintes d‟adhésion à l‟organisation et comprenant Ŕ en « obligeant » les étudiants à la discussion politique par le blocage même de l‟Université Ŕ un nombre de participants que ne connaîtront jamais les AG des autres structures étudiantes amiénoises), un phénomène de délégation politique est bel et bien présent, puisque relativement inévitable : comme nous le rappelle Bourdieu107, un groupe n‟existe que « lorsqu’il s’est doté d’un organe permanent de représentation doté de la plena potentia agendi108 et du siligum authenticium109, donc capable en son sein en 2007, la faculté des arts ne pourra en 2009 quasiment pas prendre part aux décisions du « comité de mobilisation interpoles », leurs délégués étant Ŕ fautes de réunions préparatoires Ŕ systématiquement dépourvus de mandats. Dans ce second mouvement, les étudiants artistes mobilisés se replièrent donc sur la préparation d‟happening et de matériels militants Ŕ banderoles ou chars de manifestions, réalisation d‟un journal télévisé, etc. Ŕ, s‟attachant à renouveler le répertoire d‟action étudiant tout en rythmant leur mobilisation d‟activités artistiques propres à fournir au groupe une réalité identitaire, sur des bases « professionnelles ». 104 Notamment à la faculté des Sciences et au Campus, site de SHS. Pour autant ces formes se retrouvent à l‟état minimal dans le cas typique de la fac des Arts, qui ne aucune activité syndicale depuis 2006. 105 Dont le bilan écrit et distribué, plus formalisé qu‟une négociation syndicale, peut être consulté dans en annexe (n°4). 106 BOURDIEU P. « La délégation et le fétichisme politique », Communication présentée devant l‟Association des étudiants protestants de Paris, le 7 juin 1983. 107 Ibid. 108 Du « plein potentiel pour agir ». 109 De la « croyance authentique ». 46 de se substituer (parler pour, c’est parler à la place) au groupe sériel, fait d’individus séparés et isolés, en renouvellement constant, ne pouvant parler et agir que pour euxmêmes ». Plus encore, les étudiants ayant investi les comités de mobilisation comme les Assemblées Générales du mouvement jouissent, en tous cas à Amiens (où la principale organisation étudiante s‟efface devant les organes d‟ « auto-organisation »), du monopole de la représentation étudiante. Se percevant, au vu de ses effectifs et de son fonctionnement, comme l‟organisation la plus démocratique dans un milieu où l‟attachement à la démocratie directe est relativement puissant110, les instances d‟ « auto-organisation » dénient même le droit d‟existence aux autres organisations, renvoyées à la défense leur « chapelle » et donc de leurs intérêts propres. Leur capacité à s‟assurer ainsi un monopole sur la représentation étudiante, y compris dans les universités où les organisations étudiantes majoritaires y sont plus rétives (à commencer par les universités où interviennent les équipes de la tendance majoritaire de l‟UNEF), renseigne soit dit en passant sur le manque criant de siligum authenticium dans les organisations instituées, au double sens du terme, représentatives. Mais ce n‟est que par un coup de force Ŕ c'est-à-dire par la légitimité autoproclamée, fondée ellemême sur une croyance dans les formes de démocratie directe, des premières AG massives111 instituant le blocage Ŕ que les comités de mobilisation réussissent à impliquer un nombre important d‟étudiants dans le mouvement, et donc dans l‟organisation ad hoc qui lui sert de colonne vertébrale. Un fois ce coup de force effectué, la nouvelle « auto-organisation » n‟a aucun mal à monopoliser, aux yeux de ses nouveaux membres, le pouvoir de représentation du milieu étudiant. Plus encore, en intégrant, sur une rhétorique démocratique qui semble largement partagée (sans quoi elle ne serait pas si efficace), les opposants au mouvement en son sein, elle se donne les moyens de les canaliser en évitant par là même toute forme de débordement où de violence entre étudiants. Cette stratégie ne fut toutefois qu‟en partie efficace, les forces s‟opposant aux mouvements développant des stratégies alternatives : une enseignante de Droit, membre du BN de l‟Union Nationale Interuniversitaire (UNI), 110 Cet attachement à la démocratie, à prendre les choses en mains soi-même, sans s‟en remettre à des décideurs politiques ou financiers, s‟explique certainement dans le cas étudiants par le haut niveau de diplôme Ŕ a minima un bac, souvent général (dont sont titulaires 70,1% des étudiants en 2007. Source SISE) Ŕ dont ils sont détenteurs : on sait que la détention de titres scolaires est déterminante dans le rapport à la citoyenneté des jeunes, dans la faculté à prendre position sur des sujets politiques et, plus encore, à prendre la parole. 111 Dans les pratiques syndicales de l‟UNEF, une AG devient massive (« représentative ») lorsqu‟elle dépasse le seuil approximatif de 400 présents. Si une AG de 200 personnes suffit pour voter symboliquement la grève, celle-ci n‟ayant en général aucune réalité (sauf à protéger les membres des comités de mobilisation dans les négociations syndicales avec les enseignants et l‟administration) autre que symbolique (envoyer un signal aux autres comités de mobilisation en lutte, partout en France, sur l‟état du mouvement ), les syndicalistes estiment ainsi le seuil fatidique en deçà duquel on tombe dans des pratiques de « totos » (et en deçà duquel on prend le risque de s‟essayer à un blocage d‟université avec des troupes trop peu nombreuses). 47 déclencha ainsi à la faculté de Droit les alarmes incendies, essayant d‟entraîner ses étudiants dans l‟organisation d‟une « contre-AG ». En 2009, la présidence de l‟Université tenta également, comme la plupart de ses homologues partout sur le territoire, d‟organiser des votes alternatifs, électronique ou encore « à bulletin secret » : chaque fois, les comités de mobilisation appelèrent au boycott de ces derniers112 (qui mobilisèrent par ailleurs moins d‟étudiants que l‟ensemble des AG réunies), avançant une forme démocratique contre une autre. Jouissant d‟un pareil monopole de représentation, les comités ne coupèrent cependant pas aux tentations du fétichisme politique, inséparable de la délégation du pouvoir : « Le comité de mobilisation, c’est à dire l’ensemble des étudiants, a établi sur notre campus un état de mobilisation permanent », peut-on ainsi lire dans un tract. La confusion entre les mandants et les mandatés, entre représentants et représentés, que j‟avais déjà remarqué à multiples reprises dans la direction de l‟UNEF, se retrouve également dans le cas des structures d‟auto-organisation : le signe faisant « la chose signifiée, le signifiant s’identifie à la chose signifiée, qui n’existerait pas sans lui, qui se réduit à lui. Le signifiant n’est pas celui qui exprime et représente le groupe signifié ; il est ce qui lui signifie d’exister, qui a le pouvoir d’appeler à l’existence visible, en le mobilisant, le groupe qu’il signifie113 ». Le processus de délégation politique, qui semble toujours-déjà inscrit dans les formes d‟organisations des mouvements sociaux, nous éclaire un peu plus sur les liens étroits pouvant unir ces derniers et les « organisations de mouvement social ». Les militants membres des courants les plus attachés aux formes de démocratie directe tentent d‟ailleurs la plupart du temps d‟instaurer des garde-fous pour se prémunir de l‟aliénation politique, en germe dans l‟organisation Ŕ même la plus autogestionnaire Ŕ des mouvements sociaux, comme en témoigne la pratique du « mandat impératif » ou de la rotation des portes paroles. Les formes d‟ « auto-organisation » des mouvements sociaux sont des « organisations de mouvement social » en puissance, la différence se situant dans leur inscription ou non dans la durée, dans leur institutionnalisation. Des exemples de ces tentatives avortées ou réussies de pérennisation existent dans l‟histoire récente de ces formes d‟organisation, comme en témoigne le cas de la Coordination Nationale des Infirmières, devenue le syndicat professionnel du même nom. Si ces tentatives n‟ont pas eu lieu à échelle nationale dans les mouvements étudiants des années 2000, les coordinations étudiantes étant traversées d‟oppositions majeures entre organisations politiques et syndicales (contrairement à celles des 112 113 L‟un des tracts distribués en 2009 contre le vote électronique est disponible dans les annexes (n°5) Ibid. 48 infirmières, qui naquirent dans un milieu dépourvu d‟organisations syndicales), le perfectionnement des formes d‟auto-organisation à Amiens les rendirent possibles lors des mouvements de 2007 et de 2009 : la création de nouvelles organisations à la sortie des mouvements fut tentée à 3 reprises, dont une seule fonctionna. La première de ces tentatives émergea à la fac de Droit, après un affrontement frontal entre étudiants du comité de mobilisation et étudiants syndicalistes. A la sortie du mouvement, les étudiants du comité de mobilisation créèrent le Groupe des Etudiants Autonomes (GEA), qui tenta de maintenir le fonctionnement issu du mouvement reposant sur les Assemblées Générales. Les AG « GEA » furent rapidement désertées, et le groupe périclita rapidement après une tentative ratée d‟obtenir des élus dans les conseils centraux de l‟Université. La seconde tentative, issue du comité de mobilisation de la faculté des arts, fut la seule qui réussit : en l‟absence de toute organisation étudiante constituée sur le site, ceux-ci obtinrent facilement des élus dans le conseil de gestion de l‟UFR, puis un local et autres moyens organisationnels. Le comité de mobilisation de la faculté des arts, qui fonctionnait largement sur un mode affinitaire, n‟eut pas de mal à perdurer en dehors des phases de mouvement social, et finit par ailleurs par adopter des pratiques largement syndicales. Né à la suite du mouvement de 2007, la nouvelle organisation se perpétua jusqu‟à aujourd‟hui, organisant largement le mouvement de 2009 dans l‟UFR. La troisième tentative enfin vu le jour au Campus à la suite du mouvement de 2009, et résulta également de divergences tactiques de « sortie de mouvement » entre étudiants du comité de mobilisation et syndicalistes. Se superposant à une rupture au sein même de l‟UNEF, ces lignes de fractures donnèrent naissance au « Foyer », projet largement piloté par celle qui fut présidente de l‟UNEF-Amiens en 2009. Malgré les ressources institutionnelles qui furent négociées par le comité de mobilisation du Campus contre une sortie de crise en 2009 (droit de « tirage », local, etc.), le projet de pérennisation Ŕ durant lequel les membres du Foyer, à l‟instar de ceux du GEA, tentèrent de prolonger le mouvement (« un état de mobilisation permanent ») dans les mêmes formes Ŕ tourna finalement court. CONCLUSION – Un cycle de mobilisation étudiant ? Au-delà des mobilisations parties prenantes de notre objet d‟étude, c‟est toute la décennie qui vient de s‟écouler qui aura été marquée par les mobilisations étudiantes, de la mobilisation de 1998 contre le rapport Attali à la double mobilisation de 2007-2009, en 49 passant par 2002 (contre l‟extrême-droite), 2003 (contre le LMD) et 2006 (contre le CPE). Cette série de mobilisations, qui coïncide largement avec le cycle de réformes impulsées par le processus de Bologne dans l‟enseignement supérieur, se distingue par une modification substantielle du répertoire de pratiques collectives étudiantes. Comme nous l‟avons détaillé ci-dessus, l‟adoption dès 1998 du « blocage » (ou plutôt de l‟occupation) comme modalité d‟action privilégiée des mouvements étudiants modifie considérablement à la fois la teneur du processus de mobilisation, les débats que celui-ci engendre et Ŕ on peut le supposer Ŕ le stock de dispositions nécessaires à la participation aux mouvements : que l‟on pense par exemple aux dispositions nécessaires aux formes de vie collectives ou encore à la prise de parole publique extérieure aux organisations instituées. Si les mobilisations étudiantes de ces dernières années ne se sont pas distinguées par la mise sur pied d‟une nouvelle interprétation du monde, reprenant largement un cadre d‟injustice marxiste au lexique rénové, elles ont par contre développé une rhétorique démocratique perfectionnée dont les éléments parviennent à faire système. S‟appuyant sur une doxa démocratique, largement partagée en milieu universitaire et plus encore en milieu étudiant, les acteurs des mouvements sociaux récents ont amenés114 leurs adversaires les plus directs et les plus proches Ŕ l‟administration mais aussi, et surtout, les organisations étudiantes ennemies Ŕ à leur répondre sur le même terrain : par l‟organisation de « votes électroniques » ou par voie de justice, au nom de la démocratie et de la « liberté d‟étudier ». Si le système des « coordinations » voit le jour au début des années 1970115, et n‟est donc en rien une innovation des mouvements étudiants récents, la réappropriation et l‟adoption systématique du blocage comme modalité d‟action prioritaire implique d‟elle-même Ŕ c'est-à-dire sans intervention de militants porteurs d‟une tradition de démocratie directe Ŕ des stratégies de détachement vis-à-vis de la délégation de pouvoir au niveau local. Au fil des mouvements, et y compris dans les universités où les organisations d‟extrême-gauche sont peu présentes ou inexistantes116, le système de démocratie directe intimement lié à l‟exercice de l‟occupation s‟est perfectionné, formalisé, donnant parfois 114 Il serait faux de dire que les mouvements étudiants Ŕ tant leur « hégémonie » politique aurait été grande, pour parler comme Gramsci Ŕ ont réussi à imposer un débat axé uniquement autour de questions de « formes ». Il s‟agissait plutôt d‟une logique d‟intérêts bien compris : poser les bases de l‟affrontement sur des questions démocratiques, de moyens et de formes, assuraient également à l‟UNI (pour ne prendre qu‟elle) plus de « marges de manœuvre » politique qu‟elle n‟en aurait eu en menant bataille sur le bien fondé du projet de l‟UMP pour l‟enseignement supérieur. A Amiens, bon nombre d‟étudiants mobilisés en 2007 dans le « collectif des jonquilles » (créé à l‟initiative de l‟UNI) partageait ainsi les critiques des étudiants des « comités de mobilisations » envers l‟autonomie des universités, mais s‟opposait à eux sur la question des modalités d‟action. 115 Sur l‟origine des coordinations et leur diffusion au-delà des mouvements lycéens des années 1968-1970, notamment chez les infirmières ou les cheminots, voir LESCHI D., « Les coordinations, filles des années 1968 », CLIO. Histoire, femmes, sociétés, n°3, 1996. 116 Comme c‟est le cas lors de la mobilisation anti-CPE de Poitiers. Voir GEAY B. (dir.), La protestation étudiante. Le mouvement du printemps 2006, Raisons d‟Agir, Cours et travaux, 2009. 50 naissance à des organisations de mouvement social ad hoc. A échelle nationale, il faut noter tout de même une diffusion de la forme « coordination » à des univers sociaux relativement nouveaux : si leur importation chez les cheminots ou chez les infirmières peut trouver pour partie sa source dans un phénomène générationnel117, leur importation chez les enseignantschercheurs notamment s‟explique en grande partie par leur proximité sociale et spatiale avec les étudiants118. S. Tarrow, dans une étude consacrée aux mouvements sociaux italiens des années 1960 et 1970, proposa pour rendre compte de ceux-ci le concept de « cycle de mobilisation119 », défini comme « une vague croissante puis décroissante d‟actions collectives étroitement liées et de réactions à celles-ci 120». Il définit cinq éléments permettant d‟identifier un tel cycle : « l‟intensification du conflit, sa diffusion géographique et sociale, l‟apparition d‟actions spontanées et de nouvelles organisations, l‟émergence de nouveaux symboles, de nouvelles interprétations du monde et idéologies »121. Enfin tout cycle suivrait trois phases : « une phase ascendante de révolte Ŕ celle du moment de folie où tout semble possible […], une phase de zénith marquée par la radicalisation des actions, et une phase descendante scandée elle-même en quatre temps (la création de nouvelles organisations, la routinisation de l‟action collective, la satisfaction au moins partielle des demandes, le désengagement) »122. Nous poserons ici l‟hypothèse que les mouvements étudiants des années 2000 peuvent correspondre à cycle de mobilisation étudiant, moyennant une prise de distance avec certains aspects du concept : si l‟ensemble des éléments définis par Tarrow ne retrouve pas forcément la forme que les mouvements italiens des années 1970 leur avaient imprimée Ŕ dans un contexte historique, social, politique et militant bien différent Ŕ, il nous semble en effet que cette conception cyclique permet de souligner à la fois la permanence de la transmission entre cohortes militantes et la cohérence des formes de lutte (et donc d‟une certaine pratique de la 117 Au vu de la présence, au cœur de ces mouvements, de militants qui étaient lycéens au début des années 1970 ; mais aussi au regard du phénomène de déqualification des titres scolaires qui a touché cette génération, détentrice d‟un capital scolaire élevé et d‟une « assurance culturelle » permettant les stratégies de détachement vis-à-vis de la délégation de pouvoir. Voir LESCHI D., Op. Cit. 118 En 2009, dans le cas de l‟organisation de la CNU de Dijon notamment, la logistique se trouvait largement assurée par les militants étudiants, qui prodiguaient conseils pratiques et technique à leurs « camarades » enseignants mobilisés. Si les coordinations se sont multipliées en cette année 2008, il est au vu des données dont nous disposons compliqué Ŕ dans le cas des coordinations des IUT, des laboratoires en lutte ou encore des BIATOS Ŕ de parler de phénomène de diffusion. 119 TARROW S., « Cycle of collective action : beween moments of madness and the repertoire of contention », in Repertoires and cycles of collectives action, Durham (N.C.), Duke University Press, 1995, pp. 89-116. 120 Ibid., citation reprise dans SOMMIER S., « Cycle de mobilisation », in Dictionnaire des mouvements sociaux, Presse nationale de la fondation des sciences politiques, 2009. 121 Voir SOMMIER I., Ibid. 122 Ibid. 51 politique) propres à une partie de la jeunesse contemporaine. Comme nous le relevions plus haut, si les mouvements de jeunesse des années 2000 n‟ont pas donné Ŕ pour l‟instant Ŕ naissance à une idéologie constituée, à une nouvelle interprétation du monde, leur mise en forme de la doxa démocratique en un système conjointement pratique et idéologique peuvent à notre sens être soulignée comme un phénomène remarquable. 52 II – MISE EN PERSPECTIVE - CHAMP SYNDICAL ET ESPACE DES MOBILISATIONS Au fil des mobilisations amiénoises, seules les luttes de 2007 et de 2009 ont donné lieu à des affrontements majeurs entre étudiants. Ces luttes sont intervenues à la suite du mouvement anti-CPE, c'est-à-dire dans une « phase descendante » du cycle de mobilisation étudiant, marquée par une situation politique et sociale lui étant moins favorable. Nous avons essayé jusqu‟ici de décrire la forme et la stratégie spécifique des mouvements de 2007 et 2009, dont on peut supposer qu‟elles sont une résultante du mouvement 2006, l‟issue politique relativement victorieuse de ce dernier et la puissante expérience politique qu‟il a représentée pour toute une génération ayant pu cristalliser un système de pratiques relayé par les équipes militantes. L‟étude de ces formes de luttes a mis en lumière l‟existence d‟un continuum unissant les modes d‟organisations des mouvements sociaux étudiants et leurs « organisations de mouvement social », les deux niveaux de réalités s‟« impliquant » l‟un l‟autre123 : le critère amenant à distinguer ces notions réside en définitive dans les temporalités différenciées dans lesquelles elles s‟inscrivent, c'est-à-dire dans leur degré d‟institutionnalisation. Nous suivrons dans cette partie une piste de recherche selon laquelle les luttes entre fractions étudiantes qui ont émaillé les mouvements de 2007 et 2009, et qui ont opposé les étudiants « cadres » des comités de mobilisation et les syndicalistes, reposent en dernière instance sur cette institutionnalisation différenciée entre les formes d‟organisation ad hoc des étudiants mobilisés et les organisations pérennes. Réinvestissant le questionnement initial posé en introduction à partir d‟une catégorie utilisée par certains agents contre d‟autres, c‟est tout d‟abord l‟étude des logiques propres au syndicalisme étudiant qui attirera notre attention. L‟enjeu de cette partie sera de conceptualiser ces différences d‟institutionnalisations entre formes d‟organisation et, comme nous le verrons, de les saisir ce faisant dans leur historicité. 123 Les organisations de mouvement social n‟ayant pas de raison d‟être ni de légitimité sans mouvement social ; les mouvements sociaux ne pouvant naître sans organisations de mouvement social ni s‟inscrire dans la durée sans elles, ou à défaut sans forme d‟organisation ad hoc ; et les formes d‟organisation des mouvements sociaux étant toujours une organisation de mouvement social en puissance. 53 1 – Champ et syndicalisme étudiant « J‟me souviens d‟une fois on avait été differ des tracts au campus, pour GEA, j‟sais pas si t‟étais là ce jour là. Nous on vient, comme des… des profanes, des profanes du militantisme, avec aucune conscience de « c‟est mon territoire, c‟est le tien », des blaireaux quoi ! Tu vois on était vraiment des couillons, on vient pour differ nos tracts, et là y‟a une horde de gens Ŕ de l‟UNEF donc Ŕ qui nous tombent dessus, et j‟me rappelle de Brenda Minet, qui nous dit « ouais, et pourquoi vous faites ça, ici c‟est chez nous, vous venez pas là, toutes façons vous êtes qu‟une bande de totos ! » [rires], j‟me souviens c‟était la première fois, j‟me suis retournée vers Henry et je lui dis « c‟est quoi un toto ? » [rires] et il a éclaté de rire tu vois ! Et on avait même pas compris qu‟on venait en terre ennemie, que c‟était pas chez nous, qu‟on avait pas à differ, enfin tu vois les blaireaux quoi ! […] On se rendait pas compte que eux ils étaient dans le jeu syndical, qu‟il y avait des territoires, des manières de faire et tout ça, et nous on venait tout piétiner, mais on le faisait pas du tout exprès ! » Séverine, étudiante mobilisée en 2007 et en 2009, membre de GEA. Nous allons ici essayer d‟appliquer à l‟univers du syndicalisme étudiant une analyse en termes de « champ124 », afin de déterminer si le recours au paradigme dont ce concept est l‟un des éléments clefs peut s‟avérer éclairant dans ce cas précis. Comme le relèvent L. Mathieu et V. Roussel125, ce concept fait l‟objet chez Bourdieu d‟un double usage, aux modalités quelque peu contradictoires. D‟un côté les champs ne seraient qu‟une construction abstraite du chercheur, visant à rendre compte de la dynamique propre à certains secteurs du monde social, voire à celui-ci dans son ensemble, en terme de luttes entre agents dominants et dominés (c‟est le cas quand Bourdieu évoque le « champ social dans son ensemble », ou encore le « champ du pouvoir »). De l‟autre, les champs sont dotés d‟une existence, fut-elle relativement inconsciente, aux yeux des agents qui en font partie : « ceux-ci luttent, de manière plus ou moins consciente, pour en définir les conditions d‟appartenance comme les limites » ; ils partagent une reconnaissance « de la valeur du jeu et de ses enjeux » et « sont conduits par cette forme spécifique d‟illusio à rechercher et à accumuler les formes de capitaux efficients à l‟intérieur de ses limites126 ». Dans cette seconde utilisation de la notion, chaque champ est un produit historique, relativement institutionnalisé, dont on peut reconstruire la genèse. Tout en veillant à éviter toute réification du concept je m‟en tiendrai ici à cette définition, plus exigeante mais me semble t-il davantage à même d‟exploiter, dans le cadre précis qui nous intéresse, les potentialités du paradigme bourdieusien tout en le 124 En ce qui concerne la définition des concepts qui vont être utilisés dans les pages qui suivent, voir BOURDIEU P., Questions de Sociologie, « Quelques propriétés des champs », Minuit, 1984 ; BOURDIEU P. avec WACQUANT L., Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Libre-Examen Politique, Seuil, 1992. 125 MATHIEU L. et ROUSSEL V., « Pierre Bourdieu et le changement social », Contretemps, Textuel, n°4, 2002, pp. 134-144. 126 Ibid. 54 mettant « à l‟épreuve ». Pour ce faire, l‟argumentaire qui suit s‟appuiera principalement sur le cas de l‟UNEF, afin de mettre à profit mon propre passé militant à différents niveaux de responsabilités. 1.1 – Champ syndical étudiant ou champ de la représentation étudiante ? Un champ est un réseau d‟individus jouant un « jeu » social commun, jeu s‟apparentant à une lutte elle-même organisée autour d‟enjeux spécifiques. Les luttes qui animent le syndicalisme étudiant se mènent à la fois entre des organisations et, au sein même des organisations, entre des individus. Si les luttes entre individus se mènent avant tout pour l‟accès aux positions dominantes dans les organisations (et donc pour le pouvoir de définir les stratégies et objectifs de ces dernières), les enjeux primordiaux de la lutte entre les organisations sont les enjeux relatifs à leur survie même, à savoir l‟accès aux ressources matérielles Ŕ notamment financières Ŕ prodiguées par les institutions du « champ » : car c‟est à partir de celles-ci que la notion de champ peut être employée ici, à partir du système institutionnel qui fixe les règles formelles d‟un jeu ainsi que ses « rémunérations ». Dans chaque site universitaire et dans chaque CROUS127, la tenue d‟élections étudiantes permet ainsi à la fois l‟objectivation des rapports de force entre organisations et la distribution correspondante des ressources128. Les élus des conseils centraux dans les universités et des conseils d‟administrations dans les CROUS formant eux-mêmes le collège électoral du CNESER et du CNOUS129, le système électoral assure à la fois l‟intégration des différents niveaux du champ, la mesure globale de ses rapports de force130 et un système de rétribution 127 Centre Régional des Œuvres Universitaires et Scolaires. A Amiens, ces ressources sont à la fois financières (150 € par élus étudiant dans les conseils centraux de l‟Université) et matérielles (crédits en tirage papier à la reprographie centrale de l‟UPJV, local de permanence au CROUS et possibilité d‟utiliser les ordinateurs et téléphones, etc.). Pour l‟organisation arrivée en tête aux conseils centraux de l‟université, c‟est également la quasi assurance d‟obtenir la Vice-présidence Etudiante de l‟Université (avec de nouveaux avantages négociables : bureau, ordinateur, téléphone) et d‟obtenir un rapport de force dans les principales commissions des conseils centraux Ŕ par exemple dans la commission d‟attribution du Fond Social des Initiatives Etudiantes (FSDIE) allouant jusqu‟à 30 000 € de fonds par an aux projets déposés par les associations d‟étudiants. Le journal syndical de l‟UNEF-Amiens est par exemple largement financé via le FSDIE. 129 Respectivement Conseil National de l‟Enseignement Supérieur Et de la Recherche (CNESER) et Centre National des Œuvres Universitaires et Scolaires (CNOUS). 130 Les élections aux CROUS et au CNOUS sont déterminantes de ce point de vue, considérées par parfois comme les « prudhommales étudiantes » dans la mesure où il s‟agit du seul scrutin mesurant l‟état des rapports de force, au même moment, partout en France. 128 55 des organisations131. Si cette première série d‟enjeux est la plus évidente, les choses se complexifient ensuite puisque les enjeux mêmes sont en réalité, dans le cas du syndicalisme étudiant, l‟objet de luttes visant à les définir. En d‟autres termes, une partie des enjeux du champ porte sur la définition du champ lui-même. Nous pouvons partir d‟une question simple pour nous en rendre compte : pourquoi nommerions-nous « champ syndical étudiant » une sphère de lutte incluant des organisations et des agents farouchement opposés à la posture syndicale, telles les corporations étudiantes regroupées dans la Fédération Nationales des Associations Etudiantes (FAGE), et pour ne prendre qu‟elles ? Cette appellation Ŕ utilisée régulièrement par les commentateurs médiatiques, qui relatent par exemple la rencontre entre « la ministre en charge de l’enseignement supérieur et de la recherche et les syndicats étudiants » Ŕ reflète en elle-même le produit des luttes passées quant à la définition du champ et l‟état actuel des rapports de forces en son sein. L‟histoire des organisations étudiantes et celle du champ lui-même peut nous éclairer à ce sujet, notamment à travers deux évènements. Le premier est l‟imposition en 1946 dans l‟UNEF Ŕ alors unique organisation étudiante corporative Ŕ d‟une orientation syndicale par une génération d‟étudiants résistants, majoritairement communistes et en position de force vis-à-vis des équipes corporatives pour beaucoup collaborationnistes. La mémoire de cette lutte décisive, matérialisée par l‟adoption en 1946 de la Charte de Grenoble (définissant les étudiants comme de jeunes travailleurs intellectuels en formation), est encore vivante aujourd‟hui dans les organisations syndicales étudiantes. Le second de ces événements, qui s‟inscrit plutôt quant à lui dans la genèse du champ en tant que tel, est la promulgation de la loi Faure en novembre 1968 instaurant la « démocratie universitaire » contemporaine132. Depuis lors, les organisations syndicales ont été largement majoritaires aux yeux des pouvoirs publics et des médias, et à l‟heure d‟aujourd‟hui la définition syndicale des enjeux dans le champ est toujours en position de force133. Les termes repris dans le débat public reprennent les définitions des acteurs majoritaires dans le champ, à tel point que la FAGE elle-même est quelquefois présentée 131 On effectue en passant à l‟échelle nationale un saut qualitatif et quantitatif, avec 15 000 € alloués aux organisations par élu du CNOUS ou du CNESER, la possibilité de siéger dans des commissions ministérielles, une reconnaissance institutionnelle favorisant l‟accès aux médias, etc. 132 C'est-à-dire la disparition des facultés au profit des UER (puis des UFR) et surtout création des conseils d‟universités auxquels participent les enseignants, les personnels BIATOS et les étudiants. La loi, mise en place dans la volonté de satisfaire à la demande démocratique dans l‟enceinte de l‟université, a ainsi paradoxalement répondu à l‟ « humeur anti-institutionnelle » du mouvement de mai par une institutionnalisation des mouvements étudiants. 133 Pour le CNESER, l‟UNEF a obtenu 5 élus, la FAGE 2, et Promotion et Défense des Etudiants (PDE), la Confédération Etudiante (Cé), et le Mouvement des Etudiants (Met) en obtiennent chacun 1. La distribution est sensiblement la même pour les dernières élections au CNOUS, avec 4 UNEF, 3 FAGE, et 1 PDE. L‟UNEF jouit ainsi d‟une large position de domination à l‟heure d‟aujourd‟hui. 56 comme « deuxième syndicat étudiant ». Plus encore, la position ultra-dominante de l‟UNEF ces dernières années a poussé l‟Union pour la Majorité Présidentielle (UMP) à reconsidérer l‟existence de l‟UNI au profit d‟une organisation au profil plus syndical (défense de l‟insertion professionnelle, de la qualité des conditions d‟études et de l‟offre de formation, de la liberté d‟expression, etc.), le Mouvement des Etudiants (MET) ; la FAGE elle-même connaissant dans ses campagnes une percée des thématiques syndicales134. Malgré cet état du rapport actuel des forces en présence, nous ne parlerons pas ici de champ du syndicalisme étudiant, mais de champ de la représentation étudiante, et ce pour plusieurs raisons. Tout d‟abord, si les luttes en cours dans le champ de la représentation étudiante vont vers une définition du champ comme relevant d‟enjeux syndicaux, il n‟est pas dit que la tendance ne s‟inverse pas au gré d‟une conjoncture politique différente 135. La bataille quant à la définition du champ ne serait consolidée au profit des organisations actuellement dominantes que si les pouvoirs publics reconnaissait par la loi aux étudiants la qualité de jeunes travailleurs en formation. Or, de ce point de vue et en l‟état actuel des choses, l‟Etat ne reconnaît pas aux étudiants le statut de travailleurs Ŕ et donc le droit de grève, la désignation de délégués syndicaux ou la possibilité de signer des accords Ŕ qu‟ils s‟arrogent de fait, considérant les syndicats étudiants comme de simples associations. Ensuite, et c‟est là une question capitale, il est fort probable que les différentes espèces de capitaux valorisés et valorisants dans le champ de la représentation étudiante soient sensiblement différents des capitaux bénéficiant d‟une « rémunération » avantageuse dans le syndicalisme étudiant : la détention de capital économique, pour ne prendre qu‟elle, que l‟on peut supposer parfois valorisante dans une organisation comme l‟UNI, peut être supposée dévalorisante au contraire dans les organisations se définissant comme syndicales (« il n’a jamais vu un ouvrier de sa vie »). Enfin, les organisations se définissant comme syndicales et se reconnaissant à la fois dans la charte de Grenoble et dans celle d‟Amiens (UNEF, FSE, SUD) n‟interviennent pas uniquement dans l‟ainsi défini champ de la représentation étudiante, mais tentent également de s‟introduire dans le champ du syndicalisme salarié et d‟y conquérir une légitimité : tel est le cas notamment de l‟UNEF, qui y a conquis une légitimité depuis le mouvement CPE, où de SUD-Etudiant, directement rattaché à une confédération de travailleurs. Au sein du champ de la représentation étudiante, on peut donc dessiner les 134 Evidemment la position dominante de l‟UNEF et l‟écho des campagnes syndicales jouissent d‟un effet de contexte non négligeable. 135 Malgré une percée des thématiques syndicales, la FAGE doit d‟ailleurs largement sa place de seconde organisation étudiante à son rejet toujours réaffirmé de la posture syndicale au profit d‟une posture associative. 57 contours d‟un sous-champ syndical étudiant, a priori plus homogène dans le type de capitaux qu‟il rémunère comme dans le type d‟illusio qu‟il génère. 1.2 – Jeu et illusio, capitaux, rétributions La notion de champ est inséparable de celles d‟habitus et de capital. Appréhendées à travers ce paradigme, les organisations syndicales étudiantes peuvent être perçues comme productrices de services, de « produits ». Cet aspect proprement marchand des activités syndicales semble d‟autant plus marqué, et assumé, par les organisations étudiantes dominantes : tenir un rythme électoral annuel136, dans un milieu marqué par un turn-over permanent, pousse les organisations qui ont des choses à perdre à standardiser les pratiques comme les discours Ŕ sur le modèle des entreprises137 Ŕ de manière à assurer une efficacité de ces derniers par delà les changements permanents des équipes militantes. Les services que proposent les organisations étudiantes nous offrent une entrée privilégiée en direction du « jeu » même auquel les syndicalistes s‟adonnent, et par là de l‟illusio que génère le sous champ syndical étudiant. Nous prendrons ici deux supports utilisé par l‟organisation étudiante majoritaire : les « argumentaires types », que l‟organisation met à la destination des militants qui recrutent tous les ans de nouveaux adhérents sur les chaînes d‟inscriptions universitaires, et les programmes syndicaux présentés lors des élections étudiantes. On trouve dans les « argumentaires types » de l‟UNEF un triptyque de services (« informer / défendre / organiser la solidarité »), et c‟est l‟un d‟eux Ŕ visant à défendre les droits étudiants Ŕ qui se voit décliner en modalité concrètes dans les programmes électoraux. Les autres services produits par l‟UNEF passent par le travail quotidien de l‟organisation : organisation de « bourses aux livres », distribution de tracts informatifs relatifs aux droits aux examens, aux réformes, aux actualités des conseils universitaires ou des droits sociaux, etc. Ces services recouvrent partiellement les enjeux officiels du jeu syndical, à savoir la défense des « intérêts matériels et moraux des étudiants », c'est-à-dire d‟un côté l‟accès à des titres scolaires (droits d‟entrée à l‟université, modalités de contrôle des connaissances ou encore conditions de vies et d‟études) et de l‟autre l‟accès à une insertion professionnelle réelle (valeur des titres scolaires, reconnaissance de ceux-ci dans les conventions collectives, contenus pédagogiques des 136 Bi-annuel depuis la mise en œuvre de la loi LRU, les élections dans les conseils universitaires et dans les conseils d‟administration des CROUS ayant lieu la même année. 137 Dans le cas de l‟UNEF, organisation majoritaire dans le conseil d‟administration de La Mutuelle Des Etudiants, cet emprunt aux pratiques de la sphère économique a pu être facilité par la proximité avec le milieu mutualiste. 58 stages, etc.). La défense des intérêts « professionnels », à la base de l‟existence même du domaine syndical138, ne semble pourtant pas aller de soi dans le cas étudiant, et ne peut que nous interroger : les étudiants ne forment pas une classe sociale139 « en soi », et la notion d‟ « intérêts étudiants » recouvre en réalité une opération proprement politique, largement liée à celle qui avait présidé à l‟adoption de la Charte de Grenoble, visant justement à en faire une classe « pour soi » (opération couronnée d‟ailleurs de succès au regard des mobilisations étudiantes de la dernière décennie et, notamment, au regard de la nature du mouvement antiCPE140). L‟illusio partagé par l‟ensemble des acteurs du sous-champ syndical étudiant est semblable à celui partagé par tous les syndicalistes, mais l‟opération de fondation politique du syndicalisme étudiant elle-même lui donne de fortes inclinaisons à se placer toujours-déjà sur un terrain social clivé en termes de classes : alors que le syndicalisme salarié peut être entendu comme la défense des intérêts de « la profession », de l‟ensemble du monde salarié ou des deux à la fois (en fonction des traditions et courants de pensée), le syndicalisme étudiant ne peut prétendre lui-même former un corps social homogène qu‟en se rattachant sur le mode du devenir au monde salarié dans son ensemble. L‟illusio propre au syndicalisme étudiant Ŕ en tous cas à l‟UNEF Ŕ est d‟ailleurs fondamentalement entaché d‟une grille de perception marxiste ; et l‟éthos militant qui l‟anime correspond au modèle du militantisme que J. Ion qualifie de « traditionnel », c'est-à-dire le militantisme des organisations historiques de la classe ouvrière, dans lesquelles « le militant est celui qui risque sa vie en soldat dévoué à la cause (…), pouvant même parfois sacrifier sa vie privée, négligeant le présent pour mieux assurer l‟avenir141 », connaissant la longue durée comme horizon puisque « les combats perdus ne sont que des batailles dans une guerre de longue haleine 142 ». Lorsque l‟on tente de modéliser un secteur de la vie sociale à l‟aide du concept de champ, dans le but d‟en faire ressortir certaines des logiques sous-jacentes, il est impossible de mener à bien cette opération sans tenter poser dans le même temps ce que recouvre le concept de capital, sans lequel il est inopérant. Chez Bourdieu, le capital né de la rencontre 138 Voir à ce sujet BARBET D., « Retour sur la loi de 1884 Ŕ La production des frontières du syndical et du politique », Genèses, n°3, 1991, pp. 5-30. La volonté des législateurs, toutes tendances confondues, était en 1884 de circonscrire un domaine revendicatif extérieur au domaine politique, de manière à faciliter la mise en revendication du malaise ouvrier. 139 Comparable à la catégorie de « jeunesse », la catégorie étudiante relève bien plutôt d‟une situation, d‟un état. 140 Voir MORDER R., (coord.), Naissance d’un syndicalisme étudiant, Editions Syllepse, 2006. 141 ION J., La fin des militants ?, éditions de l‟atelier, 1997. 142 Ibid. 59 entre un habitus143 déterminé et un champ dans lequel il acquiert une valeur spécifique (c‟est à ce moment qu‟il vaut comme capital, ou comme capitaux de différentes espèces). Si le syndicalisme étudiant est un « sous-champ » alors il est, comme tout champ, un enjeu de luttes à la fois pour la définition des limites du champ et, ce qui va de paire, pour la définition des types de capitaux valorisés et valorisants au sein de ce champ. Je vais me contenter d‟une brève description des espèces de capitaux qui me semblent relativement bien rémunérés dans le syndicalisme étudiant, sans toutefois soutenir mes propos par la description ethnographique des évènements sur lesquels je m‟appuie144, la modélisation exacte du champ syndical étudiant n‟étant pas l‟objet principal ici. Si je m‟en tiens à mon expérience de syndicaliste étudiant à l‟UNEF, deux types de capitaux semblent être particulièrement valorisés sur une durée relativement longue, les agents dominants du champ ayant eu tendance à la valorisation du type de capital les ayants eux-mêmes mis en valeur : il s‟agit du capital politique d‟un côté (si l‟on nomme ainsi la capacité fondatrice de l‟éthos à énoncer une grille de lecture du monde social, c'est-à-dire des principes de visions et de divisions appelant à une action déterminée au sein de celui-ci) et du capital « organisationnel » ou « technocratique » de l‟autre (entendu au sens d‟une capacité à construire et faire perdurer l‟organisation : « faire des cartes », tenir à jour des fichiers de contacts, assurer la gestion des dépôts de listes électorales ou des demandes de subventions, etc.). A Amiens, les postes de direction ont par exemple longtemps été répartis en fonction, bien sûr, du volume de capitaux détenus, mais aussi de la structure de ces capitaux : le rôle de président du syndicat amiénois revenait ainsi à un « politique 145», ceux de secrétaires généraux ou de trésoriers à des « gestionnaires ». Récemment, à la suite de luttes de légitimité et de la raréfaction du capital politique, la hiérarchie de rémunération du capital s‟est inversée, ce qui participe d‟ailleurs à la redéfinition de la « bonne pratique » du syndicalisme. Au-delà des capitaux « organisationnel » et politique, tous deux nécessaires au syndicalisme étudiant mais pour autant enjeu de luttes de légitimité et de pouvoir, il existe 143 « Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d'existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement «réglées» et « régulières» sans être en rien le produit de l'obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l'action organisatrice d'un chef d'orchestre ». BOURDIEU P, Le sens pratique, Paris, Editions de minuit, 1980. 144 Qui sont essentiellement des évènements survenus dans le syndicalisme amiénois à l‟UNEF, notamment dans les périodes de crises et de lutte de légitimité, qui laissent à voir plus facilement la structure hiérarchique entre espèces de capitaux à un moment et dans un lieu donné. 145 C'est-à-dire à un militant capable d‟énoncer une grille de lecture proprement politique du monde, de saisir les changements substantiels dans les séquences politiques ou dans les « rapports de force » entre le gouvernement et le « mouvement social ». 60 d‟autres espèces de capitaux reconnus dans le champ, plus consensuels quant à leur rémunération. Le premier parce que son utilité est secondaire : il s‟agit du capital social, des réseaux que chaque militant est susceptible de mobiliser pour adhérer à l‟organisation, participer à une action, signer une pétition ou encore figurer sur une liste électorale. Le second parce qu‟il s‟accumule au contact du champ lui-même, s‟accroit au fil des expériences militantes : c‟est le capital militant146, d‟une importance primordiale et première source de capital symbolique, sur lequel repose principalement la légitimité des « vieux ». Enfin, il faut noter la reconnaissance de capitaux extérieurs pouvant être reconvertis dans le champ du syndicalisme étudiant : le capital culturel, c‟est à dire la capacité proprement scolaire à écrire des textes par exemple, utile pour la mise sur pied d‟un journal syndical ou l‟écriture d‟un texte d‟orientation, en est un. Ce n‟est pas le seul. Le capital social peut lui aussi être reconverti, pour remplir des listes électorales, lancer un mouvement social ou encore « faire des cartes ». Au contraire, dans certaines configurations de luttes et de composition sociale du champ, la détention de certains types de capitaux peut Ŕ comme nous le notions plus haut au sujet du capital économique Ŕ parfois desservir son/ses porteur(s). La liste ne se veut, bien sûr, pas exhaustive : elle ne vaut que dans le syndicalisme pratiqué à l‟UNEF, et à Amiens. Pour clore l‟exercice auquel nous nous sommes ici livrés, reste encore à traiter la question des rétributions que propose le champ aux individus qui s‟adonnent au jeu, perceptibles de l‟extérieur par des habitus déterminés comportant des dispositions à « jouer le jeu ». La première de ces rétributions, et la plus évidente, est une rétribution en termes de capital social : pour des nouveaux arrivants à l‟Université, milieu atomisant pour ses nouveaux arrivants si on le compare à l‟institution lycéenne, l‟adhésion à un groupe constitué est un attrait non négligeable. Pour autant, cette forme de rétribution n‟est pas la plus importante dans le cas du syndicalisme étudiant (plus encore si l‟on tient compte de la mise à l‟écart de ceux qui, ne comportant bien souvent aucun type de capitaux valorisés dans le champ, sont bien vite mis à l‟index par les militants : « il est là pour chercher des amis », « on fait du syndicalisme, pas du tricot », etc.), mais correspond bien plutôt à ce que peuvent offrir majoritairement les corporations étudiantes ou, plus récemment, les « confréries » à l‟américaine qui se développent sur les campus. La deuxième rétribution, plus importante, vendue comme produit aux adhérents potentiels et d‟autant plus importante que 146 « Incorporé sous forme de techniques, de dispositions à agir, intervenir, ou tout simplement obéir, il recouvre un ensemble de savoirs et de savoir-faire mobilisables lors des actions collectives, des luttes inter ou intrapartisanes, mais aussi exportables, convertibles dans d‟autres univers » Voir MATONTI F. et POUPEAU F., « Le capital militant. Essai de définition. », Actes de la recherche en sciences sociales, n°155, p5-11. 61 l‟investissement va croissant (car elle recoupe en partie le capital social dans le cas des militants), réside dans la résolution des problèmes administratifs nombreux auxquels doit faire face tout étudiant à l‟Université : perte d‟une note dans une scolarité, problème d‟emploi du temps, droits aux examens, problème d‟inscription ou d‟attribution de bourse, etc.). Vient ensuite la reconnaissance proprement symbolique que peut conférer, avec toutefois des variations importantes en fonction des configurations, le statut de militant : par l‟administration universitaire ou du CROUS ; par le corps enseignants en fonction des UFR, avec les cas d‟école largement opposés des UFR de sociologie et de médecine par exemple ; et enfin par les étudiants eux-mêmes, en fonction de la structure des capitaux détenus : un capital organisationnel fort, s‟il est valorisé dans le champ, va pourtant être dévalorisé chez les « profanes » (dénoncé par exemple comme sectarisme de militants d‟appareils autocentrés sur leur structure), alors qu‟à l‟inverse la détention de capital politique va être valorisé en dehors du champ, et notamment dans un mouvement social. Enfin, la participation au champ, pour ceux qui y reste quelques temps, est à l‟origine d‟une augmentation de l‟ensemble des capitaux qui y sont promus et qui deviennent ensuite reconvertibles dans d‟autres univers (professionnels, associatifs, et politiques notamment), ce qui n‟est pas sans attrait pour des étudiants, par définition en attente d‟une insertion professionnelle. 1.3 – Les cadres de perception du syndicalisme étudiant L‟un des meilleurs marqueurs de l‟existence d‟un domaine spécifique dans le monde social, de sa délimitation et de sa routinisation réside certainement dans l‟apparition d‟un langage spécialisé, d‟un ensemble de concepts permettant à la fois de jauger les actions des autres protagonistes participant au même univers et de s‟orienter par rapport à celles-ci. L‟étude du système langagier propre à une sphère du monde social permet de saisir les ressorts de l‟action en son sein, de mettre le doigt sur les éléments du « jeu » qui s‟y déroulent en termes bourdieusienne ; dans une visée plus compréhensive, elle permet d‟effectuer le « tour d‟esprit » d‟une sous-culture spécifique, en « lisant par-dessus l‟épaule » des individus qui y prennent part, pour reprendre une expression chère à C. Geertz. Nous allons ici nous essayer à cet exercice avec les cadres de perceptions propres aux syndicalistes de l‟UNEF. Les premiers éléments du système de repérage syndical sont ceux qui permettent de mettre la réalité en récit, et de se situer en son sein. Pour les syndicalistes de l‟UNEF, et plus 62 encore pour ceux qui font partie de sa sensibilité majoritaire, ces éléments centraux reposent sur un couple notionnel formé du « milieu » et de l‟ « organisation » (ou « le syndicat »). Le « milieu » est une entité passive, qui fonde la raison d‟être de l‟ « organisation » Ŕ son objectif étant de défendre ses « intérêts » Ŕ et sur lequel celle-ci doit agir : elle peut par exemple « structurer le milieu » (lui donner des grilles de lecture, c'est-à-dire une analyse de la situation et des objectifs à court, moyen et long terme) ou encore « organiser le milieu » (lui fournir des moyens d‟actions, de la signature de pétitions aux réunions en assemblées générales en passant par la syndicalisation). Fait majeur témoignant de l‟intériorisation de la position dominante de l‟UNEF dans le champ de la représentation étudiante, il n‟est jamais question des autres organisations syndicales étudiantes, sauf lorsqu‟elles s‟imposent à l‟analyse (et bien souvent ce sont alors des « gauchistes », avec lesquels on peut être d‟accord sur l‟analyse, mais qui ne représentent pas l‟ « ensemble du milieu147»). Les seules organisations mentionnées régulièrement sont les organisations ennemies, les « corpos » (que les militants affrontent dans les luttes pour la définition du champ, c'est-à-dire sur le terrain de la démarche, et qu‟ils méprisent la plupart du temps148) ou la « droite » (les ennemis « de classe »). Bien que d‟une manière moins marquée au regard du lexique employé, la représentation marxisante du monde que nous décrivions dans le premier chapitre de ce mémoire est en effet également présente au cœur des structures de perceptions syndicales à l‟UNEF : le « milieu » participe ainsi d‟un ensemble plus vaste, son « camp social », dont l‟ « organisation » qui le représente est, avec l‟ensemble des « forces progressistes », le « bras armé ». De la même manière, le « milieu » et son « organisation » se confondent en une entité supra-historique, le « mouvement étudiant », toujours présenté comme issu du « mouvement ouvrier ». Au-delà de ces schèmes initiaux de représentation, très politiques, les militants de l‟UNEF disposent également d‟un vaste panel de termes mettant en scène leurs activités proprement syndicales, l‟autre protagoniste privilégié étant ici « le gouvernement ». L‟ensemble des interactions avec ce dernier sont interprétées à l‟aide de la notion de « rapport de force » : les actions de ce dernier sont lues comme reflétant un certain état du « rapport de force », et toute les actions entreprises par le syndicat visent, selon les cas, à « entretenir » ou 147 Les militants de l‟UNEF étant alors fidèle en cela à l‟emploi léniniste de la notion, qui rappelle l‟adage « un pas devant les masses, jamais deux ». 148 Régulièrement, lors des élections étudiantes, des alliances « objectives » peuvent ainsi survenir entre militants de l‟UNEF et de l‟UNI Ŕ qui s‟entendent à minima sur le terrain même de l‟affrontement Ŕ pour combattre les forces corporatives. 63 « augmenter » ce dernier. Le syndicat mène une « guerre » Ŕ entrecoupée de « batailles » à l‟issue desquelles le « rapport de force » est toujours réévalué Ŕ dont l‟objectif est la « démocratisation » de l‟enseignement supérieur, et dont l‟ « outil » principal est le service public. Lors des temps forts de l‟ « affrontement », le « milieu » doit être travaillé à l‟aide de toutes les techniques militantes possible : il faut alors « irriguer les campus » (diffuser des tracts à grande échelle et effectuer des campagnes d‟affichage massives pour travailler idéologiquement la « masse des étudiants »), « ravager les campus » (intervenir de manière systématique dans l‟ensemble des cours pour diffuser le message de l‟organisation, souvent standardisé sous forme d‟ « interv’ type »), « tenir des tables » (poser une table d‟information permanente dans les points centraux des universités) ou encore « faire du bouton de veste » (chercher à rencontrer chaque étudiant un à un afin de convaincre, dans le cadre d‟un débat, du bien fondé de entreprise militante)149. Dans l‟ « affrontement » avec le gouvernement, chaque « débouché » trouvé aux mouvements sociaux (n‟importe quelle « victoire ») est un « point d’appui » pour la suite : cela relève de la « pédagogie des luttes », qui contribuera dans le futur et si elle est menée correctement au maintien du « rapport de force ». L‟UNEF tire évidemment ce système langagier d‟un certain héritage politique, mais aussi des possibilités d‟actions rendues possibles par la forme de l‟organisation, très centralisée. Comme je l‟avais noté ailleurs, le centralisme la hiérarchie dans l‟organisation se retrouve également dans le langage employé (les « chefs », les « cadres », les « sbouibs » / « loutres »). 1.4 – Processus d’autonomisation du champ et stratégie de l’UNEF en 2007-2009 149 On peut remarquer, au passage, que ces techniques correspondent aux différents types d‟ « alignements des cadres » d‟injustice identifiés par Snow. Ce dernier, partant du principe que chaque organisation de mouvement social doit travailler à rendre largement partagé le cadre d‟injustice qu‟elle mobilise, en souligne quatre. Au moins trois peuvent se retrouver dans les pratiques utilisées par l‟UNEF : la « connexion de cadres », c'est-à-dire le travail mené par une organisation pour se faire connaître auprès d‟un public potentiel, c'est-à-dire de personnes qui partagent son point de vue mais ne la connaissent pas (« irriguer les campus ») ; l‟ « amplification de cadres », c'est-à-dire développer un schéma interprétatif existant chez les individus, faire le lien entre préoccupations quotidiennes et objectifs du mouvement en insistant sur des valeurs et croyances préexistantes mais n‟ayant pas débouché sur une volonté d‟engagement (« ravager les campus ») ; et la « transformation de cadres », dans une logique de conversion consistant à modifier radicalement les points de vue, croyances, valeurs pour les rendre conforme aux intérêts de l‟organisation (faire du « bouton de veste »). Cf. SNOW D. A., ROCHFORD E. B., WORDEN S. K., BENFORD R. D., Op. Cit. 64 Si le syndicalisme étudiant ne peut être considéré que comme un champ en puissance150, interroger ses réalités à travers les catégories issues de la pensée de Bourdieu ne s‟avère pas inutile, notamment pour saisir sociologiquement la stratégie de l‟organisation étudiante majoritaire en 2007 et en 2009. Suite à la « réunification syndicale » de 2001, l‟UNEF est devenue ultra-majoritaire151 dans le champ de la représentation étudiante, et jouit d‟un monopole institutionnel exclusif sur le sous-champ du syndicalisme étudiant, les organisations lui disputant le terrain syndical n‟ayant aucun élus ou presque152. Avec la mobilisation de 2006 contre le CPE, durant laquelle les étudiants interviennent sur un terrain réservé aux organisations syndicales de salariés, l‟UNEF Ŕ à l‟initiative de la mobilisation Ŕ impose la reconnaissance de ses cadres auprès des centrales. Elle se rapproche notamment, par la suite, de la CGT, dont elle s‟inspire de plus en plus ouvertement en termes de stratégie comme de positionnement153. Pendant le mouvement CPE et à sa suite, au-delà de la reconnaissance de ses pairs / pères syndicalistes, l‟UNEF jouit également d‟une reconnaissance accrue de la part des pouvoirs publics154. Le processus de normalisation des mouvements de jeunesse qui commence au milieu des années 1980155 se réaffirme en 2006, et l‟équipe dirigeante de l‟UNEF Ŕ qui contrôle également l‟UNL Ŕ jouit du monopole de la représentation politique non seulement des étudiants mais de toute la jeunesse scolarisée : après plus de trois décennies de mouvements de jeunesse, presque 40 ans après la loi Faure, l‟institutionnalisation des mouvements de jeunesse a fait du chemin 156. A en juger par les discussions qui animent les membres du Bureau National (BN) de l‟UNEF au sortir de la mobilisation contre le CPE157, la génération de syndicalistes qui dirige l‟organisation n‟est pas 150 Si un phénomène social répondant aux critères de définition des champs existe bel et bien dans le domaine de la représentation étudiante depuis 1969, la bataille de définition des enjeux du champ n‟est pas terminée, mais comprend un pôle « syndical » puissant, majoritaire et relativement homogène. 151 Voir en annexe (n°6) le tableau synthétique des résultats au CNOUS ces trente dernières années. 152 Seule la Confédération Etudiante dispose, dès 2006, d‟un élu au CNESER. 153 Notamment elle entend dès lors jouer, dans le champ syndical étudiant, le rôle de structure « pivot » que la CGT entend incarner depuis une dizaine d‟année dans le champ syndical salarié, dans une optique de « réunification du mouvement étudiant ». 154 Dans une période où les mouvements de jeunesse scandent les rythmes politiques du pays, il est fort probable que le pouvoir gouvernemental ait trouvé tout intérêt à reconnaître un interlocuteur privilégié : comme le note D. Barbet, reprenant en cela les mots des législateurs débattant avant le vote de la loi de 1884 sur la liberté syndicale, le syndicat est un outil ambivalent, qui contribue notamment à « la formation d‟une élite dirigeante, dotée de ce sentiment que donne le fait d‟avoir été investi de la confiance d‟autrui ». BARBET D., Op. Cit. 155 Cf. LESCHI D., Op. Cit. 156 Pendant les années 1970 l‟UNEF-US puis l‟UNEF-ID, dirigées par les jeunes cadres de l‟Organisation Communiste Internationaliste (OCI), refusèrent de se prêter au jeu de la démocratie étudiante. C‟est à la fois l‟accession à la présidence de la République de François Mitterrand et le départ des cadres de l‟OCI vers le PS qui impulsera un changement de ligne à ce sujet pour l‟UNEF-ID. 157 Dans le but de saisir les inflexions stratégiques qu‟a subies l‟organisation étudiante après 2006, nous allons ici nous appuyer sur l‟exploitation d‟un cahier syndical datant de 2007, appartenant à une militante alors membre de son bureau national. 65 dupe sur les transformations qui ont restructuré, à son profit, les rapports de force syndicaux et politiques dans la jeunesse et dans le milieu étudiant. Fin septembre 2007, les membres du BN de l‟UNEF organisent un séminaire sur le projet syndical qu‟il s‟agit d‟imprimer à l‟organisation dans les années à venir, de manière à exploiter la situation nouvelle en vue du projet syndical de l‟organisation. Quelques années après la réunification des deux UNEF, un an après le mouvement anti-CPE, le sentiment d‟avoir fait ses preuves en tant que structure syndicale à part entière Ŕ et d‟être reconnu institutionnellement comme telle Ŕ domine à cette période largement le débat. Plus encore : après avoir été la principale organisation à avoir accès aux médias Ŕ non pas uniquement pour porter la voix étudiante, mais la voix de l‟ensemble de la jeunesse Ŕ les militants de l‟UNEF s‟interrogent sur l‟espace de représentation couvert par l‟organisation : « l’UNEF défend les étudiants mais aussi ceux qui souhaiteraient le devenir ou qui vont le devenir, le syndicat a aujourd’hui un rôle éminemment politique ». Dans les esprits syndicaux, les responsabilités incombant à l‟organisation n‟en sont que plus vastes, sur le terrain des restructurations à l‟œuvre dans le syndicalisme étudiant (« on est la génération qui peut clore la phase ouverte par 1971158, on doit être une génération de construction ») comme sur celui de la gestion appropriée de la phase de conflits qui s‟annonce avec l‟élection de N. Sarkozy. Les interventions durant le séminaire en disent long sur l‟appréhension de la nouvelle donne institutionnelle : « L’UNEF est passée du rôle de spectateur au rôle d’acteur, car le rapport de forces a changé », déclarait à l‟époque le futur président de l‟UNEF, J.B. Prévost. Et B. Julliard, président en exercice, de rajouter que « le syndicat dispose maintenant d’un rapport de force qui lui permet de négocier, d’imposer ses vues au gouvernement ». Pour les dirigeants de l‟UNEF, en ce mois de septembre 2007, la démonstration effectuée en 2006 d‟être « la seule organisation capable d’appuyer sur le bouton déclencheur d’une mobilisation de masse » explique en grande partie la victoire obtenue sur la question de la sélection à l‟entrée de l‟université Ŕ à l‟origine partie intégrante de la loi LRU Ŕ quelques mois plus tôt. Devant le danger que représente le gouvernement de N. Sarkozy pour les « droits étudiants », le « rapport de force » issu du mouvement CPE Ŕ en d‟autres termes le capital institutionnel, politique et symbolique accumulé par l‟organisation Ŕ doit être utilisé avec précaution : « on ne peut pas lancer toutes nos forces dans la bataille, car si il y a 158 La « grande UNEF » explosa en 1971, à la suite d‟une scission entre militants communistes et lambertistes. Dans leur volonté de réunifier les différentes organisations étudiantes, avec le projet à long terme d‟un syndicat de masse unique, les militants du BN de 2007 prennent largement en compte la percée des thématiques syndicales dans le champ de la représentation étudiante et souhaitent associer la FAGE au processus unitaire. 66 défaite le mouvement étudiant ne s’en relèvera pas ». Prenant appui et modèle sur les syndicats de salariés, et au premier chef la CGT, il faut donc face au gouvernement être prudent et « ne pas entraîner le mouvement étudiant dans un mur qui serait celui de l’abrogation de la LRU » : « sur les retraites, les syndicats sont responsables et mesurés, ils ne veulent pas se laisser piéger sur les retraites et casser toute perspective de lutte future, alors que le gouvernement n’attend que ça ». Au fil des évolutions du mouvement, l‟UNEF Ŕ décriant à l‟origine un mouvement gauchiste et loin des préoccupations des « étudiants normaux » Ŕ s‟ « associera » au mouvement sans y prendre réellement part : évacuant les revendications des coordinations nationales étudiantes, perçues comme l‟instrument d‟opposants politiques, l‟UNEF va essentiellement profiter du mouvement contre la LRU (qu‟elle va par ailleurs jusqu‟à combattre dans certaines universités) pour avancer sur ses revendications propres159. Fin 2008, alors qu‟elle estimera les conditions politicoinstitutionnelles meilleures (défaite de la majorité gouvernementale aux élections municipales, contradictions politiques accentuées par la crise et le plan de sauvetage des banques, etc.), elle essaiera à l‟inverse, sans succès, de lancer seule un mouvement sur les universités : le « bouton déclencheur » utilisé en 2006 resta sans effet, malgré « la force de l’organisation qui repose dans son centralisme ». Début 2009, l‟UNEF sera dépassée par le nouveau mouvement dans les universités, et tenue à l‟écart du mouvement par les étudiants mobilisés, qui sont bien souvent les mêmes qu‟en 2007. Encore une fois, le syndicat négociera donc sur ses revendications propres, et non celles de la CNE ou de la CNU, accentuant toujours plus le fossé le séparant des milliers d‟étudiants présents dans les assemblées. Le processus d‟institutionnalisation des mouvements étudiants, qui est aussi un processus d‟autonomisation du champ de la représentation étudiante, permet ainsi par deux fois à l‟UNEF d‟usurper la représentation d‟un mouvement dans lequel elle n‟est pas impliquée : l‟intégration de l‟organisation aux sphères du pouvoir Ŕ à l‟ « appareil d‟Etat » en termes marxistes ou au « champ du pouvoir » en termes bourdieusiens Ŕ est à l‟origine d‟une dissociation complète, en milieu étudiant, entre les mouvements sociaux et leur représentation politique. La reconnaissance de l‟UNEF dans le champ politique entendu au sens large, qui est dans le même temps une possibilité d‟existence dans le champ médiatique, lui permet en 159 Pour les membres dirigeant du courant majoritaire de l‟UNEF, ce sont les questions budgétaires qui sont alors centrales. L‟abrogation de la LRU ne pouvant être obtenue, il faut « débloquer » des « enveloppes budgétaires » pour ralentir le processus de privatisation (« tant que les universités auront de l‟argent, elles n‟iront pas le chercher dans la poche des étudiants ou des entreprises »). 67 2007-2009 de s‟affranchir de toute réalité concrète du mouvement social. Prise dans le jeu du « sous-champ » syndical étudiant Ŕ lui-même à cheval entre deux autres champs, le champ de la représentation étudiante et le champ syndical Ŕ l‟UNEF revendique après 2006 pour elle seule l‟incarnation du « milieu » (la défense des « étudiants normaux »), dont les intérêts présumés finissent par se confondre avec ceux de l‟organisation elle-même. Ce faisant, elle renvoie les autres courants militants et les autres organisations (« gauchistes »), y compris les AG étudiantes et les coordinations nationales, dans la défense de leurs chapelles propres. Il y a fort à parier que ce moment d‟institutionnalisation du sous-champ syndical étudiant soit également un moment de fermeture de ce dernier : dans les années 2000, l‟UNEF s‟est fortement professionnalisée, que ce soit sur le terrain des services qu‟elle est en capacité de proposer aux étudiants que dans ses rapports avec les sphères gouvernementales et médiatiques (ce qui renvoie à ses capacités d‟expertise). En 2007, à l‟occasion du séminaire de direction de l‟organisation, B. Julliard regrettera ainsi que l‟UNEF ne dispose pas de salariés (« ce qui n’est pas un choix mais une contrainte ») afin de « sous-traiter » les tâches techniques nouvelles qui s‟imposent à l‟organisation. A l‟état d‟hypothèse de travail, l‟autonomisation du sous-champ syndical Ŕ qui suppose une fermeture progressive des positions dominantes pour les militants de base au profit de professionnel de la politique mieux dotés en capitaux (scolaires, politiques, sociaux, etc.) Ŕ demanderait pour être vérifiée une sociographie évolutive de l‟organisation qui y est majoritaire, et notamment des membres de son bureau national. 2 – Espace et mouvements étudiants L‟institutionnalisation des mouvements étudiants a une longue histoire derrière elle, dont une étape supplémentaire fut certainement franchie lors du mouvement CPE de 2006. Il est fort possible que la reconnaissance de l‟UNEF dans le champ du pouvoir, qui fut possible grâce à la mobilisation dont elle fut à l‟origine mais également au gré de la stratégie du nouveau gouvernement élu en 2007, marque en effet un temps d‟autonomisation, de fermeture et de professionnalisation du sous-champ syndical étudiant. Ce faisant se renforcent avec toujours plus d‟acuité les logiques institutionnelles, permettant paradoxalement à l‟organisation la plus « représentative » de s‟affranchir des réalités sociales de son « milieu » pour élaborer sa propre stratégie en fonction des nouvelles logiques qui s‟imposent à elle. La 68 première organisation étudiante, la seule à avoir la capacité et la volonté de structurer les mouvements étudiants, a pourtant vu naître des mouvements massifs extérieurs à sa volonté, et qu‟elle n‟arrive pas à « raccrocher ». Cela ne s‟explique pas uniquement par le renforcement des organisations de gauche minoritaires Ŕ SUD-étudiant et FSE notamment Ŕ à la sortie du mouvement de 2006. La mise en place d‟un mouvement social à échelle nationale suppose en effet une armature organisationnelle à même de coordonner les formes des mobilisations, leurs revendications et leurs rythmes. La forme coordination, née dans les lycées au début des années 1970, avait alors fourni aux militants d‟extrême gauche les bases d‟une telle armature organisationnelle qui leur permettait, dans le même temps, de dépasser leurs divisions160. Comme nous le notions dans la première partie de ce mémoire, l‟adoption du blocage dès 1998 comme mode d‟action prioritaire des mouvements étudiants impliqua d‟elle-même une forme d‟auto-organisation permanente sur les lieux d‟études. C‟est au croisement de la forme occupation et de la forme coordination (dont la pratique fut conservée et transmise par les organisations d‟extrême gauche depuis les années 1970) que peut être recherchée la spécificité des mouvements étudiants des années 2000, dans l‟ouverture répétée d‟un nouvel espace Ŕ doté de ses propres formes de régulation Ŕ remettant en cause les logiques et temporalités syndicales. Ce nouvel espace a cependant pris à Amiens des formes spécifiques, en raison de la tradition syndicale étudiante qui s‟est développé et perpétué à l‟UPJV : pour circonscrire notre objet et donc la portée explicative de nos propos, nous commencerons donc par évoquer les stratégies développées par l‟UNEF-Amiens sur la période 2007-2009. 2.1 – Auto-organisation et stratégies syndicales à Amiens Le développement de pratiques perfectionnées d‟auto-organisation à Amiens n‟aurait pu être poussée aussi loin sans l‟accord et le concours actif des membres de l‟organisation étudiante majoritaire, qui fut par ailleurs longtemps (jusqu‟en 2005) la seule organisation étudiante amiénoise revendiquant une démarche syndicale. La percée de pratiques libertaires à dater de 1998 au sein même de l‟UNEF fut elle-même permise par un certain habitus militant et politique issu de la tradition trotskiste, développé par les militants 160 LESCHI D., Op Cit. 69 de l‟UNEF-Amiens à compter de 1989161. Si l‟instauration des pratiques d‟auto-organisation peut, à la faveur de l‟adoption du blocage comme mode d‟action prioritaire des luttes, se passer Ŕ comme nous le montre le cas typique de l‟université poitevine en 2006162 Ŕ des militants d‟extrême gauche, celles-ci sont largement renforcées lorsqu‟elles n‟ont pas à affronter les organisations instituées pour la gestion de la lutte et de sa représentation : plus encore, à Amiens, la structure très formelle de l‟auto-organisation des mouvements est pour partie la résultante de la stratégie syndicale qui s‟est développée dans l‟UNEF. Comme mentionné plus haut, l‟UNEF-Amiens appartient à l‟une des tendances minoritaires de l‟UNEF, la TUUD, qui jusqu‟en 2007 a été principalement animé par les jeunes militants de la LCR et des JCR. Le choix même de l‟intervention dans l‟UNEF est motivé, pour les tenants de ces courants, par le respect de l‟orthodoxie trotskiste conseillant d‟intervenir dans les syndicats de masse163 ; et il se double de pratiques de démocratie directe à la fois dans les cadres syndicaux et dans les mouvements sociaux. Ces pratiques s‟expliquent largement par les origines mêmes du trotskisme et les points de ruptures qu‟il a incarné dans le mouvement communiste international (et certainement également par les origines sociales plus élevées, par rapport aux militants communistes, des militants trotskistes, dont certains chants devenus folkloriques164 témoignent jusqu‟à aujourd‟hui), c'est-à-dire par l‟attention particulière porté par ce courant Ŕ qui représente à cet égard une exception dans la tradition léniniste Ŕ aux phénomènes liés à la « bureaucratie ». Cette posture politique vis-à-vis de l‟auto-organisation se décline en éléments stratégiques très concrets dans le cours même des luttes syndicales. Au niveau national, les membres de la TUUD vont par exemple intervenir au sein des coordinations nationales étudiantes pour la création d‟un comité national de grève, c'est-à-dire d‟un exécutif provisoire qui s‟essaierait à la réappropriation de la gestion médiatique de la lutte : sur ce terrain, ils s‟opposeront à la fois aux mouvances autonomes ou anarchosyndicalistes mais également aux délégués de la majorité nationale de l‟UNEF). 161 A partir de 1989, les militants de la LCR Ŕ puis de la Gauche Révolutionnaire dès 1992 Ŕ sont majoritaires dans la section amiénoise de l‟UNEF-ID. Après la parenthèse libertaire de 1998-2002, c‟est à nouveau les membres de la LCR qui animent, sans pour autant être majoritaires en nombre, le collectif syndical de l‟UNEF « réunifiée » (l‟UNEF-SE disparût du syndicalisme étudiant amiénois en 1996). Sur l‟ensemble de la période 1996-2005, l‟UNEF est la seule organisation syndicale étudiante à Amiens : la FSE ne verra le jour qu‟en 2005 à l‟initiative d‟un ex-membre du BN de l‟UNEF-SE et, plus symptomatiquement, SUD-étudiant verra le jour à la suite du mouvement de 2007 à l‟initiative d‟étudiants dépourvus de toute tradition politique. 162 Voir à ce sujet GEAY B. (dir.), La protestation étudiante. Le mouvement du printemps 2006, Raisons d‟Agir, coll. Cours et Travaux, 2009. 163 Voir par exemple TROTSKY L., L’agonie du capitalisme et les tâches de la IVème Internationale. Programme de transition, Broché, 2005. 164 Je pense notamment à la « ligue à Léon » : « je milite à Nanterre, mais j’habite à Neuilly / j’ai mis l’usine en grève, c’est papa le patron / j’aime la couleur rouge, celle de ma Ferrari / etc. » 70 A Amiens, les militants syndicalistes ont la plupart du temps joué un double jeu dans les mobilisations étudiantes, en lien avec leur intervention simultanée dans le champ de la représentation étudiante et dans l‟espace de la mobilisation. En 2007 et en 2009, les membres de l‟UNEF-Amiens disposaient d‟une démarche militante bien rôdée pour « lancer » les mobilisations, démarche systématisée dans un « guide de grève » mis au point au début des années 2000 par la direction de la TUUD (et compilant les bases d‟une tradition du « syndicalisme étudiant de lutte »). Lors de la phase préparatoire d‟un mouvement, les syndicalistes cherchent tout d‟abord à gonfler leurs troupes : ils diffusent un tract syndical énonçant l‟ « injustice », si possible avec l‟appui des autres forces étudiantes disponibles par le biais des intersyndicales, et récoltent des contacts d‟étudiants durant le travail de propagande (qui comprend aussi les interventions orales dans les salles de cours et les amphis). A l‟issue des premières AG, qui réunissent les étudiants les plus en accord avec le cadre d‟injustice posé et les revendications du mouvement Ŕ c‟est la phase de « connexion de cadre » chez Snow Ŕ, les syndicalistes ressortent avec un fichier de contacts servant à mettre en place les premiers comités de mobilisation. Si l‟AG a réunie suffisamment d‟étudiants (entre 100 et 200), la grève a également pu être votée, de manière à pouvoir communiquer auprès de la presse et de faire franchir un cap symbolique au mouvement. Lorsque les AG connaissent un nombre suffisant de participants (à Amiens ce seuil tourne autour de 400), la grève avec occupation peut être votée. Dès lors la structure syndicale de l‟UNEF-Amiens s‟efface devant les organes d‟auto-organisation, ce qui d‟un côté répond aux exigences de la tradition politique au fondement des dispositions militantes de ses membres (« laisser les étudiants prendre en main leurs propres affaires ») et de l‟autre protège les intérêts de la structure pour l‟après-mouvement : les syndicalistes refusant de servir d‟interlocuteurs privilégiés du pouvoir administratif, ils évitent d‟affronter frontalement la présidence de l‟Université. Ce n‟est que lorsque le mouvement est sur le déclin que l‟organisation en tant que telle, en tant que structure, recommence à avoir une réalité propre : entre-temps, le syndicalisme institutionnalisé laisse la place à un espace social nouveau. 2.2 – De la notion d’ « espace des mouvements sociaux »… L‟apparition dans les débats militants des années 1990 du « mouvement social » Ŕ l‟emploi du singulier soulignant la représentation dans les consciences d‟un nouvel acteur à part entière de la vie politique française Ŕ a largement imposé aux sociologues comme aux 71 politistes de forger de nouveaux outils conceptuels, rendant compte de l‟interdépendance croissante entre les diverses composantes de la vague de contestation d‟ampleur qui renait avec le mouvement social de l‟hiver 1995. La prise en compte du « monde à part » constitué des mouvements sociaux contemporains a suscité plusieurs élaborations paradigmatiques, dont la notion d‟ « espace des mouvements sociaux » mis au point par L. Mathieu165 semble fournir la plus intéressante synthèse. Construit sur l‟hypothèse d‟une différenciation progressive des sociétés contemporaines Ŕ théorisée notamment par N. Elias166, P. Bourdieu167 ou encore M. Dobry168 à travers les concepts de « configurations », « champs » et « secteurs » Ŕ l‟espace des mouvements sociaux constituerait ainsi un « espace autoréférentiel [qui] se distingue des autres univers constitutifs du monde social en ce qu’il propose aux acteurs individuels ou collectifs qui le composent des enjeux spécifiques tout en étant organisé par des temporalités, des règles et des principes d’évaluation propres, qui contraignent leurs pratiques, prises de positions, anticipations et stratégies 169». Si la notion d’espace des mouvements sociaux connait des accointances certaines avec celle de « champ des mouvements sociaux » défendue par G. Mauger170, elle s’en distingue sur plusieurs points, et notamment sur le terrain de l’autonomie relative et évolutive de l’espace vis-à-vis du syndical et du politique. Pour l’exploration de notre objet propre, l’emploi différencié des notions de champ171 et d’espace permet de souligner une différence à notre sens majeure dans les contraintes qui s’imposent aux acteurs des mobilisations, selon qu’ils soient syndicalistes ou non : celle résidant dans les différentiels d’institutionnalisation et, partant, de temporalités sociales. Chez Mathieu, l’espace des mouvements sociaux est composé d’organisations de mouvement social diverses (associatives, syndicales, politiques ou intellectuelles). Prises isolément, on peut considérer que ces types différenciés d’organisations participent du fonctionnement de champs distincts dans lesquels elles s’affrontent pour l’accès à des 165 MATHIEU L., « L‟espace des mouvements sociaux », Politix. Revue des Sciences Sociales du Politique, n° 77, 2007, p. 131-151. 166 ELIAS N., La Société des individus, Paris, Pocket, 1991. 167 BOURDIEU P., « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, XII, 1971, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 89, 1991. 168 DOBRY M., Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la FNSP, 1986. 169 MATHIEU L., Op. Cit. 170 MAUGER G., « Pour une politique réflexive du mouvement social », in COURS-SALIES P. & VAKALOULIS M. (dir.), Les mobilisations collectives : une controverse sociologique, Paris, PUF. 171 A la condition bien sûr, comme nous l‟avons fait plus haut, de considérer le concept de champ dans ses définitions les plus rigoureuses, de manière à prendre en compte l‟existence sociale Ŕ plus ou moins consciente Ŕ du champ aux yeux de ses acteurs et donc son institutionnalisation. 72 ressources institutionnelles, financières, sociales et symboliques (respectivement les champs associatif, syndical, partisan et académique). Dans une perspective historique, les différents types d’organisation de mouvement social résultent d’une institutionnalisation des mouvements sociaux, à travers l’action de la loi qui délimite l’action sociale et la restreint à un domaine spécifique, formant ainsi des champs structurés et objectivés. L’un des intérêts de la notion d’espace des mouvements sociaux réside à notre sens dans sa faculté à décloisonner ces sphères sociales tout en se donnant les moyens d’appréhender dans le même temps, combinée à la notion de champ, les logiques propres qui les caractérisent : en dégageant ainsi deux niveaux dans l’analyse, elle permet de prendre en compte à la fois les contraintes spécifiques qui pèsent sur chacun de ces secteurs sociaux (pris en tant que champs) et le terrain (pris comme un espace) politique sur lequel les organisations relevant de ces secteurs et les militants, souvent « multicartes », s’affrontent. On peut donc identifier, dans l’espace des mouvements sociaux, différents pôles repérables aux affinités idéologiques et aux « homologies de recrutement militants ». Comme nous le notions plus haut, Mathieu définit également l’espace des mouvements sociaux comme un univers connaissant une autonomie relative et évolutive. Il situe sa première phase d’autonomisation vis-à-vis du champ partisan dans la décennie 1970, cette période correspondant à « un processus de reconversion d’investissements politiques antérieurs, et plus précisément d’investissements révolutionnaires déçu172 ». La victoire de la gauche en 1981 entame ensuite selon lui une seconde phase de quasi-disparition de l’activité protestataire, qui diminue tandis que nombre de leaders d’organisations sont aspirés dans les cabinets ministériels du nouveau gouvernement socialiste. Après la déception consécutive à la conversion du PS au néolibéralisme, la reprise d’une contestation d’ampleur dans les années 1990 marquerait enfin un nouveau temps de reconstitution de l’espace des mouvements sociaux, dont le mouvement de l’hiver 1995 fut un élément clef : « le vaste mouvement de grève de la fonction publique de novembre-décembre 1995 a joué un rôle décisif dans la nouvelle autonomisation de l’espace des mouvements sociaux », en montrant « qu’une mobilisation d’ampleur était apte à faire reculer le gouvernement par elle même, c’est-à-dire sans le relais des forces partisanes 173». Pour Mathieu, à cette dernière phase de reconstitution de l’espace des mouvements sociaux se superpose une phase d’autonomisation de ce dernier, l’ensemble des succès relatifs arrachés par les mobilisations de la fin des années 1990 ayant 172 173 MATHIEU L., Op. Cit. Ibid. 73 ainsi « consolidé l’autoréférence de l’espace des mouvements sociaux, i.e. la représentation partagée par nombre de ses membres de constituer un univers distinct et qui, quoique à distance du champ partisan, n’en est pas moins capable de significativement peser sur le cours de la vie politique ». Cette consolidation de l’autonomie de l’espace trouve alors des expressions multiples, de la parution de l’appel « Nous sommes la gauche174 » à la constitution même du mouvement altermondialiste. Malgré la fermeture relative des organisations du « mouvement social » à l’univers partisan – motivée notamment par « le discrédit des partis, la crainte de la récupération de la critique altermondialiste à des fins électorales et la volonté de préserver un espace de militantisme “désintéressé” car dénué d’enjeux de carrière175 » – les tentations existeront de pénétrer dans le champ politique, en disputant aux partis l’incarnation de la « gauche » : en témoigne la tentative (avortée) d’Attac de présenter des listes « 100% alter » aux européennes de 2004 ou encore l’expérience des « collectifs antilibéraux » de 2007, initiée à la suite de la victoire des organisations du « mouvement social » ayant permis la victoire du « NON » lors du référendum national sur le TCE en 2005. Mathieu souligne enfin que ces rapports complexes entretenus par l’espace des mouvements sociaux à l’égard du champ partisan ne peuvent se comprendre qu’au regard de transformations intervenant en parallèle dans le champ partisan lui-même, marqué notamment par la conversion du parti hégémonique à gauche au social-libéralisme et par une poussée de professionnalisation politique. 2.3 – … à celle d’ « espace des mobilisations étudiantes » Les pistes énoncées par L. Mathieu peuvent nous aider à éclairer notre objet dans deux perspectives distinctes. Elles permettent tout d‟abord de reconnaître un univers autoréférentiel d‟interdépendances et de « compétences spécialisées » distinct des champs syndical, partisan ou associatif. Ces compétences sont chez Mathieu de deux natures : « cognitives », le terme renvoyant à un ensemble de savoirs permettant aux acteurs de 174 Appel lancé par Act Up, puis rallié par des organisations et personnalités du mouvement social à l‟occasion des législatives de 1997. « Partout nous avons réinvesti l’espace laissé vacant par ceux qui étaient censés nous représenter. Partout nous avons colmaté les brèches ouvertes par des politiques gouvernementales de plus en plus inadaptées. Si la gauche veut vraiment construire une Europe politique et sociale, si elle veut en finir avec cette politique inique de l’immigration, si elle veut lutter contre le chômage, organiser la solidarité avec les pays du Sud, mener une politique de lutte contre le sida pour toutes les personnes atteintes, redonner priorité à l’Education et à la Culture, reconnaître que la répression contre la toxicomanie doit céder le pas à une politique de réduction des risques, elle doit le prouver » Extrait de l’appel « Nous sommes la gauche », repris dans MATHIEU L., Op. Cit. 175 Ibid. 74 s‟orienter au sein de l‟espace « par la maîtrise du langage et des principes de classement qui y ont cours » (ces schèmes de perception informant la pratique, soit par anticipation des « coups » que les autres protagonistes sont susceptibles de jouer, soit par « évaluation de la situation à l’aune de précédents ») ; ou « pratiques », c'est-à-dire constituées d’un ensemble de savoirs-faire ayant été acquis dans la conduite des luttes et relevant d’une maîtrise « préréflexive » (« rédiger un tract, négocier le trajet d’une manifestation avec la préfecture, retourner en sa faveur une assemblée générale hostile, exposer des revendications aux médias », etc.). Nous avions, dans une précédente étude, conceptualisé cet ensemble de compétences sous le terme emprunté à Matonti et Poupeau de « capital militant176», le concept renvoyant de lui-même à la notion de « champ militant ». L‟introduction de la notion d‟ « espace177 » en lieu et place de celle de champ va nous permettre ici de souligner les différences d‟institutionnalisation entre ces deux sphères distinctes et donc les temporalités différentes dans lesquelles elles s‟inscrivent : suivant les pistes énoncées par P. Corcuff et C. Aguiton, nous pensons en effet que la déconnexion des sphères sociales, syndicales et politiques peut être appréhendée sous l‟angle des différences dans les temporalités qu‟elles connaissent (« le temps court de l’action revendicative, le temps moyen de la compétition électorale et le temps long de la stabilisation des collectifs syndicaux178 »). En outre, tout en mettant en avant les différences d’institutionnalisation et de temporalités, capitale dans le type de contraintes – objectives ou symboliques – qu’elle fait peser sur les agents, la notion d’espace permet de conserver l’un des principaux intérêts de la notion de champ, à savoir l’existence de savoirs et de savoirs-faire nécessaires au fonctionnement de l’espace et inégalement distribués dans l’espace social. En d’autres termes, elle invite à explorer au même titre la composition sociale d’un tel espace et celle du sous-champ syndical étudiant. Dans un deuxième temps, le modèle analytique mis en place par Mathieu autour de l’espace des mouvements sociaux permet de replacer notre objet dans son historicité, c'est-àdire de souligner l’impact qu’a pu avoir le processus d‟autonomisations conjointes du 176 « Incorporé sous forme de techniques, de dispositions à agir, intervenir, ou tout simplement obéir, il recouvre un ensemble de savoirs et de savoir-faire mobilisables lors des actions collectives, des luttes inter ou intrapartisanes, mais aussi exportables, convertibles dans d‟autres univers ». MATONTI F., POUPEAU F., « Le capital militant. Essai de définition. », Actes de la recherche en sciences sociales, n°155, p5-11, 2004. 177 Ce qui n‟empêche pas de conserver la notion de capital militant qui permet, pour reprendre les mots de L. Mathieu de « pointer ce qu’ils désignent comme le taux de change de ce capital lorsqu’il est transféré d’un univers militant à un autre, de l’espace des mouvements sociaux ou du monde syndical au champ politique, par exemple ». MATHIEU L., Op. Cit. 178 AGUITON C., CORCUFF P., « Mouvements sociaux et politique : entre anciens modèles et enjeux nouveaux », Mouvements, n° 3, 1999, p. 9. Citation reprise dans MATHIEU L., Op. cit. 75 « mouvement social » et du champ partisan Ŕ qui s‟accentue à la fin des années 1990 et tout au long des années 2000 Ŕ sur des cohortes militantes ayant fait leurs premières armes dans le temps même de ce processus. L‟autonomisation de l‟espace des mouvements sociaux s‟est en effet accompagnée d‟une harmonisation des pratiques en termes de prises de décisions, en tous cas pour les militants se reconnaissant dans la nébuleuse « altermondialiste » : au regard des données issues du travail de mémoire effectué il y a deux ans, nous pouvons poser l‟hypothèse que le système de pratiques remis au goût du jour par les courants « altermondialistes » n‟a pas été sans effet sur les militants étudiants qui ont impulsé le mouvement de 1998 à Amiens. Dans une perspective plus abstraite et théorique, nous pouvons ensuite effectuer une analogie à partir des processus que souligne L. Mathieu : si l‟autonomisation de l‟espace des mouvements sociaux est pour partie un effet d‟une autre autonomisation corrélative, celle du champ partisan, alors le processus de fermeture du champ syndical étudiant que nous évoquions plus haut pourrait bien avoir lui aussi comme corrélatif l‟autonomisation d‟un espace, celui des mobilisations étudiantes. 2.4 – Les lignes de fractures des mouvements étudiants Les données recueillies à travers l‟observation de terrain et les entretiens menés, une fois mises en perspective à travers les concepts de champ et d‟espace, permettent d‟avancer des pistes quant aux lignes de fractures qui ont parcouru le milieu étudiant ces dernières années. Si ces lignes de fractures se situent à plusieurs niveaux de réalité, et si elles semblent découler de facteurs différents, elles se cristallisent toutes aux frontières du champ syndical étudiant, c'est-à-dire autour de l‟existence du syndicalisme en tant qu‟activité séparée de la vie sociale quotidienne, délimitée par des institutions qui lui donnent forme. Les points de tensions les plus évidents sont évidemment ceux qui se sont exprimés clairement dans les processus de mobilisation, et qui portent sur les stratégies différenciées des étudiants syndicalistes et non syndicalistes. Pris dans le jeu proprement syndical, les militants se doivent parfois de défendre les droits étudiants, contre l‟avis même des étudiants mobilisés au besoin. Les propos de Daniel sont à ce sujet relativement éclairant : « Quand t’as lancé un mouvement, t’es responsable d’avoir lancé un mouvement, ben tu vas assumer la responsabilité jusqu’au bout, vérifier que les examens vont bien se dérouler, qu’ils vont se dérouler de façon légale, parce que si tu le fais pas de toutes façons les étudiants se remobiliseront pas. […] Et ça c’est notre démarche syndicale qui a fait ça. […] Les 76 autonomes disent qu’il y a toujours un espoir pour que ça reparte et donc qu’il faut aller jusqu’au bout, jusqu’au bout, jusqu’au bout, quoi… Alors que nous on sait que quand on est plus que 4 dans une fac à tenir 2 chaises pour bloquer la porte, c’est mort quoi. Ce qu’on leur reproche c’est que eux, dès que le mouvement s’est arrêté, ils sont partis, ils ont pas fait du tout ce travail d’essayer d’utiliser encore le rapport de force qu’on avait sur l’administration, essayer de s’en servir pour que les examens se déroulent bien, ils en avaient strictement rien à foutre de ça. » Les syndicalistes sont des militants, connaissent une temporalité longue et se reconnaissent une responsabilité vis-à-vis de l‟ensemble des étudiants, mobilisés ou non : c‟est l‟existence du jeu syndical en tant que tel qui fut à l‟origine de la plupart des conflits entre syndicalistes et non syndiqués. L‟UNEF comme la FSE étaient ainsi, à Amiens, porteuses d‟une ligne conflictuelle vis-à-vis des comités de mobilisation, les tensions apparaissant la plupart du temps dans les phases de déclins des mouvements sociaux. Les réactions des militants de l‟UNEF à l‟entrée des membres de GEA dans le champ de la représentation étudiante (que Séverine restitue dans l‟extrait d‟entretien publié en début de chapitre179), qu‟ils vivent quasiment comme une entrée par effraction, sont un autre exemple d‟incompréhension liée au jeu syndical : incompréhension quant aux références et aux positionnements mutuels d‟abord (l‟appellation « autonomes » faisant sens pour les syndicalistes Ŕ qui l‟ont pris comme une offensive antisyndicale Ŕ mais pour eux seuls) ; incompréhension quant aux enjeux ensuite, la présence de GEA lors des élections aux conseils centraux intervenant juste après le mouvement anti-LRU, au printemps 2008 (ce qui se joue pour les syndicalistes est alors la force de frappe des étudiants de gauche dans les institutions lors de l‟application de la loi, le système électoral du plus fort reste permettant en cas de division des voix de gauche une percée des forces pro-LRU). A Amiens, une deuxième série de ruptures Ŕ non approfondie dans cette étude Ŕ porte sur le rejet du fonctionnement du champ syndical étudiant, voire parfois sur un rejet du champ en tant que champ. Cette négation du champ syndical traverse à partir de 1998 non 179 « J’me souviens d’une fois on avait été differ des tracts au campus, pour GEA, j’sais pas si t’étais là ce jour là. Nous on viens, comme des… des profanes, des profanes du militantisme, avec aucune conscience de « c’est mon territoire, c’est le tien », des blaireaux quoi ! Tu vois on étais vraiment des couillons, on vient pour differ nos tracts, et là y’a une horde de gens – de l’UNEF donc – qui nous tombent dessus, et j’me rappelle de Brenda Minet, qui nous dit « ouais, et pourquoi vous faites ça, ici c’est chez nous, vous venez pas là, toutes façons vous êtes qu’une bande de totos ! » [rires], j’me souviens c’était la première fois, j’me suis retournée vers Henry et je lui dis « c’est quoi un toto ? » [rires] et il a éclaté de rire tu vois ! Et on avait même pas compris qu’on venait en terre ennemie, que c’était pas chez nous, qu’on avait pas à differ, enfin tu vois les blaireaux quoi ! […] On se rendait pas compte que eux ils étaient dans le jeu syndical, qu’il y avait des territoires, des manières de faire et tout ça, et nous on venait tout piétiner, mais on le faisait pas du tout exprès ! ». Séverine, étudiante mobilisée en 2007 et en 2009. 77 seulement les mouvements étudiants, mais également la structure syndicale de l‟UNEFAmiens : de 1998 à 2002, les militants de l‟UNEF ont ainsi distribué des tracts sans logos et laissaient le local syndical ouvert Ŕ et leurs ressources matérielles disponibles Ŕ à un large réseau politiquement éclectique. Si les équipes ultérieures redonneront des cadres de fonctionnement et de prises de décisions à la structure syndicale (après une explosion majeure survenue pendant le mouvement de 2003 contre le LMD), elles aussi développeront un rapport à la politique spécifique, marqué par la prédominance de l‟ « ici et maintenant » : une pratique politique ancrée dans des valeurs et trouvant une traduction dans la vie quotidienne, où l‟adage issu du léninisme « qui veut la fin veut les moyens » n‟est plus de mise, et où les concessions et compromissions inhérentes au fonctionnement des champs politiques et syndicaux ne sont plus acceptables. Dans la précédente étude menée, après avoir retrouvé les éléments de ce rapport spécifique à la politique et au politique chez les protagonistes du mouvement de 2006180, nous avions postulé que ce rapport à la politique relevait d‟un « individualisme de gauche » montant en milieu étudiant et déjà mis en lumière par G. Namer181 dans son étude du mouvement de 1986182. Après les éléments apportés dans le premier chapitre de la présente étude, nous avancerons ici l‟hypothèse que ce rapport particulier à la politique peut également avoir été l‟effet des changements intervenus dans le répertoire d‟action étudiant en 1998. Comme nous le disions plus haut, la double temporalité des mouvements étudiants ouverte par l‟utilisation systématique du blocage a largement pu favoriser une mise en œuvre pratique dans le temps quotidien de l‟occupation des valeurs portées par le mouvement. Cette expérimentation politique des mouvements étudiants des années 2000, qui deviennent quasiment Ŕ lorsque le mouvement prend, c'est-à-dire que l‟organisation de la vie collective est une réussite Ŕ des espaces ouvert à une « contresociété », a largement pu favoriser un rapport affinitaire, perçu comme plus pur à la politique et incompatible avec le fonctionnement des organisations instituées. La troisième série de ruptures découle non pas de l‟existence du champ syndical étudiant en tant que tel mais du processus d‟autonomisation de celui-ci, qui s‟affirme au cours des années 2000 et notamment après 2006. Comme nous l‟avons noté plus haut, l‟une des différences majeures séparant les formes d‟organisation ad hoc du mouvement des 180 A travers l‟étude d‟un Livre d‟Or remplit durant le mouvement par l‟ensemble des étudiants « bloqueurs » du campus amiénois. Cf. BRUSADELLI N., Op. Cit. 181 NAMMER G., Mémoire et projet du mouvement lycéen-étudiant de 1986-1988, L’Harmattan, 1990. 182 Nous avancions également que cette forme d‟individualisme dans la jeunesse relevait de l‟une des poussées générales d‟individuation relevées par N. Elias à chaque nouvelle étape d‟ « intégration humaine », dans le cas présent la mondialisation. Voir ELIAS N., Op. Cit. 78 organisations instituées tient dans leur degré d‟institutionnalisation. Le pouvoir politique, quand il a le choix dans la reconnaissance de ses interlocuteurs privilégiés, préfère de loin les organisations instituées aux porte-paroles issus des mouvements. Comme le note D. Barbet, reprenant en cela les mots des législateurs débattant avant le vote de la loi de 1884 sur la liberté syndicale, le syndicat est un outil ambivalent, qui contribue notamment à « la formation d‟une élite dirigeante, dotée de ce sentiment que donne le fait d‟avoir été investi de la confiance d‟autrui183 ». Le pouvoir médiatique, pour de toutes autres raisons tenant aux logiques propres de la sphère journalistique, préfère lui aussi s‟adresser aux organisations instituées : les journalistes peuvent ainsi, par exemple, réutiliser la plupart du temps les mêmes carnets d‟adresses de « bon clients » médiatiques, alors que les formes induites par l‟auto-organisation et leur système instable de porte-parolat tournant obligent constamment Ŕ tant au niveau des régions qu‟à échelon national Ŕ à faire et refaire le même travail de recherche de contacts et de sélection des « bons clients ». La différence dans les temporalités où s‟inscrivent les formes d‟organisation des mouvements sociaux et les organisations de mouvement social invite ainsi d‟elles-mêmes à la dépossession de la parole et du pouvoir (de fixer les rythmes médiatiques du mouvement par exemple) au profit de ces dernières. Cette dépossession ne débouche pas sur un affrontement majeur lorsque les intérêts des mouvements et ceux des organisations se rejoignent largement, comme ce fut le cas entre l‟UNEF et les étudiants des comités de mobilisation lors du mouvement anti-CPE, mais devient prégnante dans le cas contraire. En 2007-2009, la différence de stratégies entre l‟organisation dominante Ŕ qui comme nous l‟avons vu définit elle-même sa stratégie sur le temps long du quinquennat, en harmonie avec les confédérations de salariés Ŕ et les étudiants mobilisés « auto-organisés » donnent lieu à des luttes pour la réappropriation de la parole et in fine de la gestion des mobilisations : à Amiens, les tracts sur la « non-représentativité des négociations syndicales » font ainsi légion sur toute cette période. Au niveau des universités, ces problèmes se posèrent différemment, les comités de mobilisations étant en capacité de s‟imposer physiquement comme seuls interlocuteurs légitimes. A Amiens, cette question fut réglée d‟emblée par la stratégie d‟auto-dépossession du pouvoir de représentation pratiquée par l‟organisation majoritaire. La capacité qu‟a eu en 2009 la CNU a imposé ses propres rythmes de mobilisations et à conserver pour partie sa capacité de représentation du mouvement tint, bien sûr, aux capitaux symboliques et sociaux de certains enseignants- 183 BARBET D., Op. Cit. 79 chercheurs, mais également à la structure du champ syndical de l‟enseignement supérieur et de la recherche184. Malgré l‟attitude du SNESUP, syndicat majoritaire chez les EC, de suivisme quant aux rythmes de mobilisations définis par la CNU, il faut toutefois remarquer qu‟à aucun moment celui-ci ne repris le mot d‟ordre d‟abrogation de la LRU qu‟il devait Ŕ au même titre que l‟UNEF185 Ŕ juger inatteignable. L‟ensemble de ces éléments appuient à notre sens l‟hypothèse d‟un rejet exacerbé et largement partagé du champ syndical étudiant en 2007-2009 de la part des étudiants mobilisés n‟y prenant pas part. Dans les coordinations nationales étudiantes, ce rejet s‟est traduit par une perte d‟influence des étudiants syndicalistes et des étudiants militants politiques au profit des « appellistes ». Ce courant politique issu du situationnisme, et qui s‟essaye à une synthèse des traditions politiques éloignés du référentiel léniniste (autonomes, néo-marxistes, anarchistes ou encore conseillistes), réussit en 2007-2009 à structurer une majorité d‟étudiants non organisés sur la base du rejet des organisations. Ce rejet est fondateur chez les situationnistes, de l‟impossibilité de « combattre l’aliénation sous des formes aliénées » des années 1970 à la volonté contemporaine d‟ « empêcher par tous les moyens la recomposition de la gauche 186», la gauche étant entendue comme sécession du politique et de la vie quotidienne. Dans les dernières coordinations nationales étudiantes, en 2007 comme en 2009, les délégués étudiants s‟affrontèrent systématiquement en deux corps distincts : d‟un côté une « union sacrée » issue des organisations politiques et syndicales (de Fac Verte à la TUUD, en passant par la FSE, le MJCF ou encore les JCR), de l‟autre les étudiants non organisés et les « appellistes » (SUDEtudiants ayant quant à lui une position plus que mitigée entre les deux blocs). Les militants perdirent le plus souvent la bataille, et quelques coordinations votèrent même des motions 184 Cette différence d‟impact de la CNU et de la CNE doit également pour partie prendre sa source dans l‟incapacité qu‟ont généralement les CNE à se doter d‟un « comité de grève » national, incapacité elle-même due à la présence accrue en milieu étudiants de certaines traditions autonomes et libertaires. 185 Pour rappel des éléments que nous restituions plus haut quant à la stratégie de l‟UNEF en 2007-2009, nous reproduisons ici le témoignage d‟une étudiante trouvé sur le forum « répression » du mouvement de 2007 (qui pourrait bien par ailleurs elle-même être militante de la majorité nationale de l‟UNEF) : « La semaine dernière, j'ai discuté avec une personne de l'unef qui m'a expliqué que, selon eux, le mot d'ordre d'abrogation n'est pas atteignable, parce que que cela reviendrait à ce que sarko se tire une balle dans le pied en cassant un rythme de réforme qui caractérise son mandat et parce que les étudiants sont plutôt isolés sur la question de la loi d'autonomie (contrairement au CPE). Elle m’a dit que, pour eux, la LRU est devenu davantage le symbole de lutte anti-sarko qu'une réelle revendication. (Et sur ce point je suis plutôt d'accord) Elle m'a soutenue qu'il valait mieux mettre en valeurs les victoires concrètes même si elles ne suffisent pas dans l'absolu pour contrer l'idéologie libérale, car pour les prochains combat, les étudiants se remobiliseront. Ils sortiront d'une victoire et non d'une défaite. Il m'a semblé qu'elle était sincère... C'est dommage toutes ces divisions entre les organisations... Je précise: j'étudie à Bordeaux ». Carla, message du 2/12/2007. 186 L‟Appel, URL : http://1libertaire.free.fr/Appel01.html 80 appelant à la sanction physique envers les militants des syndicats « traîtres ». Contre l‟arc de force inorganisé, les organisations passèrent des accords multiples, contre l‟ « élargissement de la plate-forme de revendications » ou encore pour un comité de grève national, de manière à utiliser l‟outil CNE contre la domination dans le champ de l‟UNEF. En retour, contre cette intrusion du jeu syndical et politique au sein de l‟outil coordination, les étudiants inorganisés derrière les appellistes tentèrent de nier le droit d‟existence même des organisations : interdiction des téléphones portables, bandeau de « sécurité » entre délégués et observateurs de la coordination, poursuite physique des groupes essayant de se réunir, etc. CONCLUSION – Des affrontements aux facteurs multiples Les affrontements entre étudiants lors des mobilisations de 2007-2009, qui ont constitué la base de notre questionnement initial, pourraient bien relever de facteurs à la fois structurels et conjoncturels. Structurels tout d‟abord, car l‟existence même d‟espaces sociotemporels distincts, mettant à disposition des ressources et faisant peser des contraintes différenciées sur les individus les composant suppose, sauf alchimie particulière, d‟elle-même une divergence dans les stratégies mises en œuvre par les agents sociaux. Conjoncturels ensuite, car le processus d‟institutionnalisation qui commence en 1969 avec la loi Faure semble aboutir en 2007-2009 à une autonomisation du champ de la représentation étudiante, autonomisation se conjuguant alors avec un cycle de mobilisation Ŕ caractérisé par l‟utilisation systématique de l‟occupation Ŕ porteur d‟une prise de distance avec les mécanismes de délégation. Les cohortes étudiantes parties prenantes de ce cycle, auxquelles les mobilisations successives ont pu conférer une certaine cohérence générationnelle, semblent être en outre dans leurs formes héritières des mouvements sociaux de la fin des années 1990, conjointement caractérisés par une prise de distance vis-à-vis de la politique partisane et par la remise au goût du jour de pratiques de « démocratie directe ». L‟ensemble de ces facteurs, qui se conjuguent lors des mobilisations étudiantes de 2007 et de 2009, forment un paradigme analytique pouvant expliquer pour partie les logiques sociales pesant différemment sur les étudiants syndicalistes et non syndiqués. La question qui se pose maintenant, et à laquelle nous allons tenter de répondre dans la troisième partie de ce mémoire, est celle de la persistance des formes d‟organisations instituées quand bien même, à 81 Amiens, ces formes et les logiques qu‟elles sous-tendent sont remises en question au sein même de l‟organisation étudiante majoritaire. 82 III – DIVISIONS SOCIALES DU MOUVEMENT ET TRAJECTOIRES D’ENGAGEMENT DIFFERENCIEES Dans cette troisième et dernière partie, nous allons nous attacher à explorer l‟ « espace des mobilisations » de 2007 et de 2009. L‟étude des luttes étudiantes à travers le concept d‟espace conduit à souligner un phénomène bien connu des sociologues des mouvements sociaux : la gestion d‟une mobilisation suppose de disposer de certaines ressources, notamment immatérielles, et en premier lieu celles relevant d‟un savoir-faire pratique acquis dans et par la conduite des luttes ; rédiger un tract, proposer les modalités d‟action adaptées aux situations ou encore parvenir à construire rapidement un consensus ne s‟improvisent pas, et font l‟objet de transmission dans les organisations de mouvement social lorsqu‟ils ne sont pas appris « sur le tas » dans les mouvements sociaux eux-mêmes. Ces ressources font partie intégrante du « capital militant » de F. Matonti et F. Poupeau Ŕ ressource de base dans une mobilisation fournissant en grande partie aux militants, politiques ou syndicaux, leur légitimité Ŕ dont la distribution différenciée est essentielle pour saisir la division du travail à l‟œuvre dans un mouvement social. Cependant, elles ne constituent cependant pas le seul facteur à prendre en compte. La prise de parole publique par exemple, qui implique à la fois l‟aisance orale et la certitude d‟être « autorisé » à émettre un avis, ne relève pas uniquement de l‟apprentissage militant, qui parfois ne suffit d‟ailleurs pas en luimême à lever l‟inhibition que connaissent certains syndicalistes187 : la prise de parole suppose des dispositions dont l‟origine semble devoir être a priori cherchée en grande partie dans un certain rapport au système scolaire, et en dernière analyse dans le volume de capital culturel détenu. La capacité à organiser une forme de vie collective, pour prendre un autre exemple, suppose un savoir-faire pratique dont une expérience associative ou d‟animation antérieure peut avoir permis l‟accumulation188. Pour défricher ce terrain, nous allons nous appuyer dans un premier temps sur l‟exploitation de questionnaires : il s‟agira d‟éclairer à la fois la division générale du travail des mouvements étudiants et les propriétés sociales, qui peuvent recouvrir 187 Les syndicalistes de l‟UNEF « capables de faire des interv’ » disposent de plusieurs méthodes pour forcer la prise de parole chez ceux de leurs camarades qui s‟y refusent, dont la plus radicale consiste à prévoir une intervention en duo Ŕ formé d‟un militant aguerri et d‟un novice Ŕ dans un amphi pour finalement, une fois la demande de prise de parole effectuée, refermer la porte derrière le militant « novice » alors bien obligé malgré lui de s‟adonner à l‟exercice oral. Si la technique fonctionne dans certains cas, dans d‟autres cas elle renforce l‟appréhension des militants réticents à la prise de parole publique. 188 Lors du mouvement contre le CPE, sur le site de SHS, la vie collective avait ainsi largement été animée par un groupe d‟étudiants anarchisants connaissant une longue expérience de la vie en squats. 83 des formes différents de « capitaux », accompagnant tendanciellement telle ou telle position au sein de cette dernière. Dans un deuxième temps, il s‟agira de changer le focus de l‟analyse en « zoomant » sur quelques carrières militantes, de manière à saisir de manière compréhensive certaines des positions « typiques » que l‟étude statistique aura permis de mettre en relief. En replongeant ainsi au cœur des mouvements étudiants récents, nous espérons pouvoir sonder toujours un peu plus précisément la « boîte noire » qui constitue notre objet d‟étude. I – La composition sociale de l’ « espace de la mobilisation » de 2009 Les données que nous allons restituer ici sont issues de la passation de 101 questionnaires auprès d‟étudiants mobilisés en 2007 et en 2009. Celle-ci, effectuée par téléphone respectivement 4 et 3 ans après les évènements, a porté exclusivement sur certaines propriétés sociales et biographiques des protagonistes des mouvements. La population sondée a été constituée à partir de listes de 189 contacts compilés par les syndicalistes lors des AG étudiantes du mouvement de 2009, ces listes elles-mêmes comportant d‟autres contacts syndicaux issus du mouvement de 2007. Dans le travail d‟exploitation présenté ci-dessous, en vue de constituer une population cohérente, seuls les individus ayant participé au mouvement de 2009 ont été retenus, formant ainsi une base de données regroupant des informations sur 93 étudiants mobilisés. Au vu de son mode de construction, cette population peut être considérée comme représentative des étudiants les plus impliqués, le fait de laisser son nom sur une fiche de contact Ŕ y compris dans le seul but de se tenir au courant des actualités de la lutte Ŕ pouvant être considéré comme une démarche militante en soi. La composition de la population reflète le mode de construction habituel des mobilisations étudiantes à Amiens : le premier site mobilisé, en raison à la fois de sa composition sociale et de la présence accrue en son sein de militants politiques, est systématiquement le site de SHS. C‟est au « Campus » que les listes de contacts sont donc les plus « travaillées » et systématiquement compilées dans les fichiers informatiques de l‟UNEF-Amiens, expliquant ainsi la place prépondérante des étudiants issus de ce site dans notre population (57%). Enfin, dans la mesure où ces listes recensaient, en début de mouvement, l‟ensemble des répertoires de contacts syndicaux (et notamment les adhérents de l‟UNEF les plus « mobilisables »), une surreprésentation 84 inévitable des syndicalistes (35,2%, dont 84% membres de l‟UNEF) doit également être mentionnée. 1 – Les caractéristiques des étudiants mobilisés Le questionnaire téléphonique à l‟aide duquel nous avons sondé les étudiants mobilisés de 2009 a été conçu de manière à pouvoir situer ces derniers sur 4 dimensions : la première recouvre leurs caractéristiques sociales (âge, sexe, PCS189 du père) et les types de capitaux détenus (type de baccalauréat, expériences associatives antérieures aux mobilisations étudiantes, présence d‟adhérents à un parti politique ou à un syndicat dans le noyau familial avant 2009) ; la seconde les trajectoires militantes et les inscriptions différenciées dans le cycle de mobilisation étudiantes des années 2000 (occasion de la première manifestation, de la première implication plus intense dans une mobilisation) ; la troisième cherche à mesurer degré d‟implication dans le mouvement de 2009 (participation ou non aux AG, aux manifestations, à la préparation des actions, aux blocages, aux comités de mobilisation) ; et la dernière enfin s‟intéresse au degré d‟organisation (adhésion ou non en 2009 à un parti politique, à un syndicat) et aux opinions politiques (sentiment d‟ « être quelqu‟un de gauche », « de droite », « du centre », de « la gauche radicale190 » ou de la « droite radicale »). Si à l‟origine d‟autres dimensions étaient intégrées à l‟analyse, mesurant notamment l‟appréciation a posteriori du mouvement (jugement positif ou négatifs quant à l‟action des syndicats étudiants, quant à l‟expérience du mouvement en elle-même, quant au rapport avec le mouvement des EC, sentiment d‟optimisme ou de pessimisme devant l‟avenir individuel et collectif, etc.), elles ont progressivement été abandonnées. La version finale du questionnaire, avec la formulation exacte des questions posées, peut être consultée en annexe191. Les étudiants interrogés et ayant composé le cœur du mouvement de 2009 sont pour 89% d‟entre eux nés entre 1985 et 1990, la cohorte principale trouvant son année de naissance 189 Professions et Catégorie Socioprofessionnelles. Nous avons ici repris la nomenclature spécifique utilisée par l‟UPJV, afin de permettre une potentielle comparaison avec les données SISE-APOGEE. Dans le même objectif, nous avons retenu principalement la PCS du père. Lorsque la PCS de ce dernier avait évolué entre 2009 et aujourd‟hui, c‟est celle qui était d‟actualité en 2009 qui a été retenue. Dans le cas de parents à la retraite, nous avons retenu le dernier emploi occupé avant la cessation d‟activité. 190 Lors de la passation des questionnaires, nous avons défini la « gauche radicale » comme l‟ensemble des partis plus « à gauche » que le PS, et la « droite radicale » comme l‟ensemble des partis plus « à droite » que l‟UMP. Il faut noter un taux significatifs de non réponses (16%), bien souvent motivé par le fait de ne pas se retrouver dans le clivage gauche / droite (étudiants « pragmatiques » ou se reconnaissant dans l‟anarchisme). 191 Annexe n°8. 85 en 1988 (24,7%). Ce sont pour 52,7% des hommes et pour 47.3% des femmes, malgré l‟absence de volonté de notre part d‟obtenir un point d‟équilibre entre les sexes. Si les étudiants du Campus représentent, pour les raisons que nous avons évoquées, 57% de notre population, à eux seuls les étudiants de Sociologie en représentent 20,9%, les étudiants de Psychologie 17,4% et ceux d‟Histoire 12,8%. Trois étudiants interrogés sur quatre sont inscrits en 1er cycle, majoritairement en troisième année de Licence. Signe à la fois de l‟efficience du cadre d‟injustice mobilisé en 2007-2009 et de la composition sociale du Campus, les étudiants mobilisés sont dans de fortes proportions des enfants de classes populaires192 (34,8%), dont beaucoup de fils et filles d‟ouvriers, qui représentent à eux seuls 22,8% de la population mobilisée. Sont également fortement représentés (32,6%) les enfants de cadres et des Professions Intellectuelles Supérieures193 (PIS), catégorie dont la moitié des effectifs est constituée par les fils et filles des cadres administratifs d‟entreprise. Viennent ensuite les étudiants issus des Professions Intermédiaires (PI) avec 20,7% (dont 60% d‟enfants d‟instituteurs), puis ceux issus de milieux agricoles et de l‟artisanat avec 8,7%. La composition sociale du mouvement ne reflète pas simplement la composition du milieu étudiant. Si l‟on extrait les informations sociales relatives aux étudiants des trois filières les plus mobilisées, et qu‟on les compare à la composition sociale globale de ces disciplines194 en 1er cycle, les phénomènes de sous / surreprésentations apparaissent : les classes populaires sont ainsi surreprésentées (elles fournissent 51,1% des étudiants mobilisés de sociologie, de psychologie et d‟histoire mais ne représentent pourtant que 41,8% des effectifs de ces filières) ainsi que les « cadres et PIS » (25,6% contre 18,5%), contrairement aux autres catégories qui sont systématiquement sous-représentées. Autre phénomène de surreprésentation statistique notable, auquel on pouvait néanmoins s‟attendre195 : les étudiants détenteurs de baccalauréats généraux représentent 73,3% des étudiants de l‟UPJV en 2009196, mais 92,5% des étudiants mobilisés interrogés. Si Ŕ comme nous l‟avons noté plus haut Ŕ les étudiants syndiqués représentent 35,2% de l‟ensemble de nos individus, ce chiffre monte à 40% si on y ajoute les 192 La catégorie « classes populaires » a été construite, comme annoncé dans le chapitre 1 et suivant en cela la définition proposée par L. Chauvel, par agrégation des ouvriers, des employés et des chômeurs. 193 Les agrégations que nous avons effectuées reprennent, pour les « cadres et PIS » et les « professions intermédiaires », la nomenclature de l‟INSEE. Dans les « cadres et PIS », nous avons toutefois rajouté une étudiante dont le père était chef d‟entreprise. 194 A l‟UPJV et pour l‟année universitaire 2008-2009. Source : SISE-APOGEE. 195 Si le phénomène de fermeture du champ politique ces 30 dernières années, c'est-à-dire de professionnalisation et de technocratisation, rend la détention d‟un diplôme du supérieur quasiment nécessaire à la prise de position politique, il est en effet fort probable que la détention d‟un baccalauréat général favorise la prise de position au sein d‟un mouvement étudiant, par le truchement du volume plus élevé de capital culturel qu‟il dispense. 196 76,6% si on prend les seuls cursus licence des filières de sociologie, psychologie et histoire. Source : SISEAPOGEE. 86 étudiants non syndiqués mais membres d‟un parti politique197. Les étudiants ayant l‟expérience de l‟animation (gestion de colonies de vacances, détention du BAFA) ou d‟une organisation associative sont plus nombreux encore (42,9%). 33,3% des étudiants interrogés déclarent enfin connaître au moins un membre de leur famille qui était membre d‟une organisation partisane ou syndicale avant 2009, 31,2% déclarant que les membres de leur famille proche Ŕ sans être membres de partis politique ou de syndicats Ŕ manifestaient alors déjà régulièrement, et 35,5% déclarant être issus d‟une famille sans culture politique, syndicale ou simplement protestataire. Les protagonistes du mouvement de 2009 se situent dans leur grande majorité à gauche, avec 54,5% se déclarant à l‟heure d‟aujourd‟hui proches de la « gauche radicale » (et 34,1% de la « gauche »). Au-delà des propriétés sociales des étudiants mobilisés, nous avons cherché à discerner différents degrés d‟implication dans le mouvement, qui reflètent dans le même temps une certaine division du travail. Pour construire ces derniers, nous avons regroupés les indicateurs dont nous disposions en trois modalités : celles-ci vont de l‟« implication faible » des étudiants se cantonnant à fournir légitimité et force au mouvement par leur présence lors des démonstrations de forces (participation aux manifestations et/ou aux AG) ; à l‟ « implication forte » des étudiants prenant en main la gestion politique et stratégique de la lutte (participation aux comités de mobilisation) ; en passant par l‟ « implication moyenne » de ceux effectuant en dernier ressort les tâches techniques nécessaires à la tenue du mouvement (participation à la préparation des actions, du matériel ou simplement au blocage). Dans la réalité des faits ces catégories ne sont bien sûr pas exclusives, car les étudiants des comités de mobilisations habitent généralement aussi les universités, prennent part aux assemblées, préparent les banderoles des manifestations et participent à ces dernières ; mais les construire comme telles permet de distinguer différents groupes étudiants au sein même du mouvement, dont certains délèguent à d‟autres des tâches, qu‟elles soient techniques (que l‟on pense aux rapports unissant les étudiants « faiblement » impliqués et ceux « moyennement » impliqués) ou de direction (que l‟on pense aux rapports qu‟entretiennent ces deux groupes et celui formés des étudiants « fortement » impliqués). Au vu du mode de construction ex-post de notre population, les étudiants les plus impliqués dans le mouvement y sont les plus représentés : ils composent 55,9% de la population sondée, 197 Parmi lesquels, suivant l‟ordre décroissant de leurs effectifs présents dans la mobilisation, la Gauche Unitaire (GU), le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), le Parti Ouvrier Indépendant (POI) et le Mouvement des Jeunes Communistes Français (MJCF). 87 contre 26,9% pour les étudiants « moyennement impliqués » et 17,2% seulement pour les étudiants les moins impliqués. Avant de tenter de croiser les informations dont nous disposons pour mettre en lumière les lignes de fractures sociales du mouvement, il peut s‟avérer intéressant de s‟essayer à la restitution des trajectoires militantes de ce « noyau dur » de la mobilisation de 2009, de manière à distinguer les différentes cohortes qui le composent. Conformément à ce que les entretiens exploratoires menés et l‟analyse des cadres d‟injustice pouvait laisser entendre, 76% des étudiants interrogés déclarent avoir participé au mouvement de 2007 à Amiens, avec une « forte implication » pour 55,7% d‟entre eux. Le « noyau dur » de la mobilisation de 2009 est en réalité largement issu de celui de 2007, formé par les étudiants qui étaient alors pour beaucoup d‟entre eux en L1. Le mouvement « LRU 1 » ne constitue cependant un premier « fait d‟armes » que pour une part infime des étudiants mobilisés de 2009. Quand on se penche sur les premières expériences protestataires de ces derniers, deux cohortes ressortent significativement de l‟analyse : celle qui manifeste pour la première fois en 2002, qui représente toujours 39,8% des protagonistes de 2009 ; et celle qui manifeste pour la première fois en 2006, qui fournit 26,9% de ces derniers198. On constate encore ici la puissance de l‟expérience fondatrice du mouvement de l‟entre-deux tours 2002, dont les membres Ŕ bien souvent par simple « connexion de cadres199 » Ŕ se recrutèrent jusque dans les collèges. Pour cette raison même, si le mouvement social de 2002 est toujours en 2009 la première expérience de rue d‟une majorité d‟étudiants mobilisés, il ne constitue que pour très peu d‟entre eux une réelle expérience de gestion de mouvement social. En cohérence avec les classes d‟âges en présence dans le mouvement, la première implication plus intensive dans une mobilisation Ŕ écrire ou donner un tract, encourager ses camarades oralement à manifester, prendre part à une AG, etc. Ŕ remonte pour la majorité des étudiants interrogés à 2006 et 2007 (respectivement 32,2% et 26,4%). La mobilisation de 2009 ne constitue ainsi une première expérience de gestion de lutte que pour 17,2% de ses protagonistes. Il ne faudrait pas pour autant en conclure que les étudiants mobilisés en 2009 sont issue de la « génération CPE » née dans les universités 3 ans plus tôt, 58,1% des individus interrogés 198 Les deux mouvements contre la LRU ne représentent les premières expériences protestataires que de très peu d‟étudiants interrogés (3,2 et 2,2%), tout comme le mouvement contre la guerre en Irak de 2003. La seule autre mobilisation « fondatrice » pour un nombre significatif d‟étudiant est celle contre la réforme Fillon des lycées de 2005. 12% des étudiants sondés ont manifesté pour le première fois avant 2002, bien souvent « en poussette ». 199 C'est-à-dire sur la base de valeurs et d‟une grille de perception du phénomène largement partagées, ne demandant pas de travail particulier de la part des organisations de mouvement social. Sur les origines du concept, voir infra. 88 ayant eu leur baccalauréat en 2006 ou après. En réalité, il semblerait bien plutôt que le renouvellement militant s‟est largement opéré juste après 2006 dans les universités, laissant la place à la cohorte militante issue du mouvement CPE dans les lycées, qui fournira ainsi en grande partie les effectifs militants des mouvements de 2007 et de 2009. 2 – Les divisions sociales du mouvement Au-delà de l‟entreprise de caractérisation de la population étudiante protagoniste de la mobilisation de 2009, il importe de repérer les propriétés sociales favorisant en son sein l‟implication différenciée des étudiants. Ces informations peuvent être obtenus par le biais de tableaux croisés, c'est-à-dire d‟outils statistiques à même de mesurer les phénomènes de sous / surreprésentation de certaines catégories étudiantes (dans les différents segments de la division du travail de la lutte ou encore dans le champ syndical étudiant). Pour commencer, la division sexuelle des tâches internes aux mouvements étudiants, qui avait été mise en lumière par B. Geay à l‟occasion de l‟étude du mouvement poitevin de 2006, se retrouve Ŕ bien que de manière peu accentuée200 Ŕ au sein du mouvement amiénois de 2009 : les étudiantes se retrouve ainsi de manière tendancielle dans les protagonistes de la mobilisation « moyennement impliqués », c'est-à-dire ne participant pas aux comités de mobilisations mais assurant les taches techniques du mouvement. De leur côté, les protagonistes masculins du mouvement connaissent par contre une propension à s‟impliquer faiblement ou fortement : en d‟autres termes, lorsqu‟ils font le choix de s‟impliquer plus intensément dans la mobilisation, ils le font pour assumer également les tâches de direction. Au-delà de cet axe fondamental de division, la détention des différents types de capitaux qu‟il est possible d‟appréhender à travers la grille de questions posées est déterminante dans la prise de responsabilité au sein du mouvement. Les ressources au sein du noyau familial tout d‟abord Ŕ en terme de cultures politique, syndicale ou simplement protestataire Ŕ s‟avèrent non négligeables, comme le montre le tableau croisé ci-dessous. 200 Ce qui peut s‟expliquer par la place plus importante des syndicats étudiants à l‟UPJV, cadres d‟apprentissage dont l‟université poitevine était totalement dépourvue. 89 Tableau 1 : ressources héritées et implication dans le mouvement Proches manifestent Proches « organisés » Proches « non organisés » ENSEMBLE Faible implication Implication moyenne Forte implication ENSEMBLE 13,8% 24,1% 62,1% 100,0% 16,1% 22,6% 61,3% 100,0% 21,2% 33,3% 45,5% 100,0% 17,2% 26,9% 55,9% 100,0% Pour autant, et comme on peut s‟y attendre, les ressources non héritées Ŕ acquises dans les expériences associatives ou militantes dans les organisations syndicales et partisanes Ŕ sont plus décisives encore. Tableau 2 : militantisme et implication dans le mouvement Faible implication Implication moyenne Forte implication ENSEMBLE Exp. Ass. 12,8% 15,4% 71,8% 100,0% Sans exp. Asso. 21,2% 36,5% 42,3% 100,0% ENSEMBLE 17,6% 27,5% 54,9% 100,0% Organisés 5,6% 19,4% 75,0% 100,0% Non organisés 25,9% 31,5% 42,6% 100,0% ENSEMBLE 17,8% 26,7% 55,6% 100,0% D‟autres facteurs favorisant à première vue l‟implication dans la gestion pleine et entière de la lutte pourraient être mis en lumière, comme le type de baccalauréat détenu ou les opinions politiques déclarées. Ces variables sont cependant problématiques, la première parce qu‟elle peut s‟avérer secondaire dans l‟analyse (l‟obtention d‟un type de diplôme ou d‟un autre étant largement clivée socialement), la seconde parce qu‟elle peut être un effet de la position occupée au sein de la mobilisation et non l‟une des causes de celle-ci. En définitive Ŕ et comme souvent Ŕ c‟est dans les origines sociales des étudiants qu‟il faut rechercher les principes présidant à la division du travail au sein de la lutte. A Amiens, si les enfants issus des classes populaires forment la catégorie socioprofessionnelle la plus présente dans le mouvement étudiant, les cadres de direction de celui-ci sont largement fournis par les 90 enfants de « cadres et PIS » mais, surtout, par ceux des « professions intermédiaires » largement composées dans le cas de notre population par les fils et filles d‟instituteurs. Tableau 3 : origine sociale et implication dans le mouvement Faible implication Implication moyenne Forte implication ENSEMBLE Cadres et PIS 16,7% 26,7% 56,7% 100,0% Professions Intermédiaires 0,0% 26,3% 73,7% 100,0% Agriculteurs, artisans 50,0% 25,0% 25,0% 100,0% Classes populaires 18,8% 28,1% 53,1% 100,0% ENSEMBLE 16,9% 27,0% 56,2% 100,0% Comme nous pouvons le constater dans le tableau présenté ci-dessus, mis à part dans le cas des enfants d‟agriculteurs et de professions intermédiaires, les lignes de forces sociales présidant à la division du travail étudiant dans le mouvement ne sont cependant pas nettes. Le facteur le plus déterminant du niveau d‟implication maximal dans la mobilisation semble être l‟organisation au sein d‟un appareil syndical ou politique : si nous supprimons en amont l‟effet de ce dernier, les clivages sociaux apparaissent alors avec plus de clarté. Tableau 4 : origine sociale et implication dans le mouvement des « non organisés » Faible implication Implication moyenne Forte implication ENSEMBLE Cadres et PIS 22,2% 22,2% 55,6% 100,0% Professions Intermédiaires 0,0% 45,5% 54,5% 100,0% Classes populaires 31,3% 31,3% 37,5% 100,0% Agriculteurs, artisans 57,1% 28,6% 14,3% 100,0% ENSEMBLE 24,1% 29,6% 42,6% 100,0% Malgré des effectifs restreints rendant l‟analyse statistique peu fiable, éliminer également les effets produits sur le niveau d‟implication par une expérience associative préalable ouvre des pistes quant au rôle structurant joué par la détention de capital culturel. La présence des enfants des classes populaires, qui en sont démunis, n‟apparaît alors corrélée qu‟avec un 91 niveau faible d‟implication dans le mouvement. Plus encore, aucun étudiant d‟origine populaire n‟est alors présent dans les cadres de directions du mouvement. Tableau 5 : origine sociale et implication dans le mouvement des "non organisés" dépourvus d'expériences associatives Faible implication Implication moyenne Forte implication ENSEMBLE Cadres et PIS 27,3% 27,0% 45,5% 100,0% PI 0,0% 66,7% 33,3% 100,0% Classes populaires 57,1% 42,9% 0,0% 100,0% Agriculteur, artisan 33,3% 66,7% 0,0% 100,0% ENSEMBLE 29,6% 44,4% 25,9% 100,0% 3 – Des trajectoires d’engagement différenciées Il est impossible, pour des raisons d‟effectifs qui s‟avéreraient alors bien trop insuffisants, de soustraire également à l‟analyse Ŕ dans le but d‟obtenir des résultats « toutes choses égales par ailleurs » Ŕ les étudiants ayant acquis via leur noyau familial un capital politique et/ou une culture protestataire. Nous pouvons par contre explorer, et cela semble plus intéressant pour l‟analyse, les liens statistiques unissant les différents facteurs d‟engagement et les origines sociales des étudiants interrogés : ce faisant nous contribuerons, au-delà de la mise en lumière des déterminants de l‟implication dans le mouvement, à mettre à jour des trajectoires militantes typiques. Commençons donc par les ressources héritées, qui sont aussi quelquefois Ŕ comme nous pouvons le constater ci-dessous Ŕ un marchepied vers une acquisition « en propre » de ressources à l‟extérieur du noyau familial. Tableau 6 : ressources héritées et origine sociale Tableau 7 : ressources héritées et organisation syndicale ou partisane Proches organisés Proches manifestent Proches non organisé ENSEMBLE Cadres et PIS PI Classes populaires Agriculteurs, ENSEMBLE artisans Non organisé Organisé ENSEMBLE 33,3% 30,0% 23,3% 13,3% 100,0% 50,0% 50,0% 100,0% 24,1% 24,1% 48,3% 3,4% 100,0% 55,2% 44,8% 100,0% 43,3% 10,0% 36,7% 10,0% 100,0% 72,7% 27,3% 100,0% 33,7% 21,3% 36,0% 9,0% 100,0% 60,0% 40,0% 100,0% 92 En explorant directement la composition sociale des étudiants syndiqués, on retrouve pour partie les résultats du tableau ci-dessus : la population étudiante héritière d‟une culture politique ou protestataire, et qui cultive ces ressources Ŕ en augmentant ce faisant leur volume Ŕ dans les organisations est principalement composée des enfants de classes populaires et des fils et filles de professions intermédiaires. Les étudiants issus de milieux agricoles ou artisans, dont les membres du noyau familial sont souvent organisés, font figure d‟exception en ne prenant pas part aux formes d‟organisations instituées. Il est fort probable, par ailleurs, que les types d‟organisations syndicales ou politiques de ces milieux et celles qui structurent le milieu étudiant soit relativement distantes dans leurs formes et leurs options politiques. Tableau 8 : origine sociale et organisation syndicale Tableau 9 : origine sociale et organisation syndicale ou politique Non syndiqué Syndiqué ENSEMBLE Non organisé Organisé ENSEMBLE Cadres et PIS 65,5% 34,5% 100,0% 62,1% 37,9% 100,0% PI 61,1% 38,9% 100,0% 61,1% 38,9% 100,0% 62,5% 37,5% 100,0% 51,6% 48,4% 100,0% 87,5% 12,5% 100,0% 87,5% 12,5% 100,0% 65,5% 34,5% 100,0% 60,5% 39,5% 100,0% Classes populaires Agriculteurs, artisans ENSEMBLE Quand bien même une partie des enfants de « cadres et PIS » se retrouve dans les organisations, le syndicalisme étudiant semble donc reposer tendanciellement sur les fils et filles des professions intermédiaires et des classes populaires. Lorsque l‟on rajoute aux effectifs syndicaux ceux formés par les militants politiques non syndicalistes, la base sociale populaire des organisations étudiantes de mouvement social à Amiens apparaît plus nettement encore. Cependant, si les organisations syndicales ou politiques semblent être le vecteur privilégié de l‟engagement militant pour les enfants d‟ouvriers et d‟employés, les expériences associatives sont quant à elles l‟apanage des autres couches sociales du milieu étudiant. 93 Tableau 10 : origine sociale et expériences associative ou de l'animation Sans exp. asso. Exp. Asso. ENSEMBLE Cadres et PIS 53,3% 46,7% 100,0% PI 47,4% 52,6% 100,0% 63,3% 36,7% 100,0% 50,0% 50,0% 100,0% 55,2% 44,8% 100,0% Classes populaires Agriculteurs, artisans ENSEMBLE Les lignes de forces structurant l‟espace de la mobilisation de 2009 semblent finalement dessiner deux trajectoires typiques d‟engagement pour ses protagonistes : il ne s‟agit pas de réduire les multiples biographies individuelles à ces « trajectoires types » ; mais bien plutôt de les considérer comme deux pôles structurant du continuum social ouvert dans le temps de la lutte. A l‟un de ces pôles on trouverait donc les enfants des classes populaires, héritiers d‟une culture protestataire et enclins à l‟organisation politique ou syndicale. Formant le pôle opposé, les étudiants issus des « cadres et PIS », sans ressource politiques familiales et enclins au militantisme associatif. Les fils et filles des « professions intermédiaires » semblent à première vue cumuler l‟ensemble de ces ressources (familiales, syndicales et associatives), mais il est pour autant vraisemblable qu‟il ne s‟agisse là que d‟un artefact statistique : si leur présence est corrélée avec l‟ensemble de ces propriétés sociales, il peut s‟agir de divisions internes à la catégorie ou encore de parcours biographiques spécifiques les faisant pencher vers l‟un ou l‟autres de ces pôles. Dans le but de saisir de manière plus systémique ces phénomènes, les données recueillies ont été soumise à une Analyse des Correspondances Multiples (ACM). Si l‟on retient les axes factoriels rendant compte des résultats avancés jusqu‟ici Ŕ c'est-à-dire des lignes de forces structurant l‟espace de la mobilisation de 2009 à travers les items d‟analyse choisis Ŕ cette méthode permet de représenter graphiquement cet espace puis de projeter en son sein, de manière illustrative, les autres caractéristique sociales de nos individus. Si la technique repose en dernière instance sur les choix opérés pour la construction des axes, elle rend néanmoins compte d‟une certaine réalité du mouvement étudiant et permet d‟en produire une vue d‟ensemble. 94 ACM 1 : REPRESENTATION GRAPHIQUE DE L’ « ESPACE DE LA MOBILISATION » ETUDIANTE DE 2009 Axe 4 Professions intermédiaires Centristes 0.75 Cadres et PIS Bac S 2009 (LRU2) Pôle Sciences Proches manifestent PUC Exp. associative Non militant politique Forte implication Bac L 2002 (Lepen) Non syndiqué Moyenne impl. Gauche Pas d'exp. associative Fac des Arts Campus Gauche Radicale 2005 (Fillon) Non organisé Proches non organisés 0 2006 (CPE) Bac ES FSE NPA UNEF Organisé Syndiqué 2007 (LRU) Faible implication Proches organisés Bac autres techno Avant 2002 Militant politique 2003 (Irak / LMD) Bac techno STT Classes populaires -0.75 GU POI PCF/MJCF -1.50 SUD Agriculteurs, artisans -1.50 -0.75 0 0.75 Axe 1 95 Les modalités actives et leurs contributions à la formation des axes sont disponibles dans le tableau ci-dessous201. L‟Axe 1 a conservé 21,63% de l‟information graphique globale de l‟analyse des correspondances, et oppose, au regard des modalités contribuant à sa construction, les étudiants héritiers d‟une culture protestataire et organisé (syndicalement, politiquement) à ceux dont la famille est dépourvue de culture militante et ne l‟étant pas nos plus eux-même. L‟axe 4 quant à lui, qui a conservé 15,81% de l‟inertie du nuage de point de l‟ACM, oppose principalement les étudiants issus des « professions intermédiaires » à ceux issus des milieux artisans, agricoles et populaires. Les PI recouvrant majoritairement dans notre population les enfants d‟instituteurs, l‟axe oppose les individus sous l‟angle du capital culturel Ŕ plus qu‟économique Ŕ qu‟ils détiennent. Tableau 11 : Contribution des modalités actives à la formation des axes Axe 1 Axe 4 Modalités actives Contribution à la construction de l'axe Signe des coordonnées Organisé 18,70 + Agriculteurs, artisans 17,72 - 16,34 16,18 Proches non organisés Proches manifestent Contribution à la construction de l'axe Signe des coordonnées Agriculteur, artisan Professions Intermédiaires 29,82 - 24,13 + - Classes populaires 17,51 - + Cadres et PIS 9,99 + Modalités actives Non organisé 13,80 - Proches organisés 6,39 - Classes populaires 7,61 + Organisé 4,93 - Cadres et PIS Professions Intermédiaires Proches organisés 5,15 - Non organisé 3,47 + 4,39 + Proches manifestent 2,80 + 0,10 + Proches non organisés 0,96 + En structurant l‟espace de la mobilisation à travers ces axes, et non d‟autres, on perd évidemment une partie des informations statistiques mises en avant plus haut : par exemple, l‟implication majoritaire des enfants de « cadres et PIS » dans le mouvement n‟apparaît pas sur le graphique, qui représente avant toute chose une analyse systémique, multidimensionnelle, des corrélations. Il n‟en reste pas moins que ce choix dans l‟appréhension des lignes de fractures structurant l‟espace de la mobilisation permet d‟aller plus loin dans l‟éclairage de notre objet de recherche propre : si les divisions qu‟ont connues les mouvements étudiants récents se cristallisaient en grande partie autour de 201 Par convention, on retient pour l‟interprétation des axes les modalités actives fournissant une contribution supérieure à la contribution moyenne, qui est pour l‟analyse présentée ici de 11,1% (les 9 modalités actives se partageant la contribution totale). 96 l‟existence et de la dynamique d‟un (sous) champ du syndicalisme étudiant, les histoires individuelles et familiales des individus qui ont été les acteurs de ces affrontements peuvent d‟une manière générale être restituées et organisées autour de deux pôles « typiques » antagoniques. Le premier de ces pôles se situe en haut à gauche du graphique, et comprend les étudiants parfois désignés par leurs camarades comme des « totos », le second se situe en bas à droite, et comprend les étudiants agents des champs partisans et syndicaux. Sur cette représentation graphique des oppositions internes à l‟espace de la mobilisation, nous avons projeté de manière illustrative d‟autres caractéristiques liées aux individus interrogés : type de bac obtenu, niveau d‟implication dans le mouvement, première expérience protestataire, existence d‟une expérience associative antérieure au mouvement, appartenances syndicales et politiques, site universitaire ou encore opinions politiques déclarées. Le nuage de points ainsi construit peut être lu à l‟aune de son inscription dans le continuum social formé par les deux pôles de l‟espace. II – « Zoom » sur les trajectoires militantes : des dispositions « anti-autoritaires » ? Pour clore le travail d‟investigation restitué dans ce mémoire, nous allons rapprocher plus encore le focus de l‟analyse pour saisir de manière « compréhensive » certaines des trajectoires militantes des protagonistes des mouvements de 2007-2009. Les entretiens dont sont issues les données que nous allons présenter ont été effectués en juinjuillet 2010, un an après le mouvement étudiant de 2009. Cette distance temporelle permet, pour les étudiants interviewés mais également pour moi-même, une prise de distance avec les évènements et les tensions liées aux affrontements qu‟ils ont engendrés. Elle permet également de conserver relativement la mémoire des luttes, et de la « photographier » dans son stade de construction, alors que les protagonistes des mouvements ont déjà eu l‟occasion de ré-échanger sur leurs expériences tout en les mettant à distance. Ces entretiens ayant été menés dans la phase exploratoire de l‟analyse, le choix des individus interviewés a été effectué au regard de notre question de départ : ce sont des étudiants qui ont porté, à un moment ou à un autre entre 2007 et 2009, le stigmate Ŕ produit syndicalement Ŕ de « toto ». Le mode de construction des interviews ne permet donc pas un « zoom » ciblé sur les différentes trajectoires militantes typiques mises en lumière par l‟analyse des questionnaires, mais l‟étude de certaines de ces trajectoires n‟est cependant 97 pas sans intérêts. Les trois entretiens sur lesquels nous avons choisi de travailler ici ont été effectués avec des étudiants issus des « professions intermédiaires », en réalité tous fils et filles de travailleurs éducatifs202. Comme nous l‟avons constaté plus haut, les étudiants issus de cette catégorie sont « à la croisée des chemins », statistiquement porteurs des dispositions multiples favorisant les formes différentes d‟inscription dans une mobilisation (et notamment syndicales / non syndicales). L‟étude de leur parcours social, de leur entrée dans l‟engagement militant et de leurs rapports aux formes instituées de celui-ci ne peut que s‟avérer utile à la compréhension des luttes internes au mouvement étudiant de 2009. Au-delà, il s‟avèrera utile pour tous ceux qui cherchent à saisir les formes de politisation, socialement différenciées, construites dans le temps de la jeunesse Ŕ au croisement entre héritages sociaux et réinvestissement de ces derniers dans des constructions identitaires singulières. Nous proposons de présenter successivement les trois trajectoires d‟engagement sélectionnées, et de tenter de voir dans quelle mesure les biographies étudiantes spécifiques se répondent les unes les autres, dans le but de lever pour partie le voile sur les processus d‟engagement d‟une certaine frange étudiante. Dans la continuité de notre problématique, nous commencerons par l‟étudiant interrogé le plus proche Ŕ dans son rejet Ŕ des organisations instituées pour terminer par celui qui s‟en sent le plus distant (parmi les étudiants interviewés bien sûr). La grille d‟entretien utilisée peut, par ailleurs, être consultée en annexe à ce travail203. 1 – De l’incapacité à s’organiser sur le long terme en milieu étudiant Cyril, entre sentiment d’inutilité et culpabilisation J‟ai connu Cyril en 2007, pendant le mouvement contre la loi LRU, qui a été sa première « vraie » mobilisation. Il s‟entendait bien avec les syndicalistes de l‟UNEF de la fac de sciences, pour qui il a du respect militant, même si son « mentor » politique sera l‟un des cadres non organisés du mouvement développant des théories anarchisantes. Nous nourrissons Ŕ me semble t-il Ŕ une forme de respect mutuel l‟un à l‟égard de l‟autre et, lorsque je lui demande de faire un entretien avec moi, il accepte de suite. Nous avons connu des points de désaccords stratégiques lors du mouvement de 2009, mais nous n‟avons jamais eu l‟occasion d‟échanger a posteriori sur les mobilisations passées : cet 202 C‟est au total cinq entretiens qui ont été menés : 4 avec des non syndicalistes (dont 3 originaires des PI et 1 des « cadres et PIS »), et un avec un syndicaliste (originaire des classes populaires). 203 Voir annexe n° 7. Le prénom des étudiants interviewés a, bien sûr, été modifié. 98 entretien constitue en cela une « première » même si, en commençant la discussion sur le thème de sa vie personnelle, j‟ai replacé notre relation dans un contexte plus « académique ». Cyril s‟exprime très bien, dans un français quasiment parfait, et ne bredouille pas. Il n‟est absolument pas perturbé par la relation d‟enquête qu‟il connait : il est maintenant en Licence de Sciences Politiques, après une tentative infructueuse en première année de médecine et 2 ans de Licence de Biologie. Il est aussi détenteur d‟un capital culturel élevé Ŕ son père est enseignant et sa mère éducatrice spécialisé Ŕ et a obtenu un baccalauréat scientifique. Ses parents n‟ont jamais été milité dans une organisation, mais « ont toujours été de gauche », « font les manifestations » et ont toujours été « dans la contestation de ce qu’ils voyaient ». Ils lui ont toujours appris à « prendre du recul », notamment sur ce qu‟on lui apprenait à l‟école. Ils sont « militants dans leur métier », comme le montre le penchant de son père pour la pédagogie « type Freinet », choix pédagogique qui se répercute dans le type d‟éducation qu‟il a reçu. Ses parents ne sont pas religieux, contrairement à ses grandsparents qui l‟étaient : ils se sont rencontrés dans l‟Association Catholique pour l‟Enseignement(ACE) et ont toujours aujourd‟hui des engagements humanitaires. La trajectoire familiale de Cyril est double, son père s‟inscrivant dans une trajectoire sociale ascendante (son grand-père paternel était ouvrier agricole, et sa grand-mère femme de ménage) et sa mère dans une trajectoire descendante (son grand-père maternel était un notaire amiénois). Le ménage duquel il est issu se place donc dans un entre-deux social sans que, de ses propres dires lors de la discussion post-entretien, cela ne se soit traduit en clivages familiaux. Son parcours militant a commencé très tôt, à 14 ans, à l‟occasion des manifestations contre la présence de J.M. Le Pen au second tour des élections présidentielles de 2002. Il était alors en 4ème. En seconde, Cyril s‟implique dans une association de solidarité internationale qui effectuait un partenariat avec un village du Mali, tout d‟abord sur la base de projets culturels puis sur celle de projets de développement. Il continuera ses activités jusqu‟à son entrée à l‟Université, et partira deux fois au Mali. Au lycée, en 2005, il se mobilise également contre la réforme du lycée, et en 2006 contre le CPE, avec « beaucoup de recul sur les gens qui organisaient ça », de manière « pas très politique » et qui voulaient surtout « se faire voir ». Il est très intéressé par contre par la « dynamique » et le « contenu politique » qu‟il découvre, durant sa 99 deuxième année à l‟Université, à l‟occasion des premières AG anti-LRU, très polarisées du Pôle Universitaire Cathédrale. Cette première mobilisation s‟est bien passée pour lui, puisqu‟il n‟y avait pas de « matraquage de cerveau », qu‟on faisait une « place » aux idées de chacun, que tout le monde était écouté. Il pense que les bonnes relations entre syndiqués et non syndiqués étaient dues à la « personnalité des militants qui étaient là » : ils respectaient les décisions prises dans les comités de mobilisation, et défendaient ces décisions en AG même s‟ils n‟étaient pas d‟accord avec celle-ci. Il se remobilise en 2009, même s‟il a mal vécu le fait de faire partie de « la génération qui savait ». Dans cette mobilisation à l‟inverse, il sentait chez les syndicalistes des « pressions venues d’ailleurs », des changements d‟avis s‟opérant entre les comités de mobilisations et les AG. De même, si les prises d‟initiatives étaient « naturelles » Ŕ notamment en termes d‟organisation de la vie collective Ŕ chez les étudiants mobilisés de 2007, il n‟a « pas retrouvé ça en 2009 » : « ils avaient faim ils commandaient des pizzas », « c’était horrible, vraiment horrible cette mobilisation ». Même s‟il balance entre « inutilité et culpabilisation », il ne s‟est jamais engagé dans une organisation, car « l’organisation interne de ces mouvements là » ne lui « correspond pas du tout ». La « domination des anciens sur les nouveaux » dans les syndicats étudiants le rebute, et il n‟a « pas du tout envie de recevoir de pression d’un quelconque personnage national ou d’une direction nationale ». S‟il a une attirance pour les mouvances anarchistes et libertaires, elles n‟existent pas sur Amiens, et il ne sait pas si « ça collerait en termes de modes d’action ». Cyril se situe dans un rapport à l‟avenir complexe, puisqu‟il l‟imagine à la fois comme un recommencement du présent (« ça va pas beaucoup changer ») ou comme un danger (« ou en pire ») ; tout en affirmant qu‟il « va falloir du temps pour reconstruire un projet partagé et de la confiance entre les gens », s‟inscrivant ainsi dans une temporalité longue. De la même manière, la lutte LRU ne l‟ « intéressait pas » en tant que telle : il ne voyait pas de possibilité de « victoire à court terme », tout en ayant la conviction qu‟il « fallait » la faire, qu‟elle constituait un jalon posé pour des objectifs plus lointain (il développe des projets de société utopique, hiérarchisée et démonétarisée). Le passé est chez lui vu comme un obstacle à la reconstruction de l‟avenir (il faut « déconstruire les clivages du passé » pour « reconstruire la confiance »). Interrogés sur ses opinions quant aux « autonomes » (i.e. le courant « appelliste »), et quand bien même il se dit séduit par le principe de vie proposé 100 (« on va se mettre en communautés et tout »), il dénonce un esprit assez fermé, des modes d‟actions et des théories « pas accessibles à tout le monde ». Les formes d’ « auto-organisation », une voie de réalisation de soi Cyril semble connaître, effet sans doute du haut niveau de capital culturel qui est le sien, ce que nous pourrions nommer des « dispositions anti-autoritaires ». Ses origines sociales, redoublées par son parcours scolaire (il a passé un baccalauréat général scientifique, « voie royale » s‟il en est) et son éducation familiale, peuvent être à l‟origine de ces dispositions. Celles-ci recouvrent notamment un refus catégorique de tout phénomène de domination, qu‟il a dû connaître de manière moins significative que d‟autres au vu de son parcours. D‟un côté l‟impact dans la pratique professionnelle de son père de la pédagogie « Freinet », basée sur l‟expression libre des enfants et la coopération de ces derniers, renseigne sur le climat familial dans lequel il a évolué. De l‟autre, son parcours scolaire de bon élève a pu lui épargner le phénomène de domination culturelle que ressentent bien souvent, dans leur rapport à l‟école, les enfants des classes populaires. Plus qu‟un simple héritage de capital culturel, ses parents lui ont appris à « prendre du recul » sur tout, à se construire un avis personnel, si besoin contre les autorités légitimes, à commencer par l‟école : autant de d‟éléments favorisant une implication forte dans le mouvement, notamment dans les tâches de direction de celui-ci qui nécessitent de « donner son avis » et de se battre pour faire triompher ses propres positions. De la même manière, la maîtrise de la langue et de la rhétorique est indispensable à la gestion des tâches d‟animation du mouvement, maîtrise dont il a hérité de sa structure familiale et probablement redoublée par une pratique a priori « heureuse » Ŕ parce qu‟il était porteur de disposition y étant adaptées Ŕ du système scolaire. Pour se faire une opinion, traduire ses valeurs en système de pensée et sous forme argumentative, Cyril n‟a en réalité aucun besoin des organisations instituées, politiques ou syndicales. Plus encore, comme en témoigne sa tentative échouée d‟intégrer un syndicat étudiant, ses dispositions antiautoritaires sont réfractaires au militantisme de long terme (« je ne me suis jamais senti bien dans ces trucs là » ; « j’ai jamais senti que j’allais pouvoir faire des choses qui allait correspondre à ce que je voulais »), en tout cas en milieu étudiant où le turn-over implique nécessairement une domination forte Ŕ en terme de capital militant Ŕ des « anciens » sur les « nouveaux ». Il ne s‟agit pas seulement d‟une volonté de se tenir à l‟écart soi-même de toute forme de domination, mais d‟un rejet intime de la domination en tant que telle : il ne 101 supporte pas en 2009 de faire lui-même partie de « la génération qui sait ». Sa soif de démocratie directe en découle logiquement, palpable dans le projet politique à long terme qu‟il nourrit. Celle-ci a trouvé à s‟exprimer pleinement dans la forme autogestionnaire des mobilisations étudiantes, et le respect de ces formes de mobilisation est donc un préalable pour lui : les rapports avec l‟UNEF ont toujours été cordiaux tant que l‟UNEF s‟est tenue à la discipline de l‟auto-organisation, c'est-à-dire quand elle s‟est niée en tant que structure, quand le « nous » syndical s‟est plié au « nous » du groupe mobilisé. Les formes d‟organisation du groupe mobilisé permettent pour lui placer les individus dans une relative « égalité », et l‟association extérieure est vécue Ŕ on peut supposer en lien avec le processus parallèle d‟autonomisation du champ de la représentation étudiante Ŕ comme une entrave à sa propre liberté individuelle, comme une dépossession potentielle de la capacité à diriger ses propres affaires. S‟il fait abstraction des logiques propres du champ syndical, il ne s‟agit pas pour autant d‟un « ethnocentrisme de classe » de sa part : même s‟il est séduit par certains côtés des solutions politiques post-situationnistes, il les rejette pour des questions démocratiques d‟accès de tous à la politique (« clairement pour moi ce genre de modes d’actions et de théories, c’est pas accessibles à tout le monde »). « Ce qui m‟a plus gêné quand j‟ai dû faire par exemple certains collectifs à l‟UNEF, c‟est que je sentais que les choix étaient plus fermés. Le contexte était pas le même c‟est sûr, dans un mouvement social on a peut être un choix beaucoup plus grand en ce qui concerne les modalités d‟action, pour s‟organiser. Mais j‟me suis jamais senti bien dans ces trucs là, je sais pas pourquoi, j‟ai jamais senti que j‟allais pouvoir faire des choses qui allait correspondre à ce que je voulais. Donc là j‟y suis allé, et j‟y suis retourné un petit peu après le premier mouvement. J‟y suis retourné parce qu‟il me fallait… ma dose militante [rires] ! J‟étais en manque, mais pareil j‟ai jamais… pourtant je m‟y étais un peu plus mis, j‟avais essayé de faire des diffs, des petits trucs comme ça… […] Y‟a eu une petite période difficile [pendant le mouvement de 2007], mais ça c‟est toujours bien passé. A la fin y‟a eu un collectif de l‟UNEF qui avait eu lieu, moi j‟avais pas trop apprécié ça, parce que ça pouvait alimenter les rumeurs à la con sur l‟UNEF qui noyaute, l‟UNEF qui dirige, l‟UNEF qui fait ses coups en douce, etc. Je trouvais que faire un collectif sans le reste des gens ça pouvait alimenter tout ça. Après on m‟a dit « oui mais il y a une vie au sein du groupe UNEF qui doit pas s‟arrêter au début du mouvement et reprendre à la fin ». J‟étais plutôt d‟accord mais bon ! J‟sais pas, ça aurait pu se faire autrement … Après ce truc là y‟a eu un certain nombre de gens de l‟UNEF qui ont commencé à appeler au déblocage… J‟pense que tactiquement c‟était pas forcément une connerie, parce que ça s‟essoufflait., mais bon moi j‟étais clairement dedans, j‟avais aucune envie de lâcher quoi que ce soit, j‟étais très bien dans ce que je faisais, je m‟épanouissait pleinement [rires] dans mon activité militante, j‟avais aucune envie d‟arrêter, j‟trouvais qu‟il y avait encore plein de choses à faire, j‟avais donc de très bonnes raisons. Et donc ben voilà en sciences ça a jamais été « putain vous faites chier à l‟UNEF vous appelez au déblocage », parce que […] ça a toujours été « moi en tant que personne, je pense qu‟il faut débloquer ». Et donc au comité de mobilisation on en a discuté, on a pas trouvé de consensus on a voté, et on a voté qu‟on continuerai à bloquer. Et même les personnes qui appelaient au déblocage, en AG ont continué à soutenir la ligne du comité de mobilisation. Ce qui fait qu‟il y‟a jamais eu de conflit. Parce qu‟il y avait une ligne qu‟on se fixait Ŕ qui était claire et qui était collective Ŕ et tout le monde la suivait. […] Moi je me disais que les gens qui appelaient au déblocage en comité de mobilisation pouvaient juste ne pas prendre la parole en AG, mais ils ont même pris la parole pour soutenir la décision de comité de mobilisation. Après au sein de l‟AG, bon ça a pas été « faut 102 continuer à bloquer on est persuadés » tu vois, mais ça a été « bon, on a fait des choses, on peut continuer », c‟était pas en contradiction avec ce qu‟ils avaient dit avant… Y‟a jamais eu de conflit. » Cyril, étudiant mobilisé en 2007 et en 2009, non syndiqué, non militant politique 2 – Le rejet du champ de la représentation étudiante Séverine, un entre-deux social fondateur J‟ai connu Séverine en 2007, pendant la mobilisation contre la loi LRU sur le Pôle Universitaire Cathédrale. Au regard des luttes qui se sont alors déroulées sur ce pôle entre étudiants syndicalistes et non syndicalistes Ŕ les plus âpres que les mobilisations étudiantes amiénoises aient connues Ŕ nous étions alors dans un rapport d‟affrontement. Dès nos premières discussions extérieures à ce contexte spécifiques, qui ont eu lieu dans mes souvenirs à l‟occasion de la mobilisation de 2009, nous nous étions pour autant me semble t-il bien entendus. J‟appréciais pour ma part sa vulgarité langagière, assumée dans un français pourtant maîtrisé parfaitement et devant l‟ensemble de ses interlocuteurs, tout comme le recul qu‟elle prenait sur elle-même et ses origines sociales (« c’est la révolution des fils d’instit’ ici, et je sais de quoi je parle, j’en suis une »). Je n‟ai eu aucun mal, un an après la mobilisation de 2009, a obtenir un entretien de sa part. Séverine est donc « fille d’instit’ fois deux », originaire de l‟Oise, et issue d‟un ménage en trajectoire ascendante. L‟un de ses grand-pères était tailleur de pierre au début de son parcours professionnel, mais directeur d‟une carrière à la fin, et l‟autre charbonnier d‟usine. Ses grand-mères étaient quant à elles femme au foyer et concierge. Si Séverine n‟a pas connu de situation d‟entre-deux social dans sa famille, elle en a connu un dans son parcours scolaire : ses parents, « militants dans leur travail », enseignaient en ZEP, et y ont par facilité scolarisé leurs enfants. Arrivée en CE2 dans une nouvelle école, son statut de « bonne petite blanche bien élevée » a pour elle été « très difficile à vivre ». Elle n‟avait pour autant pas de problèmes relationnels avec les autres enfants, avec son « statut d’intello », et a au contraire pu Ŕ grâce à ses compétences scolaires Ŕ entrer avec eux dans des rapports de solidarités réciproques (« j’en jouais en filant les réponses des dictées (…) et eux ils m’aidaient en sport »). Pour autant, la distance sociale qui la séparait des autres enfants (« j’étais la seule à avoir les deux parents qui travaillent », « à partir en vacances ») l‟a profondément marquée. Cette situation d‟entre-deux social s‟est prolongée 103 au collège, et fut notamment à l‟origine de la relation conflictuelle qu‟elle a entretenue avec ses parents à partir du lycée (« en fait j’avais décidé, peut être inconsciemment, que je ferais pas ce pourquoi j’avais été programmée. Ce qui finalement n’a pas du tout fonctionné [rires]… »). Après son baccalauréat littéraire, elle arrêtera ses études pour travailler et partir rejoindre son petit ami Ŕ lui aussi issu d‟un milieu très populaire Ŕ à Lille, pour rompre avec son milieu familial (« donc ça a été compliqué, et à 18 ans ben j’avais un mec qui travaillait, qui avait un appartement et qui m’ouvrait grand les bras, alors… »). Rattrapée par ses origines, elle le quittera 4 ans plus tard (« on devait être trop différents socialement quoi, à un moment donné je me suis emmerdée en fait ») et travaillera comme vendeuse pendant quelques temps, mais supportera difficilement la hiérarchie comme l‟ambiance de travail. Finalement, après un BTS « dans le social » en contrat de qualification, elle reprend une licence en Sciences Sanitaires et Sociales, enchaîne sur un Master de Science Politique puis sur une thèse. Sa sœur semble elle aussi, toute proportions gardées, avoir été touchée par sa situation d‟entre-deux social, ne seraitce que par sa volonté d‟être esthéticienne en 3ème : ses parents lui feront malgré tout poursuivre ses études jusqu‟au Bac, et elle est finalement aujourd‟hui assistante de direction. Les parents de Séverine ne semblent pas avoir opté pour une stratégie scolaire poussée, comme l‟illustre leur décision de mettre leurs enfants en ZEP dès l‟école primaire. Si elle a fait un Bac européen allemand Ŕ avec une mention qu‟elle n‟aura d‟ailleurs pas Ŕ c‟est surtout « pour ne plus faire d’anglais ». Ses parents l‟auraient certes « bien vue faire khâgne-hypocagne », mais ils ne lui interdirent pas de partir après le lycée, et ne lui « coupent pas les vivre pour autant », tout comme ils n‟interdisent pas à sa sœur de devenir esthéticienne (« passe ton bac d’abord »). Ces derniers sont « militants dans leur travail » comme dit Séverine : ce ne sont ni des militants politiques quand bien même ils sont de gauche (« ils sont Mitterrand à fond, socialistes jusqu’au trognon »), ni des syndicalistes même s‟ils « font toutes les manifs » et ont leur carte au Syndicat National Unitaire des Instituteurs, des Professeurs des écoles et des PEGC (SNUIPP). Ce sont aussi des relais d‟initiatives humanitaires : ils suivent les programmes d‟Aide & Action, accueillent parfois des enfants sous la tutelle de la Direction des Affaires Sanitaires et Sociales (DASS), ou « filent des tunes à Amnesty ». Sa grand-mère paternelle milite également « pour la Palestine », lorsqu‟elle ne fait pas de bénévolat pour les Restaurants du Cœur. 104 Séverine est aujourd‟hui en rupture politique avec ses parents, rupture dont on peut supposer qu‟elle trouve ses sources au croisement de ses dispositions « humanistes » héritées et de son parcours scolaire et social particulier. Elle se retrouve plutôt à l‟ « extrême gauche » : elle a voté pour le Front de Gauche aux dernières élections (2009) et s‟est abstenue au second tour pour ne pas voter socialiste. Malgré ses opinions politiques bien arrêtées (contre le libéralisme, pour l‟ouverture des frontières, etc.), elle n‟a jamais « réussi à s’engager ». Elle s‟est « retrouvée » à faire campagne pour C. Taubira en 2002 Ŕ elle avait un ami qui était militant aux Jeunes Radicaux de Gauche (JRG), et était attirée par la personnalité de la candidate (« elle lisait des poésies et tout ça, c’est peut être le fait qu’elle soit noire, je sais pas »), mais n‟a plus fait campagne depuis. Elle aussi se retrouve, comme Cyril, entre culpabilisation et sentiment d‟inutilité : « plein de fois j’en arrive à la conclusion de me dire “ben oui, t’es toujours dans la dénonciation, t’es jamais contente, tu dis qu’il faut faire des choses pour changer les choses mais au final tu vas pas dans un parti : vas dans un parti”. Et quand je regarde les partis j’arrive pas à en choisir un. J’arrive pas à en choisir un… bon y’en a qui me correspondent évidemment pas du tout, dans ceux qui pourraient me correspondre, qui sont généralement des partis qu’on qualifie d’extrême gauche quoi, ben soit la ligne politique me convient pas complètement, soit les gens qui militent dans le coin me correspondent pas ou j’me retrouve pas dans leurs manières de faire ou… et du coup comme ça me convient pas ». Adepte des « choix entiers », elle ne veut pas « courber l’échine » et « baisser son froc » sur un aspect ou un autre de son engagement. En d‟autres termes, elle ne transige pas avec ses valeurs : « j’ai un problème qui se recoupe, que ça soit pour le syndicat ou le parti, c’est que j’arrive pas à faire de concession avec moi-même ». Bien que ce ne soit pas chez elle les premières raisons évoquées, la forme d‟organisation propre aux organisations instituées la repousse également, tout comme Cyril : « sans oublier tout ce qui est appareil avec une hiérarchie, tu vois…En fait voilà, tout ce qui est ordonné et tout ça, ça m’emmerde au bout d’un moment ». Si ses premières manifestations ont eu lieu avec ses parents, « en poussette », la LRU constitue le premier « vrai » mouvement social dans lequel elle s‟implique. Au chômage après son BTS, passée par la Direction de l‟Education Permanente (DEP) pour reprendre une Licence, elle n‟a pu prendre part au mouvement anti-CPE, se contentant de voter pour la poursuite de la mobilisation dans les AG et de se rendre aux manifestations. 105 En 2007 elle est entraînée par ses réseaux amicaux, qui avaient tous « fait le CPE », dans le cœur de la nouvelle lutte étudiante. Elle se retrouve vite en opposition avec l‟UNEF quant à la gestion anti-démocratique de la lutte anti-LRU (« on en est arrivé à des trucs complètement dingues, à débrancher des micros en amphis parce que c’est pas eux qui géraient le truc, enfin des trucs complètement hallucinant quoi ») et fonde avec d‟autres, à la fin du mouvement, le GEA, à la fois pour « continuer la lutte » et « faire participer les gens ». Elle s‟insurge contre le fait que « certains décident à 10 au nom du peuple entier » (« moi ça me violente »), et voulait faire dans le cadre de GEA faire « un truc plus populaire », « sans adhésion » où « vient qui veut ». D‟une manière générale, elle reproche aux appareils leur « hiérarchie », et reproche par exemple à l‟UNEF d‟avoir reçu leurs directives « depuis Paris » (« ils nous ont dit un matin “allez les gars le national a dit on débloque” »). En termes de rapport à l‟avenir, elle aussi est très pessimiste : pour elle, la disparition des acquis sociaux va s‟accentuer et l‟Etat pénal se renforcer. Sur le ton de la plaisanterie, elle « engueule » souvent ses parents de l‟avoir Ŕ par leur héritage culturel et politique Ŕ mise en situation de « souffrance permanente », s‟estimant défenseure de valeurs dépassées (« tout le monde s’en branle, on est 10 à penser ça »). Défense des classes populaires et remise en cause du champ : le « peuple » contre les « élites » Séverine présente en partie les mêmes dispositions que Cyril à l‟antiautoritarisme : c‟est quelque chose qui transcende l‟ensemble de l‟entretien, de ses rapports avec ses parents étant adolescente à son refus de la hiérarchie dans les organisations, en passant par son expérience salariée conflictuelle avec ses supérieurs. Pour autant, et même si elle avoue ne pas « réussir » à s‟engager, balançant comme Cyril entre culpabilisation et sentiment d‟inutilité, il ne semble pas que ce soit chez elle ces dispositions anti autoritaires qui soient la cause première de sa mise à distance des organisations. Séverine connait, à la différence de Cyril, un habitus clivé : si leurs origines sociales peuvent être comparables, situées dans un même secteur de l‟espace social, la trajectoire de Séverine se distingue par son contact prolongé et privilégié avec certaines fractions parmi les plus défavorisées des classes populaires, via sa scolarisation prolongée en ZEP puis sa mise en ménage provisoire à Lille. De même Ŕ et ce n‟est peut être pas sans lien Ŕ elle a elle-même suspendu ses études 3 ans durant pour se salarier, et les a repris dans des conditions de demandeur d‟emploi. Cet habitus clivé est largement perceptible dans son style langagier, 106 fait d‟un français bien maitrisé mais empreint d‟expressions très familières, souvent vulgaires. C‟est la rencontre, chez elle, entre des dispositions humanistes héritées et l‟entre-deux social fondateur dans lequel elle a évolué qui semble avoir fondé son engagement militant. Si celui-ci ne peut être entièrement nécessité par cette rencontre, la forme qu‟il a prise et les valeurs qu‟elle veut défendre y sont sans doute liées. Les affrontements entre syndiqués et non syndiqués au Pôle cathédrale et en faculté des sciences ne sont pas comparables, les formes de l‟auto-organisation que l‟on trouve dans ce dernier pôle n‟ayant pas eu d‟équivalent au PUC. Durant le CPE, l‟UNEF n‟a pas d‟équipe dans les UFR de droit / économie / sciences politiques : la militante syndicale présente en 2007 n‟a pas été socialisée syndicalement comme le reste de l‟équipe204, et évolue dans un pôle où la mobilisation est difficile, en raison à la fois de la présence forte de militants de l‟UNI (ou des corporations) et d‟une base sociale moins réceptive au cadre d‟injustice mobilisé. C‟est directement contre les pratiques syndicales déployées, et non en premier lieu contre l‟existence même du champ du syndicalisme étudiant, que s‟y est élevée la contestation des non syndiqués. Pour autant, l‟un des buts de GEA était, pour Séverine, de « faire participer les gens », contre la prétention de ceux qui « décident à 10 pour le bien du peuple entier » (faire « un truc populaire », « sans adhésion », où « vient qui veut ») : en d‟autres termes, GEA était une tentative pour elle de lever les barrières à l‟entrée du champ, une tentative de remise en cause du champ, de son histoire et des divisions qui le traversent (« on aurait même pu se retrouver à débattre avec l’UNI »), effectuée Ŕ en négatif Ŕ au nom des classes populaires dépossédées de leurs droits à gérer leurs affaires. L‟entretien mené avec Séverine et l‟expérience de GEA sont certainement les données les plus révélatrices du fonctionnement du sous champ syndical étudiant. Cette remise en cause du champ de la représentation étudiante s‟est accompagnée d‟une irruption en son sein, à l‟occasion des élections aux conseils centraux du printemps 2008. Les réactions des militants ne se sont pas fait attendre : critiques relatives aux références dont le nom choisi était porteur (« on nous a dis que c’était un truc de droite »), quant aux pratiques non respectueuses des règles en vigueur au sein du champ (« c’est pas chez vous ici », lança une syndicaliste lors d‟une diffusion de tracts GEA sur le Campus), quant à l‟incapacité à saisir les enjeux du champ (division des voix de la gauche au lendemain de l‟adoption de la loi cadre de privatisation des universités), et défiance quant 204 C‟est par ailleurs, à l‟heure d‟aujourd‟hui, la seule militante de l‟UNEF de cette génération syndicale à être entrée au Parti Socialiste à Amiens. 107 aux objectifs mêmes du groupe (la présence dans GEA de deux militants Ŕ du Mouvement des Jeunes Socialistes et des Souris Vertes Ŕ hostiles à l‟UNEF nourrissant la croyance d‟une démarche visant à concurrencer le syndicat, donc d‟une démarche téléguidée par des adversaires au sein du champ). « Alors après c‟est contradictoire, parce que d‟un autre côté sans les syndicats je vois pas bien ce qu‟on peut faire, mais parce que aussi j‟pense que c‟est l‟institution reconnue, c'est-à-dire que, tu regardes pour les réformes le ministère il convoque pas des groupes de gens qui se mobilisent ils convoquent LE syndicat, c‟est la parole officielle, voilà c‟est l‟institution, c‟est… voilà. Ok. Sauf que… je trouve pas que leur travail soit particulièrement efficace quoi… Après je suis pas anarchiste pour autant quoi ! Mais je sais pas, je m‟y retrouve pas… non… je sais pas, faudrait monter un parti Ŕ un de plus Ŕ ou un syndicat Ŕ un de plus… Alors que ça aussi je trouve ça complètement débile quoi, ce qui se passe avec la gauche, y‟a sans cesse des partis qui se créent, qui se décrée ou qui se recrée, de gauche ou d‟extrême gauche et au final ça change jamais rien parce qu‟au final c‟est toujours le même groupe de 10 qui crée son parti en pensant qu‟il va changer le monde et finalement il change rien à part qu‟il s‟embrouille avec le groupe de 9 qui reste quoi ». « Ca a été compliqué avec l‟UNEF, qui avait plus ou moins le monopole on va dire de la lutte en général… Oui, c‟était les pros de la lutte quoi. Eux ils faisaient la lutte, ils faisaient à leur façon la lutte. Moi ça me convenait pas. J‟étais pas la seule, donc avec une poignée de couillons, comme je disais tout à l‟heure, on s‟est dit “ben pourquoi, puisque ça nous plait pas, puisque d‟un autre côté on est pas très productifs on arrête pas de gueuler que ça nous plait pas mais on propose rien d‟autre quoi ”, donc le but c‟était dans la continuité du mouvement de proposer des choses à la fac, de porter des revendications tout ça, sans être un syndicat, sans demander de cotisations, un truc populaire entre guillemets dans le sens ou viens qui veut, on débat on vote et voilà. Donc le but c‟était d‟être élus aux conseils de la fac, de représenter les étudiants mais sans leur faire prendre de carte, sans… voilà. Donc on aurait pu se retrouver à débattre avec des mecs de l‟UNI, ils auraient pu prendre part à des votes, voilà. C‟était ça l‟idée. C‟était essayons de faire décider le plus grand nombre en faisant participer le plus grand nombre quoi, sans se retrouver dans des réunions d‟appareils où on décide à 10 de combien on va coller d‟affiches, qui va differ, c‟était un truc comme un collectif plutôt, je sais pas. Voilà, c‟était ça l‟idée, c‟était de proposer un autre truc puisqu‟on était pas content des formes d‟action qu‟on nous proposait » « Et puis il y a, tu vois c‟est aussi ce qu‟on avait essayé de faire un peu avec GEA, le but de GEA c‟était vraiment un truc d‟amateur hein, moi je le reconnais, c‟était loin d‟être construit, c‟était loin d‟être bien fait… voilà, c‟était une bande de couillons qui avaient décidé qu‟on pouvait faire autre chose, voilà, on a fait GEA. Le but de GEA c‟était pas du tout de faire un syndicat, le but de GEA c‟était… de… c‟était d‟essayer au maximum en sachant que ça allait être très compliqué de faire participer les gens. Parce que moi c‟est ça aussi qui me pose des problèmes avec les partis ou les syndicats c‟est qu‟au bout d‟un moment, tant qu‟ils sont pas élus les gens ils sont sur le terrain, ils militent, ils écoutent, puis dès qu‟ils sont élus qu‟ils ont un siège Ŕ regarde c‟est comme dans les instances de la fac, c‟est la même chose, ils décident des trucs entre élus pour le bien être du peuple entier. Alors moi c‟est pareil ça me violente, c‟est quelque chose qui me violente, je ne comprends pas. Maintenant en en ayant fait une toute petite expérience et en le voyant parce que je suis élue à l‟Ecole Doctorale etc., là avec les doctorants on s‟est cassé le cul toute l‟année à organiser des réunions, des AG, à les préparer, à differ, à afficher, à envoyer des mails, ben on a jamais eu personne. [silence] Donc il y a aussi un moment où les gens ils viennent voter, ils se disent « oh ben ceux là c‟est des bons, ils se bougent le cul on les voit tout le temps, donc quand ils vont être élus ils vont travailler, mais bon quand on a élu des gens après ils se démerdent quoi ». Donc c‟est… tu vois je suis pas anti-syndicat, c‟est pas ça le truc, c‟est qu‟il y a des trucs qui me plaisent pas et j‟ai pas solutions. Faire participer une majorité de gens, ça marche quand tu bloques la fac, maintenant sur le long cours quand tu montes des trucs et tout ça tu te retrouveras toujours avec la poignée d‟irréductibles Ŕ comme le village d‟Astérix Ŕ qui viendra à tes AG et au final tu prendras les décisions à 10. Et c‟est toujours pareil quoi ». .Séverine, étudiante mobilisée en 2007 et en 2009, non syndiquée, non militante politique 108 3 – Les organisations contre les individus Adrien, ou les conséquences d’un rapport « malheureux » à l’école J‟ai connu Adrien en 2007, comme Cyril et Séverine, dans le cours de la mobilisation contre la LRU. Malgré le fait que ce dernier était étudiant au Campus, comme moi, je n‟ai jamais eu de relations privilégiées avec lui durant la mobilisation : nous n‟étions alors qu‟un nombre très restreint de syndicalistes pour assumer les tâches de gestion du mouvement, et je n‟ai en définitive pas lié de relations avec les gens qui ne prenaient pas part à celles-ci. Nos positions dans l‟espace de la mobilisation étaient, en un mot, trop éloignées. Je ne sais pas quelles représentations l‟animent à mon égard avant l‟entretien. Adrien n‟a que très peu souvent été, à la différence des deux précédents interviewés, caractérisé comme un « toto » : ayant moi-même entretenu des relations extrêmement complexes avec les « totos » du campus lors du mouvement de 2007, je me suis reporté sur un « non syndiqué » fidèle aux pratiques protestataires et devenu l‟un des cadres Ŕ non pas tant en terme de gestion politique de la mobilisation qu‟en terme de vie collective Ŕ du mouvement de 2009. Comme les deux autres étudiants interviewés, Adrien s‟exprime dans un français parfait, et parle calmement. Je suis assez surpris de connaître son âge : il est plus âgé que moi, né en 1985, et a en connu un parcours scolaire qu‟il qualifie lui-même de « chaotique ». Ses parents font Ŕ eux aussi Ŕ partie du monde éducatif, son père étant médiateur familial et sa mère institutrice en CLIS. Ses grands-parents paternels étaient des pieds-noirs algériens, revenus en France quelques mois après la naissance de son père : sa grand-mère semble n‟avoir jamais travaillé (il est sur le sujet assez évasif), et son grandpère a fait « plein de choses » (« il a été trésorier, il a travaillé dans des banques, il a travaillé dans l’ingénierie… En fait il a fait tellement de choses que je sais pas vraiment ce qu’il a fait [rires] »). Il est très peu renseigné sur les professions occupées par ses grandsparents maternels (« les parents de ma mère je crois qu’ils vivaient à Paris quand elle est née, je crois qu’ils ont déménagés dans plusieurs villes de France. Famille plutôt religieuse celle-ci. Du côté de ma mère, ma grand-mère était adjointe au maire, à la fin de sa vie, je sais pas ce qu’elle faisait avant, et mon grand-père j’en sais rien [rires] »), signe d‟une rupture potentielle dans le noyau familial, a priori axé sur le rejet Ŕ de la part de sa mère Ŕ de l‟éducation qu‟elle a reçue (« ma mère a eu une éducation religieuse mais c’est quelque chose qu’elle a beaucoup rejeté… »). Lui a reçu à l‟inverse une éducation très 109 « open », ses parents étant « très humains », « très copains » (« peu d’interdictions, surtout des explications »). Il n‟a jamais fumé, sauf du cannabis, et son père en consomme d‟ailleurs lui aussi : lorsqu‟il a voulu essayé la cigarette, étant adolescent, ses parents lui en ont donné une de suite, ce qui l‟a « vacciné ». Pourvu de compétences scolaires, il attribue ses 3 redoublements au fonctionnement de l‟école, qui ne lui « correspondait » pas : « moi dans ce cadre là je prends aucun plaisir à étudier, j’y vois pas l’intérêt, et plus on me forcera à apprendre quelque chose et moins j’aurais envie de le faire ». Il n‟a pas d‟héritage militant direct. Si ses parents sont « intéressés aux questions sociales de par leur travail », et participent régulièrement aux manifestations, ils ne militent dans aucune organisation et ne sont pas syndiqués. Il manifeste une première fois contre la présence de J.M Le Pen au second tour de l‟élection présidentielle, en 2002, d‟une manière presque « naturelle » (« c’était très important pour tout le monde, donc pas de questions à se poser quoi »). Mais c‟est en 2006, avec la lutte anti-CPE, qu‟il participera activement pour la première fois à une mobilisation. Arrivé « par hasard » dans le mouvement Ŕ un des leaders du mouvement est venu le chercher pour représenter les filières littéraires dans le bureau de l‟AG Ŕ il va finalement se prendre au jeu et y participer de plain-pied. A la sortie du lycée, après l‟obtention d‟un baccalauréat littéraire en 2006, il prend une année sabbatique pour réfléchir à son orientation. Il ne s‟inscrit donc à la fac qu‟en 2007, et tombe dans la lutte anti-LRU lors de sa première année de psychologie, se rendant « par curiosité » aux premières AG de mobilisation. Il ne lui en reste que peu de souvenirs aujourd‟hui, excepté ceux des « grosses soirées » : il n‟était de ses propres dires « pas très actif », en faisait « le minimum ». En réalité, il dit avoir passé le maximum de son temps « à écouter », à « prendre ses marques », n‟ayant « pas d’armes pour construire quoi que ce soit ». Il se souvient d‟un manque de cohésion dans le groupe d‟étudiants mobilisés au campus, d‟un « noyau dur » syndical qui essayait de « tirer tout le monde vers le haut » et d‟une majorité de personnes qui « suivaient sans trop se poser de questions ». La mobilisation de 2009 lui a laissé une image inverse, celle d‟un groupe étudiant très soudé, duquel émanait « une bonne énergie ». Pour autant, malgré toute la « créativité » du groupe, les choses différentes ayant été mises en place, « personne n’en a jamais parlé » dans les médias : Adrien a été choqué, durant ces deux mobilisations, à la fois par la violence de la répression policière et par le « black out » médiatique qui a englobé le mouvement étudiant. Pour lui, la meilleure manière de combattre le silence des médias aurait été de 110 leur imposer une meilleure créativité dans le répertoire d‟action protestataire (« on fait des AG, on bloque nos facs, on fait des manifs, on fait des panneaux, mais à aucun moment on est originaux dans notre manière de proposer les choses, et donc on est pas entendus… On parle souvent de Mai 1968 […] mais ça a fonctionné parce que c’était hors norme quoi, et tant qu’on restera dans la norme on pourra pas être entendu, choquer l’opinion publique… »). Durant la seconde mobilisation, il s‟est senti plus légitime, dans un processus de mobilisation qui a « coulé tout seul » (« y’a une AG, alors on va à l’AG, on dit bonjour aux copains qu’on connait, puis y’a des comités de mobilisations… »). S‟il a perçu en 2007 des tensions, des « guéguerres » entre syndiqués et non syndiqués, il n‟a pas voulu y prendre part, comprenant que les syndicalistes aient besoin de faire du syndicalisme mais comprenant que certaines « façons de faire, de proposer ou un peu d’imposer des choses parfois ne correspondaient pas à tout le monde ». Il renvoie les deux groupes dos à dos, sans prendre parti car « au-delà des guéguerres, c’est toujours des individus ». Les problèmes ne se sont pas posés avec une telle acuité en 2009, car le groupe était pour lui beaucoup plus soudé, et surtout il y avait « beaucoup moins de syndiqués » (ce qui est faux, mais ce qui témoigne de l‟effacement Ŕ réussi cette fois Ŕ de la structure syndicale au sein du comité de mobilisation). Il n‟a rien contre les syndicats, mais pense que se syndiquer ne serait pas pour lui « une bonne solution », car il se « sentirait enchaîné à quelque chose » et n‟aurait « plus sa liberté pour finalement faire ce [qu’il] a envie de faire ». Il est plutôt partisan d‟un « militantisme du quotidien », axé sur la manière dont on comprend et perçoit les choses, dont on peut ou non s‟ « exprimer ». Il me dira après l‟entretien trouver parfois les organisations néfastes, dans la mesure où elles « étouffent la créativité des individus ». Il ne se reconnaît dans aucun parti politique, même s‟il est plus attiré vers la gauche. Quand on lui demande quel serait pour lui le programme politique idéal, il avance l‟idée d‟un programme qui « proposerait vraiment aux gens de prendre leur vie en main, plutôt que de vouloir changer le monde extérieur », reprenant l‟adage conseillant d‟ « être le changement que tu veux voir dans le monde ». Même s‟il pense que nous pourrions d‟ici peu tomber dans « le totalitarisme le plus complet », il n‟imagine paradoxalement pas l‟avenir forcément pire qu‟aujourd‟hui, tout comme il ne pense pas que le passé soit forcément à idolâtrer (« tout est différent, c’est une question d’équilibre ». Il ne veut pas penser sur le long terme : pour lui, il faut vivre l‟instant présent, car « cela évite des déceptions ». 111 La société des individus Le parcours d‟Adrien pourrait être, sous plusieurs aspects, rapproché de celui de Cyril. Chez lui aussi, la profession de son père Ŕ médiateur familial Ŕ semble avoir joué un grand rôle dans le type d‟éducation qu‟il a reçu, et chez lui aussi ce type d‟éducation a joué un rôle dans son rapport au monde scolaire. Dans son cas, son rapport au monde scolaire a été bien plus complexe : à la suite de son éducation, très libérale culturellement et orientée vers l‟épanouissement individuel, il est devenu un inadapté scolaire, incapable de se plier au jeu de l‟école malgré ses compétences. Nous serions bien en peine d‟appréhender la trajectoire familiale dont il est issu en termes de mouvement ascendant ou descendant, faute d‟éléments concrets sur les professions de ses grands-parents. Mais c‟est bien plutôt dans son cas un phénomène de rupture culturelle qui semble marquer cette trajectoire, notamment dans sa branche familiale maternelle, rupture ayant pu orienter les choix éducatifs de ses parents. Appris très tôt à se construire « individuellement », et si besoin contre « la société », il développe une fracture qui se retrouve dans son rapport au monde scolaire puis au monde social dans son ensemble, vécu sur le thème de l‟entrave. Malgré sa participation à active à trois mouvements de jeunesse (2006, 2007, 2009), il dispose de capitaux militant et politique Ŕ hérités comme acquis Ŕ bien inférieurs à ceux de Cyril et Séverine. Il ne s‟est jamais trouvé dans une situation d‟opposition aux organisations syndicales, et n‟a quasiment jamais été étiqueté comme « toto », cependant sa position dans l‟espace social le rapproche de ces derniers ; et s‟il n‟a jamais voulu prendre part aux « guéguerres » entre groupes de syndiqués et de non syndiqués, il a fait le choix pour luimême de se tenir à distance des organisations et développe à ce sujet des prises de positions qui peuvent nous éclairer. C‟est la place accordé à l‟individu qui est chez lui centrale dans ses prises de position. Il ne prend pas part aux luttes entre étudiants syndiqués et non syndiqués parce qu‟il rappelle que malgré tout, c‟est toujours des individus. Il ne se reconnaît aujourd‟hui dans aucun parti politique, mais s‟il devait défendre un programme, ce serait un programme orienté vers la « responsabilisation des citoyens » (« un parti qui proposerait vraiment aux gens de prendre leur vie en main plutôt que de vouloir changer le monde extérieur »). Son malaise personnel Ŕ qui peut être saisi au croisement entre des dispositions « anti-autoritaires » héritées et l‟ambiance de caserne que peut représenter, notamment pour les individus développant de telles dispositions, l‟institution scolaire Ŕ se mue chez lui en perspective politique (ou plutôt en absence de perspective politique) : ne 112 pas changer le monde pour le conformer à ses vues, ce qui est impossible comme il l‟a constater dans son rapport à l‟école, mais « être le changement que tu veux voir dans le monde ». De la même manière, il estime que les organisations ne sont pas nécessaires (« j’pense qu’on a pas besoin d’organisation, on a besoin tous faire quelque chose dans notre vie quotidienne, avec les gens qu’on connaît »), voire néfastes (« ce qui est problématique dans les organisations, c’est que ça étouffe l’individu, et du coup chacun ne peut pas apporter sa créativité ») : il y a « autant de programmes politiques que d’individus, chacun a sa propre pierre à apporter à l’édifice ». On retrouve ces vues dans sa prise de distance vis-à-vis des organisations, et notamment des syndicats étudiants : il se « sentirait enchaîné à quelque chose » s‟il adhérait à un syndicat, et n‟aurait « plus sa liberté pour finalement faire ce [qu’il] a envie de faire ». Il n‟aime pas « avoir le nez dans le guidon », aime « prendre du recul sur les choses » : son militantisme à lui n‟est pas « politique », mais plutôt « psychologique », pour reprendre ses mots, un « militantisme du quotidien », axé sur la « perception des choses ». La « créativité », l‟ « innovation » Ŕ qui s‟opposent aux carcans que fait peser le monde social Ŕ sont très importantes pour lui, et il attribue d‟ailleurs une grande partie des échecs des mobilisations successives à un manque d‟innovation dans le répertoire des actions protestataires (« on fait des AG, on bloque nos facs, on fait des manifs, on fait des panneaux, mais à aucun moment on est originaux dans notre manière de proposer les choses, et donc on est pas entendus… On parle souvent de Mai 1968 […] mais ça a fonctionné parce que c’était hors norme quoi »). Adrien pense qu‟ « il ne faudrait pas grand-chose pour qu’on bascule dans un totalitarisme complet et qu’on ne s’en aperçoive même pas, parce qu’on a pas de recul sur ce qu’on fait tous les jours » : « nos gestes quotidiens, on croit qu’on les fait d’abord pour nous alors qu’en fait on les fait pour la société ». Le monde social Ŕ la « société» Ŕ et son emprise sur les individus comporte un risque totalitaire : dans son système de représentations valorisant l‟individu, le contrepied consiste en la dévalorisation de tout collectif qui ne serait pas un agrégat d‟individualités. Malgré son diagnostic très négatif de la situation actuelle, il se refuse à porter un jugement sur celle-ci (« demain ne sera pas mieux ni pire qu’aujourd’hui, mais différent »). Son rapport au temps est d‟ailleurs également désocialisé, emblématique d‟un « présentisme » extrême : « moi je pense que vraiment le monde il se vit dans le présent, dans l’instant, là où on est aujourd’hui, là en train de parler de ça, le monde il se vit pas dans 10 ans, il se vit pas demain ou dans un an. Bien sur il faut planifier, il faut construire son existence, mais la meilleure manière d’avoir 113 un monde tel qu’on le désire, tel qu’on l’espère dans 10 ans, c’est vraiment d’investir chaque instant aujourd’hui, ne pas se préoccuper de demain. Je crois que vraiment l’erreur elle est là, et moi ça m’intéresse pas du tout de me préoccuper de comment sera le monde dans 10 ans, parce que je sais que dans 10 ans je serai à ma place, je me serai adapté, j’aurai continuer à suivre le monde j’aurai pas espéré des choses et j’aurai pas été déçu quoi. J’pense que plus on s’attend à des choses et plus on est déçus des choses, parce qu’elles sont jamais comme on s’y est attendu quoi. La meilleure manière d’être serein et bien dans chaque situation c’est justement de rien attendre et de prendre tout ce qu’il y a à prendre sur l’instant ». « Politiquement je milite pas du tout… disons que moi mon militantisme il se situe pas du tout de ce côté-là, il est plus idéologique, dans la manière de percevoir et de comprendre les choses. […] Moi j‟aime pas quand on a le nez collé au viseur et qu‟on voit plus rien de ce qu‟il y a autour. Moi j‟ai besoin d‟apporter une vision globale, mon militantisme c‟est idéologique, c‟est psychologique même. C‟est permettre aux gens de pouvoir fonctionner ensemble et, quand ils veulent avancer vers un but qui me parait juste, moi, mon rôle à moi, que je ressens, c‟et toujours d‟être là pour… pour que les gens fonctionnent le mieux possible ensemble. C‟est plus au sein même de la chose, c‟est plus un militantisme du quotidien, dans la façon de s‟exprimer, de… C‟est un peu imprécis ce que j‟essaie de te dire mais… […] C‟est vraiment au niveau de la perception des choses. On est rarement satisfait de ce qu‟on a, ou on projette beaucoup de négativité sur le monde qui nous entoure, et si on porte un regard beaucoup plus positif, avec beaucoup plus de recul sur les choses, ben on s‟aperçoit qu‟elles sont pas si noires, et que finalement il suffit de peu pour se rendre la vie bien meilleure quoi… C‟est vrai dans n‟importe quelle situation, mais c‟est aussi vrai dans un mouvement politique quoi. Moi j‟me suis senti utile à ce niveau là, plutôt que mettre toujours en valeur le négatif, il était toujours important de se dire “où est-ce qu‟on en est ?”, “qu‟est-ce qu‟on y gagne là dedans ?”. Parce que même dans les choses négatives y‟a toujours une grosse part de positif qui nous enseigne des choses. Mon militantisme à moi il se place là, c‟est plus un militantisme psychologique, c‟est pas… Je suis pas à proprement parlé engagé politiquement quoi. » « Quelle est la direction politique dans laquelle il faudrait avancer pour toi ? Je sais pas. Plus une responsabilisation des citoyens. Un parti qui proposerait vraiment aux gens de prendre leur vie en main plutôt que de vouloir changer le monde extérieur. Je pars vraiment du principe qu‟ « il faut être le changement que tu veux voir dans le monde », je sais pas si tu connais cette citation, à chaque fois que tu voudras changer les choses extérieures, tu iras dans le mur si tu as pas créé ton propre changement, si toi t‟es pas apte à te changer toi-même, comment veux tu que le monde extérieur te change ? Moi mon parti politique, ce serait plutôt des propositions d‟une meilleure compréhension de notre fonctionnement, de notre façon de penser, d‟agir, de réagir émotionnellement, physiquement et compagnie, pour finalement mieux vivre les choses plutôt que vouloir toujours les changer. Quand tu vis mieux les choses, quand on les accepte, on est plus capables une fois acceptées de les laisser de côté ou de les modifier si besoin est, mais faut d‟abord les accepter pour ça. J‟pense pas qu‟il faille refuser quoi que ce soit pour changer le monde. Faut d‟abord accepter le monde tel qu‟il est, et une fois qu‟on vit dans ce monde là, qu‟on l‟a intégré, on peut commencer à agir à l‟intérieur. […] J‟pense qu‟on a pas besoin d‟organisation, on a besoin de tous faire quelque chose dans notre vie quotidienne, avec les gens qu‟on connaît. C‟est ça qui est problématique dans les organisations, c‟est que ça étouffe l‟individu, et du coup chacun ne peut pas apporter sa créativité, alors qu‟on a besoin de nouveauté et de créativité. Il y a autant de programmes politiques que d‟individus, chacun à sa propre pierre à apporter à l‟édifice […] Nos gestes quotidiens, on croit qu‟on les fait d‟abord pour nous alors qu‟en fait on les fait d‟abord pour la société. On croit qu‟on en a besoin, alors que c‟est juste un besoin que la société nous donne quoi. » . Adrien, étudiant mobilisé en 2007 et en 2009, non syndiqué, non militant politique 114 CONCLUSION – Organisations et clivages sociaux L‟étude de la composition, générationnelle et sociale, de l‟espace de la mobilisation de 2009 entre en résonnance avec les pistes avancées dans les parties précédentes de notre travail. Si on valide la caractérisation « cyclique » des mobilisations étudiantes de 1998-2009, ce cycle comprendrait au moins deux cohortes distinctes (trois avec celle issue du mouvement contre le rapport Attali), dont les expériences fondatrices se situent en 2002 et en 2006. De la même manière, sur le Campus amiénois, l‟analyse des trajectoires d‟engagement des protagonistes de 2009 souligne la persistance majoritaire des mêmes réseaux entre 2007 et 2009, renvoyant à notre analyse du cadre d‟injustice similaire développé lors des deux mobilisations. La composition sociale du mouvement nous fournit cependant une information complémentaire quant à l‟efficience de ce cadre, appelant avec succès à la vie publique les « enfants des classes populaires », effectivement largement surreprésentés dans notre population statistique. Si leur présence était manifeste lors des assemblées du mouvement (révélée notamment par certaines « interv’ » prenant la forme de sondages à main levée), nous savons maintenant qu‟elle existait également dans les cadres de décision du mouvement. Ces cadres, qui constituaient le centre de l‟ « espace de la mobilisation », nécessitent Ŕ pour qui veut y participer Ŕ la détention, en dernière analyse, d‟un certain volume de capital culturel, comme le laisse apparaître l‟analyse statistique : si les étudiants issus des classes populaires ont pu prendre part à ces cadres, ce n‟est que sous une forme particulière, c'est-à-dire après avoir accumulé, en priorité dans les organisations syndicales et politiques, d‟autres espèces de capitaux pouvant se substituer à ceux leur faisant défaut. La division du travail au fondement de l‟organisation du mouvement social (une organisation du travail consistant par essence en une division de celui-ci) favorise les enfants issus des couches sociales assumant des tâches de direction, ou de prises de décision, dans le monde social global, et ceux des couches dominées ne trouvent les ressources pour combattre cette inégalité Ŕ reproduite dans le cœur du mouvement social s‟y opposant Ŕ que dans les organisations de mouvement social. Pour reprendre les termes de P. Bourdieu il faut, pour les plus démunis culturellement ou économiquement, « toujours risquer l‟aliénation politique pour combattre l‟aliénation politique205 ». De leur côté les étudiants issus des « professions intermédiaires », et plus encore des « cadres et PIS », ne connaissent pas Ŕ même si l‟entrée dans les organisations instituées renforcent leurs dispositions à effectuer des tâches de directions et leur stocks de 205 Voir BOURDIEU P., « La représentation politique », Op. Cit. 115 capitaux Ŕ de nécessité à s‟organiser collectivement pour construire une « ligne » et apprendre comment la défendre publiquement. Plus encore, en fonction de leurs parcours personnels propres, certains de ces étudiants connaissent des difficultés à entrer Ŕ quand bien même ils le voudraient, comme le montre les cas de Séverine et Cyril Ŕ en adéquation avec les formes de structurations qu‟imposent les champs syndicaux et partisans. Si les affrontements ayant animé les mouvements étudiants de 2007 et de 2009 se cristallisent autour de l‟existence et de la dynamique de fermeture du sous-champ syndical étudiant (et du phénomène de dépossession du pouvoir sur les mouvements que cela engendre), ceux-ci pourraient paradoxalement alors se cristalliser dans le même temps autour des divisions proprement sociales du milieu étudiant. 116 CONCLUSION Au-delà des mobilisations parties prenantes de notre objet d‟étude, toute la décennie qui vient de s‟écouler aura été marquée par les mobilisations répétées de la jeunesse. La séquence politique ouverte par la situation de l‟entre-deux tour de la présidentielle de 2002, qui a vu des centaines de milliers de jeunes descendre dans la rue, semble ne s‟être pour l‟instant pas refermée. De la mobilisation contre la guerre en Irak de 2003 à la fronde contre la réforme des retraites de cet automne 2010, en passant par la mobilisation contre le CPE en 2006, les mouvements de jeunesse se sont succédés à un rythme effréné : mobilisation contre le LMD en 2003, mobilisation lycéenne en 2005 contre la « loi Fillon », lutte contre la loi LRU en 2007, contre ses « décrets d‟application » en 2009 et enfin mouvement lycéen quasiment ininterrompu sur l‟ensemble de la période 2007-2009206. Il semblerait que c‟est à un cycle de mobilisations de jeunesse que nous avons affaire, largement structuré Ŕ en ce qui concerne le milieu étudiant Ŕ par le cycle de réformes qu‟a déclenché le processus de Bologne dans l‟enseignement supérieur. Plus encore, dans l‟enceinte universitaire, ce monde pourtant réputé sans mémoire207, l‟enchainement des revendications et des temps de mobilisation pourrait bien avoir été à même de dessiner les contours d‟une unité de génération 208 propre, renvoyant justement à une mémoire et donc à des liens, des vécus et des enjeux communs209. Un survol rapide de l‟ensemble de ces mobilisations laisse apparaître à première vue deux axes structurant leurs contenus revendicatifs, dont la cohérence peut en effet faire naître la croyance en une unité à minima sociale Ŕ similarités de positions et de parcours dans l‟espace social Ŕ et 206 L‟absence, dans la liste des mobilisations de la jeunesse ici dressée, des « émeutes » des quartiers populaires de 2005 ne signifie pas une absence de reconnaissance quant au caractère de révolte sociale de ces évènements. Simplement, parler de cycle de mobilisation suppose un répertoire d‟action et un cadre d‟injustice semblable entre les mobilisations qui le constituent, et de ce point de vue les mobilisations de la jeunesse dans le cadre scolaire et dans le cadre d‟affrontements de rues ne sont pas comparables. 207 Comme le note à juste titre R. Morder, renvoyant au turn over permanent caractérisant le milieu étudiant. Voir MORDER R., (coord.), Naissance d’un syndicalisme étudiant, Editions Syllepse, 2006. 208 V. MANNHEIM K., Le problème des générations, Paris, Nathan, 1990. 209 Pour reprendre la définition de P. Nora, « la mémoire collective est le souvenir ou l‟ensemble de souvenirs, conscients ou non, d‟une expérience vécue et/ou mythifiée par une collectivité vivante de l‟identité de laquelle le passé fait partie intégrante » Si on considère plus précisément, à la suite de M. Halbwachs et de R. Bastide, que la mémoire est nécessairement collective, « lieu de rencontre » entre individus et entre groupes, force est de constater que le travail entrepris ici participe lui-même d‟ailleurs Ŕ nécessairement, par les interactions qu‟il a suscité Ŕ d‟une telle construction mémorielle. Voir LAVABRE M.C., « Usages et mésusages de la notion de mémoire en Sciences Humaines et Sociales », Critique internationale, 2000, volume 7, numéro 7, pp 48-57. 117 structurelle Ŕ situation de génération210 semblable définie notamment par le rapport à un certain état du système scolaire Ŕ des groupes jeunes ayant été les protagonistes de ces mouvements sociaux. Le premier de ces axes recouvre la revendication d‟une formation de qualité pour tous, incluant dans le même temps l‟autonomie intellectuelle et sociale du plus grand nombre et une insertion professionnelle réelle ; et le second couvre quant à lui le refus des logiques xénophobes et néoconservatrices sous leurs différentes formes, du refus de la banalisation de l‟extrême droite aux réactions anti-guerre211. Il aurait été possible d‟envisager plusieurs hypothèses quant aux déterminants sociaux et politiques de ces mouvements de jeunesse Ŕ baisse de la rentabilité des titres scolaires, nature d‟ « évènement fondateur » qu‟aurait pu revêtir pour différentes cohortes de jeunes la mobilisation d‟avril 2002, etc. Ŕ mais seule une étude approfondie, dépassant largement le cadre du travail de mémoire que nous avons entrepris ici, alliant études des parcours biographiques, études des mobilisations et des déterminants structurels pouvant présider à l‟émergence d‟une génération, serait à même de fournir des éléments de réponse. Dans le milieu étudiant amiénois, un changement substantiel du répertoire d‟action protestataire voit le jour en 1998, à l‟occasion de la mobilisation contre le rapport Attali. L‟adoption de l‟occupation comme mode d‟action prioritaire des mouvements, qui se systématise à compter de cette date, est à l‟origine de l‟ouverture répétée dans le cœur des luttes d‟un nouvel espace, à la fois spatial et social, remettant en cause les pratiques et les temporalités des organisations instituées. Cet espace trouve, à l‟échelle du pays, un forme de régulation proprement organisationnelle dans la rencontre entre la forme coordination et la formalisation de pratiques de démocratie directe, par ailleurs largement favorisées par les implications pratiques du squat lui-même : pour les syndicalistes notamment, l‟occupation doit tenir et la vie collective doit s‟organiser, de manière formelle si nécessaire. L‟espace peut être appréhendé sous deux angles. Le premier est celui de son autonomie relative, notamment perceptible à la rémunération avantageuse du capital culturel et du capital militant qui y a cours212. Le second est celui de sa temporalité : la différence entre la notion de mouvement social et celle de SMO repose notamment sur une différence d‟institutionnalisation, d‟inscription dans la durée. L‟ouverture répétée de l‟espace des mobilisations, au gré des mouvements successifs, a brouillé les cartes entre les 210 MANNHEIM K., Op. Cit. Cet axe recouvre au passage les réactions qui firent suite à ce qui fut perçu comme un crime raciste de la police française, en 2005. 212 Là où le capital militant, dans le syndicalisme étudiant, est le fondement inébranlable de l‟ordre du champ. 211 118 deux niveaux de réalité, en plaçant ce dernier dans une situation de semiinstitutionnalisation : si aucune organisation instituée ne voit le jour, les pratiques se transmettent au sein d‟équipes militantes dotées finalement elle-même d‟une certaine permanence. A Amiens, les tentatives d‟institutionnalisation en tant que telle de cet espace Ŕ c'est-à-dire ses tentatives d‟irruption dans le champ de la représentation étudiantes Ŕ ont d‟ailleurs eu lieu, à trois reprises, témoignant ainsi de l‟autonomisation de ce dernier. Si la distinction entre les mouvements sociaux et les SMO résident dans leur degré différencié d‟institutionnalisation, la récurrence des mouvements étudiants de la dernière décennie et leurs formes particulières ont donnée naissance à un espace d‟un type nouveau, s‟inscrivant dans la durée mais non nécessairement institutionnalisé. Ce phénomène n‟a bien évidemment pu voir le jour, en milieu étudiant, que par l‟existence d‟un cycle intense de mobilisation. Plus encore, au regard des données issues de l‟étude des mobilisations de 20022006 ou des habitus militants développées par les cohortes syndicales successives 213, la double temporalité politique ouverte par les squats d‟universités pourrait même être à l‟origine d‟un rapport spécifique et générationnel à la politique, plus intime et orienté vers la vie quotidienne, « ici et maintenant ». Cette rupture dans l‟histoire des mouvements étudiants intervient dans une période historique pour le moins singulière. Dès le milieu des années 1990, mais plus encore à partir de 2002, la « modernisation » néolibérale est enclenchée sur tous les fronts, et en premier lieu à l‟Université, structure de formation des futurs salariés qualifiés. Suite à la fois à l‟expérience socialiste du pouvoir et à la chute du Mur de Berlin, cette même période est également celle de la déstructuration militante des partis de gauche et de l‟autonomisation du champ politique214. Comme le relève L. Mathieu, cette autonomisation, qui est aussi une fermeture et une professionnalisation de ce dernier, s‟est accompagné d‟une recomposition et d‟une autonomisation parallèle du désormais nommé, au singulier, « mouvement social ». Cette prise de distance avec les partis des organisations (non partisanes) parties prenantes de l‟ « espace des mouvements sociaux », pour reprendre le concept de Mathieu, a également été l‟occasion à la fin des années 1990 de remettre au gout du jour des formes de démocratie « directe », précautionneuse vis-à-vis de la délégation de pouvoir, notamment au sein de la nébuleuse altermondialiste. Cette structuration complexe du monde militant Ŕ marqué également par 213 214 BRUSADELLI N., Op. Cit. MATHIEU L., Op. Cit. 119 les tentatives d‟irruption d‟organisation non partisanes dans le champ partisan dans les temps les plus proches, comme en témoigne l‟expérience de la campagne de 2005 contre le Traité Constitutionnel Européen ou encore l‟expérience des « collectifs antilibéraux » de 2007215 Ŕ a largement imprégné les milieux militants de jeunesse, notamment étudiants. Alors même que les organisations de mouvement social prennent toujours plus de recul vis-à-vis du champ partisan et que les modalités de l‟action étudiante appelle des formes d‟organisations antinomiques à celles en vogues dans les champs partisans et syndicaux216, le champ de la représentation étudiante lui-même connaît des transformations : la première est celle induite par la réunification des deux UNEF de 2001 ; la seconde est celle induite par la puissance de la mobilisation anti-CPE de 2006, qui semble avoir provoqué dans ce secteurs aussi un phénomène d‟autonomisation. Ces transformations prendront tous leurs effets lors des mobilisations de 2007-2009, en pleine offensive néolibérale sur l‟Université, durant laquelle les étudiants mobilisés seront finalement dépossédés de la gestion de leur lutte par l‟organisation instituée représentative. Si ce contexte historique spécifique peut fournir un éclairage quant à notre questionnement initial, c'est-à-dire quant à la réalité des luttes ayant opposés les étudiants syndiqués et non syndiqués lors des dernières mobilisations, il est loin d‟être suffisant. L‟analyse conjointe que nous avons effectuée du syndicalisme étudiant, à travers le concept de champ, et de la division du travail au sein des mobilisations, à travers le concept d‟espace, nous apporte en effet des précisions supplémentaires. Comme nous l‟avons dit, le (sous) champ syndical étudiant comme l‟espace des mobilisations se structurent en fonction d‟une distribution différenciée de capitaux de différents types. La différence d‟institutionnalisation distinguant l‟espace du champ a une conséquence majeure : le premier fonctionne principalement sur la base d‟un capital hérité dans le monde social, c'est-à-dire le capital culturel ; et le second sur la base d‟un capital qui s‟acquiert217 en son sein, le capital militant. Si l‟on rajoute à cela l‟éthos d‟origine fondamentalement inspiré du marxisme dont le syndicalisme étudiant est porteur, cela dessine en filigrane les divisions sociales que l‟on a pu dans notre travail constater 215 Qui est une tentative, pour les organisations parties prenantes de l‟espace des mouvements sociaux, de pénétrer le champ partisan dans lequel elles ne trouvent pas d‟offre politique satisfaisante. 216 Dont on sait par ailleurs combien ils sont confondus en France. 217 Même si un stock minimal de capitaux Ŕ social, culturel, politique, organisationnel, etc. Ŕ est nécessaire pour qui veut payer le droit d‟entrée du sous champ syndical étudiant, le coût à payer est moindre et les espèces de capitaux valables plus nombreuses que celui permettant de prendre pied dans le centre névralgique de l‟espace du mouvement social. De plus, le champ permet, à ceux qui y prennent part, de faire fructifier leur stock initial de capitaux et de le reconvertir pour partie en capital militant. 120 statistiquement : les enfants des classes populaires, dont l‟implication dans l‟espace de la mobilisation nécessite au préalable l‟accumulation de capital militant, se retrouve tendanciellement dans le champ syndical étudiant, par ailleurs porteur d‟un système de représentations et d‟action qui fait écho à leurs héritages protestataires familiaux. Nous n‟avons pas procédé à une série d‟entretien avec des syndicalistes de milieux populaires, mais nous pouvons néanmoins penser que certaines dispositions de ces catégories, acquises dans la famille ou encore dans un certain rapport à l‟institution scolaire, sont dans une certaine mesure adaptées aux formes de structuration imposée par le fonctionnement sous forme de champ aux organisations qui y sont dominantes. A l‟inverse, comme nous avons pu le percevoir à travers les entretiens menés et restitués, les formes d‟ « autoorganisation » des mouvements peut bien souvent correspondre aux attentes de certaines dispositions socialement constituées et dont les enfants des « professions intermédiaires », et notamment des travailleurs éducatifs, sont porteurs. Pour partie, les lignes de fractures des mouvements étudiants récents sont également des lignes de fracture sociales. Si l‟existence et la dynamique du sous-champ syndical étudiant ont cristallisé à ses frontières les oppositions entre étudiants des mouvements de 2007-2009, l‟ensemble des protagonistes de ces derniers ont pu expérimenter Ŕ conjointement et au gré des temps d‟actions successifs Ŕ la construction et l‟utilisation d‟un système de pratiques appuyé luimême sur un système de légitimation perfectionné. La pratique de l‟occupation, nécessairement doublée de celle de l‟auto-organisation pour des raisons matérielles, appuyée sur à la fois sur une rhétorique démocratique radicale et un cadre d‟injustice néomarxiste, a pu générer une certaine pratique de la politique à caractère générationnel. Ce qui renforce l‟hypothèse de l‟émergence d‟une unité de génération en tant que telle, avec ses divisions sociale mais soudée par ses expériences collectives, à travers les mouvements étudiants et lycéens de la décennie passée. Cette unité de génération, formée par la jeunesse scolarisée de gauche des années 2000, resterait cependant divisée dans ses modalités d‟actions, et ne se retrouve pas en majorité dans les appareils politiques et syndicaux. Certaines de ses franges interviennent néanmoins politiquement à l‟aide de pratiques caractéristiques, comme l‟illustre le récent mouvement des « indignés », réclamant une « démocratie réelle » et occupant les places publiques. Deux pistes peuvent être tracées à partir du présent travail en vue de recherches futures. La première s‟intéresserait aux phénomènes de transmissions intergénérationnels dans les champs politiques et syndicaux, de manière à saisir comment les jeunes issus des mouvements de 121 la dernière décennie renégocient leurs dispositions au sein des appareils traditionnels du mouvement ouvrier, avec les générations qui les ont précédées. La seconde enfin s‟intéresserait non pas aux dynamiques générationnels internes au champ politique, mais tenterait de saisir celles se déroulant à ses frontières. En d‟autres termes, elle tâcherait d‟ouvrir des pistes quant aux réseaux sociaux de recrutement des organisations ou nébuleuses politiques de jeunesse. 122 BIBLIOGRAPHIE Ouvrages • BAUDELOT C. et ESTABLET R., L’école capitaliste en France, Maspero, 1972. • BECKER H. Outsiders, Editions A. M. 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Générale du Travail CIO : Centre d‟Information et d‟Orientation CLIS : Classe pour l‟Inclusion Scolaire CNE : Coordination Nationale Etudiante CNESER : Conseil National de l‟Enseignement Supérieur et de la Recherche CNOUS : Centre National des Œuvres Universitaires et Scolaires CNRS : Centre National de la Recherche Scientifique CNT : Confédération Nationale du Travail CNU : Conseil National des Universités / Coordination Nationale des Universités CPE : Contrat Première Embauche CPU : Conférence des Présidents d‟Université CROUS : Centre Régional des Œuvres Universitaires et Scolaires CRS : Compagnies Républicaines de Sécurité CSA : Conseil Supérieur de l‟Audiovisuel DASS : Direction des Affaires Sanitaires et Sociales DEP : Direction de l‟Education Permanente DOM : Départements d‟Outre Mer EC : Enseignants Chercheurs EE : Ecole Emancipée FAGE : Fédération des Associations Générales Etudiantes FCPE : Fédération des Conseils de Parents d‟Elèves FERC (CGT) : Fédération de l‟Education de la Recherche et de la Culture FIDL : Fédération Indépendante et Démocratique Lycéenne FO : Force Ouvrière FSDIE : Fond de Solidarité et de Développement des Initiatives Etudiantes FSE : Fédération Syndicale Etudiante FSU : Fédération Syndicale Unitaire GEA : Groupe des Etudiants Autonomes GERME : Groupe d‟Etude et de Recherche sur les Mouvements Etudiants GU : Gauche Unitaire IFSI : Institut de Formation en Soins Infirmiers INSEE : Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques IUFM : Institut Universitaire de Formation des Maîtres IUT : Institut Université de Technologie JC : Jeunes Communistes JCR : Jeunes Communistes Révolutionnaires JRG : Jeunes Radicaux de Gauche LCR : Ligue Communiste Révolutionnaire LKP : Liyannaj Kont Pwofitasyon (collectif contre l‟exploitation outrancière) 128 LMD : Licence Master Doctorat LMDE : La Mutuelle Des Etudiants LMU : Loi de Modernisation des Universités LOPRI : Loi d‟Orientation et de Programmation de la Recherche et de l‟Innovation LRU : Loi relative aux libertés et Responsabilités des Universités MET : Mouvement des ETudiants MJCF : Mouvement des Jeunes Communistes de France MJS : Mouvement des Jeunes Socialistes NPA : Nouveau Parti Anticapitaliste NPM : New Public Management (nouvelle gestion publique) OCI : Organisation Communiste Internationaliste PCF : Parti Communiste Français PCS : Professions et Catégories Socioprofessionnelles PDE : Promotion et Défense des Etudiants PEGC : Professeurs d‟Enseignement Général des Collèges PI : Professions Intermédiaires PIS : Professions Intellectuelles Supérieures POI : Parti Ouvrier Indépendant PS : Parti Socialiste PUC : Pôle Universitaire Cathédrale RAMU : Réforme de l‟Allocation des Moyens alloués aux Universités RASED : Réseau d'Aides Spécialisées aux Elèves en Difficulté RATP : Régie Autonome de Transports Parisiens SE (UNSA): Syndicat des Enseignants SGEN (CFDT) : Syndicat Général de l‟Education Nationale SHS : Sciences Humaines et Sociales SISE : Système d‟Information pour le Suivi des Etudiants SLR : Sauvons la Recherche SLU : Sauvons l‟Université SMO : Social Movement Organization (organisation de mouvement social) SNALC : Syndicat National des Lycées et des Collèges SNASUB (FSU) : Syndicat National de l‟Administration Scolaire Universitaire et des Bibliothèques SNCF : Société Nationale des Chemins de Fer SNEP (FSU) : Syndicat National de l'Education Physique SNES (FSU) : Syndicat National des Enseignants du Second degré SNESUP (FSU) : Syndicat National de l‟Enseignement SUPérieur SNETAA (FO) : Syndicat National de l‟Enseignement Technique Action Autonome SNUEP (FSU) : Syndicat National Unitaire de l‟Enseignement Professionnel SNUIPP (FSU) : Syndicat National Unitaire des Instituteurs, Professeurs des Ecoles et PEGC SUD : Solidaires Unitaires et Démocratiques TCE : Traité Constitutionnel Européen TUUD : Tendance pour une UNEF Unie et Démocratique U3M : plan pour l‟Université du 3ème Millénaire UEC : Union des Etudiants Communistes UFR : Unité de Formation et de Recherche UMP : Union pour la Majorité Présidentielle UNEF : Union Nationale des Etudiants de France UNEF-ID : Union Nationale des Etudiants de France Ŕ Indépendante et Démocratique UNEF-SE : Union Nationale des Etudiants de France Ŕ Solidarité Etudiante UNI : Union Nationale Inter-universitaire UNL : Union Nationale Lycéenne UNSA : Union Nationale des Syndicats Autonomes UNSEN (CGT) : Union Nationale des Syndicats de l‟Education Nationale UPJV : Université de Picardie Jules Verne UTG : Union des Travailleurs Guyanais ZEP : Zone d‟Education Prioritaire 129 TABLE DES ILLUSTRATION TABLEAU 1 : RESSOURCES HERITEES ET IMPLICATION DANS LE MOUVEMENT .................................................. 90 TABLEAU 2 : MILITANTISME ET IMPLICATION DANS LE MOUVEMENT ............................................................... 90 TABLEAU 3 : ORIGINE SOCIALE ET IMPLICATION DANS LE MOUVEMENT ........................................................... 91 TABLEAU 4 : ORIGINE SOCIALE ET IMPLICATION DANS LE MOUVEMENT ........................................................... 91 TABLEAU 5 : ORIGINE SOCIALE ET IMPLICATION DANS LE MOUVEMENT DES NON ORGANISES .......................... 92 TABLEAU 6 : RESSOURCES HERITEES ET ORIGINE SOCIALE ............................................................................... 92 TABLEAU 7 : RESSOURCES HERITEES ET ORGANISATION SYNDICALE OU PARTISANE ........................................ 92 TABLEAU 8 : ORIGINE SOCIALE ET ORGANISATION SYNDICALE ........................................................................ 93 TABLEAU 9 : ORIGINE SOCIALE ET ORGANISATION SYNDICALE OU POLITIQUE .................................................. 93 TABLEAU 10 : ORIGINE SOCIALE ET EXPERIENCES ASSOCIATIVE OU DE L'ANIMATION ...................................... 94 ACM 1 : REPRESENTATION GRAPHIQUE DE L‟ « ESPACE DE LA MOBILISATION » ETUDIANTE DE 2009 ............. 95 TABLEAU 11 : CONTRIBUTION DES MODALITES ACTIVES A LA FORMATION DES AXES ...................................... 96 TABLE DES ANNEXES ANNEXE 1 Ŕ EVOLUTIONS DU MOUVEMENT ETUDIANT DE 2007 ..................................................................... 131 ANNEXE 2 Ŕ EVOLUTIONS DU MOUVEMENT ETUDIANT DE 2009 ..................................................................... 131 ANNEXE 3 Ŕ EVOLUTION DES RAPPORTS DE FORCE AUX ELECTIONS DU CNOUS ........................................... 132 ANNEXE 7 Ŕ GUIDE D‟ENTRETIEN .................................................................................................................. 132 ANNEXE 8 Ŕ QUESTIONNAIRE TELEPHONIQUE ................................................................................................ 137 130 ANNEXES ANNEXE 1 – EVOLUTIONS DU MOUVEMENT ETUDIANT DE 2007 2 novembre 2007 6 novembre 2007 8 novembre 2007 Nombre d'universités avec AG comprenant 500 à 2000 participants 4 9 19 Nombre d'universités bloquées, totalement ou partiellement 4 4 15 Nombre d'universités avec AG comprenant 100 à 450 participants 21 22 21 Nombre d'universités avec AG comprenant moins de 100 participants 18 12 6 Nombre d'universités avec AG en préparation et n'en ayant pas encore tenu 3 6 4 Total universités touchées 46 49 50 Source : Estimations syndicales TUUD, FSE, SUD et EE-FSU ANNEXE 2 – EVOLUTIONS DU MOUVEMENT ETUDIANT DE 2009 4 février 2009 10 février 2009 18 février 2009 Nombre d'universités avec AG comprenant 500 à 2000 participants 13 26 33 Nombre d'universités bloquées, totalement ou partiellement 1 1 10 Nombre d'universités avec AG comprenant 100 à 450 participants 14 28 31 Nombre d'universités avec AG comprenant moins de 100 participants 4 3 7 Nombre d'universités avec AG en préparation et n'en ayant pas encore tenu 4 0 1 Total universités touchées 35 57 72 26 février 2009 14 mars 2009 25 mars 2009 Nombre d'universités avec AG comprenant 500 à 2000 participants 37 31 ND Nombre d'universités bloquées, totalement ou partiellement 15 25 54 Nombre d'universités avec AG comprenant 100 à 450 participants 21 41 ND Nombre d'universités avec AG comprenant moins de 100 participants 3 8 ND Nombre d'universités avec AG en préparation et n'en ayant pas encore tenu 0 1 ND Total universités touchées 61 81 ND 15 avril 2009 28 avril 2009 5 mai 2009 Nombre d'universités avec AG comprenant 500 à 2000 participants 44 ND ND Nombre d'universités bloquées, totalement ou partiellement 57 40 20 Nombre d'universités avec AG comprenant 100 à 450 participants 23 ND ND Nombre d'universités avec AG comprenant moins de 100 participants 2 ND ND Nombre d'universités avec AG en préparation et n'en ayant pas encore tenu 0 ND ND Total universités touchées 69 ND ND 18 mars 2009 Nombre d'universités avec AG comprenant 500 à 2000 participants ND Nombre d'universités bloquées, totalement ou partiellement 10 Nombre d'universités avec AG comprenant 100 à 450 participants ND Nombre d'universités avec AG comprenant moins de 100 participants ND Nombre d'universités avec AG en préparation et n'en ayant pas encore tenu ND Total universités touchées ND Source : estimation syndicale TUUD, FSE, SUD et EE-FSU ; AFP 131 ANNEXE 3 – EVOLUTION DES RAPPORTS DE FORCE AUX ELECTIONS DU CNOUS ANNEXE 7 – GUIDE D’ENTRETIEN GUIDE D‟ENTRETIEN Présentation : enquête sur les mouvements étudiants de 2007 et 2009 « Tu pourrais me parler un peu de toi, de ton parcours scolaire, de ta famille ? » Année et lieu de naissance, trajectoire résidentielle Composition de la famille, professions, situations de travail père, mère, frère(s) et sœur(s), éventuellement grands parents Climat familial, type d‟éducation « Et le militantisme, tu y es venu comment ? » Héritage culturel famille 1ères expériences lycéennes ou collégiennes Entrée à la fac, évènements marquants « Pourrais-tu me raconter le mouvement de 2007 ? Comment tu l’as vécu ? » Entrée dans le mouvement, rencontres, motivations personnelles Déroulement des évènements, perceptions des rapports entre groupes, perceptions des groupes syndicaux et politiques notamment (UNEF, SUD, AJR, SV, FSE) Appréciation de la situation politique nationale à ce moment là, des autres secteurs en lutte Occupation des lieux, organisation concrète du mouvement « Et le mouvement de 2009 ? » Entrée dans le mouvement, rencontres, motivations personnelles Déroulement des évènements, perceptions des rapports entre groupes, perceptions des groupes syndicaux et politiques notamment (UNEF, SUD, AJR, SV, FSE) Appréciation de la situation politique nationale à ce moment là, des autres secteurs en lutte Occupation des lieux, organisation concrète du mouvement « Tu coures à tous les mouvements sociaux, tu milites ponctuellement mais régulièrement, et pourtant tu ne t’engages dans aucune organisation politique ou syndicale, pourquoi ? / On dit de toi que tu es un autonome, tu en penses quoi ? » Rapport à l‟étiquetage Rapport à l‟organisation, à soi « Dernière question : tu penses quoi de la situation de la jeunesse aujourd’hui ? Et l’avenir, tu le vois comment ? » Mémoire et rapport à l‟histoire Rapport à l‟avenir 132 ANNEXE 8 – QUESTIONNAIRE TELEPHONIQUE 137 138