Le paradoxe de Mundell - Institut de l`entreprise

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LES LIVRES ET LES IDÉES
En marge des livres,
regard sur l’actualité
Le paradoxe de Mundell
BERNARD CHERLONNEIX
Commissariat Général au Plan
1
Robert Mundell
est l’auteur
des ouvrages
suivants :
The international
Monetary System,
1965 ; Man and
Economies et
International
Economies,
1968 ; Monetary
Theory : Interest,
Inflation and
Growth in the
World Economy,
1971.
Il est coauteur
de A monetary
Agenda for the
World Economy,
1983 ; Global
Disequilibrium
1990 ;
Debts, Deficits
and Economic
Performance,
1991 ; Building
the New Europe,
1992 ; Inflation
and Growth
in China, 1996.
2
Avec la mise
au point du
modèle connu
sous le nom de
Mundell-Fleming.
Sociétal
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Décembre
1999
132
Cette fois-ci, le prix Nobel d’économie a été attribué à un économiste qui semble avoir réussi à concilier les inconciliables en menant des travaux d’une
scientificité irréprochable, tout en avançant des
thèses singulièrement novatrices sur l’Europe, voire
le monde, comme zones monétaires optimales.
L
e dernier prix Nobel d’économie est attribué à un homme
dont la réputation d’économiste
n’est plus à établir, tant en Europe
qu’en Amérique du Nord, mais dont
certaines positions fondamentales
et l’influence déterminante sur le
cours des événements américains
restent largement méconnues en
Europe continentale et en France
en particulier, où il vient en revanche à point nommé jouer le rôle
de génial inspirateur de l’euro par
son prophétique travail sur un redoutable concept : les « zones monétaires optimales ». Les différences de réaction de la presse
anglo-saxonne et française * à l’annonce de la nomination de Robert
Mundell, premier économiste né au
Canada à être couronné par le prix
Nobel, sont révélatrices de ce défi-
cit relatif de connaissance, qui ne
doit sans doute pas tout au hasard
ou à l’ignorance.
Revenons un instant sur les aspects
de son œuvre, qui font de Mundell
une référence incontournable, et
un outil conceptuel devenu partie
intégrante de la culture et du bagage
de tout universitaire contemporain,
d’autant plus qu’ils n’ont pas tous
été soulignés dans le récent hommage universel qui lui a été adressé.
Avant d’être nommé Professeur
d’économie à l’Université de Columbia à New York en 1974, Robert
Mundell a été Professeur d’économie internationale à l’Institut Supérieur d’Etudes Internationales de
Genève de 1965 à 1971 et, pendant
la même période, Directeur du
Journal of Political Economy ; auparavant, il a étudié au MIT (il y a reçu
son Ph. D. en 1956) ainsi qu’à la
London School of Economics ; il a
aussi été Post-Doctoral Fellow en
Economie politique à l’Université
de Chicago en 1956-1957. Enfin, il
a été économiste au FMI de 1961 à
1966 : c’est là qu’il a pu mettre au
point sa théorie de la politique économique, un complément de la macroéconomie internationale qu’il a
largement contribué à fonder 1.
UN PIONNIER
DE LA MODÉLISATION
MACROÉCONOMIQUE
A
u-delà des zones monétaires
optimales, c’est largement
au titre de ces deux derniers chapitres de la théorie économique
que les travaux de Robert Mundell
ont été couronnés par l’Académie
suédoise. Il est en effet le pionnier
de l’approche monétaire de la balance des paiements et de la prise
en compte de l’ouverture des
économies dans la modélisation
macro économique 2 qui permet
l’utilisation combinée, dans un modèle conceptuel intégré, des don-
* Si certains grands journaux de la presse anglo-saxonne comme le Financial Times en titrant : « Nobel Prize for “euro godfather” », ou
l’ International Herald Tribune : « Economist Who Backed Euro Takes Nobel Prize » ont souligné, à l’instar des Echos, seul grand journal français à avoir salué l’événement en temps réel, que « Le Nobel d’économie (est attribué) à Robert Mundell, théoricien de l’union
monétaire », ils ne manquent pas de saluer avec d’autres les aspects de son œuvre qui sont moins bien connus de ce côté-ci de l’Atlantique ou de la Manche. Ainsi, Rudi Dornbusch signe pour Time une chronique intitulée « Supply-Side Savant », et le Wall Street Journal
publie le texte d’une conférence de synthèse tenue en 1990 par l’économiste de la Columbia University lui-même, intitulée « Why a New
Economic Model Was Needed » avant de publier une chronique d’Arthur Laffer, « Economist of the Century ». The Economist donne,
quant à lui, une vue d’ensemble non seulement sur l’œuvre, mais aussi sur la personnalité originale de Mundell.
LE PARADOXE DE MUNDELL
UNE RÈGLE DE BON SENS
liser les diminutions d’impôts pour
faire redémarrer la croissance lorsqu’on se trouve en pleine récesEn clair, la politique économique
sion ; mais il prend en considération
d’inspiration keynésienne, le « fine
les effets de multiplicateur inverse
tuning » gouvernemental célébré
lié au financement par l’emprunt
par Samuelson, perd, en économie
des déficits budgétaires et il rejette
ouverte 3 l’un de ses deux instrul’inflation comme étant contreproments favoris, sauf à se recréer une
ductive. Avec le néo-ricardisme, il
marge de manœuvre apparente par
accepte le rôle important joué par
la flexibilisation des taux de change
les anticipations et la cohérence in(apparente puisqu’en raison des eftertemporelle, mais il rejette son
fets de courbe en J à répétition de
postulat d’hyperrationalité et l’inla dépréciation monétaire sur la baterprétation altruiste de la prolance des paiements courants, les
position d’équivalence ». Ce nougouvernements ne persistent
veau modèle économique, qui
guère dans la voie de la relance
comprend en outre des ingrédients
en économie ouverte même dans
originaux, est appelé par son
le cadre de changes
fondateur « éconoflexibles). Voilà, de Dans une zone
mie de l’offre » (supl’œuvre du prix Noply-side economics).
de changes fixes,
bel, ce qui est connu
« Tight money and tax
et reconnu en Europe il n’y a pas d’autonomie
rate cuts » résume
et fait de Mundell, possible de la politique
assez bien la philosodans les années 70 et
phie de la politique
monétaire en l’absence
80, une sorte de nouéconomique qu’il
de contrôle des changes préconise.
vel Alfred Marshall.
I
DES TRAVAUX
À DÉCOUVRIR
nées statistiques provenant de la
comptabilité nationale (réelle et
financière) de la balance des paiements et des bilans des banques à
partir desquelles les banques centrales élaborent les agrégats de
monnaie et de crédit.
C’est sur la base de cette modélisation macroéconomique en économie ouverte et interdépendante
que Mundell a élaboré, pendant
qu’il travaillait au département de
recherche économique du FMI, ce
qu’il est convenu d’appeler, depuis
l’ouvrage de référence de Jan Tinbergen sur les Techniques modernes
de la politique économique (1952),
la théorie de la politique économique, en analysant, dans un article
fondateur de 1963, les effets à
court terme de la politique monétaire et budgétaire en économie
ouverte, où prévaut notamment la
liberté de circulation des capitaux.
l en ressort une règle de bon sens,
qui a fait le tour du monde, selon
laquelle il existe une spécialisation
des instruments de la politique
économique par objectif poursuivi.
Cette règle est en fait, dans le
contexte des années 60 dominées
par la macroéconomie keynésienne
ou la synthèse néoclassique et keynésienne, plus révolutionnaire qu’il
ne semble. En économie ouverte, la
politique monétaire – comprenons
« la manipulation des taux d’intérêt » à des fins de stimulation de la
croissance – perd de son efficacité,
voire toute son efficacité, en cas de
changes fixes et en tout cas pour
une économie dépendante d’une
plus grande économie (comme par
exemple celle du Canada par rapport à celle des Etats-Unis). C’est
l’invention du fameux triangle d’incompatibilité, qui a fait les délices
des professeurs et des étudiants en
économie. Il n’y a pas d’autonomie
possible de la politique monétaire,
en l’absence de contrôle des
changes, dans une zone de changes
fixes (pour les économies « péri-
phériques », oublie-t-on de rajouter en général).
M
ais le modèle économique
d’ensemble dont procède
cette disqualification partielle du
modèle keynésien d’après-guerre
(valable en économie fermée par le
maintien de contrôles des changes
très stricts issus de l’économie de
guerre), le « nouveau modèle économique requis » 4, est moins bien
connu. En termes académiques, ce
modèle est composite, et il définit
donc Mundell, sur le plan théorique, comme un « centriste », à
égale distance de l’école néoclassique, de l’école keynésienne et de
l’école monétariste. Ecoutons-le.
« Avec le “friedmanisme”, ce modèle accepte l’importance de la
théorie quantitative de la monnaie,
mais rejette le programme de fixation a priori d’un taux de croissance fixe de la masse monétaire et
de taux de change flexibles si chers
au cœur des monétaristes. Avec le
keynésianisme, il partage l’idée du
multiplicateur et la possibilité d’uti-
Il n’a généralement été connu
qu’au travers des disciples de
Mundell et les vulgarisateurs du
modèle comme Arthur Laffer, qui
a popularisé avec sa fameuse
courbe l’une des idées maîtresses
de son mentor. Pour Mundell, il
s’agissait d’abord de poursuivre et
compléter les travaux déjà anciens
de Ragnar Frisch (1954) selon lesquels l’impôt sur le revenu n’est pas
compatible avec un « régime optimal » et auxquels Tinbergen s’efforçait de s’opposer en 1958, en
concluant un article ainsi : « l’impôt
sur le revenu réduit la production
de certains individus, mais n’influe
guère (sic) sur leur satisfaction ».
Et l’on comprend mieux pourquoi
en Europe continentale et en
France en particulier, une partie de
son héritage est moins bien connue
que l’autre. Il paraîtra sans doute
fort paradoxal à beaucoup que ce
centriste en théorie puisse être le
père d’un modèle largement perçu
comme révolutionnaire ou polémique. A moins que cette percep-
3
Une situation
qui se généralise
et a un bel avenir
dans les années 60.
4
Selon le titre
de la conférence
de 1990
de Robert Mundell
publiée par
le Wall Street Journal
du 14 octobre
dernier.
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LES LIVRES ET LES IDÉES
tion ne soit trompeuse, et que ce
modèle ne paraisse « radical » que
dans un monde resté longtemps
sous l’emprise d’un modèle dominant exagérément prévenu en faveur d’un soutien de la croissance
par la relance de la demande. En
tout cas, il est bien vrai que Mundell, en soulignant les effets récessifs du financement du déficit budgétaire par l’endettement de l’Etat,
prive la politique économique
d’inspiration keynésienne de son
deuxième levier favori : la politique
budgétaire d’augmentation des dépenses publiques.
5
Dont nous
avaient déjà
fortement
éloigné les deux
périodes d’étalon
de change-or
de l’entredeux-guerres
et de Bretton
Woods.
6
L’âge de
l’inflation (1964),
Le lancinant
problème
des balances
de paiement
(1965), le Péché
monétaire
de l’Occident
(1971) ou
la Réforme
du système
monétaire
international
(1973).
7
Dont le
Wall Street Journal
a souvent été
le porte-parole.
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134
On mesure mieux désormais qui
l’Académie suédoise a décidé de
couronner pour la dernière année
de ce siècle, mais on n’est pas pour
autant au bout de son admiration,
ou de ses peines. Il y a mieux, ou
pis, à venir.
Le point de départ des problèmes
économiques contemporains se
trouve, selon Mundell, dans la disparition de la discipline monétaire
qui reposait sur un étalon monétaire stable dont l’unité était définie par une quantité déterminée
d’un actif réel tel que l’or, en donnant ainsi un ancrage ferme au système des prix nominaux ou monétaires, aux prix absolus. C’est à une
telle discipline 5 que le système des
changes flexibles nous fait tourner
le dos depuis 1973 avec ses conséquences sur le niveau des déséquilibres internationaux de balances
de paiements et des capitaux flottants, eux-mêmes à la base des emballements financiers divers et de
l’instabilité financière généralisée.
Ce discours rappellera à tous ceux
qui ont lu les livres fondateurs de
l’analyse monétaire classique à l’âge
contemporain où J. Rueff expose
les origines institutionnelles du
désordre monétaire international 6,
que Robert Mundell a obtenu aux
Etats Unis en 1983 le Prix et la Médaille Jacques Rueff. Nul n’est prophète en son pays, mais cela doit
être une source de contentement
posthume pour Rueff de trouver au
Canada et aux Etats-Unis le disciple
les banques centrales ne soient pas
éminent qu’il a si vainement cherutilisés pour créer une monnaie
ché en Europe. Un disciple qui
internationale ».
fait d’ailleurs comme lui le lien
Certains ont tiré argument des
entre désordre monétaire et abus
conditions mundelliennes d’exfiscal : « c’est l’abandon de la distension d’une zone
cipline monétaire
monétaire au-delà
avec l’adop tion des Cela doit être
des frontières polichanges flexibles en une source
tiques, à savoir mo1973 et son effet sur
bilité du capital et
le prix du pétrole qui de contentement
du travail, pour critiont conduit à l’infla- posthume
quer son soutien à
tion qui a exacerbé la pour Jacques Rueff
l ’ e u ro. O n p e u t
progressivité des imimaginer leur oppopôts ». Il est d’ailleurs de trouver au Canada
sition à un projet de
frappant à cette occa- et aux Etats-Unis
monnaie unique
sion de mesurer la co- le disciple éminent
mondiale. Pourtant,
hérence interne de
ne constate-t-on pas
toutes les parties de qu’il a si vainement
cherché en Europe
une mobilité croisl’œuvre de Mundell.
sante non seulement
des
capitaux,
mais aussi des perDE L’EURO À
sonnes
?
Cela
n’est-il pas en partie
LA MONNAIE UNIQUE…
une
conséquence
directe de la fin
MONDIALE
des blocs ? N’est-ce pas cela qu’on
l voit dans l’ère qui s’ouvre devant
nomme la « globalisation » ?
nous une époque propice, non
pas à un retour à l’étalon-or,
Ainsi, le père de l’euro, celui qui
comme s’il y avait jamais eu « un »
appelait avec d’autres, dès 1969, à
étalon-or, mais à la création d’une
la création d’un « Europa », est en
monnaie unique mondiale gagée
réalité et plus profondément un
notamment en or. C’est en effet
partisan d’une monnaie unique
sur cette perspective qu’ouvre
mondiale – rendant définitivement
ultimement et fructueusement
impossible par exemple tout dum– mais peut-être de manière inatping monétaire américain – parce
tendue – la notion de zone monéqu’il pense que, seule, la stabilité
taire optimale. « Au temps de la
monétaire internationale et l’abanguerre froide, la sécurité nationale
don des désincitations fiscales exprimait sur la stabilité des systèmes
cessives peuvent garantir à long
monétaires nationaux. Mais dans
terme la croissance et le plein
l’après-guerre froide, il y a moins
emploi. Son combat en faveur de
de raison de s’opposer et plus à
l’euro contre beaucoup d’éconogagner à l’établissement d’une
mistes américains 7 prend alors
monnaie internationale stable. Le
tout son sens. L’euro exprime une
monde multipolaire qui émerge a, à
stratégie de « containment » à
beaucoup d’égards, plus de choses
l’égard du dollar. Il se justifie aussi
en commun avec la configuration
et surtout par la perspective de
du pouvoir mondial à la grande
l’ordre monétaire mondial qu’il
époque de l’étalon-or qu’avec le rérend possible.
cent passé d’un monde bipolaire. Il
offre une opportunité de créer une
Mais le grand danger pour Mundell,
banque centrale mondiale émetcomme naguère pour Rueff, ne
tant une monnaie internationale
viendra-t-il pas justement d’être
stable plus forte qu’à aucun autre
devenu trop compréhensible et
moment antérieur de l’histoire. Il
d’avoir trop évidemment raison ? l
n’y a pas de raison pour que les
Bernard Cherlonneix
stocks d’or détenus par les Etats et
I
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