RODRIGO GARCÍA
Tu es à bord d’un vol transatlantique.
Tu as quitté la terre ferme il y a plus de
quatre heures, on t’a servi un plateau-
repas, tu l’as sous le nez, posé sur la
tablette. Le connard assis sur le siège
de devant refuse de remettre son dos-
sier en position verticale, ce qui rend
l’opération plus ardue.
Tu essaies de te servir de ton couteau et
de ta cuiller (la fourchette en plastique,
cassée en deux, est restée plantée dans
un morceau de poulet desséché au cur-
ry) sans renverser la sauce sur ton pan-
talon, coude à coude avec tes voisins (tu
t’es retrouvé à la place 25B, ni A ni C, ni
hublot ni couloir, pile-poil entre
les deux) et au moment où tu
vas boire un coup, le verre de
Perrier valse dans les airs.
Ta voisine (25C) est trem-
pée, mais elle a tellement
la trouille qu’elle ne s’est
rendu compte de rien.
Les trois jolies filles font
une drôle de tête, elles
abandonnent sur place le
chariot et la machine à carte
bleue et elles partent en cou-
rant, deux à l’arrière de l’avion, la
troisième dans le cockpit. Les haut-
parleurs se mettent en marche (j’ai
toujours du mal à comprendre pourquoi
le son est si mauvais, on n’entend jamais
ce qui se dit et quand on a peur de l’avion
– ce qui est mon cas – on a tendance
à se demander si les réacteurs et le
train d’atterrissage sont dans le même
état) et le commandant de bord, de sa
voix assurée et insensée qui dénote
un mélange de Jack Daniel’s et de co-
caïne, chantonne que nous traversons
actuellement une zone de turbulences.
Tout ça au milieu des hurlements, des
prières, des larmes des passagers et
des ronflements d’un couple qui a un
peu trop forcé sur le Valium. Là-des-
sus, un gros s’extrait tant bien que mal
des toilettes de l’avion et il se traîne
dans le couloir parce qu’il juge indigne
de mourir aux chiottes.
Bref, cher public, nous traversons ac-
tuellement une zone de turbulences.
La saison qui devrait être paradisiaque,
faire de chaque soirée une fête pour l’in-
tellect et pour les sens, comme ce fut le
cas jusqu’à présent, pourrait bien deve-
nir un enfer, chose que nous ne permet-
trons pas.
Que chacun prenne un crayon et une
feuille de papier et qu’il compte le
nombre de spectacles et d’activités figu-
rant dans le programme qu’il tient dans
les mains… il verra que ce nombre est
inférieur à celui de la saison précédente.
À l’heure où je vous parle, alors que
le temps est venu de consolider
notre projet de CDN contem-
porain, juste au moment où
nous volons pleins d’en-
thousiasme, curieux et
perplexes, à bord du na-
vire hTh tous ensemble
(nous les enfants, nous
les hommes, nous les
femmes, les jeunes, les
vieux, les gens pleins aux
as et les gens sans argent ni
travail, nous tous qui sommes
le public) nous recevons un bulletin
météo néfaste : des coupes dans le
budget qui font de nous, à coup sûr, le
CDN le plus pauvre de France.
Je dois reconnaître que la métaphore de
l’avion est inappropriée. Soyons objec-
tifs : nous ne traversons pas actuelle-
ment une zone de turbulences, nous al-
lons devoir survivre à la pire tourmente
que cette institution ait eu à subir depuis
sa création, il y a quarante-sept ans.
Malgré cela, avec les moyens du bord
et ce que nous rapportent nos pièces
en tournée, nous vous proposons un
programme de spectacles et d’activités
dont nous sommes fiers, et nous avons
hâte que la prochaine saison démarre
afin de le partager avec vous.
Le commandant de bord et son équipage
vous souhaitent un excellent vol et es-
pèrent vous revoir bientôt.
espoir