Elle était réputée dans sa famille pour son indolence. Certes elle parlait
yiddish avec ses parents, mais évidemment français avec ses frères et
sœurs. Jamais elle n’apprit ni n’exerça de métier et se consacra à son
mari et à ses quatre enfants. Malgré cela, elle avait des idées avancées
et je pense qu’elle a souffert de n’avoir pas eu une vie plus brillante
jusqu’à sa vieillesse qui fut, je crois, la partie la plus tranquille et
heureuse de sa vie.
Mon père eut un accent prononcé jusqu’à la fin de ses jours.
Pourtant, il apprit vite le français et arriva même à le lire, surtout les
journaux. Il savait aussi lire le yiddish (en caractères hébraïques). Mes
parents ne parlaient que très rarement yiddish, uniquement quand ils
souhaitaient que les enfants ne les comprennent pas. Mais à force, j’ai
appris à le comprendre, mais pas à le parler.
Le yiddish ne se prononce pas toujours de la même façon selon le
pays d’origine, ainsi mon père pour dire « sucre » disait « tsicker », comme
les Biélorusses qu’on appelait « litfak », c'est-à-dire Lithuaniens. Ma mère
au contraire disait « tsouker » comme les Juifs polonais, comme les
parents d’Esther.
Dès son arrivée, mon père travailla au garage de la rue Letort avec
son frère. Il fut présenté aux parents de ma mère par une marieuse,
comme cela se faisait. Mon père était très beau, ma mère accepta pleine
d’espoir d’échapper au cercle familial qui lui pesait.
Hélas, ouvrier manuel, nouvellement arrivé de Russie, mon père
ne correspondait pas à ses attentes romantiques et artistiques. De plus,
dès le mariage, les choses se gâtèrent. Mes parents étaient logés au-dessus
du garage de la rue Letort, près de la belle-famille qui parlait mal le
français. Ma mère me raconta souvent les tristes débuts de son mariage.
Son beau-frère, après l’apparition d’un cancer à l’estomac, agonisa
sur place. Elle l’entendait hurler de douleur. La nuit, le garage était
sinistre, avec des rats, qui cavalaient partout. Rapidement, la mort de
son frère et la crise économique de 1929 eurent raison du garage, et
mon père se trouva contraint de trouver du travail et un appartement.
Un an à peu près après leur mariage, je naissais.
Introduction 8
très spécialisée dans les produits de base utilisés dans la cuisine juive :
cornichons, harengs, carpes, pains azymes, etc.
Mon père venait de Biélorussie, d’un petit village juif (un stetle) aux
environs de Minsk. Il y avait beaucoup de ces villages dans la Russie
tsariste. C’étaient en fait des ghettos d’où les gens pouvaient sortir le
jour, mais il fallait rentrer avant la nuit, sauf autorisation.
Son père était artisan charron, c'est-à-dire qu’il fabriquait, dans son
atelier, des carrioles et surtout des roues en bois, ce dont mon père
était très fier, car ces roues étaient particulièrement difficiles à réussir.
Il travaillait dans l’atelier de son père, d’où le métier qu’il devait exercer
en France : menuisier en carrosserie.
Il a émigré quand son village fut occupé par les Polonais au moment
de la guerre entre la Pologne et les bolcheviks. Son village avait plusieurs
fois changé de mains et les Polonais étaient très antisémites; cela se
passait vers 1920.
Son frère, Marcel, était arrivé en France avant lui, vers 1910, puisqu’il
avait déjà un garage à Paris, rue Letort dans le 18earrondissement, quand
mon père débarqua. Il est donc arrivé vers 1920, en bateau, d’un port
polonais jusqu’au Havre.
Il est entré en France avec de faux papiers où seuls son nom et
son prénom (Aaron) étaient exacts. Il était soi-disant né à Dubenko,
Pologne, plusieurs années avant sa date de naissance véritable. Il fut ainsi
de nationalité polonaise jusqu’à sa naturalisation après la fin de la
guerre. Sa carte d’identité française portait comme prénom : Aaron,
dit Henry. Sa naturalisation découlait de son mariage avec une
Française, donc de ses enfants français, de la durée de son séjour en
France et enfin du fait qu’il avait été interné un certain temps pendant
la guerre. Mais, sous l’Occupation, sa fausse nationalité polonaise le fit
arrêter dans les premiers.
Ma mère était complètement assimilée. Née et scolarisée à Paris,
imprégnée de culture française grâce à son goût pour la lecture et les
chansons populaires, maman était romantique. Elle avait un réel talent
pour dessiner et je me souviens très bien de ses dessins de femmes nues.
7 Né en 1930 rue des Écouffes