Lucien AYISSI Le positivisme de David Hume ÉTHIQUE, POLITIQUE ET SCIENCE Le positivisme de David Hume Éthique, Politique et Science Collection dirigée par Lucien Ayissi Cette collection offre une plage intellectuelle à tous ceux qui sont déterminés à soumettre à la sanction philosophique les questions relatives à l’éthique, à la politique et à la science. En prenant, à travers des publications, part aux divers débats relatifs au devenir des valeurs, au sens du pouvoir politique et au rapport de la science à l’aventure existentielle de l’homme dans le temps et dans l’espace, ils pourront ainsi contribuer au renouvellement d’une infrastructure conceptuelle qui risque de se pétrifier si elle n’est pas constamment revisitée. Déjà parus Lucien AYISSI, Hume et la question du sujet de la connaissance, 2015. Roger MONDOUÉ et Philippe NGUEMETA, Vérificationnisme et falsificationnisme. Wittgenstein vainqueur de Popper ?, 2014. Joseph NZOMO-MOLÉ, Penser avec Descartes, 2013. Charles BIWOLE ATANGANA, Cameroun. Amorçage raté d’une démocratie promise, 2013. Ciriac OLOUM, Max Stirner, contestataire et affranchi, 2012. Serge-Christian MBOUDOU, L’heuristique de la peur chez Hans Jonas. Pour une éthique de la responsabilité à l’âge de la technoscience, 2010. Lucien AYISSI Le positivisme de David Hume Du même auteur Corruption et pauvreté, 2007. Corruption et gouvernance, 2008. Gouvernance camerounaise et lutte contre la pauvreté : interpellations éthiques et propositions politiques, 2009. Penser le sida : analyses croisées d’une pandémie (coédité avec Hubert Mono Ndjana), 2010. La prière de Yakob (roman, Grand prix littéraire ANELCAM 2012), 2010. Rationalité prédatrice et crise de l’État de droit, 2011. Regards croisés sur les cinquantenaires du Cameroun indépendant et réunifié (coédité avec Daniel Abwa et Christian-Célestin Tsala Tsala), 2012. Penser les représentations (sld.), 2014. Hume et la question du sujet de la connaissance, 2015. © L’Harmattan, 2017 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-11457-6 EAN : 9782343114576 AVERTISSEMENT La dynamique réflexive déployée dans le cadre de cet ouvrage reprend, pour le prolonger et l’actualiser, le concept philosophiquement constitutif de notre thèse de Doctorat d’État en philosophie. En effet, bien qu’Auguste Comte (1798-1857) distingue le positivisme de l’empirisme et du mysticisme, assimilés par lui à de « funestes aberrations » qu’il faut tenir à une distance respectable de cette doctrine philosophique, nous avons établi que le positivisme de David Hume (1711-1776) est la formulation anticipée de celui de Comte. Car, en plus du fait que l’empirisme humien est déjà régi par les principes méthodologiques qui gouverneront épistémologiquement la philosophie positive de Comte, nous avons également pu vérifier l’existence du positivisme de Hume dans sa théorie des affects. La philosophie morale et politique de l’auteur du Traité de la nature humaine, aussi bien que la critique qu’il mobilise contre la mentalité théologico-métaphysique se comprennent bien à partir de ce positivisme avant la lettre. INTRODUCTION La plupart des historiens de la philosophie ont coutume de rattacher le positivisme à la philosophie d’Auguste Comte. Ils ont également l’habitude d’associer la philosophie de Hume à l’empirisme et au scepticisme. Le caractère à la fois habituel et absolu de telles associations motive des réflexes intellectuels quasi irréformables qu’on se garde souvent de remettre en cause, sous peine de se rendre coupable de trahir, par des interprétations erronées, l’esprit des doctrines philosophiques concernées. Ainsi, parler du positivisme de Hume, même métaphoriquement, nous impose le devoir d’assumer la responsabilité philosophique de la double subversion de cette habitude de penser et d’associer chère à la plupart des historiens de la philosophie. Parler du positivisme de Hume peut même passer pour une hérésie philosophique quand on sait que Comte distingue nettement le projet empiriste du projet positiviste. D’après ce philosophe, le projet empiriste et le projet positiviste ne se distinguent pas seulement ; ils sont aussi incompatibles, tant dans leur esprit que dans leur but. Pour ce philosophe, l’opposition qui existe entre l’empirisme et le positivisme est si fondamentale que l’esprit de l’un est très éloigné de celui de l’autre. C’est pourquoi il affirme dans le Discours sur l’esprit positif que « le véritable esprit positif n’est pas moins éloigné, au fond, de l’empirisme que du mysticisme. C’est entre ces deux aberrations également funestes qu’il doit toujours cheminer. »1 Cette distinction à laquelle Comte procède déjà dans les 56e et 58e leçons du Cours de philosophie positive2, est presque intégralement reprise non seulement dans la première partie du Discours sur l’ensemble du positivisme, mais aussi dans la préface au IVe tome du Système de politique positive3 et dans le deuxième entretien de la première partie du Catéchisme positiviste. Pour 1- A. Comte, Discours sur l’esprit positif, Paris, Union Générale d’Éditions, collection « 10/18 », 1963, p. 80. 2- Idem, Cours de philosophie positive, Éditions Alfred Costes, 6e édition, 1934, 56e et 58e leçons. 3- Id., Système de politique positive, préface au tome IV, Librairie des Corps Impériaux des Ponts et Chaussées et Mines, 1854, p. XI. Comte, en effet, le positivisme qui est toujours subordonné à la recherche des lois qui régissent les phénomènes, « chemine sans cesse entre deux voies également dangereuses, le mysticisme qui veut pénétrer jusqu’aux causes, et l’empirisme qui se borne aux faits. »4 Si l’empirisme est à la fois aussi aberrant et funeste que le mysticisme, au point d’amener Comte à exiger que le positivisme soit aussi bien distingué de l’un que de l’autre, c’est qu’il est, dans ce cas, difficile de parler du positivisme de Hume tout en considérant ce dernier comme un empiriste. Pour Comte, en effet, l’empirisme se caractérise par l’accumulation anarchique des faits. Il s’agit également d’un mode de connaissance qui est trop dispersif pour pouvoir être systématique. Le mysticisme est défini par la prépondérance de l’imagination sur la raison. C’est pour cela qu’il résulte d’une spéculation non réglée sur l’observation et, par conséquent, sans référent dans l’expérience. Étant donné qu’il est plutôt caractérisé par l’observation des faits et la recherche de leurs lois, l’esprit positif est inexistant tant dans l’empirisme que dans le mysticisme. C’est aussi pour cela qu’il doit méthodologiquement « cheminer » entre ces deux écueils théoriques dangereux. Après avoir opposé l’empirisme au positivisme, Comte situe l’« origine directe » de cette dernière philosophie dans le « mouvement déterminé dans l’esprit humain par les préceptes de Bacon, par les conceptions de Descartes et par les découvertes de Galilée »5. Le nouvel esprit philosophique qui caractérise le positivisme résulte, d’après lui, à la fois de « l’entière rénovation mentale projetée par Bacon et Descartes »6 et de la conception scientifique du monde que Copernic, Kepler et Galilée ont élaborée en astronomie7. Pour pouvoir donc établir la thèse du positivisme de Hume, il nous faut prouver que son empirisme n’est pas concerné par le jugement de Comte. Dans ce cas, il nous faut aussi justifier l’absence du nom du philosophe écossais de la liste des prédécesseurs de Comte. En effet, aucune œuvre de Hume ne figure dans le registre de la Bibliothèque du Prolétaire dressé par 4- A. Comte, Catéchisme positiviste, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 86 : « Tel est, mentalement, le positivisme, qui, poursuivant toujours l’étude des lois, chemine sans cesse entre deux voies également dangereuses, le mysticisme qui veut pénétrer jusqu’aux causes, et l’empirisme qui se borne aux faits. » 5- A. Comte, Discours sur l’esprit positif, pp. 80-81. 6- Ibid., pp. 142 et 207. Cf. aussi le « 4e Opuscule de philosophie sociale », in La Science sociale, Paris, Gallimard, collection « Idées », 1972, pp. 80-81. 7- Ibid., p. 248. 8 Auguste Comte dans le Catéchisme positiviste8. C’est fort incidemment que le nom de ce philosophe apparaît dans le onzième mois du calendrier positiviste, le moi Descartes, contrairement à ce qu’affirme Jean-Michel Muglioni. Ce dernier prétend, au grand mépris des textes, que « Comte désigne constamment Hume comme son principal précurseur philosophique et l’inscrit au 28e jour du mois Descartes, 11e mois du calendrier positiviste, consacré à la philosophie moderne. »9 Que l’absence du nom de Hume parmi les précurseurs de Comte soit due à un oubli, à une omission ou même à une exclusion, il est clair que l’empirisme de Hume n’existe pas dans le registre des conceptions que le philosophe français situe à « l’origine directe » de la philosophie positive, c’est-à-dire celle qui est entièrement dégagée de l’alliage théologique et métaphysique10. Parler donc du positivisme de Hume surprendrait tous ceux qui réduisent habituellement la philosophie humienne à l’empirisme que Comte oppose radicalement au positivisme. Dans le cadre d’une telle réduction, le positivisme de Hume apparaît soit comme une contradiction dans les termes, soit comme une association conceptuelle inconvenante, soit comme une impropriété philosophique. Prendre l’empirisme humien pour le positivisme serait même anachronique, lorsqu’on sait que le positivisme ne commence réellement à exister dans l’histoire de la philosophie qu’au XIXe siècle. Pour éviter cet anachronisme, il serait peut-être plus pertinent de parler du pré-positivisme de Hume. Mais le problème du rapport de la philosophie de Hume au positivisme n’est pas pour autant résolu par cette formulation euphémique, dans la mesure où Comte, le fondateur du positivisme, ne cite pas Hume parmi ses précurseurs. La question demeure donc toujours : peut-on parler du positivisme de Hume sans subvertir la tradition philosophique ni se rendre coupable de méprises conceptuelles ou de graves confusions de doctrines, notamment la confusion entre la doctrine empiriste et la doctrine positiviste ? Nous pouvons déjà faire remarquer que la conception comtienne de l’empirisme est trop schématique, voire trop caricaturale pour convenir à l’esprit de cette doctrine philosophique qui pose d’évidents problèmes d’homogénéité conceptuelle. Certes, l’empirisme est généralement défini 8- A. Comte, Catéchisme positiviste, pp. 51-55. J.-M. Muglioni, « Hume (1711-1776) ou l’enquête sur la croyance », in Léon-Louis Grateloup (sous la direction de), Les Philosophes de Platon à Sartre, Paris, Hachette, 1985, p. 272. 10- A. Comte, « 4e Opuscule de philosophie sociale », in La Science sociale, p. 81. 9- 9 comme ce modèle sensualiste et génétique qui reconsidère le fondement de la connaissance, en soutenant la thèse selon laquelle c’est plutôt l’expérience que la raison qui en est la source11. Mais Comte s’est laissé aller à des simplifications qui font l’impasse sur la particularité des diverses tendances de l’empirisme. Des sensualismes de Hobbes, de Locke et de Condillac au phénoménalisme de Hume, en passant par l’immatérialisme de Berkeley, Comte ne s’est pas aperçu qu’il existe des différences qui exigent qu’on prenne en compte la spécificité de chaque tendance empiriste. Dans le cas spécifique de Hume, l’empirisme est une philosophie de l’immanence, dans la mesure où il rejette la différence de nature que le rationalisme établit souvent entre les conceptions et les données. Dans l’empirisme humien, comme le relève Ferdinand Alquié, l’intelligibilité des perceptions ou des données n’exige point l’importation par l’esprit d’une forme intellectuelle qui leur serait à la fois étrangère et transcendante, mais seulement la saisie des formes comprises dans les données elles-mêmes12. En soutenant que les données sont immanentes à la conscience et que l’esprit n’est pas absolument passif dans l’élaboration de la connaissance, Hume s’est vraiment démarqué de Locke en promouvant son phénoménalisme. Par rapport au problème de savoir s’il est possible de parler du positivisme de Hume sans se contredire, c’est aussi dans l’histoire de la philosophie que l’on trouve des essais de réponse à cette importante question : Edmund Husserl, Leszek Kolakowski et Yves Michaud utilisent l’expression « positivisme de Hume » comme si cela allait de soi. Selon René Vernedal, le positivisme de Comte s’inspire de l’anti-substantialisme de Locke, de Hume, de Condillac, des thèses de Cabanis et de Destutt de Tracy13. Comte lui-même semble confirmer cette influence. Bien qu’il n’affirme pas explicitement que sa philosophie positive ait pour fondement l’empirisme de Locke, de Hume ou de Condillac, il reconnaît effectivement que c’est aux XVIIe et XVIIIe siècles que « les diverses branches de nos connaissances sont parvenues à l’état positif »14. Toutefois, comment peut-il le reconnaître tout en exigeant que le positivisme soit nettement distingué de l’empirisme dont l’expression la plus systématique est remarquable aux 11- R. Bouveresse-Quillot, L’Empirisme anglais : Locke, Berkeley, Hume, Paris, PUF, collection « Que sais-je ? », 1997, p. 3. 12- F. Alquié, L’Expérience, Paris, PUF, collection « SUP », 4e édition, 1970, p. 17. 13- R. Vernedal, « La Philosophie d’Auguste Comte », in François Châtelet (sous la direction de), La Philosophie de Kant à Husserl, tome 3, Verviers (Belgique), Les Nouvelles Éditions Marabout, collection « Marabout Université », 1979, p. 105. 14- A. Comte, « 4e Opuscule philosophie sociale », in La Science sociale, p. 81. 10 XVIIe et XVIIIe siècles ? De quel type d’empirisme s’agit-il donc dans la sévère condamnation de Comte ? Ce sont surtout les similitudes d’ordre méthodologique, conceptuel et téléologique qu’entretiennent les philosophies de Hume et de Comte qui nous amènent à penser qu’il est possible de relativiser, à défaut de la résorber, l’opposition que le philosophe français établit entre l’empirisme, notamment de Hume, et le positivisme. D’après Angèle Kremer-Marietti, ces similitudes s’expliquent par le fait que Hume est l’un des précurseurs du positivisme : « Sur la base admise des fondements physiques et de l’épistémologie qu’ils impliquent, affirme-t-elle, on trouve des précurseurs du positivisme dans tous les phénoménalismes comme dans tous les nominalismes. David Hume (1711-1776), phénoménaliste puisqu’il ne dépasse pas la sphère de l’expérience humaine et nominaliste puisqu’il refuse tout référent au terme substance (critiquant, dans le premier cas, le principe de causalité, et, dans le second cas, la notion de sujet), est un précurseur du positivisme qui n’admet dans tous les domaines qu’un rapport entre les faits observés : un énoncé relatif. »15 Les similitudes philosophiques qui existent entre l’empirisme de Hume et ce qu’Angèle Kremer-Marietti appelle le « premier positivisme déclaré »16, sont remarquables dans la critique que Hume et Comte mobilisent contre la théologie et la métaphysique. L’un et l’autre recommandent de dépasser ce qu’il est convenable d’appeler la « paléo-philosophie » dans laquelle l’esprit humain se plaît beaucoup plus à imaginer des fictions anthropormorphisées qu’à observer les faits. La tendance de la « paléo-philosophie » à renoncer à l’observation des faits, consiste, pour Hume comme pour Comte, à lâcher la bride à l’imagination mythogène et tératogène et à entreprendre hardiment de sonder même l’insondable. Selon Comte, la « folle témérité » qui caractérise l’esprit humain à l’état théologique et métaphysique amène cette faculté à tenter de résoudre des problèmes insolubles. D’après le philosophe français, c’est la croyance soit aux dieux, soit aux puissances irréelles et le fétichisme des abstractions hypostasiées qui amènent également l’esprit humain à leur donner une causalité et, par conséquent, à les faire intervenir dans l’explication des phénomènes. Pour le philosophe écossais, la tendance de l’imagination à produire des fictions est évidente dans la philosophie ancienne. Pour pouvoir, par exemple, sauver la permanence et l’identité des fluctuations et des changements du temps, « l’imagination a tendance à imaginer un quelque chose d’inconnu et d’invisible, qui, admet-elle, 1516- A. Kremer-Marietti, Le Positivisme, Paris, PUF, collection « Que sais-je ? », 1982, p.10. Ibid. p. 11. 11 demeure le même sous toutes ces variations ; ce quelque chose d’inintelligible, elle l’appelle substance ou matière originelle et première. »17 Mais pour Hume, les « spectres de l’obscurité »18 (spectres in the dark), à savoir la cause, la substance, l’accident ou les qualités occultes qu’on agite dans la philosophie ancienne, existent aussi dans la philosophie moderne, bien que celle-ci prétende s’en être libérée. Il s’agit, d’après le philosophe écossais, d’une prétention illusoire19, car la philosophie moderne réactualise les fictions de la philosophie ancienne, compte tenu du fait qu’elle continue d’exister sous l’autorité de l’imagination irrégulière. La tendance de cette faculté à opérer surtout au-delà des data observables, est évidente dans la « philosophie abstruse » (abstruse philosophy)20. Celle-ci, telle que Hume la conçoit notamment dans la première section de l’Enquête sur l’entendement humain, n’est qu’une superstition qui se donne un air faussement savant et philosophique21. Pour Comte, cette « tendance involontaire » à concevoir des fictions est remarquable dans la philosophie théologique. C’est pour cela que cette philosophie est dominée par le fétichisme, l’anthropomorphisme, le théocentrisme et l’astrolâtrie. La propension naturelle de l’imagination à supplanter la raison dans l’explication des phénomènes est le propre de « l’enfance de l’esprit humain »22. Cette attitude infantile de l’esprit humain est remarquable dans le polythéisme qui est la deuxième phase de l’état théologique : à la différence du fétichisme, qui consiste « surtout à attribuer à tous les corps extérieurs une vie essentiellement analogue à la nôtre, mais presque toujours plus énergique, d’après leur action ordinairement plus puissante »23, le polythéisme est principalement fondé sur la domination de l’imagination : « La vie, affirme Comte, y est enfin retirée aux objets, pour être mystérieusement transportée à divers êtres fictifs, habituellement 17- D. Hume, Traité de la nature humaine, traduction d’André Leroy, Aubier Montaigne, 1973, Liv. 1, IV, 3, p. 310 ; A Treatise of Human Nature, London, Dent, 1964, Vol. I, Book I, pp. 211-212: “the imagination is apt to feign something unknown and invisible, which it supposes to continue the same under all these variations; and this unintelligible something it calls a substance, or original and first matter.” 18- Ibid., Liv. 1, IV, 4, pp. 315 & 316; A Treatise, Vol. I, Book I, p. 216. 19- Ibid. 20- D. Hume, Enquête sur l’entendement humain (1748), traduction de Didier Deleule, Nathan, collection « Les Intégrales de Philo », 1982, première section, p. 32 ; An Inquiry Concerning Human Understanding with a supplement An Abstract of A Treatise of Human Nature, Edited, with an Introduction, by Charles W. Hendel, The Library of Liberal Arts Press. INC., 1955, p. 21. 21- Ibid. ; An Inquiry…, p. 21. 22- Cette expression est d’Auguste Comte. 23- A. Comte, Discours sur l’esprit positif, p. 57. 12 invisibles, dont l’active intervention continue devient désormais la source directe de tous les phénomènes humains. »24 En effet, dans son enfance, l’esprit humain est généralement fasciné par « les attrayantes chimères de l’astrologie »25. La prédilection des philosophies théologique et métaphysique pour la recherche du mystérieux pourquoi des phénomènes s’explique, selon Hume et Comte, par la prédisposition de la nature humaine. Si cette prédisposition naturelle est remarquable même chez « les plus éminents penseurs »26, elle existe surtout « en un temps où l’esprit humain est encore au-dessous des plus simples questions scientifiques. »27 Dans ce cas spécifique, Comte affirme que l’esprit humain « cherche avidement, et d’une manière presque exclusive, l’origine de toutes choses, les causes essentielles, soit premières, soit finales des divers phénomènes qui le frappent et leur mode fondamental de production, en un mot, les connaissances absolues. »28 Pour Comte, si l’esprit humain est, à l’état théologique, naturellement prédisposé à rechercher « les connaissances absolues » et à rendre compte des phénomènes par « des explications vagues et arbitraires »29, il manifeste aussi cette tendance à l’état métaphysique. Bien que la prépondérance de l’imagination soit réduite par la raison dès la phase monothéiste de l’état théologique, la philosophie métaphysique apparaît comme un avatar de la philosophie théologique. La particularité de la philosophie métaphysique est due au fait qu’elle substitue aux dieux et aux autres chimères qui dominent les explications théologiques, des abstractions qu’elle hypostasie, mais dont la fonction est la même que celle des fictions fantastiques de l’état théologique. Voilà pourquoi, en dépit de son caractère transitoire et propédeutique, « la logique spéculative » de la philosophie métaphysique est, selon Comte, aussi blâmable que le fétichisme, l’anthropomorphisme et le théocentrisme qui caractérisent la philosophie théologique. Étant donné que la tendance à rechercher le « mode fondamental de production » des phénomènes et la propension à recourir au surnaturel pour rendre compte du naturel survivent opiniâtrement en philosophie même 24- Ibid., p. 58. A. Comte, Cours de philosophie positive, première leçon : Exposition du but de ce cours ou considérations générales sur la nature et l’importance de la philosophie positive, p. 7. 26- Id., Discours sur l’esprit positif, p. 60. 27- Ibid., p. 56. 28- Loc. cit. 29- Ibid., p. 73. 25- 13 chez les plus grands penseurs, comment, dans ce cas, pouvoir réprimer ce qui existe naturellement et dont la récurrence semble traduire la nécessité ? Se poser cette question, revient à poser précisément le problème de la possibilité de rectifier la nature humaine de manière à réprimer sa tendance à la recherche des essences, à la production des fictions théologiques et métaphysiques. Mais cette façon de poser le problème risque d’être, dans le cadre de l’empirisme et du positivisme, une rétrogradation philosophique vers les problèmes insolubles et blâmables. Pour Hume, comme pour Comte, il s’agit moins de rectifier l’esprit humain que de le discipliner pour qu’il sorte résolument de son enfance théologique ou de sa jeunesse métaphysique, car ce n’est pas dans de considérables investigations théologiques et métaphysiques que l’esprit humain peut donner la preuve de sa maturité. C’est plutôt dans l’observation et l’analyse des faits que Hume désigne précisément par le terme matters of fact. L’ambition philosophique de Hume, tout comme celle de Comte, consiste à procéder à une profonde réforme de la philosophie. C’est cette ambition partagée qui explique le fait que si Hume exige l’élaboration de la science de la nature humaine sur le modèle de la physique de Newton, Comte conçoit la science des phénomènes sociaux à travers le projet de libération de l’esprit du « plus dangereux obstacle à l’installation finale de la vraie philosophie ». On note donc chez Hume et chez Comte la même volonté de soustraire la philosophie à l’empire de l’imagination à l’aide d’une méthodologie susceptible de réprimer efficacement sa tendance aux spéculations portant sur l’essence, la substance, la cause cachée ou la finalité des choses. C’est ce qui fait par exemple dire à Hume que « rien n’est plus nécessaire à un véritable philosophe que de réprimer tout désir excessif de rechercher des causes ; et de s’estimer satisfait, quand il a établi une doctrine sur un nombre suffisant d’expériences, s’il voit qu’un examen plus poussé l’engagerait en des spéculations obscures et incertaines. Dans ce cas, ses recherches seraient beaucoup mieux employées à scruter les effets plutôt que les causes de son principe. »30 30- D. Hume, Traité de la nature humaine, Liv. I, 1, 4, pp. 77-78 ; A Treatise, Vol. I, Book I, p. 21: “Nothing is more requisite for a true philosopher, than to restrain the intemperate desire of searching into causes; and, having established any doctrine upon a sufficient number of experiments, rest contented with that, when he sees a further examination would lead him into obscure and uncertain speculations. In that case his inquiry would be much better employed in examining the effects than the causes of his principle.” 14 C’est donc la recherche des causes au détriment de l’analyse des faits observables qui prédispose l’esprit humain à élaborer « des spéculations obscures et incertaines ». Cette obscurité et l’incertitude caractéristiques de la « philosophie abstruse », s’expliquent par la prédominance de l’imagination sur la raison. C’est l’impossibilité d’avoir l’expérience de la cause, de l’essence ou de la substance des phénomènes qui rend compte de l’importance de l’imagination dans les spéculations théologiques et métaphysiques. À défaut, par exemple, de pouvoir les observer, on les imagine simplement. Rechercher la cause des phénomènes ou vouloir lire leur essence cachée pour pouvoir dire soit leur origine théologique, soit leur constitution métaphysique, est tout à fait vain, car, d’après Hume, « notre sonde est trop courte pour de si immenses abîmes » (our line is too short to fathom such immense abysses)31. Bien plus, la tendance qu’a l’esprit humain à donner libre cours aux « jongleries scolastiques »32 (scholastic quibbles) et à se nourrir de « pures fictions imaginatives »33 (mere fictions of the imagination) est également dangereuse. Pour le philosophe écossais, « rien n’est plus dangereux pour la raison que les envolées de l’imagination et rien n’a occasionné plus d’erreurs en philosophie. Les hommes aux larges imaginations peuvent à cet égard se comparer à ces anges qui, comme les représente l’Écriture, se couvrent les yeux de leurs ailes. »34 La comparaison que Hume établit entre les « larges imaginations » et les ailes des anges est évidemment tendancieuse. De même que les ailes des anges leur couvrent la vue, de même les larges imaginations empêchent ceux qui les ont d’observer les phénomènes. Mais si les ailes des anges permettent à ceux-ci de se protéger la vue contre les laideurs morales de ce monde, l’imagination est d’autant plus handicapante pour l’observation et préjudiciable à la raison qu’elle est ample. D’où la nécessité de la restreindre pour que la raison puisse mener convenablement son activité théorique en se fondant sur l’expérience et l’observation. Dans l’empirisme de Hume, tout comme dans le positivisme de Comte, les hommes doivent donc cesser de se couvrir les yeux avec les ailes plus ou moins amples de leur imagination pour apprendre à observer et à analyser 31- D. Hume, Enquête sur l’entendement humain, septième section, première partie, p. 90 ; An Inquiry Concerning Human Understanding, p. 83. 32- Ibid., Liv. I, II, 2, p. 100 ; A Treatise, Vol. I, Book I, p. 40. 33- Ibid, Liv. I, III, 5, p. 159 ; A Treatise, Vol. I, Book I, p. 88. 34- Ibid., Liv. I, IV, 7, p. 360 ; A Treatise, Vol. I, Book I, p. 252: “Nothing is more dangerous to reason than the flights of the imagination, and nothing has been the occasion of more mistakes among philosophers. Men of bright fancies may in this respect be compared to those angels, whom the Scripture represents as covering their eyes with their wings.” 15 les faits. L’avènement d’un nouvel esprit philosophique dépend du strict respect de cet impératif méthodologique. Pour Hume, comme pour Comte, il faut que soit dépassée la « paléophilosophie » dont le discrédit est dû au fait qu’elle favorise les triomphes faciles de l’imagination au détriment de la connaissance rationnelle des faits. D’après Comte, le nouvel esprit philosophique à promouvoir exige que soit opérée une « révolution fondamentale » dans les habitudes de penser. Cette révolution consiste principalement dans le sage renoncement à la recherche des causes inaccessibles au profit de « la simple recherche des lois, c’est-àdire des relations constantes qui existent entre les phénomènes observés. »35 Avec la nouvelle philosophie, ajoute-t-il, « la pure imagination perd irrévocablement son antique suprématie mentale et se subordonne nécessairement à l’observation de manière à constituer un état logique pleinement normal. »36 C’est l’observation, « seule base possible des connaissances vraiment accessibles, adaptées à des besoins réels »37, qui doit fonder la nouvelle philosophie, celle dans laquelle l’imagination est bannie au profit de la raison, seule à même d’assurer à l’humanité un « état logique » tout à fait « normal ». La volonté exprimée à la fois par Hume et par Comte de repenser le fondement de la philosophie, est motivée par les impasses théologiques et métaphysiques dans lesquelles s’est enlisée la « paléo-philosophie ». Dans le cadre de la nouvelle philosophie à fonder et à promouvoir, il n’est plus question, pour l’esprit, d’aller au-delà de ce qui est observable, sous prétexte de vouloir discourir sur la nature intime des faits, de remonter à leurs causes premières ou de déterminer leur finalité ultime. Le culte humien des donnés ou des matters of fact et l’absolutisation comtienne des faits aux dépens des fictions poétiques telles qu’Apollon, Minerve ou les fées orientales38, illustrent bien le souci partagé par Hume et Comte de refonder la philosophie sur une nouvelle base méthodologique. La nouvelle philosophie à réaliser est définie, chez l’un comme chez l’autre, par le rejet des a priori et des substances, la négation des pourquoi et des qualités occultes. Elle exige que les idées et les connaissances se rapportent toujours aux faits observables, de peur qu’elles ne soient réduites à des fictions fantastiques, 35- A. Comte, Discours sur l’esprit positif, p. 75. Loc. cit. 37- Ibid., p. 74. 38- Ibid., p. 130. 36- 16 c’est-à-dire aux produits de l’imagination malade qui institue dans les philosophies théologique et métaphysique un « état logique » anormal. Comme on peut le constater, sur bien des questions, les philosophies de Hume et de Comte s’accordent beaucoup : elles s’accordent par exemple sur la critique des fictions de l’imagination et les spéculations théologicométaphysiques. Ces deux philosophes formulent également l’exigence d’inaugurer un nouvel esprit philosophique fondé sur une méthodologie consistant à réprimer la spontanéité de l’imagination qui, fortifiée par l’ignorance, exacerbe la tendance à la superstition. Chez eux, l’urgence d’instaurer un nouvel esprit philosophique est aussi assortie de la nécessité de fonder une psychologie expérimentale. C’est pourquoi Hume et Comte critiquent les illusions de la méthode introspective de Descartes. Le soustitre du Traité de la nature humaine est suffisamment expressif à cet égard39. La critique comtienne de la prétendue « observation intérieure »40 est en fait formulée contre la méthode introspective de Descartes. En passant pour la science de la nature intime de l’âme, l’introspection est, d’après Comte, soit un succédané de la théologie, soit un avatar de la métaphysique. Si l’auteur du Cours de philosophie positive déclare cette « prétendue méthode psychologique »41 scientifiquement nulle, c’est parce qu’il considère que la « prétendue contemplation directe de l’esprit par lui-même est une pure illusion. »42 C’est ce qui lui fait dire que « l’individu pensant ne saurait se partager en deux, dont l’un raisonnerait, tandis que l’autre regarderait raisonner. L’organe observé et l’organe observateur étant, dans ce cas, identiques, comment l’observation pourrait-elle avoir lieu ? »43 Dans les deux cas, il faut préférer la psychologie expérimentale ou positive à l’introspection. La nouvelle psychologie à fonder doit se régler sur le modèle des sciences de la nature, notamment de la physique. Nous constatons qu’il existe de multiples analogies conceptuelles entre la critique humienne de la théologie ou de la métaphysique et la critique comtienne des philosophies théologique et métaphysique. De telles analogies sont si frappantes qu’elles permettent de considérer la philosophie 39- Le Traité de la nature humaine de David Hume a pour sous-titre : Essai pour introduire la méthode expérimentale dans les sujets moraux ; Being an Attempt to Introduce the Experimental Method of Reasoning into Moral Subjects. 40- Par observation « intérieure », Comte désigne la prétendue observation de l’esprit par lui-même. 41- Cette expression est d’Auguste Comte. Cf. Cours de philosophie positive, première leçon, p. 20. 42- A. Comte, Cours de philosophie positive, première leçon, p. 19. 43- Ibid., p. 20. 17 humienne non seulement comme un proto-positivisme, mais aussi comme la préfiguration de la nouvelle épistémologie positiviste qui a davantage prospéré avec l’empirisme logique. Si nous accordons à Angèle KremerMarietti que le positivisme d’Auguste Comte est le « premier positivisme déclaré », il nous est, dans ce cas, possible de penser qu’il n’est pas le premier à avoir effectivement existé dans l’histoire des idées. Avant la lettre, l’esprit du positivisme est déjà remarquable dans l’empirisme de Hume. Toutefois, les rapports de similitude méthodologique et conceptuelle qu’entretiennent la philosophie humienne et le positivisme comtien sont-ils suffisants pour que nous puissions établir que le positivisme existe avant la lettre dans l’empirisme de Hume ? Si nous accordons à Jean Lacroix que « le positivisme appartient à la grande tradition rationaliste française, et, d’un certain point de vue, Comte peut et doit être étudié comme un continuateur de Descartes »44, pouvons-nous également inscrire Hume sur la liste de ses précurseurs, en dépit de l’anti-cartésianisme manifeste de ce dernier ? Les analogies d’ordre méthodologique et conceptuel que nous pouvons établir entre les philosophies de Hume et de Comte suffisent-elles à fonder entre elles une véritable relation d’homologie au point que nous puissions parler du positivisme de Hume sans nous contredire ? Si Comte distingue nettement le positivisme de l’empirisme, le dialogue à la fois anachronique et posthume que nous tentons d’établir entre Hume et lui est-il encore pertinent ? Ce sont les divers points d’intersection méthodologiques et conceptuels des philosophies humienne et comtienne qui rendent à la fois possible et pertinent l’établissement d’un tel dialogue. Le fait que ces deux philosophies aient pour principal impératif méthodologique la double abstinence théologique et métaphysique, permet d’affirmer que les analogies qu’elles entretiennent sont si importantes qu’on peut les considérer comme de réelles relations d’homologie philosophique. Toutefois, la question demeure : suffit-il à l’empirisme humien d’avoir le même paradigme épistémologique que la philosophie comtienne pour qu’il soit permis d’affirmer qu’il est méthodologiquement et conceptuellement l’équivalent philosophique du positivisme ? L’homologie sur le mode de laquelle il pourrait se rapporter au positivisme implique-t-elle que ces deux philosophies ont une même personnalité théorique ? 44- J. Lacroix, La Sociologie d’Auguste Comte, Paris, PUF, collection « SUP », 3e édition, 1967, p. 4. 18 CHAPITRE 1 LA GENÈSE ET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DU POSITIVISME DE COMTE Établir que l’empirisme de Hume est un positivisme avant la lettre exige que nous nous assurions qu’il est déjà fondé sur les mêmes impératifs méthodologiques que ceux qui régiront le « premier positivisme déclaré ». Il s’agit là d’un travail de vérification dont la procédure peut sembler anachronique et inconvenante, en ce sens qu’il consiste à établir le positivisme humien sur la base des principes méthodologiques de la philosophie positive de Comte. Une telle démarche qui ne déroge pas aux exigences du positivisme, correspond réellement à la volonté de savoir si l’empirisme de Hume est un positivisme avant la lettre. Si le positivisme est d’abord cette philosophie dont Comte est certainement le père déclaré et légitimement reconnu, il importe d’en définir la genèse, le statut épistémologique, la méthodologie, afin de s’assurer que l’empirisme de Hume en est épistémologiquement l’homologue. C’est au terme de cette comparaison philosophique de nature méthodologique et nomologique que nous pourrons établir la thèse du positivisme de Hume. A- LA GENÈSE DU POSITIVISME COMTIEN Si la genèse du positivisme comtien s’explique surtout par rapport à la crise des paradigmes épistémologiques de l’ancien âge mental dominé par des explications théologico-métaphysiques, il y a déjà, depuis le Moyen Âge jusqu’au XVIIe siècle, un travail d’élaboration conceptuelle consistant à préparer le passage de l’esprit humain de la « fétichité » irrationnelle à la positivité rationnelle, de manière à liquider lentement mais sûrement l’esprit théologico-métaphysique. Au sujet de l’origine de la révolution intellectuelle dont la philosophie positive a pu résulter, Auguste Comte affirme lui-même qu’elle n’est pas précisément identifiable. « Il est impossible, dit-il, d’assigner l’origine précise de cette révolution : car on peut dire avec exactitude, comme de tous les autres grands événements humains qu’elle s’est accomplie constamment et