Questions d`éthique

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Revue de la
Grande Loge de France
Points de Vue Initiatiques
Points de Vue Initiatiques
Questions d'éthique
PLUME EXTÉRIEURE
Morale et politique - Jean Léonetti
THÈME
Éthique et GLDF - Jean-Robert Daumas
Éthique et morale - Guy Dupuy
Existe-t-il une éthique maçonnique ? - Jean-François Pluviaud
Souffrance au travail, travail en souffrance - Gremed
Vers une entreprise éthique ? - Gérard Lioret
Éthique et médias - Christian Bonhomme
La loi de bioéthique à la lueur du REAA - Serge Ajzenfisz
L’homme augmenté - Jean Erceau
Entre obéissance et transgression : l’éthique - Sylvain Laverdure
Science et technologie, le progrès en question
L’éthique du Franc-maçon dans la cité - Michel Pélissier
De l’éthique à l’esthétique, être Franc-maçon - Yves Bergmann
HISTOIRE
7
11
23
35
43
51
61
69
79
90
97
107
116
le Franc-maçon Écossais en quête d’éthique - Louis Trébuchet
125
BIBLIOGRAPHIE
133
LIVRES
135
Publication trimestrielle
décembre 2011 N° 162
Grande Loge de France
Questions d'éthique
Accorde à ton serviteur
un cœur intelligent pour
discerner le bien du mal
N°
162
6 €
Revue de la
Questions d'éthique
1
sommaire
Éditorial - Alain-Noël Dubart
Points de Vue Initiatiques
Morale et politique par Jean Léonetti
Publication trimestrielle
décembre 2011 N° 162
6 €
EDITORIAL
Alain-Noël Dubart
Un nouveau numéro de Points de Vue Initiatiques est consacré à
l’Éthique. Il y avait déjà eu en 2008 un PVI spécialement centré sur
les relations entre les problèmes éthiques et la démarche initiatique.
Que trois ans plus tard les Francs-maçons de la Grande Loge de
France, et plus particulièrement les responsables et les auteurs de
PVI, aient ressenti le besoin d’un nouveau numéro consacré à cette
démarche particulière, traduit bien le fait que les problèmes éthiques
sont au cœur de la démarche de la Grande Loge de France et que,
bien au-delà de la Grande Loge de France, ils sont au cœur de la
réflexion contemporaine.
Si les problèmes actuels posés par le monde politique et le monde
financier sont à la limite de la caricature, chacun sent bien, au fond
de lui, qu’une nouvelle réflexion sur la morale ou sur l’éthique est à
entreprendre de toute urgence pour chacun d’entre nous.
Points de Vue Initiatiques N° 162
1
Il conviendra certainement dans les temps qui viennent de se reposer
la question des fondements de la morale, que ces fondements puissent
être religieux, utilitaristes selon Jérémy Bentham, philosophiques
comme l’universalisme Kantien, ou peut-être tout simplement
procéduraux, conformément à la théorie de la Justice de John
Rawls.
Peut-être nous apercevrons-nous alors qu’il n’y a pas de fondement
strictement défini de la loi morale et que, comme le pensait
Montaigne, tout ne vient que de la coutume.
En définitive, que la loi s’appelle Nomos, selon la philosophie grecque,
ou qu’elle s’appelle Thora, selon la tradition hébraïque, la loi morale
est au cœur de la réflexion maçonnique, car c’est bien l’une des trois
Grandes Lumières de la démarche qui est la nôtre, lumière qui doit
servir à éclairer nos réflexions, nos travaux et notre conduite dans
le monde.
En ce qui me concerne et à titre personnel, je ne pense pas que la loi
morale peut être donnée par une puissance extérieure au monde de
la société des hommes.
Cette attitude pourrait laisser croire que je fais mienne l’exclamation
de l’un des Frères Karamasov : « rien n’est vrai, tout est permis ».
Bien au contraire, si rien n’est vrai, rien n’est permis, et c’est la
raison pour laquelle il reste à l’Homme à élaborer patiemment
cette coutume dont parlait Montaigne, cette manière de vivre qui
nous permet de vivre tous ensemble, peut-être sous la conduite de
la raison, pour reprendre la formule de Spinoza qui m’est chère :
« Il n’est rien de plus singulier dans le Monde, ni de plus utile à
l’Homme, qu’un Homme qui vit sous la conduite de la raison ».
C’est probablement cette manière d’interpréter la loi morale et de la
transposer dans notre vie concrète de tous les jours que Montaigne
appelait la coutume et que nous, qui entrons dans la postmodernité,
appelons Éthique. n
Vivre ensemble.
2
Points de Vue Initiatiques N° 162
Préambule
Nos textes fondateurs disent que les Francs-maçons travaillent « au progrès
spirituel, moral et matériel de la condition humaine, à l’émancipation
progressive de l’Humanité ».
La réflexion éthique est un sujet que les Francs-Maçons de la Grande Loge de
France ne pouvaient ignorer. Depuis 2004, un Groupe de Réflexion Éthique
(GRÉ) a vu le jour au sein de notre obédience afin de « poursuivre au dehors
l’œuvre commencée dans le temple ».
Cette Commission Obédientielle d’Éthique (plus connue sous l’appellation
GRÉ) a une double mission depuis sa création :
- susciter le débat sur les grands problèmes de société à l’intérieur de nos
loges,
- diffuser nos réflexions ou nos avis à l’extérieur du temple.
Depuis 2006, date de sa création « officielle » par l’Assemblée générale des
députés de la Grande Loge de France, cette Commission s’est développée. Elle
a publié des avis, des articles dans le Journal de la Grande Loge de France, a
participé à de nombreux débats publics (dont le colloque à la Mutualité en 2008
sur le thème De la vérité des savoirs à la vérité des actes). Elle a participé également
aux auditions organisées par l’Office Parlementaire des Choix Scientifiques
et Techniques à l’Assemblée nationale (dans le cadre de la préparation de la
révision de la loi de bioéthique 2004).
Je voudrais profiter de ces quelques lignes pour rendre hommage à ceux sans
qui cette commission n’aurait jamais existé.
À notre ancien Grand Maître Pierre Simon, qui m’avait dit « Si vous voulez
être efficaces, pensez toujours en amont, avant que les problèmes soient
d’actualité ». C’est ce que nous avons essayé de faire et nous continuerons
dans cette voie.
À nos passés Grands Maîtres Alain Pozarnik et Alain Graesel, qui ont suggéré
puis appuyé la création de notre commission.
À notre actuel Grand Maître Alain-Noël Dubart, qui a su l’aider à évoluer.
À notre Grand Maître Honoris Causa Gilbert Schulsinger qui a représenté
l’obédience pendant plus de 20 ans auprès des pouvoirs publics et qui a
participé à nos travaux de la façon la plus active.
Enfin à tous les frères de la Grande Loge de France qui, de près ou de loin, ont
participé à cette aventure… et en particulier à l’équipe de P.V.I.
Il nous a paru utile de faire, avec ce numéro, un point dans la durée et non
dans l’immédiateté.
C’est ainsi que nos auteurs ont accepté, y compris notre ‘‘plume extérieure’’,
le Dr Jean Leonetti, de jouer le jeu de la réflexion sur le long terme. Il existe
un véritable fil rouge que vous retrouverez au long des pages de ce numéro.
J’espère que vous éprouverez à la lecture des articles autant de plaisir que nous
en avons eu à les écrire pour vous. Faites nous part de vos réactions.
Serge Ajzenisz
Pdt d’Honneur du G.R.É.
Points de Vue Initiatiques N° 162
3
SOMMAIRE
Éditorial
1
Alain-Noël Dubart
PLUME EXTÉRIEURE
7
Morale et politique
Jean Léonetti
Jean Leonetti a partagé sa vie entre la médecine et la politique, ce qui
explique son intérêt et son engagement pour penser les problèmes de
bioéthique, en cerner les contours et proposer des solutions.
Éthique et GLDF
11
Jean-Robert Daumas
Jean-Robert Daumas, président du Groupe de Réflexion Éthique,
expose comment les codes éthiques se fondent sur des principes moraux.
C’est une réflexion dépassionnée qu’il propose sur des sujets douloureux
et d’une actualité brûlante.
Éthique et morale
23
Guy Dupuy
Souvent confondus, les concepts d’Éthique et de Morale présentent
des différences riches d’enseignement. Les deux sont à l’œuvre dans la
démarche du Franc-maçon qui recherche, librement, des principes
moraux pour les appliquer à sa conduite.
Existe-t-il une éthique maçonnique ?
35
Jean-François Pluviaud
La Franc-maçonnerie conduit ses membres à découvrir, librement, les
principes qui inspirent la morale. L’initiation mène à cette découverte.
Un trajet et un projet qui se résument par cette invitation à « travailler
sans relâche au progrès moral et spirituel de l’humanité ».
Souffrance au travail, travail en souffrance
43
Gremed
Le monde du travail est devenu un lieu qui génère de la souffrance.
Le travail confère pourtant à celui qui l’accomplit dignité, statut social,
estime de lui-même. Comment les Francs-maçons peuvent-ils proposer
des moyens de remédiation ?
Vers une entreprise éthique ?
51
Gérard Lioret
Le fonctionnement des entreprises est déréglé par les exigences
d’un marché déshumanisé. Il est peut-être possible de dégager
quelques idées, les maçons en pratiquent dans leurs loges, qui
restitueront au travail sa fonction ontologique.
Éthique et médias
61
Christian Bonhomme
La presse est fille de la liberté, elle en est aussi sa garante. Aujourd’hui
dépassée par les médias instantanés, elle doit rester un rempart contre la
suprématie des rumeurs. C’est de la liberté de conscience qu’il s’agit et un
Franc-maçon ne peut y rester insensible.
4
Points de Vue Initiatiques N° 162
La loi de bioéthique à la lueur du REAA
69
Serge Ajzenisz
L’auteur, président d’honneur du Groupe de Réflexion Éthique,
rappelle les circonstances qui ont provoqué la naissance de cette
commission au sein de la Grande Loge de France et souligne combien ses
principes sont en accord avec les fondamentaux du Rite Écossais Ancien et
Accepté.
L’homme augmenté
79
Jean Erceau
En officialisant la nature humaine comme champ d’investigation
scientifique, l’homme se donne le pouvoir d’agir sur elle à un degré
tel qu’il devient difficile d’en imaginer les conséquences. La réflexion
éthique ne doit-elle pas anticiper les applications, les recherches et
même les intentions de la science ?
Entre obéissance et transgression : l’éthique
90
Sylvain Laverdure
Si l’on place la dignité de l’homme comme valeur fondamentale, il est
des moments où la désobéissance est un devoir. Associant allégeance et
transgression, la démarche maçonnique offre une voie pour découvrir
l’inconnu.
Science et technologie, le progrès en question
97
Jean-Claude Piquion
Les Francs-maçons travaillent au « progrès spirituel et matériel de
l’humanité », mais de quel progrès s’agit-il ? Il faut le repenser à la
lumière des valeurs que nous voulons défendre, la première étant la
dignité humaine.
L’éthique du Franc-maçon dans la cité
107
Michel Pélissier
Les capacités ouvertes par le progrès technique et la perte du sens
du progrès causent des dommages mortels à notre société. Il est urgent
que chacun s’investisse pour restaurer justice et équité. Les Francs-maçons
pratiquent dans leurs loges des vertus qui doivent se propager au dehors.
De l’éthique à l’esthétique, être Franc-maçon
116
Yves Bergmann
La voie initiatique amène à découvrir des relations apaisées entre les
individus. La loge est le lieu de cette sociabilité heureuse. Elle rejoint
l’esthétique qui exprime la sensibilité à l’harmonie des proportions
HISTOIRE
le Franc-maçon écossais en quête d’éthique
125
Louis Trébuchet
BIBLIOGRAPHIE
133
LIVRES
135
Points de Vue Initiatiques N° 162
5
PLUME EXTÉRIEURE
Jean Léonetti
Jean Leonetti a partagé sa vie entre la médecine et la politique, ce qui
explique son intérêt et son engagement pour penser les problèmes de
bioéthique, en cerner les contours et proposer des solutions.
Maire d’Antibes et député des Alpes-Maritimes, il occupe les
fonctions de ministre chargé des Affaires européennes depuis le
29 juin 2011. Il vient de fonder, avec d’autres hommes politiques, le
Mouvement des Humanistes dont le manifeste dit souhaiter replacer
au centre de la vie économique et politique les valeurs qui fondent la
dignité de l’homme.
Médecin cardiologue de formation et toujours en exercice, Il préside
depuis le printemps 2010 la Fédération Hospitalière de France.
Très impliqué dans les questions d’éthique, notamment médicale, Jean
Leonetti a présidé la « Mission parlementaire sur l’accompagnement
de la fin de vie » en 2004, qui a conduit à la « Loi relative aux droits
des malades et à la fin de vie » n° 2005-370 du 22 avril 2005 dont il
était le rapporteur au Parlement. Cette mission lui avait été confiée
par le Président Jacques Chirac et le Premier Ministre Jean-Pierre
Raffarin dans le cadre de l’affaire Vincent Humbert en 2003.
Il a été Président de la mission d’information et des États Généraux
de la bioéthique en 2009. Enfin il fut rapporteur au Parlement de la
loi de bioéthique 2011, votée le 23 juin dernier.
Sollicité par des frères de la Grande Loge de France et connaissant
les activités de notre Obédience autour du thème de ce Points de Vue
Initiatiques, il a accepté de s’associer à notre réflexion par ce texte,
qui ne se cantonne pas aux problèmes de bioéthique mais s’ouvre
sur la restauration de valeurs humanistes.
Publications :
Le Principe de modération, éditions Michalon, 2003,
Vivre ou laisser mourir : Respecter la vie, accepter la mort, éditions
Michalon, 2005,
La République des valeurs : Une éthique du politique, éditions Vuibert,
2006. n
6
Points de Vue Initiatiques N° 162
PLUME EXTÉRIEURE
Morale et politique
Parlement européen - Strasbourg
La politique doit-elle s’inspirer de la morale ou l’ignorer ? La
question n’est évidemment pas nouvelle, Aristote précisait déjà le
concept d’Éthique en le rendant indissociable de la pratique et de la
gestion de la cité. Que l’on se réfère à Machiavel ou à Kant, le débat
reste toujours d’actualité pour opposer le cynisme à l’angélisme,
l’intérêt individuel au bien commun ou l’efficacité à la vertu.
« La vraie politique ne peut faire un pas sans avoir au préalable rendu
hommage à la morale » affirme Kant, comme si la morale était
le socle et le préalable à l’action publique qui pourrait ou devrait
ensuite s’en détacher pour être efficace. La critique de Péguy sur la
morale Kantienne illustre bien ce propos : « Kant a les mains pures
mais il n’a pas de mains ». Ainsi, la fin justifierait les moyens et
l’éthique de conviction céderait le pas à l’éthique de responsabilité :
Le philosophe peut bien inspirer le politique mais pas le remplacer.
Mon objectif n’est pas de rivaliser avec les philosophes ou les penseurs
qui ont si diversement abordé ce sujet mais d’essayer modestement
d’en envisager les aspects actuels : nous vivons dans une société
Points de Vue Initiatiques N° 162
7
Morale et politique
caractérisée d’abord par une médiatisation rapide de l’information
qui modifie nos repères par rapport aux événements. Par ailleurs, nous
semblons évoluer inexorablement vers une approche individualiste
des problèmes qui s’explique en partie par la chute des idéologies
qui proposaient de considérer l’avenir collectivement. La démocratie
dans ce contexte est contestée dans sa capacité à représenter l’intérêt
général et le politique peut masquer par un discours moral la vacuité
d’un projet politique.
La médiatisation rapide
de tout événement est une
des marques de ce siècle
et peut servir les valeurs
morales. Il est désormais
plus difficile d’opprimer
un peuple ou de le
réprimer violemment dans
un monde dans lequel
les informations écrites
et surtout les images
peuvent être diffusées
le reflet des médias
à partir de simples
téléphones portables. Les
printemps arabes ont très
certainement bénéficié de cette situation. Mais cette culture de la
transparence peut aussi avoir ses revers : l’image peut être truquée
ou n’être que le témoin ponctuel d’un fait isolé ne traduisant pas
la réalité complexe d’une situation. Les médias répondent à la
logique de l’immédiateté de l’émotion et de la simplification qui est
à l’opposé de la démarche éthique qui se veut raisonnée, durable et
respectueuse de la diversité.
Un président des États-Unis a justifié par le combat du « bien contre
le mal » une intervention militaire qui trouvait son origine dans
l’attaque terroriste du 11 septembre 2001 dont l’impact médiatique
était considérable. Indubitablement les fanatiques terroristes
voulaient à la fois frapper la conscience universelle et ainsi déclencher
une « guerre des civilisations » entre l’Islam et l’Occident. Leur
projet était aussi une guerre du « bien contre le mal ». Combien
d’exemples dans l’histoire du monde viennent confirmer que la
morale considérée comme une vérité intangible est l’instrument de
violence : même la vertu républicaine d’un Robespierre a engendré
la Terreur.
8
Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean Léonetti
Par ailleurs, le bien et le mal de la vie privée se sont inscrits
médiatiquement dans la sphère publique. Désormais, la qualité
morale individuelle de l’acteur politique est facilement mise en
cause et médiatisée. L’argent et le sexe selon les pays et les époques
sont considérés comme des critères d’évaluation morale qui
peuvent discréditer des responsables politiques indépendamment de
l’action publique menée. À l’époque du Général De Gaulle, où il
était interdit à un homme divorcé d’être invité à l’Élysée a succédé
une période plus permissive sur les mœurs ; les affaires Clinton
et Strauss-Kahn traduisent bien que l’opinion publique considère
qu’entre une conduite irréprochable et des mœurs dissolues, les
politiques devront désormais trouver une attitude acceptable.
L’argent, même en dehors de la corruption qu’il peut engendrer, est
un élément d’appréciation morale. La morale de l’effort, du mérite,
de l’égalité, voire de l’égalitarisme, reste un élément du jugement
moral populaire dans notre pays. Le personnage public a obligation
morale d’exemplarité sans pour autant qu’une morale des mœurs
vienne s’imposer dans le débat public.
Enfin, dans « une société des individus » qui tend à se substituer à
une « société des peuples », il est logique de penser que la parole du
politique a plus intérêt à s’adresser au catégoriel qu’au collectif :
chacun attendant un avantage précis du décideur ou du candidat
sans se préoccuper des conséquences de ses revendications qui se
résument quelquefois à l’obtention ou la conservation des privilèges
ou des avantages acquis.
La formule de JF Kennedy qui appelait les
Américains à se demander non pas ce que le pays
devait faire pour eux mais ce qu’ils devaient faire
pour leur pays nous paraît être l’expression d’une
morale collective moins acceptée de nos jours.
Dans la période actuelle, il est difficile d’appeler à
l’effort de chacun car « l’immoralité » des marchés
financiers et « l’irresponsabilité » des politiques
qui ont généré les dettes des États apparaissent
comme les principaux responsables de la crise et
suscitent « l’indignation » des populations. Dans
la réalité, c’est bien sous la pression des opinions
publiques que les décideurs ont fait ces choix et
la spéculation a créé dans de nombreux pays une
croissance, certes, artificielle mais qui a aussi
largement bénéficié aux populations.
Points de Vue Initiatiques N° 162
Le pouvoir de l’argent
9
Morale et politique
Peut-on dans notre monde médiatique et individualiste aborder
les problèmes avec la lucidité et la responsabilité, indispensables
ferments de la morale publique ? Ainsi, se pose inévitablement
le problème de la démocratie moderne et de la nécessité de faire
évoluer le débat public.
Est-il utile de rappeler que la démocratie ne constitue pas l’arme
absolue pour préserver la morale publique ? la peine de mort n’aurait
probablement pas été abolie en 1981 si on avait posé la question au
peuple Français par référendum mais les électeurs avaient voté pour
un candidat qui avait pris cet engagement. Adolf Hitler a été porté au
pouvoir par un vote démocratique mais, le peuple allemand n’aurait
sans doute jamais accepté les camps de la mort. Plus près de nous,
une consultation électorale a été interrompue en Algérie pour éviter
que les Islamistes ne prennent le pouvoir par les urnes sans susciter de
réaction internationale. Mais la démocratie n’est-elle pas l’unique voie
pour protéger les peuples du fanatisme politique et de l’intolérance ?
La démocratie peut aussi, dans un pays politiquement évolué
comme le nôtre, être anesthésiée par une pensée unique sous des
propos lénifiants évoquant les « droits de l’Homme » et la « dignité
de la personne » ou la « solidarité » sans approfondir la complexité
des idées avancées et les réalités vécues. Le débat peut être confisqué
par les sondages d’opinion, qui traduisent la réaction d’un instant,
qui est très éloignée de la volonté d’un peuple. Les valeurs dans une
démocratie peuvent être écrasées par le « totalitarisme doux » d’un
système qui prône à la fois le chacun pour soi et l’assistance pour
tous, transformant le citoyen en consommateur de bien publics.
La religion révèle une vérité, la morale édicte des règles, l’éthique
comme la démocratie s’interroge. Cette morale pratique ne prétend
pas détenir la vérité, elle la cherche modestement et passionnément.
Les valeurs morales doivent être revisitées à l’aune de ce siècle
de transparence excessive et de fausse vertu non pour les affaiblir
mais pour les réenchanter d’expériences nouvelles. Nous devons
espérer que notre pays sera toujours capable de générer de véritables
citoyens formés à l’esprit critique, attachés à des valeurs universelles
en attente d’un projet collectif, vigilants sur les dérives et les excès
que génèrent le renoncement devant la fatalité et l’acceptation de
la facilité. La conciliation de la politique et de la morale a un nom,
né dans la Grèce antique, qui incarne tout à la fois, la Liberté et le
respect de chacun, elle est fragile et imparfaite comme l’humain,
exigeante comme la vérité, en perpétuel mouvement, en débat
permanent : c’est la Démocratie. n
10
Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean-Robert Daumas
Éthique et Grande Loge
de France
Interdire ou limiter les manipulations génétiques sur les cellules souches, c’est peut-être
priver nos enfants d’opportunités de vie meilleure que les nôtres.
La Grande Loge de France est une obédience spiritualiste et
humaniste. Elle entend ne jamais privilégier un domaine au
détriment de l’autre. Jean-Robert Daumas, président du Groupe de
Rélexion Éthique, expose comment les codes éthiques se fondent
sur des principes moraux. Les règles de la procréation tout autant
que celles de la in de vie reposent sur une vision de l’homme dont le
corps est à la fois sujet et objet. C’est une rélexion dépassionnée qu’il
propose sur des sujets douloureux et d’une actualité brûlante.
Notre époque, plus que celles qui l’ont précédée, voit disparaître
l’influence des grands systèmes philosophiques qui avaient la
prétention d’une explication globale du monde et qui étaient
générateurs de morales. Il en est de même pour les morales fondées
sur les grandes religions dont l’influence décroît dans notre occident
développé.
Nos sociétés sont orphelines en matière de sens de la vie et toujours
en recherche de points d’appuis nécessaires à l’équilibre individuel
et collectif de la vie en société.
Pour autant, l’appétit de spiritualité n’a pas disparu.
Points de Vue Initiatiques N° 162
11
Éthique et Grande Loge de France
Pendant longtemps, le religieux a
prétendu au monopole du spirituel.
Depuis la nuit des temps, c’est
principalement par le fait religieux
que l’homme a pu donner un sens
à la vie. Les rites, les rituels, les
pratiques diverses et variées ont
permis à l’homme dans les différentes
religions de grandir intérieurement.
Il est remarquable de voir combien le
religieux a apporté aux communautés.
Avec leur part d’ombres et de lumières,
les religions ont apporté querelles et
guerres, paix et progrès. L’homme,
Esquisse pour Le Bien et le Mal ,
depuis des temps ancestraux, a
Victor Orsel vers 1829 Lyon, Musée
toujours eu besoin d’avoir une
des Beaux-Arts
philosophie, des théories communes
lui permettant de se regrouper, de vivre en communauté. Le religieux
dans la vie de l’homme était là pour rendre la vie plus facile, plus
supportable, moins éprouvante. Se sentir mieux, vivre en harmonie
avec les hommes, la nature, le monde qui nous entoure.
Au fil du temps, avec la pensée des Lumières, avec l’avènement de
la pensée rationnelle et le triomphe de la science et des technologies
depuis deux siècles, les religions ont montré leurs limites. Elles ne
délivrent pas automatiquement la clé de la sagesse et du bonheur,
ce qui ne remet en cause les bonnes volontés présentes dans chaque
religion et même partout dans le monde. Pas besoin d’appartenir
à une religion, pour être religieux. Les notions d’amour, de paix,
d’harmonie, de nature, sont universelles.
Force est de constater que cette quête ne se retrouve plus massivement
dans la pratique des grandes religions révélées. Le spirituel a détrôné
le religieux.
Paradoxalement, on pourrait dire que la quête spirituelle aujourd’hui,
c’est simplement se poser les bonnes questions, et tenter de répondre.
C’est également ne pas se contenter d’une conception prémâchée du
monde qui nous entoure, c’est être actif dans la compréhension de
ce qui nous environne. C’est connaître, aimer et agir sur le monde
pour le rendre plus tolérant, charitable et fraternel.
Mais comment les hommes de bonne volonté peuvent-ils trouver et
établir des règles de vie humanistes et universelles ?
12
Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean-Robert Daumas
Aucune société ne peut survivre sans un code moral fondé sur des
valeurs comprises, acceptées et respectées par la majorité de ses
membres.
Les sociétés modernes pourraient-elles maîtriser indéfiniment les
pouvoirs fantastiques que leur donnent les techno sciences, sur les
critères d’un vague humanisme, teinté d’une sorte d’hédonisme
optimiste et matérialiste ?
À la Grande Loge de France, obédience qui pratique le Rite
Écossais Ancien et Accepté, nous travaillons en loges à partir de
l’usage de rituels dont nous considérons qu’ils traduisent une
sagesse immémoriale et qu’ils peuvent nous aider à nous construire
et à progresser. Nous employons le terme d’Initiation pour qualifier
cette démarche de progrès vers une certaine forme de connaissance.
Connaissance de soi, des autres, de l’Univers et du Cosmos. Mais
progresser vers quoi ? Comment le dire avec des mots simples.
Nous travaillons dans le respect d’une loi naturelle qui fonde notre
morale sur des valeurs transcendantes (respect de la vie, sens du
devoir, de la justice, amour du prochain,
Nous interprétons cette loi naturelle avec notre raison (équerre) mais
aussi avec notre esprit et notre cœur (compas) et la justice qui en
résulte nous fait porter une attention toute particulière aux faibles et
aux démunis.
C’est en premier lieu le perfectionnement individuel que
nous recherchons, but primordial de la méthode et du travail
maçonnique.
D’abord le perfectionnement moral et spirituel des frères qui
fréquentent nos loges.
Mais comme nous dit notre rituel, nous devons poursuivre au dehors
l’œuvre commencée dans le Temple.
Les Francs-Maçons de la Grande Loge de France ne peuvent rester
étrangers aux débats de notre société.
La finalité de la Franc-maçonnerie est bien de contribuer à
l’amélioration matérielle, morale et spirituelle de l’humanité.
Éthique et Grande loge de France
Mais ces considérations resteraient lettre morte si on ne leur donnait
pas un fondement éthique solide.
Depuis une soixantaine d’années, les progrès accélérés des
Points de Vue Initiatiques N° 162
13
Éthique et Grande Loge de France
connaissances scientifiques, médicales et techniques ont changé
notre vision du monde.
C’est pourquoi, devant les problèmes éthiques nouveaux posés par
ces progrès, le Groupe de Réflexion Éthique a été créé en 2006 à la
Grande Loge de France. Il ne fait que poursuivre le chemin tracé par
des frères illustres. Pierre Simon, ancien Grand Maître qui travailla
auprès de Simone Veil et Lucien Neuwirth afin de faire évoluer
les lois de notre pays dans le domaine de la contraception et du
planning familial.
Gilbert Schulsinger, Grand Maître Honoris Causa, qui fut
longtemps le porte parole de la Grande Loge de France en matière
de bioéthique.
Les objectifs de cette Commission Obédientielle d’éthique, baptisée
le GRÉ, Groupe de Réflexion Éthique, sont les suivants :
- contribuer à la réflexion éthique des frères de la Grande Loge de
France en leur fournissant de l’information sur les problèmes qui se
posent à l’homme éclairé du XXIe siècle.
- assister notre Grand Maître dans ses interventions sur des sujets
d’actualités dans le domaine de l’éthique,
- fournir des avis motivés, compréhensible par le monde profane
et au nom d’un groupe de Francs-maçons de la Grande Loge de
France sur ces mêmes sujets.
Bien sûr, nos avis n’engagent pas l’Obédience, le Conseil Fédéral ou
le Grand Maître.
Ils n’engagent pas davantage collectivement les frères de la Grande
Loge de France. Ils ne sont que l’expression libre et éclairée d’un
« laboratoire d’idées » qu’est le GRÉ.
Notre passé Grand Maître, Alain Graesel, précisait lors du Convent
de 2007 : « Tout en restant sur la réserve, la mesure et l’équilibre de
positions claires et précises, mais non polémiques, les résultats de
nos réflexions seront communiqués aux autorités concernées afin
que la pensée éthique des Francs-maçons de la GLDF soit ainsi
mieux comprise et mieux prise en compte »
Il est donc naturel que la réflexion éthique trouve particulièrement
sa place dans notre Obédience. Mais nous ne sommes pas un
comité d’éthique de plus. Il y en a de nombreux et pertinents. Notre
spécificité c’est d’être des maçons de la Grande Loge de France.
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Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean-Robert Daumas
C’est donc toujours par le prisme de la méthode et des valeurs de
la Franc-maçonnerie de Rite Écossais Ancien et Accepté que nous
analysons les situations, que nous délibérons et que nous formulons
nos questions et, parfois, nos avis.
Nous souhaitons mettre la réflexion éthique à la portée de tous, dans
la diversité des apports et en évitant la seule spécificité des experts.
Les réflexions du GRÉ sont exprimées par des hommes dont les
pensées sont épurées et enrichies, en amont, par un authentique
travail initiatique imposé par les trente-trois degrés du Rite Écossais
Ancien et Accepté dont l’influence constructive au plus intime de
chacun est particulièrement marquante.
Notre but c’est d’essayer, par notre méthode de travail sur nousmêmes, avec nos frères dans nos loges, de traduire nos réflexions
par des propositions et de donner un avis sur les grands problèmes
de la société.
Notre rôle : c’est essayer de « passer de la réflexion à l’action », du
« laboratoire d’idées » à la réalité de tous les jours.
Éthique ou morale ?
Toute réflexion éthique passe par une définition de l’éthique.
Comme tout groupe ou toute commission d’éthique, nous avons,
en préambule à nos réflexions, essayé de trouver une définition
consensuelle.
Pour certains, il est vain de chercher une différence entre l’Éthique
et la Morale.
Pour d’autres l’Éthique est la science et une théorie raisonnée de la
Morale.
Pour les uns, la Morale est purement individuelle tandis que
l’Éthique se veut normalisatrice ou énonciatrice de principes qui
doivent s’appliquer à tous.
L’éthique répond aussi par sa recherche de vérité à l’amélioration
de la condition humaine. Elle s’accorde ainsi avec l’un des principes
fondateurs de la Franc-Maçonnerie.
Je pense que vous avez compris qu’il est inutile de passer plus de temps
sur ces définitions. En effet, les Francs-maçons que nous sommes ne
sont pas des philosophes professionnels. Certes la philosophie nous
intéresse, mais comme une simple culture de l’honnête homme sans
plus. La difficulté, c’est de mettre en évidence les fondements de
Points de Vue Initiatiques N° 162
15
Éthique et Grande Loge de France
l’éthique, laquelle doit constituer la pierre de touche de toute morale.
Cette difficulté est grande car, comme le dit Schopenhauer : « Il est
plus difficile de fonder la morale que de la prêcher. »
Il est toutefois impossible de parler d’Éthique ou de Morale, sans faire
apparaître les notions de Bien et de Mal, c’est-à-dire de jugement de
valeur sur ce qui est bien et sur ce qui est mal.
L’Éthique, comme la Morale, seraient donc l’établissement de règles
qui régissent la conduite des hommes en fonction des notions de
« Bien » et de « Mal ».
Sauf qu’il existe plusieurs façons de juger du Bien et du Mal.
D’où les questions que nous devons nous poser :
Une morale universelle est-elle possible ou est-elle simplement
souhaitable ?
Sur quelles bases peut-on imaginer cette morale ?
Sur quelles valeurs fonder une éthique universelle conduisant à des
règles de vie universelles ?
Le bien et le mal sont-ils des notions relatives ou absolues ?
- s’il s’agit d’absolu, comment avoir la plus large adhésion de nos
concitoyens et à partir de quel niveau de consensus peut-on conclure
à l’universalité de cette notion ?
- s’il s’agit de relatif, comment ne pas tomber dans le « relativisme »
qui justifie tout et son contraire ?
Autrement dit, existe-il une version minimale du Bien et du Mal sur
laquelle tous les hommes de « bonne volonté » peuvent s’accorder ?
Ne rien voir de mal, ne rien entendre de mal, ne rien dire de mal.
Les singes de la sagesse, Japon.
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Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean-Robert Daumas
Ensuite, faut-il se battre pour faire respecter ces principes ou doiton, au nom de la tolérance qui est une vertu chère à la Francmaçonnerie, se contenter de les promouvoir sans leur donner un
caractère normatif ?
J’ai bien conscience de poser beaucoup de questions et d’apporter
peu de réponses !
Et c’est là que la méthode maçonnique peut nous aider à y voir
clair.
La maçonnerie ne prétend pas apporter une vérité révélée ou des
positions qui s’imposeraient à tous. Elle est d’abord une méthode
pour chercher la Vérité.
Mais cette Vérité avec un grand V est supposée inaccessible.
Ce qui est accessible, c’est que chaque frère ou sœur progresse vers
« sa » propre vérité par la méthode maçonnique.
À chacun son éthique ?
Dans les positions éthiques, on est souvent aux prises avec une forme
de pensée unique.
Si l’éthique c’est d’être pour le bien contre le mal, pour la santé contre
la maladie, pour la justice contre l’injustice, pour la richesse contre
la pauvreté… alors on ne fait pas beaucoup avancer le monde.
Je pense que toute réflexion éthique commence par se poser les
bonnes questions sans idées préconçues. En laissant de côté nos
idées et nos convictions initiales.
En abandonnant nos métaux à la porte du temple comme nous le
disons dans nos rituels.
La bioéthique est le terrain privilégié de cette réflexion. C’est un
domaine ou ce que j’appellerai l’éthique « épidermique » est souvent
présente. Ou nos positions sont souvent plus conditionnées par nos
préjugés que par notre réflexion. Ou nos arguments sont souvent des
arguments d’autorité. Parce que cela a toujours été… Parce que la
nature l’a voulu ainsi… Parce que c’est la dignité de l’humanité qui
l’impose…
Pour illustrer ce que peut-être un questionnement éthique dégagée
de nos opinions initiales je voudrais aborder une réflexion un peu
iconoclaste sur quelques thèmes de bioéthiques, tout en sachant que
je vais peut-être en choquer certains.
Points de Vue Initiatiques N° 162
17
Éthique et Grande Loge de France
Et d’abord, je vais poser deux principes qui fondent le raisonnement
économique, tout en sachant que beaucoup pensent que l’économie
et l’éthique ne font pas bon ménage !
- une personne ne peut échanger que ce dont elle a la propriété
- l’échange doit reposer sur le principe d’autonomie de la volonté et
sur la notion de consentement.
Le respect de ces deux principes permet de porter un jugement sur
l’efficacité et sur la légitimité d’une action humaine.
C’est bien parce que l’on est le « premier occupant » et propriétaire
de son corps et qu’il n’appartient à personne d’autre que soi que l’on
peut s’approprier les fruits de son action.
Le travail salarié par exemple est un échange de capacité physique et
intellectuel entre un salarié qui propose et un employeur qui utilise.
Mais cet échange doit être librement consenti, sinon cela s’appelle
de l’esclavage !
À la lueur de ces deux principes, je vous propose de réfléchir sur le
sens de la loi de bioéthique du 30 juillet 1994 révisée en 2004 qui
nous gouverne actuellement et que la nouvelle loi de 2011 votée par
les assemblées ne semble pas modifier. En effet, cette loi dénie aux
êtres humains la possibilité d’être propriétaire de leur corps, et ce,
paradoxalement, au nom du respect du corps de chacun.
La loi de 2004 comportait neuf articles qui interdisent cette
appropriation dont le premier :
- Art 16-1 : Chacun a droit au respect de son corps. Le corps humain
est inviolable. Le corps humain, ses éléments et ses produits ne
peuvent faire l’objet d’un droit de
l’appropriation.
Débattre de cette loi et de la
doctrine qui la sous-tend est d’une
importance éthique considérable.
Cela ne doit pas être laissé aux
seuls spécialistes. C’est à ce titre
que la Franc-maçonnerie invite à la
réflexion.
Le refus de laisser les individus
disposer librement de leur corps
comme ils l’entendent peut apparaître
plein de sagesse : interdire de louer
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Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean-Robert Daumas
son ventre pour de la procréation assistée, vendre ses organes ou
son sang, interdire le clonage thérapeutique et manipuler des gènes
humains… peut paraître raisonnable.
On est dans une vision d’éthique purement déontologique ou de
conviction qui s’exonère des conséquences concrètes.
Mais si cette législation conduit objectivement à condamner à
mort un certain nombre de patients, doit-on ne pas se poser de
questions ?
- Interdire à un donneur, ou à la famille d’un défunt, de tirer un
profit de la cession de parties de son corps n’est-ce pas directement
conduire à la mort un receveur qui ne pourra survivre que grâce à
cette transplantation ?
Quelle position doit-on avoir en son âme et conscience ?
- Empêcher une femme stérile d’avoir un enfant par l’intermédiaire
d’une mère porteuse, c’est la priver des joies de la maternité et
refuser à une autre le droit de gagner de l’argent comme elle
l’entend. A contrario, on peut légitimement s’inquiéter des risques
de « marchandisation » de corps de la femme
Quelle position doit-on avoir en son âme et conscience ?
- Interdire ou limiter les manipulations génétiques sur les cellules
souches, c’est peut-être priver nos enfants d’opportunités de
vie meilleure que les nôtres, qui leur éviteraient des maladies,
retarderaient leur vieillissement, amélioreraient les performances de
leurs corps.
Quelle position doit-on avoir en son âme et conscience ?
- Enfin ne pas laisser le patient en fin de vie disposer librement de
son corps au motif qu’il n’en est pas propriétaire est une position qui
mérite au moins une discussion.
Il faut donc de solides raisons pour interdire à chacun d’entre nous de
disposer librement de son corps et imposer à tous ceux qui désirent
une transplantation, une procréation artificielle, une manipulation
génétique… de sacrifier leur vie au nom de la morale de quelquesunes, quand bien même ce serait la morale d’une majorité.
La loi de bioéthique actuelle décrète que le corps humain est
inaliénable. Elle développe un droit du corps totalement différent
du droit des choses (ou la notion de propriété est admise par tous).
C’est parce qu’elle postule que le corps et l’esprit ne font qu’un. Et
Points de Vue Initiatiques N° 162
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Éthique et Grande Loge de France
comme l’on ne sait pas distinguer chez l’être humain ce qui est sujet
et ce qui est objet, alors elle conclut qu’il est légitime que le corps
soit soumis au droit des personnes au lieu d’être soumis au droit des
choses.
Si l’être humain ne peut être à la fois sujet et objet de lui-même,
faute de pouvoir séparer l’un de l’autre, alors on applique au corps
la classification de l’individu.
Mais l’idée que le corps humain, dans ses parties est un sujet et non
un objet est un postulat philosophique.
Ce postulat, qui prétend protéger la dignité humaine, est
contestable.
L’essence même de l’individu ne se confond pas avec son corps.
Si nous abandonnons nos idées préconçues, il est sûrement plus
facile de concevoir le corps humain comme une machine biologique
dans lequel notre esprit, notre moi intime, est incorporé.
Dans l’état actuel de nos connaissances, il semble légitime de
considérer que notre esprit à un droit de propriété sur notre machine
biologique pour de multiples raisons :
- parce qu’il est incorporé dans cette matière vivante,
- parce qu’il en est généralement le seul et le premier occupant,
- parce qu’il ne peut en changer.
C’est bien parce qu’on considère le corps comme une simple machine
biologique, fût-elle imparfaite, qu’un attardé mental, un enfant
prématuré, un malade en état de coma… sont des êtres humains à
part entière. Ils sont bien nos semblables, en égale dignité et en égale
humanité.
C’est cette revendication radicale de la libre disposition de son propre
corps qui définit la personne humaine. Et c’est donc ce qui rend
légitime, pour moi, l’expression de la libre volonté d’un malade ou
d’un mourant d’interrompre une fin de vie devenue insupportable.
Éthique et in de vie
Alors comment notre Groupe de Réflexion Éthique aborde-t-il ce
douloureux problème de l’euthanasie et du libre choix de chacun de
mourir dans la dignité ou tout au moins dans ce qu’il considère être
sa dignité et son droit ?
Tout simplement par ce principe de morale universelle qui se résume
de la façon suivante :
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Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean-Robert Daumas
« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse ».
Ou encore « Fais à autrui tout le bien que tu voudrais que l’on te
fasse ».
Dans de nombreux cas, le désir de mourir d’un patient est lié à des
douleurs physiques ou morales qui lui paraissent intolérables. Que
la technique médicale fasse disparaître ces douleurs et le patient
retrouvera sa sérénité et pourra attendre paisiblement le moment
ultime.
Il faut donc tout faire pour soulager ces douleurs, qu’elles soient
physiques ou morales. C’est tout l’enjeu des soins palliatifs. Mais
nous savons bien que le nombre de lits en soins palliatifs est, et sans
doute restera, insuffisant.
Alors il existe la loi Léonetti qui, si l’on
n’a pas peur des mots, permet l’euthanasie
passive. Elle autorise à ne plus pratiquer
d’acharnement thérapeutique et de ne
plus assister techniquement un patient
dont on sait que cet arrêt des soins va le
conduire à la mort.
Le rôle des médecins est de faire que cet
arrêt des soins ne s’accompagne pas de
douleurs insupportables. Et là encore, si
l’on ne se paye pas de mots, elle autorise
l’euthanasie active car elle autorise
l’administration de doses de calmants qui peuvent devenir létales.
Pour le dire simplement, la qualité de la fin de vie doit primer sur la
durée de cette fin de vie.
Cette loi pose deux problèmes : d’abord elle est mal connue ou
mal appliquée par de nombreux médecins. Soit parce qu’ils sont
philosophiquement hostiles à l’idée d’interrompre une vie, soit parce
qu’ils craignent que leur responsabilité soit engagée pénalement
dans le cas où un tribunal considérait que l’on n’est pas dans les
critères d’application de la loi.
Mais il y a et il y aura toujours des cas que la loi Léonetti ne couvre pas.
C’est les cas de Vincent Humbert. C’est le cas de Chantal Sebire.
Et comme ces cas sont tous singuliers, il nous paraît impossible de
faire une loi qui définisse précisément les cas ou il serait autorisé de
pratiquer ce geste d’euthanasie.
Points de Vue Initiatiques N° 162
21
Éthique et Grande Loge de France
Nous sommes donc favorables au maintien d’une interdiction légale,
mais pour l’instauration d’une « exception d’euthanasie ».
Cette exception s’appliquerait à toute personne, en phase avancée
ou terminale d’une affection grave et incurable, infligeant une
souffrance physique ou psychique qui ne peut être apaisée et qu’elle
juge insupportable. Cette personne pourrait demander à bénéficier,
dans les conditions strictement définies, d’une assistance médicalisée
pour mourir dans la dignité.
Sous réserve qu’une décision collective sous la forme d’une
commission locale, ou nationale qui reste à définir, mais toujours
collégiale afin d’éviter des dérives que l’on imagine fort bien.
Nous sommes bien conscients des difficultés et nous respectons l’avis
de ceux qui pensent que la vie est sacrée et que toute interruption
volontaire d’une vie est à prohiber.
Nous entendons ceux qui disent qu’il n’appartient à personne de
décider si une vie vaut ou non d’être vécue. Nous comprenons
les réticences devant le choix ou non d’interrompre une vie. Et
également celui du suicide assisté qui pose d’autres problèmes.
Mais l’éthique est l’instrument intellectuel et spirituel qui permet,
de façon rationnelle, de trancher entre des points de vue moraux
différents. Une morale acceptable par tous doit être cohérente,
universalisable et d’une certaine manière non contredite par les
actes spontanés des individus.
Dans une discussion éthique, il ne s’agit pas toujours de convaincre
ou d’avoir raison, mais plutôt de se convaincre.
Il s’agit, pour chacun de nous, selon une de nos formules « de
n’accepter aucune idée que vous ne compreniez et que vous ne
jugiez vraie ».
Pour un Franc-maçon, l’éthique est avant tout un questionnement,
mais avec nos méthodes et nos outils.
Ce n’est que lorsque l’on a réellement la connaissance du problème
sous tous ses aspects, avec un œil bienveillant, tolérant et fraternel,
que l’on peut passer à l’action, c’est-à-dire avoir une opinion éclairée
et essayer de la faire partager.
Ce numéro de PVI vous montrera la diversité des positions et des
convictions des auteurs qui y ont participé, maçons ou profanes.n
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Points de Vue Initiatiques N° 162
Guy Dupuy
Éthique et morale, point
philosophique
« Dans la recherche de la vérité et de la justice, les Francs-maçons n’acceptent aucune
entrave et ne s’assignent aucune limite »
Souvent confondus, les concepts d’Éthique et de Morale présentent
des diférences riches d’enseignement. Si le premier suggère l’idée
de Juste et le second celle de Bien, les deux sont à l’œuvre dans la
démarche du Franc-maçon qui recherche, librement, des principes
moraux pour les appliquer à sa conduite. Une morale qui ne fait
que se prêcher est sans efet. Une éthique qui ne remonte pas à la
source de ses fondements est dangereuse dans ses dérives. C’est
pourquoi le Franc-maçon reste un « opératif », soucieux d’incarner
dans une Praxis l’élévation de sa conscience.
À propos des valeurs d’Éthique et de Morale, je pensais devoir
évoquer le point de vue d’un Franc-maçon, cheminant sur les sentiers
sinueux de l’expérience initiatique. Puisqu’il nous est suggéré de
tenter de faire le point des concepts philosophiques à vrai dire assez
peu discernables, prenons l’excuse embarrassée de cet étudiant en
astronomie qui, interrogé sur « la lune », dit avouer qu’il n’avait
préparé que « le soleil ». Il répondit avec effronterie : « Qui peut le
plus peut le moins » et « Si je vous parle du soleil, vous aurez la lune
par reflets ».
Points de Vue Initiatiques N° 162
23
Éthique et morale, point philosophique
Il est possible que la Lumière de l’expérience maçonnique puisse,
dans un premier temps, éclairer l’idée que des mots différents
puissent cacher l’unité profonde des valeurs sous-jacentes, alors que
les concepts philosophiques auraient, a priori, tendance à confondre
ou, à l’inverse, à séparer radicalement les deux niveaux de la réflexion
soit morale, soit éthique.
À propos du point de vue initiatique sur les notions de
Tolérance et de Morale universelle
Les mots et les discours sont malhabiles à exprimer nos convictions
intimes, celles qui procèdent d’une lente maturation au sein des
différents milieux préservés des vociférations ou querelles stériles.
- Il s’agit d’abord d’une première étincelle de volonté individuelle qui
s’apparente à la visée éthique ou à la première lumière initiatique.
- Elle s’alimente ensuite de relations personnelles d’amitiés
partagées, elle se réchauffe au sein d’un foyer familial où s’élaborent
une discipline et des repères éducatifs, en même temps qu’une
conscience morale faite de tolérance et d’amour.
Comme nous sommes loin au niveau de
nos expériences personnelles de concepts
philosophiques qui s’interrogent avec
Rousseau sur la théorie du bon sauvage,
et savoir si l’homme serait bon ou
mauvais par nature. Sans tenir compte
de nos liens affectifs initiaux, sans
cette première expérience d’un amour
partagé, ni l’intelligence du cœur ni celle
de l’esprit ne sauraient s’éveiller.
Éveil de l’intelligence
du cœur et de l’esprit.
- Après les premiers repères de l’enfance,
plus laborieuses seront les relations
sociales, l’acceptation de valeurs
collectives, imprégnées de traditions et
conduites ancestrales.
Si par la suite le rattachement culturel est puissant, la tentation est
grande de confondre les produits, les conduites et les valeurs du
groupe avec les impératifs liés à la condition humaine tout entière.
C’est ainsi que risquent de se répandre, insidieusement, tous les
impérialismes culturels, les intransigeances religieuses, morales ou
légales, sous couvert de prétendues valeurs universelles.
24
Points de Vue Initiatiques N° 162
Guy Dupuy
L’intelligence du cœur et de l’esprit, née de nos premières expériences
affectives et de nos traditions particulières, doit au contraire nous
permettre de reconnaître dans la multiplication des cultures, dans la
confrontation des idées et des mœurs, non des facteurs de division
ou des tentatives hégémoniques, mais un sentiment d’appartenance
à un monde multiforme, riche de ses diversités infinies.
Avant d’avancer plus loin, rappelons à quel niveau socioculturel se
situe la morale ou l’éthique.
Trois paliers d’intégration sont en général observés dans toute
société humaine :
- Le niveau des produits, intéressant les techniques, les arts et les
règles de droit (nous savons à quel point la question de faire accepter
et répandre les droits de l’homme universels touche la sensibilité
maçonnique).
- Au niveau des conduites se situent les mœurs, c’est-à-dire
notamment la morale ou l’éthique. La même tentation et la même
question sans réponse évidente que pour le Droit se pose au sujet
d’une Loi morale universelle.
- C’est à propos du troisième niveau des valeurs, qui intéresse les
religions et les croyances, que se sont développés la plupart des
conflits et guerres civiles, d’où sortira au tournant du XVIIIe siècle
l’idée de tolérance au sens maçonnique, de liberté de conscience
au sens religieux, et plus tard de laïcité, sur le terrain juridique et
politique.
États séculiers
États religieux
États ambigus ou sans données
Un État séculier est un État ou pays officiellement neutre sur les sujets de religion, qui ne supporte
ni ne s’oppose à une croyance ou pratique religieuse particulière, et n’a pas de religion d’État. Un
État séculier traite tous ses citoyens de façon égale au regard de la religion, et ne donne pas de
traitement préférentiel à un citoyen membre d’une religion particulière par rapport aux autres.
Points de Vue Initiatiques N° 162
25
Éthique et morale, point philosophique
La volonté de dégager un principe de tolérance aux deux niveaux
fondamentaux des conduites morales et des valeurs spirituelles est
précisément apparue au sein de la « Royal Society » anglaise. De
cette institution va naître en 1717 la Franc-maçonnerie spéculative,
dont les principes se situent aux deux pôles de la tradition la plus
stricte et de la modernité la plus avancée.
Les constitutions du Pasteur Anderson qui sont le pacte fondateur
de la Franc Maçonnerie moderne, le sont aussi du principe de
Tolérance universel au niveau des conduites morales et des valeurs
religieuses dans les termes qu’il convient de rappeler :
« À propos de la Religion :
Il est désormais plus expédient de se soumettre à cette religion que tous
les hommes acceptent, laissant à chacun son opinion particulière, et
qui consiste à être hommes bons et loyaux, ou hommes d’honneur et
de probité, quelles que soient les dénominations et les croyances »
Cet acte de foi
fondamentales :
maçonnique
appelle
deux
observations
- Les religions particulières qui, au début du XVIIIe siècle, sortaient
de guerres intestines poursuivies depuis plus de deux siècles,
prétendaient légiférer en préceptes obligatoires au niveau même de
la morale religieuse, prétendument universelle. La première réponse
de l’ordre maçonnique naissant est donc posée en termes de principe
de tolérance et d’éthique personnelle (être homme d’honneur et de
probité…).
- Cependant, assimiler la loi morale de tolérance et d’éthique
personnelle à une religion universelle, n’est-ce pas poser le vrai
débat entre la liberté de conscience individuelle qui pourrait être
de nature initiatique ou éthique (c’est-à-dire procédant d’une lente
progression personnelle), et l’impératif moral dont le principe de
tolérance pourrait être la pierre angulaire.
C’est sans doute ce que nous exprimons dans nos temples en termes
symboliques en distinguant les trois niveaux de l’action initiatique :
- l’Équerre, principe de rigueur, et de discipline personnelle, de
nature introspective
- le Compas qui, grâce à notre capacité de confrontation des idées et
des traditions, nous permet d’évaluer les limites et la portée de nos
actions extérieures, imprégnées du principe de tolérance
- alors que la lumière indivisible du Volume de la loi sacrée élève
26
Points de Vue Initiatiques N° 162
Guy Dupuy
l’idée de loi morale universelle au niveau d’un principe spirituel
supérieur.
À ce niveau supérieur, la Foi maçonnique pourrait se définir dans
les termes inscrits en lettres d’or en tête de nos Constitutions :
« Dans la recherche de la vérité et de la justice, les Francs-maçons
n’acceptent aucune entrave et ne s’assignent aucune limite »
C’est ce principe de liberté absolue de la recherche qui s’applique
dans les domaines de la justice et de la morale, qu’il convient
d’examiner à présent, mais en termes philosophiques.
La liberté guidant le peuple, Delacroix.
Le point philosophique
Tout ce qui diverge converge (?)
Curieusement (une fois n’est pas coutume), les philosophes,
les étymologistes et le simple bon sens populaire s’accordent à
reconnaître que les mots de morale et d’éthique ne se distinguent
en rien.
- Simple question d’étymologie pour les uns, qui relèvent que l’un
Points de Vue Initiatiques N° 162
27
Éthique et morale, point philosophique
provient du grec ethos et l’autre du latin mores, mais que les deux
mots renvoient à la même idée de mœurs (comme nous sommes
loin, à ce stade, de l’idéal abstrait d’une loi universelle) !
- L’histoire des idées confirme encore que l’emploi des deux termes
serait le plus souvent indifférent.
- Il en va de même en langage courant et dans nos dictionnaires qui
consacrent cette équivalence :
« La Morale : (…) serait l’ensemble des valeurs qui fonctionnent
comme norme dans une société. L’Éthique : serait l’ensemble des
règles de conduite » (Petit Larousse)
Le Petit Robert relève, non sans subtilité, que (si) « la Morale était
la science du bien et du mal, l’Éthique serait quant à elle la science
de la morale ».
Comment la rigueur de la langue française parvient-elle à y retrouver
son latin et son grec ?
Ce qui converge diverge
L’idée curieuse que deux mots de notre patrimoine linguistique
seraient presque synonymes agace les esthètes du langage, même si
le premier terme de morale fait un peu plus populaire que la notion
d’éthique, infiniment plus distinguée.
Après tout la GLDF elle-même n’aurait pas imaginé de créer une
commission morale, mais possède en son sein une commission
d’éthique, tandis que rite et rituels ne connaissent que la « loi
morale » synonyme de devoir sacré.
Peut-être est-il utile de justifier maintenant ce curieux paradoxe, en
revenant aux concepts philosophiques.
Tous les philosophes contemporains que j’ai pu consulter admettent
la similitude originelle des termes, mais ils ajoutent que :
« l’Esprit rigoureux (sic) refuse de confondre
ce qui peut être distingué : c’est pourquoi la
Morale qualifierait plutôt ce que l’on rencontre
dans les mœurs (les donneurs de leçons) alors
que l’Éthique (dépasse) l’imprécation et la
condamnation, et discrimine de manière plus
consciente ce que nous considérons comme
bon ou mauvais » (cf. S. Carfantan, Philosophie
et Spiritualité).
Paul Ricoeur
28
Points de Vue Initiatiques N° 162
Guy Dupuy
Le grand philosophe Paul Ricoeur (que j’ai eu le bonheur de
rencontrer à la GLDF peu de temps avant son récent décès) admet
l’absolue convergence des termes, mais il fait à son tour deux
réserves :
Objectivement :
- « On peut discerner une nuance selon que l’on met l’accent sur ce
qui est estimé bon ou sur ce qui s’impose comme obligation ».
Il semble qu’au regard du bon sens, et en tout cas d’un point de
vue maçonnique : plutôt qu’une nuance, c’est un gouffre qui devrait
séparer les deux notions à propos de ce qui serait estimé bon, et le
concept de morale impérative et obligatoire.
Les philosophes éclairés comme les adeptes de la progression
initiatique évitent pourtant de distinguer radicalement les deux
concepts.
C’est à ce niveau que se situe en tout cas l’intérêt du débat.
- Paul Ricoeur a, ici, la prudence de relever :
« Ce sera par pure convention que je réserverai le terme d’Éthique
pour la visée d’une vie accomplie sous le signe des actions estimées
bonnes, celui de Morale pour le côté obligatoire marqué par des
normes, des obligations, des interdictions caractérisées à la fois par
une exigence d’universalité et par un effet de contrainte ».
En dépit de ce qui ne serait qu’une « pure convention » (?) :
- La visée de la vie bonne correspondrait pourtant à notre héritage
aristotélicien ouvrant une perspective théologique, c’est-à-dire une
finalité (télos = fin).
- L’obligation morale normative serait, d’autre part, un héritage
d’Emmanuel Kant, un point de vue déontologique (synonyme de
Devoir).
Il n’est pas surprenant de retrouver ici une parenté de pensée entre
Paul Ricoeur et notre expérience initiatique, ceci à propos de deux
repères fondamentaux :
- L’idée traditionnelle de visée Éthique qui remonte à la Grèce
antique, relèverait de la recherche personnelle d’une vie accomplie,
alors que la Morale commune, visant à une efficacité immédiate,
serait depuis Kant (au tournant du XIXe siècle) plus conforme à la
norme bourgeoise et contemporaine.
Points de Vue Initiatiques N° 162
29
Éthique et morale, point philosophique
Observons que les idées reçues sont ici contredites : la recherche
éthique et personnelle progressive, loin de correspondre à une
analyse moderne plus psychologique qu’idéologique, correspond
au contraire déjà à l’approche de la pensée traditionnelle, alors que
la Morale imposée d’en haut relèverait d’une vision plus récente,
exotérique, souvent profane et idéologique.
- Comment ne pas constater ensuite la portée initiatique de cette
visée éthique, celle d’une vie accomplie qui se situe délibérément
sous le signe de l’action pratique (la Praxis) plutôt que théorique.
En réalité les deux fondements de la Morale et de l’Éthique (à la fois
démarche personnelle et obligation universelle) se retrouvent comme
complémentaires, tant sur le terrain de la pensée philosophique que
dans la pratique maçonnique. Il suffit de rappeler ici la définition de
l’ordre maçonnique : Ordre initiatique, traditionnel (correspondant
à notre action éthique), mais aussi universel, fondé sur la fraternité.
L’universalisme fondé sur le sentiment de fraternité, exprime et
justifie l’impératif catégorique de la morale kantienne, comme elle
fonde la dimension spirituelle de notre recherche initiatique.
La recherche de complémentarité
« D’accord ! La morale nous tombe sur la tête et d’en haut, la
Société, l’État, l’Église. L’Éthique est par nature une construction
volontaire, celle d’une communauté d’hommes choisissant en
un lieu et un moment donné de soumettre leur mode de vie à un
principe de Droit. Pour cela, ils sollicitent la Raison en écoutant leur
petite musique « intérieure » (cf. PVI n° 147 et notre article sur Le
Droit et l’Éthique).
À propos de la visée éthique
À première vue, la nuance évoquée par Paul Ricoeur entre la visée
personnelle ou contingente du groupe ou de l’individu, et d’autre
part la morale s’exprimant en termes de devoirs impératifs, ces deux
conceptions présupposent plutôt un changement de perspective.
- L’engagement individuel serait, face aux institutions, capable de
remises en cause radicales, au contraire de la morale commune. Les
exemples de cette réfutation sont innombrables : Socrate absorbant
la ciguë en réfutant la morale athénienne. Antigone s’opposant à
la raison d’État pour offrir une sépulture à son frère, au nom de la
conscience individuelle et du devoir de résistance à l’oppression.
30
Points de Vue Initiatiques N° 162
Guy Dupuy
- Même en se plaçant au seul point de vue de la visée éthique, qu’y
a-t-il de commun entre l’éthique des stoïciens, celle des épicuriens
ou de Spinoza, si ce n’est qu’aucune de ces recherches ne se pose
en impératifs absolus : « La Morale commande alors que l’Éthique
recommande » (Comte-Sponville).
Places respectives de la morale et de l’éthique
La recherche éthique ne peut que s’exprimer en termes relatifs
pour approcher de ce qui pourrait être un impératif hypothétique,
au contraire la morale kantienne se présente en tant qu’impératif
catégorique. Ce n’est pas dire que les deux approches seraient
contradictoires, c’est simplement distinguer ce qui relèverait du bon
et du mauvais d’un point de vue éthique, de ce qui s’imposerait en
tant que règle pour distinguer le bien et le mal.
Ainsi l’Éthique aurait pour visée le choix relatif du plus Juste et
non du Bien. On prendra pour exemple de recherche éthique sans
considération de l’existence même d’une morale, la réflexion de
Nietzsche dans la Généalogie de la Morale : Par-delà le Bien et le Mal, ou
encore l’œuvre de Spinoza à propos de L’Éthique ce dernier insiste
pour affirmer que le bien et le mal n’existent pas dans la nature.
- Alors que la recherche morale serait pour Kant une ascèse visant
une exigence de pureté, indifférente aux conditions de vie sensible,
- l’Éthique de Spinoza comme celle d’Épicure (et des philosophes
grecs) est celle d’une existence heureuse, d’une Sagesse, visant un
art de vivre.
Le Parnasse, Raphaël
1509 - 1511,
Palais du Vatican, Rome.
Points de Vue Initiatiques N° 162
31
Éthique et morale, point philosophique
- Il est certain que la recherche maçonnique qui est une Praxis, c’està-dire la recherche d’un art de vivre tendant au perfectionnement
de l’initié dans toutes ses dimensions, ne saurait rejeter pour autant
l’idéal d’une morale universelle, ceci au nom d’une sagesse relative ;
encore moins au nom de la recherche du bonheur humain.
Les points de vue philosophique et maçonnique se
rejoignent
La sagesse et le bonheur, de nature strictement éthique, apparaissent
bien comme les deux pôles de la réalisation de l’œuvre constructive
des Francs-maçons. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler qu’à
l’ouverture des travaux de loge, le temple est consacré, au terme d’une
première exclamation : « Que la sagesse préside à la construction de
notre édifice ».
De même qu’à la fermeture des travaux, la dernière prescription,
fortement exprimée par les frères, est la suivante : « Que la joie soit
dans les cœurs ».
Ainsi notre recherche est parfaitement ancrée dans la pensée
traditionnelle comme celle qui, dans la Grèce antique, recherchait
l’idéal d’un comportement humain équilibré et harmonieux (une
sagesse s’exerçant entre la Force et la Beauté disent nos textes) pour
parvenir à l’action juste visant la Paix et le règne de l’Amour qui
permettent seuls de procurer joie et bonheur.
Comment ne pas comprendre que cette double recherche de sagesse
et de réalisation harmonieuse conduisant au bonheur, proposée par
la tradition initiatique, est totalement conforme à la visée éthique
reprise par la pensée philosophique depuis Spinoza et Nietzsche Pardelà le bien et le mal.
N’est-il pas utile d’écouter encore Paul Ricoeur définir la visée
éthique par trois termes :
« visée de la vie bonne,
« avec et par les autres,
« dans des institutions justes ».
Le Franc-maçon retrouve ici encore
les trois degrés de la progression
initiatique :
- Personnelle d’abord, c’est-à-dire discrète
et introspective, pour retrouver le sens de
« la beauté de l’esprit et du cœur »,
32
Points de Vue Initiatiques N° 162
Guy Dupuy
- Compagnonnique ensuite, c’est-à-dire ouverte à l’ensemble des
traditions et des mœurs
- Ouverte enfin à l’action extérieure au service de la justice, seule
condition de la paix et de l’amour entre les hommes.
Cependant, si la visée éthique est bien conforme à la construction
initiatique, s’agissant comme elle d’une praxis, l’idée de justice, qui
constitue le troisième palier de la progression éthique ou initiatique,
constitue un passage au plan moral. À la visée téléologique (recherche
d’une finalité) se substituera progressivement l’obligation morale
exprimée en termes de devoir et de valeur universelle, qui transcende
les évaluations individuelles.
De la même manière que l’évaluation éthique se rattache à l’histoire
des mœurs, pour déboucher sur l’idée de règle à propos du juste
et de l’injuste, la praxis maçonnique qui se rattache à une tradition
constructive de liberté débouche sur l’idée de loi, laquelle ne serait
autre que la synthèse des actions « instituées dans le sens de la
justice ».
Antigone prise sur le fait
et arrêtée par les gardes.
Ainsi l’idée générale qui rapproche la progression éthique de la
construction initiatique, serait que le passage à l’idéal de justice
correspondrait à l’idée que la liberté de l’autre aurait la même valeur
que ma propre liberté.
Le philosophe dira que la Règle socialisée de justice est le
prolongement d’une volonté éthique d’évaluation libre et personnelle,
prolongée par la capacité de reconnaissance de la volonté de
l’autre.
Le Franc-maçon parlera plutôt d’une loi de fraternité et d’amour
universel, mais l’idée est bien équivalente, sinon identique.
Dans les deux cas, que l’on parle de recherche éthique ou de pratique
initiatique, c’est bien l’acte de volonté personnelle, aussi éloignée de
Points de Vue Initiatiques N° 162
33
Éthique et morale, point philosophique
l’individualisme primaire que des idéologies collectives ou sectaires,
qui permettra de passer progressivement de la conjugaison du verbe
avoir à la conjugaison du verbe être pour nous mettre en harmonie
avec une loi morale conforme à notre loi sacrée de reconnaissance
et d’amour.
Espérons seulement que cette loi sacrée qui devrait être universelle,
ne soit finalement accessible qu’aux seuls initiés maçons ou
philosophes, vêtus ou non d’un tablier maçonnique. n
La déesse Maât. Son nom signifie précisément
« justice » « équité » « vérité ».
Maât est le principe qui équilibre le monde
et qui permet aux dieux et aux hommes d’exister.
Sans elle, ce serait le chaos.
34
Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean-François Pluviaud
Existe-t-il une éthique
maçonnique ?
Tolérance, Sculpture, Pays-Bas.
L’originalité de la Franc-maçonnerie consiste bien à ne pas prôner
une morale particulière mais à conduire ses membres à en découvrir,
librement, les principes qui l’inspirent. L’initiation est la méthode
qui mène à cette découverte. L’élargissement de la conscience est
en même temps une élévation de celle-ci. Un trajet et un projet
qui se résument par cette invitation à « travailler sans relâche au
progrès moral et spirituel de l’humanité ». Pour un maçon, rien
n’est négociable quand il s’agit de la dignité de l’homme.
Se poser cette question conduit préalablement et obligatoirement à
s’en poser une autre : existe-t-il une morale maçonnique, tant les
rapports entre morale et éthique sont étroits et interdépendants. Il
n’existe pas de morale sans une éthique qui la fonde et la justifie (même
Points de Vue Initiatiques N° 162
35
Existe-t-il une éthique maçonnique ?
et le plus souvent a posteriori) hormis bien sûr des Tables de la Loi
attribuées à une divinité qui, compte tenu de cette origine supposée,
n’ont pas, selon les croyants, à être discutées, encore moins justifiées,
dans ce cas, il ne s’agit pas de réfléchir, mais d’obéir, nous sommes
dans un autre domaine. À l’inverse, toute perception ou formulation
d’ordre éthique sur l’origine, l’essence et les mécanismes de la morale
demeurera simple spéculation intellectuelle, (intéressante et toujours
indispensable) aussi longtemps qu’elle ne sera pas traduite dans des
règles d’applications qui sont par nature des règles morales.
L’éthique nous dit pourquoi elle explore les raisons et les mécanismes
de nos comportements, la morale nous dit comment nous comporter,
elle nous fixe des règles.
L’éthique n’est pas la morale et la morale n’est pas l’éthique, il existe
cependant entre les deux une zone un peu floue, difficile à cerner,
celle du chevauchement quand l’éthique se confond avec la morale
(ou l’inverse). C’est le domaine des principes, ceux que certains
appellent parfois les grands principes, ils n’appartiennent plus tout à
fait à l’éthique dont ils sont issus, sans être encore des règles morales
strictes ; d’où parfois certains malentendus, des approximations et
des utilisations terminologiques inappropriées. Ces précisions, outre
le fait qu’elles m’ont parues indispensables pour éviter ce que je
viens de dénoncer, les habituels amalgames, méprises et confusions
entre éthique et morale, ces précisions vont me permettre d’articuler
ma réflexion.
L’initiation, construction d’une conscience
En effet, compte tenu du fait que toute morale implique
potentiellement une éthique, s’il existe une morale maçonnique, on
doit naturellement pouvoir en dégager une éthique qui la sous tend.
Or, compte tenu du fait que la morale s’exprime à travers des règles
strictes de comportement, il est sans doute plus facile de mettre
en évidence ces règles, concrètes par nature, et, à partir d’elles de
remonter aux raisons dans lesquelles elles trouvent leur origine. C’est
donc sur la base de l’existence d’une éventuelle morale maçonnique
que je peux tenter de mettre en évidence ses fondements, c’est-à-dire
la réflexion éthique qui l’a générée.
La question première est donc de savoir s’il existe une morale
maçonnique et, si elle existe, quelle en est la manifestation avant
même de savoir sur quels éléments elle se fonde ?
Pour mener cette réflexion il faut, selon moi, partir du projet
36
Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean-François Pluviaud
maçonnique : « Assurer la défense et la transmission de tout ce qui
constitue l’humain ». (Travailler au progrès moral et spirituel de
l’humanité). La responsabilité du projet incombe à l’homme, mais
est-il capable de l’assumer ? C’est donc la confrontation entre un
homme, le maçon et le projet qui va permettre de tirer… la morale
de l’histoire.
Le projet est clair ; la difficulté dans cette affaire ce n’est donc pas
le projet, mais l’homme qui, à l’état naturel, ne semble pas être en
mesure de le mener à bien, c’est lui qui pose problème, un problème
complexe. D’abord celui de l’ambiguïté de sa double appartenance
« fils du ciel et de la terre », il est en déséquilibre permanent, tiraillé,
écartelé entre les deux. Ensuite celui, infiniment plus grave, qui
est pour chacun d’affronter sa part d’ombre, ses abîmes intérieurs,
d’apporter la lumière dans le dédale de ses ténèbres intimes afin
de ne pas s’y perdre en tant qu’homme. À ce double problème la
maçonnerie apporte une réponse, une seule : l’initiation, c’est-à-dire
la construction d’une conscience.
Les fils du Ciel et de la Terre
« Au début il y avait la Nuit, l’Immense Obscurité. Ensuite Papa, la Terre, pour toujours
clémente, Mère de tout, et notre Père, Rangi le Juste, le Ciel, confusément enlacés l’un à
l’autre; et entre eux, étendus à l’étroit leur enfants géants... »
Généalogie cosmogonique des mythes Maori.
Dans le premier cas, celui de notre part animale (matérielle)
contraignant notre part spirituelle, la solution qui consiste, par
l’initiation, à permettre à chacun de dévoiler sa part spirituelle pour
rééquilibrer sa personnalité, bien que longue et difficile, n’en est pas
moins le seul moyen à notre disposition. Mettre dans la balance tout
le poids de « l’humanitude ».
Dans le second, celui du danger que représentent nos zones d’ombre
pour notre intégrité d’homme, les choses sont plus complexes. Il
s’agit du domaine de l’intime, le plus souvent du non dit, voire du
refoulé. Les mauvais compagnons sont partie prenante de la pâte
qui constitue chaque individu ; chaque cas est singulier, impossible
Points de Vue Initiatiques N° 162
37
Existe-t-il une éthique maçonnique ?
donc de lui appliquer une méthode universelle. Seul chacun, par
une connaissance de plus en plus approfondie de lui, peut prendre
conscience de ce qu’il en est réellement de son chaos intérieur.
Prendre conscience, en l’occurrence, s’entend de deux manières, la
première étant d’identifier ses ténèbres, la seconde (les prendre en
conscience) c’est-à-dire les confronter avec les principes qui peu à peu
se manifestent avec la conscience en construction, afin de pouvoir en
apprécier l’importance et la dangerosité. Si l’on veut les combattre,
il est nécessaire de pouvoir identifier le plus précisément possible ses
mauvais compagnons, dans toutes leurs dimensions et dans toutes
leurs manifestations. Dans cette spéléologie de nos profondeurs,
la lucidité apportée par l’initiation est un précieux secours, elle est
l’éclairage intérieur qui contribue à dissiper les ténèbres. Au fur et à
mesure de notre avancée, la lumière nous accompagne, les ténèbres
reculent.
Dans les deux cas la conscience, produit de
l’initiation, va guider notre marche parmi
nos écueils intérieurs en nous tenant lieu
de boussole, en même temps qu’elle nous
servira d’instrument d’étalonnage, pour
juger de la conformité de nos pensées et de
nos actes avec l’idéal contenu dans le projet.
Elle sera la marque et le référent permanent
du progrès de l’humain en chacun, le
signe d’identification qui permettra notre
assimilation à la société des hommes. Mais
elle n’existera que si chacun fait l’effort de
la construire en lui, sinon elle demeurera à
jamais une potentialité.
La réussite du projet maçonnique dépend de
l’homme, de lui seul, il faut donc qu’il soit
suffisamment armé pour mener le combat,
contre lui-même et contre l’autre. La
conscience sera sa seule arme, une conscience qu’il devra construire
pour mais pour pouvoir l’utiliser.
Logo Jour de paix
et de non violence,
par Eulogio Díaz del Corral.
Comment doit-il le faire et avec quoi ?
Fondements de la morale maçonnique
La conscience que nous devons construire sera le fruit de la mise en
pratique continue et soutenue de certaines règles de comportement.
38
Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean-François Pluviaud
La maçonnerie, s’appuyant sur sa tradition, a jugé être en mesure
de créer le climat nécessaire à l’éclosion et à la maturation de la
conscience.
Elle se bâtira donc à l’aide de matériaux qui, par définition, seront
les mieux adaptés aux fins qui sont les siennes, c’est-à-dire des
principes, sensés être les plus représentatifs du projet. Il est bien clair
que les principes sont immuables et intangibles, il ne s’agit donc
pas de les construire, puisqu’ils sont le reflet d’un idéal, mais de
nous construire nous-mêmes, en les intégrant peu à peu, de manière
à ce qu’ils deviennent notre seconde nature. Ils sont la matière
première de la construction. Ils découlent de ce que la maçonnerie
perçoit comme étant en conformité avec ce qu’elle pense être
la manifestation la plus haute de l’humain. Ces principes sont la
structure et la substance même de la conscience, son matériau,
nous en sommes les dépositaires responsables, ce sont eux que nous
recevons, ce sont eux que nous devons faire vivre, à seule fin de
pouvoir les transmettre. Ils nous guident, en même temps qu’ils
nous situent, nous identifient et nous obligent.
La maçonnerie est donc essentiellement affaire de principes, c’est à
partir de leur déclinaison et en conformité avec eux, que se justifient
et s’élaborent des règles précises de comportement, des règles
morales. Il est difficile de faire l’inventaire détaillé de nos principes,
puisqu’ils émanent directement de la vision que nous avons de la
fonction de l’homme. Ils englobent donc tout ce qui dans le domaine
de la pensée et de l’action peut conduire à nous élever vers un idéal
d’humanité, conforter et permettre le progrès et l’épanouissement
de l’humain. Par voie de conséquence, ils bannissent et combattent
tout ce qui abaisse et avilit l’homme. Applicables en tous lieux et en
toutes circonstances, ils ont un caractère intemporel et universel, audelà des modes de pensée et des époques. Ce sont des valeurs refuge
de tout ce qui constitue l’humain.
Cependant, dire que notre conduite se détermine à partir de
principes qui symbolisent tout ce en quoi nous croyons, demeure
dans le domaine un peu théorique et parfois abstrait des concepts.
Pour avoir une réalité concrète, les principes doivent se traduire en
des règles pratiques, applicables à nos comportements quotidiens.
Ces règles d’application vont constituer la morale maçonnique.
Mais, pas plus que les principes, les règles morales ne peuvent être
enfermées dans un catalogue, puisqu’il appartient à chacun, confronté
à une situation donnée, d’en apprécier la nature, l’opportunité et les
Points de Vue Initiatiques N° 162
39
Existe-t-il une éthique maçonnique ?
modes d’application, à la lumière des principes ; il est donc difficile
de les formaliser dans des dispositions codifiées et répertoriées.
Tenant compte de cela, la maçonnerie très sagement résume sa
position dans une injonction : « Fuir le vice, pratiquer la vertu », ce
qui pourrait être complété par la formule : en tous lieux et en toutes
circonstances agir selon sa conscience.
L’adhésion volontaire à une idée commune
En effet, on peut considérer que les principes étant posés en parfaite
cohérence avec notre pensée (celle qui inspire la maçonnerie),
les règles de comportement en découleront naturellement et
s’imposeront d’elles-mêmes à chacun, le moment venu. En chaque
circonstance, par la voix de notre conscience, elles nous dicteront
ce qu’il convient de faire, quelle attitude adopter pour rester fidèle à
nos principes. Ce ne sont pas des lois, qui par nature imposeraient
des contraintes, au contraire, elles se fondent toutes sur l’idée de
devoir, sur une acceptation intime, volontaire, une foi.
D’une manière générale la morale commune, celle qui a cours
dans notre civilisation, est l’ossature de la morale maçonnique. La
maçonnerie moderne a pris racine dans un terreau judéo-chrétien,
le même que celui dans lequel est née la civilisation occidentale, à
partir de là il est évident qu’à aucun moment elle ne peut se trouver
en contradiction avec la morale de référence du monde dans lequel
elle est née et dans lequel elle vit.
Mais, si cette morale commune est le cadre général dans lequel elle
s’inscrit, la morale maçonnique va cependant donner un accent
particulier, un éclairage beaucoup plus appuyé à certains principes,
ceux qu’elle juge essentiels et particulièrement emblématiques des
idées qu’elle veut défendre. Ce sont ceux qui reflètent de façon plus
significative le projet et participent plus directement à sa réalisation,
c’est le triptyque Liberté, Égalité, Fraternité Leur mise en avant est
en quelque sorte une façon « d’annoncer la couleur » et de lever
ainsi toute équivoque sur la nature résolument morale du projet.
De la sorte sont affichées ses priorités qui sont en quelque sorte,
ses incontournables, ses identifiants, ce sont les points d’ancrage
déjà évoqués précédemment comme étant les pierres d’angle de la
conscience maçonnique.
La grande originalité de notre morale est l’absence d’interdits, elle
sollicite l’adhésion intime et volontaire de chacun. À l’opposé de la
manière dont sont habituellement présentées et perçues les règles
40
Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean-François Pluviaud
morales, loin des tabous, nos principes apparaissent comme le plus
sûr moyen de réalisation d’un idéal, un outil. À la crainte d’un
châtiment ou d’une punition se substitue l’adhésion à un projet.
Leur respect devient ainsi le garant de la réussite, un atout et une
force. Pour cette raison, ils ne sont pas énoncés comme les tables
de la loi, mais, pour les plus importants, comme une devise, une
proclamation, une revendication du projet, comme une fierté.
Ces principes ne sont pas édictés une fois pour toutes comme des
dogmes ; tous et toujours font l’objet de sujets de méditation proposés
à chacun, de façon à ce qu’il en pénètre, non seulement le bien fondé,
mais aussi en reconnaisse la nécessité et les implications. C’est une
manière de procéder spécifique à la maçonnerie, le respect envers
ses membres ; obtenir leur adhésion volontaire à une idée commune,
à un projet partagé. Pas d’interdictions, mais au contraire, à travers
de multiples images, d’exemples nombreux, de pistes variées, elle
veut proposer et orienter, afin d’aller à la rencontre de toutes les
sensibilités, pour trouver chez chacun l’ouverture la plus évocatrice
qui conduira à l’acceptation puis à l’adhésion.
Donc il existe bien une morale maçonnique avec ses règles et ses
spécificités, ce qui permet de dire que la maçonnerie est avant tout
une aventure morale où la vertu est omniprésente.
Cette longue démonstration était selon moi nécessaire pour être
en mesure de répondre à la question posée : existe-t-il une éthique
maçonnique ? Ce qui revient à déterminer quels sont le fondement
et la justification de la morale maçonnique, sur quel corps de pensée
se développe-t-elle ?
Il est évident, que dans la construction de la morale telle qu’elle
m’apparaît et telle que j’ai tenté de la formuler dans les lignes qui
précèdent, j’ai été conduit à évoquer ce qui est du domaine de
l’éthique, elle apparaît donc déjà en filigrane. Maintenant il convient
de lui donner un peu de consistance.
L’initiation, acquisition et pratique des vertus
Selon moi, il faut revenir au projet maçonnique que je résumerai
en disant « la défense de l’humain », l’humain étant ici bien sûr
tout ce qui nous différencie de l’animal, tout ce qui fait que nous
sommes des hommes. Ce projet repose sur un postulat, la spécificité
de l’homme, sa singularité. Non seulement il pense et il le sait, mais
il est perfectible. À partir de là, prenant en compte la différence
humaine, la maçonnerie formule qu’elle n’est pas due au hasard, mais
Points de Vue Initiatiques N° 162
41
Existe-t-il une éthique maçonnique ?
qu’elle correspond à un plan d’ensemble, qui attribue une fonction
à l’homme dans l’univers, celle de transmetteur de l’esprit. Elle
constate aussi que, dans l’état actuel des choses, à cause justement
de sa double nature, l’homme n’est pas en état de tenir son rôle. Afin
de pouvoir le faire, usant de sa capacité de perfectionnement et par là
même, la justifiant, il devra retrouver l’ensemble des caractéristiques
qui le constituent en tant qu’homme. Pour la maçonnerie, ces
caractéristiques de l’humain sont considérées comme des vertus
(tout acte ou pensée qui élève l’homme), ce sont ces vertus qu’il
devra acquérir par leur pratique, s’il veut pouvoir être qualifié du
titre d’homme véritable et remplir sa fonction. Cette acquisition et
cette pratique des vertus reviendra de facto à mettre de l’ordre dans
son chaos personnel et partant, dans celui de l’univers. C’est cette
remise en ordre du chaos, qui est la justification de l’homme, son
rôle, son inscription dans le plan d’ensemble, à la place qui doit être
la sienne.
La remise en ordre personnelle et intime par l’acquisition et la
pratique des vertus, s’appelle en langage maçonnique l’initiation.
Ainsi, partant d’une vision spécifique de l’homme, que certains
appellent aussi l’humanisme (sachant toutefois que l’humanisme
au sens maçonnique du terme est indissociablement assorti d’une
notion de responsabilité qui lui donne un sens tout à fait spécifique).
La maçonnerie élabore une procédure de réalisation, non pas du
projet, mais des hommes qui seront ainsi rendus capables de le
porter, ces hommes sont les initiés.
L’analyse qu’elle fait de la fonction de l’homme et les grands
principes qui se dégagent de cette analyse sont inclus dans ce qu’il
est coutume d’appeler la dignité humaine. Les principes n’énoncent
aucune règle précise, seulement de grandes orientations, la limite
ultime à ne pas franchir ou si l’on veut ce qui n’est pas négociable.
c’est leur confrontation avec l’action, leur mise en situation, qui va
fixer chaque fois et à chacun les règles concrètes de comportement
adaptées, déterminer les choix.
Donc, pour résumer la structure de l’ensemble, il y a à l’origine
une pensée qui attribue une fonction à l’homme, cette fonction se
définit dans des principes qui eux-mêmes génèrent des règles de
comportement, tout se tient.
Il est donc possible, selon moi, de dire qu’il existe une éthique
maçonnique. Elle est exprimée dans tout ce qui pour nous constitue
l’initiation.n
42
Points de Vue Initiatiques N° 162
Gremed, Groupe de Rélexion éthique en Méditerrannée
Soufrances au travail,
travail en soufrance :
quels enjeux éthiques
pour les Francs-maçons ?
Les syndromes professionnels consécutifs au stress et à la souffrance au travail sont le
quotidien de l’entreprise et peuvent se traduire par des « pathologies de surcharge »
Le constat est évident : le monde du travail est devenu un lieu qui
génère de la soufrance. Une soufrance que rien ne peut justiier
au regard des valeurs qui fondent la dignité des hommes. C’est
pourtant ce même travail qui confère une dignité à celui qui
l’accomplit, qui lui donne un statut social et même une estime de
lui-même. Comment et pourquoi en sommes-nous arrivés à de
telles dérives ? Et surtout comment les Francs-maçons peuvent-ils
proposer des moyens de remédiation ?
Les drames humains, récemment médiatisés, qui se sont produits
dans de grandes entreprises françaises, ont entraîné une prise de
conscience de situations de souffrance dans le milieu du travail,
dont de nombreux spécialistes dénoncent, depuis longtemps, les
effets, tant sur la santé physique que psychologique de celles et ceux
qui en sont touchés.
Points de Vue Initiatiques N° 162
43
Souffrances au travail, travail en souffrance : quels enjeux éthiques pour les Francs-maçons ?
Ces réalités criantes s’avèrent constituer autant d’enjeux sociétaux
qu’une interpellation directe de l’engagement du Franc-maçon
comme « ouvrier du perfectionnement général » devant le constat
d’une dégénérescence avancée des valeurs de l’humain dans le
travail contemporain.
Un enjeu majeur de santé publique
Les dérives organisationnelles qui ont poussé des êtres humains au
suicide sur leur lieu de travail ne sont que la partie visible d’un iceberg
qui s’est formé depuis plus de dix ans. Pour simplifier à outrance,
on se trouve aujourd’hui, tout au moins, au sein de la grande
organisation, comme devant un cycle d’éternel recommencement
aux excès des méthodes tayloriennes, fordiennes… présentant
des effets pathogènes graves sur la santé et la vie de bon nombre
de nos concitoyens, tout en constituant un lourd facteur de contre
productivité. Alors que l’institut de veille sanitaire déclare, en 2009,
que « la souffrance mentale au travail est devenue un enjeu majeur
de santé publique » ces dérives, complexes et variées, dépendent
de beaucoup de facteurs entraînant des conséquences différentes
suivant les cas. Les origines de ces souffrances et du mal-être nous
mettent le plus souvent devant ce que nous appelons « une forme
grave de désertification de l’humain dans l’entreprise », ce qui
suscite la convocation des notions d’éthique et de responsabilité au
travail, sans négliger pour autant de prendre en considération, plus
largement, les dernières évolutions socioprofessionnelles liées aux
profonds changements techniques, culturels, socio-économiques,
écologiques… dans notre société.
La « personne » n’y est plus suffisamment respectée en tant que telle,
ni reconnue, et semble n’être appréhendée que par ses capacités
à remplir une fonction déterminée et la plus parcellisée possible,
dans une perspective « quantitativiste » de rentabilité économique.
À l’heure où l’on parle, toujours et encore, de management de la
connaissance, de ressources humaines, ou de communication
interne dans l’entreprise…, la personne apparaît être encore trop
souvent considérée comme un « pion », un automate parfaitement
interchangeable. Le capital humain de l’entreprise semble avoir été
trop souvent substitué au capital à lui seul,la crise économique et la
mondialisation de ces dernières années ayant accéléré et amplifié ce
processus.
De plus, afin de conjurer un mal dont « ils ne mouraient pas
tous mais [dont] tous étaient frappés », des systèmes de défenses
44
Points de Vue Initiatiques N° 162
Gremed, Groupe de Réflexion éthique en Méditerrannée
psychologiques plus ou moins conscients se sont mis en place dans
les organisations, comme pour occulter ou minimiser la gravité du
problème. Une « banalisation du mal » s’est sournoisement installée,
une autre forme de négationnisme qui fait frémir : l’expression
de ceux qui refusent de voir une réalité qui dérange, car sa vision
demanderait un changement complet d’orientation intellectuelle et
morale, une remise en question du rapport au travail et à la personne,
la capacité de l’homme responsable de s’« indigner » et de résister face
à l’immoralité de certains abus attitudinaux et comportementaux
portant atteinte aux droits ou aux devoirs fondamentaux de
l’Homme et du citoyen. Or, la motivation, le bien-être au travail,
la cohésion, la Justice, le lien social, la communication ou encore
le sens partagé… ne peuvent se décréter, ni se normaliser, encore
moins se prescrire. Ils se construisent ensemble, dans les rapports
entre les hommes au travail, et dépendent directement du type de
regard que l’homme porte sur l’Homme en entreprise.
En jeu : des pathologies professionnelles indignes
De véritables syndromes professionnels
consécutifs au stress et à la souffrance au
travail sont le quotidien de l’entreprise
d’aujourd’hui et peuvent se traduire par
ce que Christophe Desjours nomme des
« pathologies de surcharge » comme le
burn out (ou épuisement professionnel
atteignant électivement les personnes ayant
pour tâches le service ou l’assistance aux malades, aux indigents,
aux grabataires), ou le karoshi (mort subite par accident vasculaire).
Ces syndromes s’expriment aussi par des violences perverses dans le
travail s’accompagnant de pathologies cognitives, par le harcèlement
moral, le mobbing (relevant d’une dérive organisationnelle dont les
motifs sont surtout d’ordre psychosociologique ou relationnel)
et plus généralement par une souffrance éthique qui naît d’un
consentement obligé à des actes qu’on réprouve…
Dans ce contexte problématique, dont l’intensité peut varier d’une
entreprise à l’autre, le salarié, acteur devenu spectateur, ressource
devenue objet, sorte de « rat dans sa roue qui tourne, tourne,
sans cesse », est aux prises avec l’hyper productivisme masqué.
Le cadre « qui n’encadre plus rien » se trouve exposé aux dérives
de la peur, de la perversité, de la manipulation mentale, du repli
sur soi et de l’individualisme dans l’organisation. Bon nombre de
Points de Vue Initiatiques N° 162
45
Souffrances au travail, travail en souffrance : quels enjeux éthiques pour les Francs-maçons ?
salariés se trouvent ainsi en situation de subir
un malaise profond. Tout se passe comme
s’ils vivaient les effets d’un hyperrationalisme
contemporain, dont le système managérial
tout entier se trouve porteur. Comme sous
l’effet d’une technocratie sous le règne de
l’homo œconomicus bien pensant, une forme
de dictature de la rationalité conditionne
ainsi le travail de l’individu par une forme de
vénération du chiffre-roi, le tout, sous toile de
fond d’une idéologie de la performance, d’un
certain « éconocratisme libéral ».
Devant ces réalités préoccupantes, quelle place
a été, et reste à ce jour, effectivement réservée
au rôle des professionnels de la santé, de la
communication, des ressources humaines, de
la psychosociologie et de la psychodynamique le salarié devenu objet, sorte de « rat
du travail ? À cela, s’ajoute le constat de dans sa roue qui tourne, tourne, sans
cesse »
l’impuissance et du recul de la médecine du
travail et des organisations syndicales qui ne
sont plus en capacité de présenter une force de contre-proposition.
Les idéologies ayant disparu, il ne reste plus d’espaces de parole
suffisants, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise, dans
et par lequel les salariés pourraient davantage se retrouver, se nourrir
des liens avec leurs prochains, mis à part les lieux professionnels
basés sur le pouvoir matériel et opérationnel. Le danger est alors le
fléau du repli sur soi et de l’individualisme.
Enjeu d’une recherche des causes et des remèdes à de
telles dérives
Il serait présomptueux de vouloir répondre d’une façon exhaustive
à la question des causes possibles et des remèdes nécessaires.
La complexité du sujet touche tout à la fois aux dimensions
macroéconomiques, à l’histoire de nos sociétés et du management,
et à beaucoup d’autres disciplines encore.
Rappelons seulement le principe de base qui veut que l’une des
contraintes majeures d’un dirigeant d’entreprise soit de faire du
profit. Son entreprise doit être rentable et ses actionnaires doivent
percevoir leurs dividendes. La deuxième moitié du XXe siècle
ayant vu le déclin des approches collectives au profit d’un essor de
l’individualisme, seule semble perdurer la loi du marché livré à lui46
Points de Vue Initiatiques N° 162
Gremed, Groupe de Réflexion éthique en Méditerrannée
même, sorte de Moloch pour qui l’on sacrifie l’humain de l’Homme.
Aurait-on oublié, une fois de plus, que derrière une masse salariale
se trouve l’Humain, le facteur Humain, la personne, dans toute sa
complexité et sa sensibilité ? Des méthodes rationalistes ont ainsi
été adoptées en divisant les tâches au maximum de façon à ce que
chacun ne puisse pas se sentir responsable, tant la responsabilité se
trouve diluée et insaisissable : « C’est le système qui veut cela. C’est
le système qui est responsable » exprimerait l’inconscient collectif,
dans un contexte de crise économique faisant apparaître le spectre
du chômage susceptible de motiver bien des silences et des abus de
pouvoir…
Derrière la masse salariale se trouve l’Humain, le facteur Humain, la personne, dans toute
sa complexité et sa sensibilité.
De véritables dictatures attitudinales et insidieuses infiltrent ainsi
l’organisation tout entière. Une forme contemporaine de pensée
managériale accordant la suprématie du « cerveau gauche » (cet
hémisphère de la rationalité, du calcul…) sur le « cerveau droit » (foyer
cérébral du relationnel, du sensible, de l’intuition…), une obsession
organisée de l’« efficience », du « culte du quantifiable » de nature à
générer ainsi, au sein des organisations technocratiques, une contreproductivité à laquelle une forme de monomanie managériale de
rationalisation organisationnelle du travail n’est pas étrangère : « La
rationalisation est au manager contemporain ce qu’était la saignée
au médecin du Moyen Âge. Quelle que soit la forme qu’elle adopte :
licenciements ouvriers, réductions budgétaires, restructuration, etc.,
la rationalisation est devenue pour la bureaucratie mécaniste une
solution à tous ses problèmes ».
Points de Vue Initiatiques N° 162
47
Souffrances au travail, travail en souffrance : quels enjeux éthiques pour les Francs-maçons ?
Devant ces constats, nous pouvons nous demander, en complément,
en quoi la Franc-maçonnerie - qui accorde, du reste, une place si
importante au Travail, au sein de son rituel et de ses enseignements
- peut-elle apporter un éclairage original ? Quelles pierres les Francsmaçons peuvent-ils apporter à ce qui pourrait constituer un chantier
d’utilité sociale pour bon nombre de nos concitoyens ? Quel
regard un frère de la Grande Loge de France doit-il apporter sur
les souffrances au travail et le Travail en souffrance, en cohérence
intime avec l’article 1 de la constitution l’invitant à travailler « à
l’amélioration constante de la condition humaine » et dans l’esprit
du rituel qu’il pratique régulièrement et qui l’incite à « achever au
dehors l’œuvre commencée dans le Temple » ?
Enjeu d’une éthique maçonnique pour la réhabilitation
des valeurs du travail
Pour les Francs-maçons, la notion
d’éthique
est
fondamentale.
Comme socle de l’esprit de
tolérance et de fraternité, elle
pourrait être résumée dans cette
célèbre maxime, prononcée dans le
rituel : « Ne fais pas à autrui ce que
tu ne voudrais pas qu’il te fût fait ».
Or, le milieu professionnel peut-il
s’accommoder de cette éthique ?
Ce devrait être une évidence mais,
malheureusement, les organisations
professionnelles sont bien souvent
encore basées sur un modèle
« Ne fais pas à autrui ce que tu ne
voudrais pas qu’il te fût fait »
hiérarchique et pyramidal auquel
s’ajoute cet objectif incontournable
de performance et de profit. L’éthique est alors menacée par cet
impératif de réalisation des objectifs fixés, serait-ce au mépris
de certaines valeurs, telles que le respect d’autrui. La fin, qui est
presque toujours d’ordre économique, dans un contexte mondialisé
et concurrentiel à outrance, justifierait alors les moyens…
Dans ce contexte, la Franc-maçonnerie pourrait-elle nous inspirer
des alternatives, en termes de modèle économique, social ou
écologique, susceptibles de prendre le contre-pied du dogme, de
la doxa financière, de cette sacro-sainte loi du marché, tout en
intégrant les richesses d’une sage et aristotélicienne recherche d’une
48
Points de Vue Initiatiques N° 162
Gremed, Groupe de Réflexion éthique en Méditerrannée
« vie bonne » ? De nouveaux contre-pouvoirs syndicaux, coopératifs,
via le principe de l’économie sociale et solidaire, pourraient-ils être
(ré)inventés ? Le Maçon « libre et de bonnes mœurs » est l’héritier
direct du siècle des Lumières. Adogmatique et tolérant, il n’admet
aucune entrave à la recherche de la Vérité. Humaniste, il place
l’Homme au centre de sa réflexion, en travaillant à l’amélioration
constante de la condition humaine dans trois dimensions : tant sur
le plan spirituel et intellectuel que sur le plan du bien-être matériel.
Il ne peut ainsi qu’inviter à prendre conscience que l’Homme n’est
reconnu aujourd’hui que dans cette dernière dimension matérielle,
matérialiste. La Franc-maçonnerie n’a-t-elle pas ainsi à s’inscrire en
force dans une contribution à une forme d’évolution des consciences,
voire de révolution spirituelle, en réponse aux grands fléaux de
déshumanisation que nous apporte notre XXIe siècle et que nous
observons dans les dérives du travail ? La loge offre au frère un
espace qui lui permet de réaliser un ressourcement nécessaire pour
mieux s’investir dans le monde, mais aussi pour pouvoir s’indigner,
dire non à ce qui lui paraît éthiquement inacceptable et nourrir un
autre regard sur le monde pour permettre à l’Homme d’y préserver
sa place centrale, à la hauteur de la noblesse des valeurs éthiques qui
l’animent.
Enjeu d’un engagement maçonnique vers un chantier
individuel et collectif
Toute remise en question de l’idéal maçonnique, tout problème
sociétal qui touche à l’intégrité et à la dignité de l’homme, doit
d’abord renvoyer au propre engagement du Franc-maçon, à son
attitude responsable et à sa propre remise en question personnelle.
Faute de quoi cet idéal risquerait fort de ne rester qu’une belle et
grande idée : la Franc-maçonnerie ne serait alors que « symbolique et
le Maçon le symbole de ce qu’il devrait être » En cela, quels seraient
les moyens pour qu’effectivement le rituel maçonnique amène le
Franc-maçon sur le chemin d’un engagement personnel et collectif
lui permettant d’aborder la question de la souffrance au travail sous
un angle éthique ? Une grande part du symbolisme maçonnique,
qu’il soit langagier, gestuel ou par les objets présents dans le Temple,
tire son origine des prédécesseurs opératifs et du Travail.
Si Oswald Wirth nous livre, en préambule de chacun de ses trois
ouvrages de référence : « La Franc-maçonnerie est appelée à refaire
le monde. La tache n’est pas au-dessus de ses forces à la condition
qu’elle devienne ce qu’elle doit être », de quelles ressources le rite
Points de Vue Initiatiques N° 162
49
Souffrances au travail, travail en souffrance : quels enjeux éthiques pour les Francs-maçons ?
écossais ancien et accepté regorge-t-il pour redonner du sens au
travail ? Comment est construite en loge la fraternité maçonnique
comme fondement de valeurs dans le travail ? Comment, à l’image
de cette fraternité, le Franc-maçon pourrait-il rayonner en entreprise,
dans le monde profane ? En quoi, par exemple, le frère hospitalier,
représentant de cette fraternité en loge, pourrait-il constituer alors
l’hospitalier dans l’entreprise, en achevant ainsi « au dehors l’œuvre
commencée dans le Temple » ?
Autant de questions susceptibles de légitimer les potentialités d’un
chantier opératif et spéculatif de grande ampleur pour les Francsmaçons de la Grande Loge de France, conscients des graves menaces
sociétales contemporaines.n
Pour le GREMED – Groupe de Rélexion Éthique Méditerranée
Claude Durand ; Frédéric Ely ; Louis Ligouzat ; Pierre Mollon ; JeanPierre Piccioni ; André Ughetto
Il faut garder espoir de redonner un
sens au travail.
50
Points de Vue Initiatiques N° 162
Gérard Lioret, avec la collaboration de Pierre Mollon et Frédéric Ely
Vers une entreprise
éthique ?
Le travail en usine vers la fin du XIXe siècle, Adolph von Menzel (1872-1875).
La forme interrogative du titre introduit une rélexion sur le
fonctionnement des entreprises, déréglé par les exigences d’un
marché déshumanisé. Sans revenir à des valeurs anciennes, mais
en se fondant sur l’évolution des conditions de production, il est
peut-être possible de dégager quelques idées-force qui restitueront
au travail sa fonction ontologique. Substituer l’individuation à
l’individualisation, restaurer le sentiment d’un collectif solidaire,
représentent des éléments de réponse que les maçons connaissent
bien pour les pratiquer dans leurs loges.
L’optimisation des résultats d’une entreprise n’est pas en contradiction
avec un comportement éthique des actionnaires, des dirigeants, des
employés, et des clients citoyens. Les deux sphères de l’éthique et de
la profitabilité sont distinctes mais peuvent et devront se recouper.
Cette vision suppose que chacun, à sa place ou dans son rôle de
citoyen, de consommateur, d’actionnaire, de collaborateur, de
Points de Vue Initiatiques N° 162
51
Vers une entreprise éthique ?
syndicaliste ou de dirigeant, s’implique, se développe et agisse dans
le respect de la dignité de la personne, dernière finalité de l’action
politique.
Dans ce texte l’éthique est comprise d’un point de vue téléologique
c’est-à-dire la science pratique qui a pour fin une vie bonne belle et
juste, dans l’entreprise.
Les grandes dates du progrès social
Jusqu’au Moyen Âge, les travailleurs n’ont aucun droit. Chaque
corporation a ses propres règles édictées par les maîtres. Les apprentis
et compagnons n’ont pas la liberté de choix de leur travail, mais ils
ne cassent pas des pierres, ils construisent des cathédrales.
La très rationaliste Révolution française va dissoudre et interdire les
corporations, au nom de la liberté d’entreprise et du travail. Suite
à la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 on peut dire qu’« Il n’y a plus
de corporations dans l’État ; il n’y a plus que l’intérêt particulier
de chaque individu et l’intérêt général. ». La notion d’individu
autonome et indépendant est créée.
La découverte de nombreuses innovations, et la demande de plus de
confort matériel, ont engendré la première révolution industrielle et
avec elle la construction en occident de grandes unités de production.
F.W Taylor repense toute l’organisation du processus productif et
créé l’Organisation Scientifique du travail (O.S.T.).
Industrialisation massive : panorama sur les usines sidérurgiques Carnegie à Youngstown dans l’Ohio.
Selon Karl Polanyi, « la grande transformation du siècle de la première
révolution industrielle est le passage des sociétés de communautés
à une « société de marché », qui soumet le lien social à l’étalon du
gain ». Le marché est devenu le modèle de régulation, ce qui signifie
que, la terre, la monnaie et le travail sont des marchandises comme
les autres.
Dans les usines, de plus en plus grandes, l’organisation taylorienne
du travail favorise les affrontements sociaux entre les bataillons
d’ouvriers mobilisés, massivement par les syndicats, et le patronat.
52
Points de Vue Initiatiques N° 162
Gérard Lioret, avec la collaboration de Pierre Mollon et Frédéric Ely
Les grandes utopies sociales du XIXe siècle naissent dans ce
contexte.
En France, la grève générale de 1968 paralyse le pays pendant 3 à 4
semaines avec comme principales revendications :
• la remise en cause de l’autoritarisme et du travail taylorisé
• le refus de l’exploitation et des inégalités
• le droit à l’épanouissement personnel
Après la Nuit des
Barricades à Paris le
11 mai 1968.
Ce que Luc Boltanski et Ève Chiapello analyseront en 1999 comme
la coexistence d’une critique esthétique et sociale du capitalisme :
• une critique « sociale » contre la misère et les inégalités dues à
l’égoïsme des intérêts particuliers ;
• une critique « esthétique » qui dénonce, l’inauthenticité de la société
marchande et l’étouffement des capacités créatives de l’individu.
Mais aujourd’hui ce n’est plus une critique esthétique mais éthique
qu’il faut instruire car sous les pavés il y avait l’individualisation.
L’individualisation
Aux assises du Conseil national du patronat français (CNPF), à
Marseille en 1972, l’aile moderniste autour d’Antoine Riboud, pose
la question de l’humanisation et de la revalorisation du travail, et
engage le CNPF dans une réforme des conditions de travail avec
l’appui des salariés et de certains syndicats.
L’objectif officiel est de rendre l’organisation du travail plus
attrayante.
Points de Vue Initiatiques N° 162
53
Vers une entreprise éthique ?
Dès le début, le patronat concentre ses efforts sur l’individualisation
systématique de la gestion des salariés.
S’inspirant des expériences étrangères, les dirigeants d’entreprise
introduisent les horaires variables. Les services, les ateliers, les
départements, n’embauchent et ne déjeunent plus à la même heure.
Les syndicats se trouvent alors confrontés à un problème de contact
avec les salariés et de distribution des tracts.
De nouvelles grilles de classification vont être instaurées, les
augmentations de salaire seront individualisées. Le salarié s’engage,
face à son supérieur immédiat, à réaliser ses objectifs et participer à
l’évaluation de ses performances. Un programme de mise à niveau
adapté à ses besoins réels lui est parfois proposé.
Volontairement ou non, cette individualisation se fait en brisant les
logiques collectives qui prévalaient jusqu’alors. Les directions de
la communication d’entreprise s’imposent entre les salariés et leur
hiérarchie, pour instiller d’autres valeurs que celles véhiculées par
les organisations syndicales, décrétées archaïques.
La mode est à la rotation des postes, à l’enrichissement des tâches.
Des groupes semi-autonomes de production et des cercles de qualité
sont mis en place.
Sous la pression constante sur les coûts de production le lean
manufacturing s’impose dans les organisations industrielles et va
montrer les graves inconvénients de l’individualisation dans un
environnement mondialisé.
Si la mondialisation a eu des effets bénéfiques et a permis d’améliorer
les conditions de travail et d’élever un peu les salaires des plus pauvres,
elle s’est rapidement transformée en globalisation financière avec
des effets pervers dans les sociétés occidentales.
Hier on investissait beaucoup sur peu de nouveaux produits qui
nécessitaient des équipes qualifiées, des délais longs. Aujourd’hui,
on investit peu sur beaucoup de nouveaux produits car les coûts
d’industrialisation off shore sont faibles. Le time to market est devenu
le critère prépondérant d’investissement et impose aux salariés des
cadences infernales pour notre satisfaction de consommateur, voire
d’investisseur de SICAV.
Mais la globalisation financière n’explique pas tout car nous
constatons aussi une forte dégradation des conditions de travail
dans les entreprises publiques et les collectivités locales.
54
Points de Vue Initiatiques N° 162
Gérard Lioret, avec la collaboration de Pierre Mollon et Frédéric Ely
Les inconvénients de l’individualisation
Le Paradoxe
Nous pensons que l’individualisation et l’atomisation des rapports
collectifs qui voulaient répondre aux aspirations du mouvement de
mai 1968 et à l’amélioration des conditions de travail sont, pour
partie, les causes des maladies voire des suicides qui accompagnent
la souffrance au travail.
Tant que le salarié individualisé dispose d’un contrôle suffisant
sur son activité, sa charge de travail peut être élevée, et ne sera pas
forcément génératrice de stress. En revanche, une charge élevée,
combinée à une faible maîtrise de son activité, contribuera presque
systématiquement au développement de pathologies.
Le modèle de Karasek montre que
le déséquilibre entre la demande
psychologique et la latitude
décisionnelle est un prédicateur de
stress.
Dans le modèle de Sigriest le risque
psychologique réside dans un
effort fourni élevé, que l’individu
surinvestisse ou que cela lui soit
imposé, et la faible récompense qu’il
reçoit en termes de considération,
de carrière, d’estime ou financière.
Modèle de tension de travail,
Karasek, 1979.
Le salarié individualisé doit faire, seul et en permanence, le meilleur
et le plus rentable usage de lui-même du point de vue des intérêts de
l’entreprise.
Seul, parce que la solidarité est remplacée par la prestation de service
interne. Sur la chaîne chacun est le client et le fournisseur de l’autre.
Les conflits, les mails d’insultes entre salariés sont courants.
Plus pervers est le phénomène de la double contrainte décrit par
Bateson. Il peut provenir de diverses situations comme l’assignation
d’objectifs de travail contradictoires où la réalisation de l’un est
antinomique avec la réalisation de l’autre mais où l’individu ne
peut se soustraire à aucun des deux. Par exemple la réalisation
obligatoire d’une mission qui nécessiterait un statut supérieur à
celui de l’individu en termes de légitimité, d’autorité, de pouvoir, ou
de responsabilité.
Points de Vue Initiatiques N° 162
55
Vers une entreprise éthique ?
À cela s’ajoutent les changements permanents présentés comme
une vertu au nom d’une meilleure organisation et qui empêchent
le salarié de retrouver ses marques, ses repères. Il doit recréer ses
réseaux, ses savoirs, et se repositionner dans les organigrammes, afin
de comprendre les missions demandées. Il devient le Sisyphe des
temps modernes sans comprendre la punition d’origine, et surtout
il a peur d’atteindre un niveau d’incompétence dans la nouvelle
organisation.
La ierté au travail
Sisyphe, Franz von Stuck, 1920,
Il n’y a pas de châtiment plus terrible que le travail inutile et vain.
Le décalage entre la représentation de ce que devrait être l’activité (ou
le métier) et ce qui est vécu au quotidien, entre les valeurs anciennes
et les nouvelles produites par les transformations organisationnelles,
met les individus en tension.
Les salariés ont l’impression de faire du mauvais travail ou d’être des
mauvais professionnels. Or on sait, particulièrement en France, que
56
Points de Vue Initiatiques N° 162
Gérard Lioret, avec la collaboration de Pierre Mollon et Frédéric Ely
le travail est constructeur de sens, il participe à la fois au processus
de socialisation, de construction identitaire et de réalisation de soi.
Dans une enquête sur la « Place et sens du travail en Europe » les
salariés français plébiscitent les notions d’accomplissement et de
fierté. On retrouve ici les idées développées par Philippe D’Iribarne :
les valeurs françaises opposent le travail « vil » au travail « noble »,
qui échappe à la logique du marché, pour s’appuyer sur une logique
interne, celle de l’honneur du métier.
L’insatisfaction, la déstructuration de l’estime de soi et le stress
surviennent lorsqu’un individu ne perçoit plus le sens de sa
contribution et que les activités à accomplir sont en désaccord avec
ses valeurs.
Les solutions
Les tenants de l’individualisation font état de gain important sur
la productivité individuelle mais ils oublient d’en évaluer le coût
collectif et les transferts sur la communauté.
L’effet catastrophique des divisions au sein d’un collectif de travail
est prouvé scientifiquement par de nombreux résultats de la théorie
des jeux (dilemme du prisonnier) ou les gains maximaux ne sont
obtenus qu’en situation de franche coopération).
Bien évidemment les solutions que nous proposons ne sont de
nature ni organisationnelle ni technique ; cette publication ne s’y
prête pas. Elles concernent l’homme dans son environnement, dans
son entreprise.
Revenons à Gregory Bateson qui écrivait :
« La monstrueuse pathologie atomiste que l’on rencontre aux
niveaux individuel, familial, national et international ; la pathologie
du mode de pensée erroné dans lequel nous vivons tous, ne pourra
être corrigée, en fin de compte, que par l’extraordinaire découverte
des relations qui font la beauté de la nature ».
L’idée est de réarticuler les rapports que peuvent avoir le « je » avec
le « nous », au sein du milieu professionnel qui les relie. Il s’agit bien
du « nous » et non pas « des autres ».
Dans la nature, l’arbre tel que nous pouvons le voir se développer
dans son écosystème est le résultat d’une adaptation unique à son
contexte de vie. Il est contraint par son environnement mais il
influe aussi sur l’environnement pour que l’ensemble atteigne une
Points de Vue Initiatiques N° 162
57
Vers une entreprise éthique ?
harmonie parfaite. Il en va de même pour l’homme qui, au cours
de ses contacts quotidiens dans son milieu, évolue, apprend, change
comme l’apprenti Franc-maçon au sein de sa loge.
C’est le processus d’individuation qu’il ne faut pas confondre avec
l’individualisation. Par ce principe, tout individué, inorganique ou
organique, tend à réaliser la perfection de sa nature, c’est-à-dire à
réaliser le beau, le bien le juste.
L’individuation
L’individuation est « le processus psychologique qui fait d’un être
humain, un individu, une personnalité unique, indivisible, un
homme total », écrit Jung.
Il s’agit de construire sa vérité en même temps que son existence, de
façonner le monde qui nous entoure et de lui donner un sens au fur
et à mesure que nous en devenons l’acteur.
Il nécessite de revisiter son rapport au temps, à l’espace, à la
communauté, aux autres, et à sa parole. Il faut éprouver sa capacité
à prendre de la distance, pour ne plus dépendre des récompenses ou
des sanctions distribuées.
Ainsi fait, l’individuation permet de rester centré sur son étoile,
celle qui nous définit quelles que soient les injonctions émises par la
personne qui nous fait face ou par la communauté.
L’art est de réussir à trouver un maximum de degrés de liberté et
d’autonomie tout en intégrant les règles de la société que nous
trouvons acceptables.
Quelles règles accepter ? De quelles règles se
défaire ? Qu’est-ce qui est fondamental pour
l’entreprise et qu’est-ce qui est essentiel pour
moi ? Quel compromis accepter ?
Ce n’est qu’une fois ces questions épuisées que
nous pourrons concevoir une nouvelle alliance
sereine avec l’entreprise, compatible avec ses
fondamentaux et sa vérité personnelle.
Pour nous maçons, qui pratiquons le REAA,
cela parait possible, mais la majorité des
profanes a besoin d’aide et de solidarité.
La majorité des profanes a besoin d’aide et de solidarité.
58
Points de Vue Initiatiques N° 162
Gérard Lioret, avec la collaboration de Pierre Mollon et Frédéric Ely
Sans revenir aux corporations de maîtres et d’apprentis ou aux
sociétés de communauté du Moyen Âge, nous pensons que c’est
en réintroduisant les collectifs de travail dans les entreprises ou les
services publics que se jouera l’avenir de la prévention du risque
psychosocial.
Les syndicats, la médecine du travail sont les premiers concernés,
mais un maçon dans son entreprise doit rayonner.
Rétablir une forme de collectif, aider les personnes en détresse,
n’est-ce pas là une des missions de nos loges et les attributions des
hospitaliers ?
L’hospitalier d’entreprise
Nous devons cette expression à un frère de Narbonne. Le mot est
peut-être mal choisi mais nous en devinons le sens. Quelles seraient
les fonctions d’un hospitalier d’entreprise ?
Il est essentiel de dire en préambule qu’il ne s’agit pas d’un pouvoir
mais d’une autorité. Il avertit, il conseille mais n’impose jamais de
solution à quelque problème que ce soit dans l’entreprise.
De façon identique à l’hospitalier de loge, l’hospitalier d’entreprise
consacre ses actions humanitaires et solidaires aux salariés en « burn
out » et aux absents « chroniques ». Ses qualités doivent être celles au
moins d’un maître maçon capable de saisir et de respecter la vision
de l’autre dans ses particularités sans y projeter ses propres valeurs.
Il ne doit pas prendre parti pour rééquilibrer une relation conflictuelle
(situations de harcèlement, d’emprise, de violence) et rappeler que la
souffrance au travail n’est pas un hasard ou une faiblesse mais qu’elle
s’inscrit dans un rapport de force contractualisé entre l’employeur et
son salarié.
L’intelligence et l’intuition devront s’accorder dans l’action.
D’autres questions se posent que nous ne voulons pas trancher ici
car elles doivent faire l’objet d’un large débat :
L’hospitalier d’entreprise doit-il agir en qualité de Franc-maçon
déclaré ou pas ?
Qui le désigne ? Etc.
Bien sûr on nous rétorquera que tout cela est bien peu face au
libéralisme débridé, aux salaires extravagants des dirigeants, à
l’arrogance des banques. Mais la Franc-maçonnerie a-t-elle les
moyens d’engager et de gagner le combat face à ces puissances.
Points de Vue Initiatiques N° 162
59
Vers une entreprise éthique ?
Serait-elle dans son rôle ?
Ne vaut-il pas mieux qu’elle envoie ses soldats dans la vraie vie pour
qu’ils développent autour d’eux un travail de réflexion critique et
éthique au regard des normes qui régissent notre société basée sur
nos valeurs ?
Au niveau des entreprises
Militer dans les entreprises pour qu’elles reconnaissent leur
part de responsabilité au sein de la communauté à laquelle elles
appartiennent. « Sont-elles là uniquement pour gagner de l’argent
ou bien sont-elles là pour participer à la construction d’un monde
différent, qui est le résultat des décisions et des comportements des
entreprises ? Je rappelle en effet que gagner de l’argent est pour une
entreprise un moyen et non une fin.
Finie, donc la formule simpliste de l’américain Milton Friedman,
prix Nobel d’économie « The business of business is business ».
L’entreprise doit maintenant se poser la question « la création de
valeur n’est-elle pas destructrice de valeurs pour l’homme ? »
Quelle que soit sa forme, l’entreprise représente un espace où
se vivent, pour la personne au travail, des enjeux multiples : sa
survie économique, son besoin de sécurité, d’appartenance, de
reconnaissance et de « réalisation de soi » (cf. A. Maslow).
L’entreprise a donc une responsabilité sociale qui n’est pas à ce
jour exercée voire comprise par beaucoup de responsables d’où le
rappel d’Alain Supiot : « Sans responsable clairement identifiable,
sans organisation susceptible de demander des comptes, et sans tiers
devant qui répondre, cette responsabilité des entreprises n’en est
évidemment pas une. » « La responsabilité sociale des entreprises est
un symptôme d’une crise de l’idéologie économique, plutôt qu’un
remède susceptible de conjurer les détraquements sociaux engendrés
par la globalisation. » n
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Points de Vue Initiatiques N° 162
Christian Bonhomme
Éthique et médias
Logo de la journée mondiale de la liberte de la presse.
Christian Bonhomme, journaliste et Franc-maçon, souligne un
aspect de l’éthique dont l’actualité n’échappera à personne. La
presse est ille de la liberté, elle en est aussi sa garante. L’histoire le
montre, l’actualité le conirme. Aujourd’hui dépassée par les médias
instantanés, elle doit rester un rempart contre la suprématie des
rumeurs, contre le poids des mensonges calculés… La recherche
de la vérité, fondement de l’éthique professionnelle, ne peut se
négocier. C’est de la liberté de conscience qu’il s’agit et un Francmaçon ne peut y rester insensible.
On a beaucoup écrit sur le thème « éthique et médias ». Il ne s’agit
pas ici de tenter de refaire ce que des universitaires de talent ont
abondamment développé.
Plus modestement, je vous propose que nous jetions les bases d’une
observation la plus objective possible. Observation qui s’appuierait
sur les fondamentaux de la Franc-maçonnerie, à savoir, la quête du
Juste, du Beau et du Vrai.
Avant toute chose je tiens à apporter la précision suivante : Entre
Morale et Éthique, au-delà du sens étymologique propre à ces deux
concepts, on a trop souvent tendance à superposer, à amalgamer ces
Points de Vue Initiatiques N° 162
61
Éthique et médias
deux termes en une approche globale propre à favoriser la confusion
dans les esprits. En ce qui me concerne, tout ce qui touche à la Morale
relève de l’émotion (le subjectif) et tout ce qui touche à l’Éthique me
renvoie à l’analyse (l’objectif).
Cette définition personnelle, aussi réductrice qu’elle puisse paraître,
a le mérite de positionner Morale et Éthique comme deux rives
distinctes mais indissociables qui bordent le même fleuve de la
pensée.
Dans une société de l’immédiat, où le Temps et les distances se
raccourcissent comme peaux de chagrin et où l’Image est reine,
il n’était pas vain de consacrer un article à l’Éthique et à ce que
nous nommons les Médias par facilité, tel un sac « fourre-tout »
qui rassemblerait des éléments aussi divers que disparates et ayant
pour but avoué l’Information, prise dans le sens large du terme,
d’un public plus ou moins ciblé. (Un medium, des media, francisé
aujourd’hui en : un média et des médias.)
Je limiterai ma réflexion aux deux, voir trois grandes dates qui ont
jalonné le combat pour la liberté de la Presse.
Puis j’aborderai le rôle puissant mais combien dévastateur que joue
l’Image dans nos sociétés. Elle est omniprésente dans nos journaux,
inspirés en cela par la télévision ainsi que dans tous les supports de
communication.
Nous verrons encore comment Internet a radicalement changé nos
comportements tant de la part de ceux qui l’exploitent que de ceux
qui l’utilisent.
Plus généralement nous verrons en quoi les « révolutions techniques »
de ces soixante dernières années nous amènent à nous interroger sur
une nouvelle éthique des médias.
Enfin nous tenterons de dégager, au regard de nos valeurs
maçonniques, les raisons de nous réjouir des progrès accomplis et
pourquoi pas de nous désoler des « dérives médiatiques » que les
observateurs les moins avertis ne peuvent plus ignorer.
Liberté de la presse : une longue histoire de conquêtes
et de reculs
Nous avons tous en mémoire la formule : « C’est avec les lumières du
passé que l’on construit l’avenir ». La liberté de la presse en France
est une très longue histoire rythmée par les régimes politiques qui se
sont succédé à travers les siècles.
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Points de Vue Initiatiques N° 162
Christian Bonhomme
De nombreuses dates ont marqué ce combat fait de conquêtes et de
reculs, j’en retiendrai principalement trois - que les historiens de la
presse me pardonnent ce raccourci.
La Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, la Loi du
29 juillet 1881 et la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes du
24 novembre 1971 dite Charte de Munich.
La Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 affirme à l’article 11 :
« La libre communication des pensées et des opinions est un des
droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler,
écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté
dans les cas déterminés par la Loi ».
La loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 définit les libertés
et responsabilités de la presse française, imposant un cadre légal à
toute publication, ainsi qu’à l’affichage public, au colportage et à la
vente sur la voie publique.
Cette Loi est considérée comme « le texte juridique fondateur »
de la liberté de la Presse en France, inspirée par l’article 11 de la
Déclaration des Droits de l’Homme du 26 août 1789. Elle constitue
encore aujourd’hui la base juridique du régime de la presse française
même si depuis, de nombreuses modifications ont été apportées
dans un sens plutôt restrictif.
La Déclaration des devoirs et des droits des journalistes du 24 novembre
1971 dite Charte de Munich rassemble en 15 articles (10 devoirs et
5 droits) les obligations du métier de journaliste. Le premier article
des devoirs, le plus important, souligne qu’un journaliste salarié ne
doit pas hésiter à prendre des risques pour respecter la vérité, le 10e
rappelant qu’il travaille sous l’autorité exclusive des responsables
de sa rédaction. Le 3e insiste sur le respect des sources et le 7e sur
leur protection. Les articles 4, 5 et 6 protègent les personnes citées
ou photographiées. Les articles 8 et 9 définissent avec précision les
frontières entre journalisme et communication. Les cinq articles relatifs
aux droits permettent aux journalistes d’exiger, en justice ou auprès
de tout autre pouvoir, les moyens de respecter leurs devoirs. L’article
12 définit un droit de retrait en cas de viol par l’employeur du contrat
de confiance avec les lecteurs, contrat qui doit être écrit. L’article
14 dit que l’actionnaire doit dialoguer avec l’équipe rédactionnelle.
Parmi les devoirs, notion qui est chère aux Francs-maçons, retenons
que les journalistes sont tenus au respect de la vérité et à la défense
des libertés de l’information, du commentaire et de la critique.
Points de Vue Initiatiques N° 162
63
Éthique et médias
Ils doivent publier seulement les informations dont l’origine est
connue en s’accompagnant des réserves qui s’imposent dans le
cas contraire. Ils ne doivent pas user de méthodes déloyales pour
obtenir des informations, des photos ou des documents. Les mêmes
journalistes doivent s’obliger de respecter la vie privée des personnes
et rectifier toutes informations publiées qui se révéleraient inexactes.
Ils ne doivent pas divulguer leurs sources d’informations, et doivent
s’interdire le plagiat, la calomnie et la diffamation. Cette charte a
été adoptée par les syndicats de journalistes des 6 pays du Marché
Commun réunis à Munich, le 24 novembre 1971, qui votèrent à
l’unanimité la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes. Cette
charte fut ensuite adoptée par la Fédération internationale des
journalistes (FIJ), puis plus tard par l’Organisation internationale des
journalistes (OIJ). L’Union nationale des syndicats de journalistes
français demanda aux organisations d’employeurs que ce texte
figure en préambule de la convention collective des journalistes,
afin d’imposer à tous les principes éthiques de la profession. Cette
demande n’a pas abouti.
En matière de liberté de la Presse, la place de la France dans le
monde n’est pas aussi privilégiée que l’on pourrait le supposer. Notre
pays a été classé en 2010, selon l’organisation non gouvernementale
Reporters sans frontières, au 41e rang mondial sur 178 nations
sélectionnées. Dans son rapport annuel, Reporters sans frontières
précise : « Nous avons exprimé à plusieurs reprises notre inquiétude
face à la dégradation de la situation de la liberté de la presse dans
l’Union européenne. Le classement 2010 confirme ce constat.
Sur les vingt-sept pays membres de l’Union Européenne, treize
pays se trouvent dans les vingt premiers. Quatorze pays sont sous
la vingtième place et certains se retrouvent même très bas dans le
classement : Grèce (70e), Bulgarie (70e), Roumanie (52e), Italie (49e).
L’Union européenne n’est pas un ensemble homogène en matière
de liberté de la presse. Au contraire, l’écart continue de se creuser
entre les bons et les mauvais élèves. Plusieurs pays démocratiques
où Reporters sans frontières avait signalé un certain nombre de
problèmes ne connaissent aucune progression. Il s’agit, en premier
lieu, de la France et de l’Italie où incidents et faits marquants ont
jalonné l’année en cours, confirmant leur incapacité à renverser la
tendance… »
Plus tragiquement, entre janvier et mai 2011, 20 journalistes
professionnels ont été tués et 153 sont toujours emprisonnés à travers
le monde.
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Points de Vue Initiatiques N° 162
Christian Bonhomme
De la chose lue à la chose vue
Si la presse écrite a longtemps régné sans partage, et pour cause,
l’essor de la télévision amorcé dans les années soixante, la libération
des ondes radios après 1981, puis la montée en puissance d’Internet
dans les années 2000 ont définitivement sonné le glas de sa suprématie.
En un peu plus d’un demi-siècle, le paysage médiatique français n’a
cessé de se transformer au fil des innovations technologiques. La
disparition du plomb au profit de la photocomposition et l’impression
Offset ; l’utilisation de la photo numérique, la généralisation de la
couleur, qui a fait la part belle à l’iconographie, ont considérablement
modifié le visuel de nos supports papiers, repoussant ainsi toujours
plus loin l’heure du bouclage. Dans le même laps de temps la « boîte
à images » progressait en audience à un rythme accéléré, prenant
toujours plus de place dans notre vie quotidienne. Aujourd’hui, une
majorité de nos concitoyens passe en moyenne trois heures par jour
devant son téléviseur ! Cette suprématie de l’image (le vu) sur le
support papier (le lu) était probablement prévisible.
L’impact d’une image – c’est encore plus vrai lorsqu’elle est en
mouvement – est incomparable au regard de la simple lecture qui
demande un investissement physique et intellectuel personnel.
Revers de la médaille, il n’y a rien de plus subjectif qu’une image.
Selon les commentaires qui l’accompagnent, elle peut susciter en
nous des émotions fortes et contradictoires, de nature à obérer notre
jugement, à fausser notre perception des choses. Elle réduit notre
imaginaire à néant et s’impose à nous telle une vérité qui nous
Points de Vue Initiatiques N° 162
65
Éthique et médias
L’artiste britannique Julian Beever s’est
inspiré de la technique de l’anamorphose
pour réaliser des trompe-l’œil en pastel. Il
peint ses œuvres en pleine rue, à même
le pavé. Lorsqu’on regarde sous un
certain angle ses dessins, ils semblent
sortir du sol, comme s’ils étaient réalisés
en 3D.
serait révélée sans que nous ayons le moindre effort à accomplir
(à l’exclusion de toutes formes artistiques). Ajoutez à cela qu’une
image est aujourd’hui transmise, à l’échelle planétaire, à partir d’une
seule source, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, on aura
compris la problématique qui se pose à nous.
Chaque jour, un flot incessant d’images nous parvient, offrant à
notre compréhension déboussolée la perception d’un Monde déposé
au seuil de notre porte ! La retransmission de la guerre du Golfe par
CNN en 2003 a été un modèle du genre ! La couverture médiatique
des récents déboires judiciaires d’un haut fonctionnaire international,
à New York, montre que dans le domaine de la surinformation les
médias ont atteint des sommets jusque-là jamais atteints ! L’image
induit le sens du spectacle.
Aujourd’hui tout est spectacle : le monde du sport, la sphère
politique n’y ont pas échappé. Ils sont trop souvent réduits aux
seules exigences du show business. En France, la Justice est encore
épargnée, mais jusqu’à quand ?
La Presse People a envahi notre quotidien et la TV fonctionne en
autarcie, créant ses propres événementiels. La pression économique
est toujours plus présente. L’audimat, sous toutes ses formes, règne
en maître nous entraînant, tous acteurs confondus, dans une fuite en
avant dont on ne perçoit pas les limites. Dans ces conditions il n’est
pas étonnant que des dérives médiatiques voient le jour.
Nous pouvons raisonnablement nous poser des questions.
Qu’est-il advenu du respect de la personne humaine – ce n’est
certainement pas la télé réalité qui va nous rassurer – que reste-t-il
du secret de l’instruction, de la présomption d’innocence, du respect
de la vie privée ? Devant ces débordements, tous médias confondus,
faut-il rester un spectateur passif, voir un observateur résigné ?
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Points de Vue Initiatiques N° 162
Christian Bonhomme
Internet : vecteur d’une technologie galopante
On n’arrête pas le progrès ! Certes, s’il est inéluctable il nous
appartient de l’harmoniser avec notre « Condition humaine ».
Le bonheur consiste-t-il en la possession du dernier Smartphone
du moment ? Faut-il raisonnablement succomber sans cesse aux
attraits des technologies galopantes ? En fait ce ne sont pas les
nouvelles technologies qui sont condamnables mais bien ce que les
systèmes économiques, liés à la consommation, veulent en faire. Il
n’aura échappé à personne que l’accroissement des techniques de la
communication a pour conséquence directe de toujours plus isoler
l’individu. Le moteur de recherche Google, les réseaux sociaux tels
Twitter et Facebook, pour n’aborder que les plus connus, participent
pleinement à cette convivialité virtuelle où le « possible » s’ouvre à
nous sur l’infini. La multiplication des blogs, le développement du site
Youtube dont le slogan est « Rejoignez la plus grande communauté
de partage de vidéos au monde ! » a profondément modifié la
perception et surtout l’usage que l’on fait de la Communication
entre les Hommes.
Un journal, aussi bien fait soit-il, ne peut que donner, dans le meilleur
des cas, l’information de la veille !
Internet nous propose de vivre l’instant T, dans n’importe quelle
partie du monde et sur n’importe quel sujet. Cette pratique n’est pas
innocente et remet en question nos relations. À moyen terme, ces
mœurs nouvelles ne peuvent être pérennes sans que de nouvelles
règles du jeu, à l’échelon international, se mettent en place. Nous
l’avons abordé précédemment, les médias dits « classiques » sont
fabriqués par des professionnels obéissant à une déontologie, une
éthique qui est censée nous garantir un minimum de crédibilité des
informations reçues. Un vieux rituel maçonnique nous dit « qu’il ne
faut pas prendre les mots pour des idées ». Qu’en sera-t-il demain si
ces garde-fous tombent les uns après les autres ?
Déjà l’exploitation du sensationnel a pris une part inquiétante dans
le traitement des infos - Nous francs-maçons sommes régulièrement
consternés par le traitement que la presse fait de nos obédiences mais le plus préoccupant réside dans l’utilisation de la rumeur via
les médias. Ces rumeurs, qui alimentent des débats stériles sans fin,
qu’elles soient avérées ou non, sont autant de portes ouvertes à la
désinformation qui in fine décrédibilise l’ensemble d’une profession.
Seules les radios, toutes chaînes confondues, ont grâce aux yeux de
nos concitoyens ! Des citoyens qui demeurent légitimement méfiants
Points de Vue Initiatiques N° 162
67
Éthique et médias
face à la connivence manifeste qui s’est installée au fil des ans
entre une certaine catégorie de journalistes spécialisés et le monde
politique dont on nous cache parfois les agissements contestables.
Ajoutez à cela le politiquement correct ambiant qui incite à
l’autocensure on comprendra qu’il n’est pas chose aisée de
s’improviser journaliste. Je dis bien improviser car il est possible,
à présent, à n’importe qui, muni d’un Smartphone, de publier sur
Internet des infos invérifiables à des millions d’individus.
Donner une information est une chose. La traiter et la commenter en
est une autre qui suppose des règles éthiques clairement définies.
La GLDF avait organisé, en 2010, un débat sur le thème Journaliste
citoyen ou citoyen journaliste ?. Loin des préoccupations corporatistes
il nous avait semblé, entre autre, que la fonction de journaliste
professionnel était toujours le garant, dans le meilleur des cas, de
l’essor, voir du maintien de la démocratie.
Au-delà des griefs légitimes que l’on peut et doit lui faire, la presse
sous toutes ses formes, loin d’être parfaite, est une composante
incontournable de nos libertés de conscience. De là à la considérer
en France comme le 4e pouvoir, c’est une autre histoire ! Chaque
fois qu’un média disparaît, c’est une part de démocratie qui part en
fumée. Donc, il ne s’agit pas ici de jeter le discrédit sur les médias en
général où sur une profession en particulier. Ce serait vain et ridicule.
Notre propos est de se questionner sur les mutations en cours et
de tenter d’apporter, même partiellement, des réponses qui situent
l’Homme au cœur de sa dignité, voir de son perfectionnement moral
et intellectuel. La réflexion sur Éthique est Médias nous renvoie à
un vaste chantier qui n’est pas près de s’achever !
Saint-Exupéry écrivait, je le cite de mémoire : « plus que de prévoir
l’avenir, le plus important est de le rendre possible… ». Les Francsmaçons d’aujourd’hui, comme ceux d’hier et de demain, vecteurs
vivants de la Tradition Initiatique, engagés volontaires dans la quête
de la Vérité, nourrissent cette ambition énoncée par l’auteur du Petit
Prince.
Dans cette perspective, apportant sa pierre à l’édifice, la Commission
d’éthique de la G.L.D.F ne ménage ni sa peine, ni ses efforts pour
contribuer à enrichir et élever cet important débat de société. n
68
Points de Vue Initiatiques N° 162
Serge Ajzenisz
La loi de Bioéthique à la
lueur du Rite Écossais
Ancien et Accepté
GloFish, un des premiers animaux génétiquement modifiés
vendu comme animal de compagnie.
Serge Ajzenisz, président d’honneur du Groupe de Rélexion Éthique,
rappelle les circonstances qui ont provoqué la naissance de cette
commission au sein de la Grande Loge de France et souligne combien
ses principes sont en accord avec les fondamentaux du Rite Écossais
Ancien et Accepté. Cette histoire récente est reliée aux débats et à
l’adoption des lois de bioéthique… Une histoire qui est loin d’être
terminée car de nombreux chantiers sont en cours, même si, pour
certains, le débat public n’avance que très lentement.
Fallait-il autoriser les « mères porteuses » ? Fallait-il lever l’anonymat
des dons de gamètes ? Fallait-il autoriser la recherche sur les cellules
souches embryonnaires ?
Autant de sujets qui ont été débattus par les députés et les sénateurs
pour réviser la loi de bioéthique de 2004 en cette année 2011.
Notre réflexion de Francs-maçons travaillant au Rite Écossais Ancien
Points de Vue Initiatiques N° 162
69
La loi de Bioéthique à la lueur du Rite Écossais Ancien et Accepté
et Accepté (REAA). doit nous
permettre d’avoir un regard
éclairé sur ces problèmes. En
effet cette loi nous concerne
tous car nous sommes tous
susceptibles, un jour, d’avoir
besoin de la médecine et de
ses progrès, pour nous-mêmes
ou pour nos enfants. De
même les neurosciences et les
nanotechnologies ne peuvent
nous laisser indifférents.
Il m’a semblé judicieux de
tenter d’expliciter le lien
pouvant exister entre la loi de
bioéthique et le Rite Écossais
Ancien et Accepté.
La
bioéthique
concerne
les sciences du vivant. Elle
étudie selon les critères
Transplantation légendaire de la jambe d’un
de la morale, les normes
maure sur Justinien, par Saints Côme et
juridiques, les cadres sociétaux
Damien. Ditzingen, XVIe siecle.
et sociaux, la manière dont les
avancées scientifiques et leurs
développements techniques peuvent être appliqués au vivant.
La loi de bioéthique, depuis 1994, vise à encadrer les nouvelles
pratiques liées aux avancées médicales et scientifiques. Elle a pour
objet de réglementer ce qui est permis et ce qui ne l’est pas en
matière de recherche en biologie, génétique ou médecine, et leurs
applications éventuelles en thérapeutique.
La loi de bioéthique a inscrit dans le code civil les grands principes
éthiques qui doivent guider les pratiques biomédicales : respect absolu
de la dignité de la personne humaine, inviolabilité du corps humain,
non-patrimonialité des éléments et produits du corps humain.
« Le rôle premier du droit est d’organiser les rapports sociaux en
protégeant et en conciliant les intérêts en présence ». (in Comité
Consultatif National d’Éthique, avis n 110)
Le REAA., au travers de ses textes fondateurs, en particulier le
Manifeste du Convent de Lausanne en 1875 et la Constitution de la
70
Points de Vue Initiatiques N° 162
Serge Ajzenfisz
Grande Loge de France, précise que : « les Francs-maçons travaillent
à l’amélioration constante de la condition humaine, tant sur le plan
spirituel et intellectuel que sur le plan du bien-être matériel ».
Les francs-maçons de la Grande loge de France, respectant ces textes
fondateurs, s’engagent dans une réflexion qui a pour but d’éclairer
leurs semblables et les pouvoirs publics, sur ce qui semble « bon pour
l’homme » et « bon pour la société ».
Depuis les années soixante-dix, sous le mandat du Grand Maître
Pierre Simon, la réflexion éthique a commencé avec des Questions
à l’étude des loges comme Respect et protection de la vie (1971) et s’est
poursuivie avec Sciences de la vie et respect de l’homme (1981).
Les années quatre-vingt-dix ont vu la participation de notre
obédience à la réflexion citoyenne. Le Grand Maître Honoris Causa
Gilbert Schulsinger a ainsi fait le lien entre l’obédience et les pouvoirs
publics, Assemblée Nationale et Sénat. À chaque fois, en 1994, en
2004 (pour la loi de bioéthique) et en 2005 (pour la loi sur la fin
de vie, dite loi Léonetti) il a été notre représentant. Depuis 2004,
suivant son exemple, notre Commission a commencé ses travaux.
En 2008 nous avons, ensemble, été auditionnés deux fois par l’Office
Parlementaire des Choix Scientifiques et Techniques, dans le cadre
de la préparation de la révision de la loi de 2004. Comme l’écrit
notre frère Gilbert « la démarche maçonnique, c’est aller vers l’idéal
et comprendre le réel », paraphrasant ainsi Jean Jaurès dans son
Discours à la jeunesse en 1903.
Le Rite Écossais Ancien et Accepté
Les Francs-maçons de la Grande Loge de France essaient d’avoir
une réflexion éthique, basée sur la pratique du REAA, rite pratiqué
de façon quasi exclusive. À la lueur de ce rite et du cheminement
intellectuel qu’il propose, nous avons essayé d’étudier la loi de
bioéthique de 2004 et avons réfléchi à la préparation de sa révision.
Les textes fondateurs ont servi de support à notre réflexion : « Un
maçon est obligé par sa tenure d’obéir à la Loi morale… qui consiste
à être des hommes bons et loyaux ou hommes d’honneur et de
probité… » (Anciennes Obligations des Francs-maçons, art. 1).
L’ordre Écossais est constitué sur la base de statuts et de grandes
constitutions.
« La Franc-maçonnerie est un ordre initiatique traditionnel et universel
fondé sur la Fraternité. Elle constitue une alliance d’hommes libres
Points de Vue Initiatiques N° 162
71
La loi de Bioéthique à la lueur du Rite Écossais Ancien et Accepté
et de bonnes mœurs, de toutes nationalités et de toutes croyances.
Elle a pour but le perfectionnement de l’humanité ». (Constitutions
de la GLDF)
Initiatique : « L’initiation est le chemin par lequel on va à la recherche
de soi-même pour mieux rencontrer les autres. Elle est volonté
délibérée, la décision librement prise de tenter de se dépasser soimême » (G.S.)
Traditionnel : La tradition est avant tout recherche qui donne à
l’homme sa dimension métaphysique et liberté, car il n’y a pas de
dogme en Grande Loge de France et chacun est libre de penser
comme il veut. La spiritualité est libérée de tout dogmatisme.
Universel : car la Franc-maçonnerie se veut ouverte à tous les
hommes de bonne volonté et humaniste dans ses fondements.
Fraternité, enfin, mais « l’homme a deux ennemis : lui-même et
l’autre. Or cette fraternité, cette solidarité entre les hommes est
aujourd’hui une évidente nécessité. (…) L’humanisme aujourd’hui
s’appelle aussi bioéthique car la science par les problèmes qu’elle
pose ne peut pas faire l’économie d’une finalité éthique » (Gilbert
Schulsinger).
À travers des échanges avec les membres de l’obédience, la
Commission a pu proposer des avis et être entendue par les pouvoirs
publics.
Deux auditions (en juin et en décembre 2008) nous ont permis
d’exprimer nos idées, nos doutes et nos espoirs.
Nos idées : « Pour le législateur, il faut que les lois soient suffisamment
restrictives pour éviter les abus et les trafics, suffisamment larges
pour respecter la liberté de l’individu, celle du chercheur, celle du
médecin, suffisamment souples pour ne pas enfermer la science
dans un carcan juridique qui l’étoufferait, suffisamment ouvertes
pour se placer dans une éthique nécessairement évolutive au fur et
à mesure des avancées de la science » et ajoutons que le législateur
ne devrait pas être influencé par l’urgence ou la compassion. (G.
Schulsinger 1993)
Nos doutes : s’il n’y a plus de révision programmée, le rôle du CCNE
et de l’Agence de la Biomédecine permettront-ils de faire face au
progrès et aux décisions à prendre ?
Nos espoirs : que la sagesse des hommes l’emporte sur les docteurs
Frankenstein ou Folamour.
72
Points de Vue Initiatiques N° 162
Serge Ajzenfisz
L’Éthique
L’Éthique est apparue depuis que l’homme pense et s’interroge sur
le sens de la vie, sur le pourquoi et le comment des choses.
Aristote écrivit l’Éthique à Nicomaque, l’Éthique à Eudème et la Grande
Éthique. Pour certains, il reste le « père » de l’éthique. Le bonheur est
posé comme la fin dernière de l’activité humaine et la vertu comme
le moyen pour y parvenir. Suivant l’idée que l’on se fait de la finalité
de l’humain sur terre, de son but, et du bien, apparaissent des
divergences : Aristote prône le bonheur, Épicure le plaisir, Spinoza,
le philosophe de l’éthique, prône la connaissance, Descartes la
logique, Kant, le grand philosophe de la morale, prône la volonté
bonne, Bergson l’expérience, Marx sacrifie l’individu à la collectivité,
d’où l’incontournable pluralité des options philosophiques parfois
inconciliables.
La prise de conscience « bioéthique » est née au
lendemain de la seconde guerre mondiale. Après
le procès de Nuremberg, de nombreux essais
de « codes éthiques » universels ont vu le jour,
surtout pour ce qui concerne l’expérimentation
médicale : le code de Nuremberg de 1947 fut
suivi des déclarations d’Helsinki, en 1964, de
Manille en 1981, et pour la France de la loi
Huriet-Sérusclat en 1988 sur le « consentement
éclairé ».
Enfin en 1994, ce furent les deux lois de
bioéthique, premières du genre dans le monde.
D’Aristote au procès de Nuremberg, en passant
par Spinoza, Kant et Lévinas, la construction
de l’Éthique n’a fait que progresser jusqu’à
entrer dans la Loi.
Dessin de Serge Smulevic,
réalisé en 1945 après sa
libération : Opération à
Auschwitz III - Monowitz
C’est Pierre Simon qui le premier (en 1956) a
introduit la notion et le mot « éthique » dans le monde médical.
Il y a depuis le milieu du XXe siècle et en ce début de nouveau
millénaire un « appel éthique », comme l’a écrit Edgar Morin, un
questionnement éthique, le besoin d’une nouvelle éthique dans nos
civilisations occidentales. Pourquoi ce nouveau besoin d’éthique ?
Autrefois, dans les sociétés traditionnelles, le problème ne se posait
pas de la même façon, ni avec la même acuité. Les sociétés avaient
Points de Vue Initiatiques N° 162
73
La loi de Bioéthique à la lueur du Rite Écossais Ancien et Accepté
La crainte de mettre en péril l’équilibre humain-univers.
des repères : la loi du patriarche, la loi du seigneur, du roi, de l’évêque.
Les commandements étaient culturels, familiaux ou religieux, ou
les trois à la fois.
La régression des religions, la régression des solidarités, la
désintégration familiale, le chômage, en un mot la crise d’identité de
notre civilisation, ont créé ce besoin d’éthique ; le développement de
l’individualisme explique ce nouveau besoin de sentiment moral.
La crise des fondements éthiques est liée, certainement en partie, à
la crise philosophique et au développement des sciences, à la crainte
ressentie d’aller trop loin, de mettre en péril l’équilibre humainunivers.
La loi de bioéthique
Ce qui a semblé très important aux membres de notre Commission
c’est de montrer à nos frères, à travers des articles dans le Journal
de la Grande Loge, dans des conférences données à Paris et en
province, que cette loi, très technique en apparence, concerne tout
le monde. Nous pouvons tous, un jour ou l’autre avoir besoin d’une
greffe d’organe. Nous pouvons tous, dans notre couple ou notre
famille, être confrontés à une stérilité, qui pourrait être résolue par
l’Assistance Médicale à la Procréation (AMP). Et bien d’autres
situations encore !
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Points de Vue Initiatiques N° 162
Serge Ajzenfisz
Le 29 juillet 1994 furent votées deux lois relatives, d’une part au
respect du corps humain et, d’autre part, à l’utilisation des éléments
et produits du corps humain. (voir le texte sur le site de l’Assemblée
nationale et du Sénat). Elles devaient être révisées au bout de cinq
ans.
La préparation de la révision dura deux fois plus longtemps que
prévu et ce fut fait, en réalité le 6 août 2004, sous forme d’une seule
loi (elle-même révisable cinq ans plus tard, soit en 2009).
La dernière révision intervint en cette année 2011 (et non en 2009,
même si la préparation de cette révision commença bien en 2007,
avec des débats publics).
Le projet de loi fut présenté en Conseil des ministres le 20 octobre
2010 par Roselyne Bachelot, alors ministre de la santé. Le relais fut
pris par Xavier Bertrand.
La discussion commença en février à l’Assemblée, puis au Sénat en
avril, revint en deuxième lecture en mai et juin et la loi fut finalement
adoptée le 23 juin, entérinant les conclusions d’une commission
mixte paritaire. La publication au Journal Officiel date du 8 juillet
2011.
Le texte final a déçu ceux qui avaient mis beaucoup d’espoir dans
la préparation et l’organisation de débats citoyens et en particulier
les États Généraux de la Bioéthique, ouverts à tous en 2009, dans
plusieurs grandes villes de France. En effet malgré les auditions à
l’Assemblée et au Sénat, malgré les débats citoyens organisés dans
toute la France, malgré l’intérêt, voire l’engouement suscité, « la
montagne a accouché d’une souris ». « Much ado about nothing »,
ou « beaucoup de bruit pour rien », a dit en citant Shakespeare la
présidente de la Commission des Affaires Sociales.
Il n’est pas question de développer ici le texte de la loi de 2011,
mais plutôt d’en dégager les grandes lignes et de voir ce qui va dans
le sens que nous avions essayé d’anticiper au cours des travaux de
notre Commission Obédientielle d’Éthique.
Notre Commission a vu le jour de façon informelle en octobre 2004,
soit quelques semaines après la première révision de la loi. Nous
avions comme objectif d’essayer de « penser en amont » comme nous
l’avait recommandé Pierre Simon, notre ancien Grand Maître, et
donc de poser les bases de réflexion qui allaient nourrir nos débats.
Nous avons essayé de travailler en Francs-maçons responsables et
de dépasser les propos « café du commerce ». En 2006 le groupe
Points de Vue Initiatiques N° 162
75
La loi de Bioéthique à la lueur du Rite Écossais Ancien et Accepté
de recherche et de réflexion est devenu Commission Obédientielle
d’Éthique.
Les propositions de notre Commission sont disponibles sur le site
de la Grande Loge de France (www.gldf.org) avec le texte de notre
audition à l’Assemblée nationale.
La loi de 2004 portait sur 4 grands chapitres :
฀ le don d’organes
฀ la brevetabilité des éléments du corps humain
฀ l’assistance médicale à la procréation
฀ la recherche sur l’embryon
Il était prévu un cinquième thème de réflexion pour le législateur
qui concernait les neurosciences et les nanotechnologies.
Malheureusement le débat n’a pas eu lieu sur ces sujets pourtant de
grande importance.
On voit bien se développer aux USA le transhumanisme et le concept
d’« homme augmenté ». La discussion pour prévenir les dérives était
souhaitable. (lire l’article de J. Erceau dans ce numéro)
L’évolution de l’homme augmenté !
La loi de bioéthique 2011 : les nouveautés et le statu quo
sur certains points
Le don d’organes : la seule véritable avancée dans ce domaine est
l’extension du don (de rein en particulier) entre vivants d’une même
famille ou de proches. Par contre la levée de l’anonymat concernant
les dons de gamètes a été rejetée après avoir été un des points phares
du projet. Ce point avait été défendu par Mme Bachelot mais rejeté
par M. Bertrand, devenu entre-temps ministre de la santé.
La brevetabilité des éléments du corps humain : ce sujet, visiblement
dépassé n’a pas été abordé, le texte de 2004 étant suffisamment clair
sur ce point.
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Points de Vue Initiatiques N° 162
Serge Ajzenfisz
L’assistance médicale à la procréation (AMP) : le statu quo a prévalu.
Pas d’avancée sur la Gestation pour Autrui (GPA.) ou « mères
porteuses ». On a vu s’affronter les « pour » avec le Pr Israël Nisand
et Elisabeth Badinter et les « contre » avec le Pr René Frydman et
Sylviane Agacinski, sans vainqueur véritable. La possibilité d’AMP
pour les couples homosexuels a été refusée. Par contre en première
lecture la possibilité d’AMP. post-mortem (après la disparition
accidentelle du géniteur) avait été acceptée, mais rejetée ensuite.
(Voir avis du CCNE N° 113 du 10.02.2011)
La recherche sur l’embryon : là encore statu quo. La recherche
reste interdite, mais avec des dérogations. À ce propos on voit la
différence de pensée entre les Anglo-Saxons et les Français. Chez
nous on interdit avec des exceptions (comme dans la loi Veil sur
l’I.V.G. de 1975). Ailleurs on autorise ou pas, mais sans ambiguïté.
« Nous n’avons pas su faire évoluer notre droit avec la société
française… » a déclaré le rapporteur UMP du texte, Alain Milon,
qui a voté contre. (Le Monde, 23 juin 2011)
Enfin, les députés et les sénateurs, après avoir validé l’abandon
de la révision systématique, sont revenus au point de départ en
réclamant un grand débat national pour une révision programmée
à 7 ans. Rendez-vous donc en 2 018 ! Mais comme le disait le Pr
Jean Bernard, 1er président du CCNE, « la science va plus vite que
l’homme ».
En conclusion
La Grande Loge de France a su être un interlocuteur des pouvoirs
publics depuis les années soixante-dix. Ce rôle est dû à l’implication
de nos Grands Maîtres, en particulier de Pierre Simon et de notre
frère Gilbert Schulsinger, dans ces débats de société.
« Il y a de l’utopie dans le projet de la Franc-maçonnerie de bâtir une
société idéale, mais l’utopie est l’élan, le ferment nécessaire à toute
avancée de l’humanité, sans lequel il ne lui reste plus qu’à subir et se
résigner », écrit Gilbert Schulsinger.
Nous ne pouvons pas rester en dehors des grands débats qui agitent
notre société. Nous devons, au contraire, être des acteurs engagés et
conscients des responsabilités qui sont les nôtres. La Commission
Obédientielle d’Éthique est votre Commission. Elle est à votre
écoute. Elle essaiera d’être présente à tous les futurs rendez-vous que
le législateur lui fixera. À défaut d’achever, il nous faut « poursuivre
au dehors l’œuvre commencée dans le temple ». C’est bien ce que
nous avons l’intention de faire.
Points de Vue Initiatiques N° 162
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La loi de Bioéthique à la lueur du Rite Écossais Ancien et Accepté
Glossaire des abréviations et termes techniques
ADN. : Acide désoxyribonucléique, support de l’information
génétique
ABM : Agence de la Biomédecine, issue de la loi de 2004, elle donne
les autorisations de recherche et gère les greffes d’organes
AMP : Assistance Médicale à la Procréation (ou PMA Procréation
Médicalement Assistée)
Cellules souches : cellules qui peuvent se différencier, s’autorenouveler
et proliférer. On distingue les cellules souches totipotentes (qui
peuvent donner tous les tissus et tous les organes), les pluri ou multipotentes et les unipotentes.
CCNE : Comité Consultatif National d’Éthique pour les sciences de
la vie et de la santé. Créé le 23 février 1983 par décret du président
de la République François Mitterrand. « Il donne des avis sur les
problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les
progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la
médecine et de la santé ».
DPN : Diagnostic Prénatal et DPI : Diagnostic Pré-Implantatoire
(effectués chez le fœtus ou l’embryon afin de déterminer la présence
d’anomalies)
FIV et FIVETE : Fécondation in vitro (et transfert d’embryon)
Gamètes : cellules germinales (spermatozoïdes et ovocytes)
GPA : Gestation Pour Autrui on parle aussi de « mères porteuses »
Tests génétiques : permettent le développement de la médecine
prédictive, qui détermine la probabilité de développer une maladie
donnée
Neurosciences : disciplines qui étudient le système nerveux
Nanotechnologies : de nano = milliardième de mètre qui ont déjà
envahi notre quotidien) n
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Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean Erceau
L’homme augmenté,
mythe ou réalité ?
L’homme augmenté
En oicialisant la nature humaine comme champ d’investigation
scientiique, l’homme se donne le pouvoir d’agir sur elle à un degré
tel qu’il devient diicile d’en imaginer les conséquences, les risques,
comme les apports. Que les technologies et les sciences permettent
de lui apporter plus de conforts de vie, certes, mais l’homme ne doitil pas garder et développer lui-même ce qui lui permet de donner
un sens à sa vie, au niveau individuel comme sociétal ? La rélexion
éthique, ses conséquences en termes de droit et de législation, ne
doivent-elles pas anticiper les applications, les recherches et même
les intentions ?
Points de Vue Initiatiques N° 162
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L’homme augmenté, mythe ou réalité ?
Osez, et vous vaincrez le monde !
La puissance de calcul, le gigantisme des mémoires, l’accroissement
des débits de communication, la miniaturisation des composants,
le cerveau officialisé comme territoire d’investigation et comme
objet technologique, la génétique devenant une ingénierie du
vivant biologique, et le paysage du futur se dessine. Sera-t-il
accueillant pour l’humain, sera-t-il bénéfique pour l’humanité ?
Ces questions sont légitimes et d’actualité car ces composantes
ont, depuis plusieurs décennies,
dopé l’imagination des chercheurs
et des ingénieurs, et avec l’accès à la
dimension nanométrique, celle-ci est
partie en surchauffe sur la convergence
des NBIC (Nanotechnologies, Biologie,
Informatique, Cognition) entraînant
celle des politiques, des investisseurs.
C’est dans ce contexte, mondialisé
par Internet et les colloques
internationaux, qu’en 2000 la National
Science Foundation (NSF) lance son
La nanotechnologie étudie les objets
programme « Nano-Initiative ». Le
à l’échelle du nanomètre.
rapport de la fondation américaine
sera publié en 2002. Il est intitulé « Les
technologies convergentes pour l’amélioration des performances
humaines ». Il positionne de façon non ambigüe la convergence
des NBIC comme programme politique américain pour le futur de
l’humanité.
Néanmoins, si introduire le préfixe « Nano » dans les demandes de
financement de R & D permet d’exploiter des générosités et des lignes
de crédit inhabituelles, nombreux sont les chercheurs scientifiques
qui gardent leur distance à l’égard des spéculations et d’un slogan
qu’ils trouvent quelque peu racoleur. Alors, à l’optimisme confiant
de William A. Wallace, du Rensselaer Polytechnic Institut, qui pense
que : « Si les cogniticiens peuvent le penser, les spécialistes de la
nano peuvent le construire, les biologistes peuvent le développer, les
informaticiens peuvent le surveiller et le contrôler… », Jean-Pierre
Dupuy (CREA Polytechnique Paris et Université de Standford Cal.)
oppose, dès 2002, un doute marquant et constructif en jugeant que la
communauté scientifique n’est pas capable de se réguler car elle est
très peu consciente des conséquences de ses recherches : « La science
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Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean Erceau
et la technique “décident” bien, mais comme un processus aveugle,
non réfléchi. Demander aux scientifiques de devenir responsables,
c’est leur demander, non pas de prendre la place des politiques, mais
d’avoir à répondre de l’impact énorme de ce qu’ils font sur l’avenir
de l’humanité ». Patience, le monde a été vaincu…
La planète Terre
et sa poubelle
spatiale.
Le rapport de la NSF est un argument fort pour penser que la genèse
de la convergence des NBIC est la genèse d’un nouveau monde.
Certains technos-prophètes y voient même celle d’une nouvelle
humanité. NBIC en serait la nouvelle quaternité en rupture avec les
quatre éléments qui, traditionnellement, gouvernent notre monde,
et en écho au « Big-Bang » s’annonce un « Little BANG » : Bits,
Atomes, Neurones, Gènes.
« En traitant la nature comme un artefact, l’homme se donne le
pouvoir d’agir sur la nature à un degré qu’aucune techno science
jusqu’ici n’a jamais rêvé d’atteindre » (J.P. Dupuy). Le futur est
à conquérir ! Avec les NBIC, l’homme a déclenché un processus
nouveau de conquête. Cette quaternaire techno science est
véritablement générique. Elle va profondément affecter l’ensemble
des secteurs de production et par voie de conséquence l’économie,
le politique et le sociétal. Dans les impacts actuels apparaissent des
traces d’irréversibilité. L’homme a donc l’impératif devoir de la
maîtriser et d’en maîtriser les conséquences. Plus que la convergence,
l’accès technologique à un monde non naturellement accessible à
l’humain, implique une forte vigilance éthique, humaniste et sociale.
C’est de la vie de l’homme et de l’humanité dont il s’agit, le Franc-
Points de Vue Initiatiques N° 162
81
L’homme augmenté, mythe ou réalité ?
maçon de la Grande Loge de France ne peut que se sentir concerné.
En dehors de sa Loge où il pratique l’initiatique, sa plateforme
de travail s’appelle le « Groupe de Réflexion sur l’Éthique » de la
Grande Loge de France.
L’homme augmenté
Celui qui ne voit rien sans ses lunettes sait ce que veut dire homme
augmenté. Les NBIC sont actuellement associées à l’augmentation
de certaines spécificités de l’être humain mais il s’agit de
développements technologiques sans commune mesure avec les
lunettes et se voulant, suivant les concepteurs, apporter à l’être
humain un niveau maximum de confort de vie (encore faut-il savoir
le sens à donner à ce maximum).
Ces augmentations sont actuellement envisagées soit par des puces
électroniques spécialisées, sous cutanées ou implantées dans le
cerveau, soit par des programmes (dans une WII, une Xbox ou
un « assistant » portable) pour entraîner le cerveau à de nouvelles
performances cognitives, soit encore par des nano-robots téléguidés
(voir autonomes si l’intelligence artificielle devient intelligente) qui
circuleraient librement dans notre corps à la manière d’un virus.
De tels robots existent à l’échelle millimétrique depuis plus d’une
décennie. Les implants dans les cerveaux d’animaux ont permis
d’avancer dans le domaine des interfaces puce neurone, mais la
connexion directe pose toujours problème. Il semble aussi difficile
de faire communiquer les ions du neurone avec les électrons de la
puce que de faire copuler une carpe et un lapin. C’est donc plutôt
par hybridation que le succès est recherché, notamment à l’Institut
Max Planck de Munich et au Caltech en Californie.
Les techniques, quelles qu’elles soient, s’appuient sur trois
hypothèses fortes. La première est que tout ce qui concerne la vie
de l’être humain se réduit à ce qui est
du « vivant biologique ». C’est ignorer
la différence entre la vie et le vivant.
Ainsi, si le décodage du génome
humain nous a appris beaucoup de
choses sur le vivant, il ne nous a rien
appris sur la vie. La deuxième est que
tout ce qui concerne les aspects non
matériels et non rationnels de la vie
est réductible au biologique neuronal,
c’est-à-dire à des échanges d’ions
82
Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean Erceau
au niveau des neurones. Si l’imagerie
encéphalographique met en évidence des
zones d’activité neuronales correspondant
à des activités intellectuelles précises,
cela n’autorise pas à ignorer, a priori,
les spécificités non énergétiques des
sentiments, des intuitions, des pensées et
de la conscience. Tout ne serait donc que
matière ? Ce serait bafouer les différences
spécifiques de la matière et de l’esprit. La
troisième hypothèse est que le monde, la
nature et l’univers ne sont qu’un grand
et même livre de mathématiques, et,
par la même entièrement réductibles à des éléments syntaxiques et
des algorithmes. C’est ignorer, a priori, que tout est en interaction
avec tout et que des myriades d’équilibres sont entretenus par le
principe naturel de potentialisation et d’actualisation qui anime
des oppositions vitalement nécessaires et fécondes, c’est-à-dire
que, suivant notre expression symbolique, on veut ignorer a priori
le rôle des ténèbres sur la lumière et le rôle de la lumière dans les
ténèbres, or le mythe naît de l’ignorance et tuer le mythe c’est perdre
la connaissance.
Transhumanisme et post-humanisme
S’arracher à la fatalité de la nature et aux contraintes biologiques est
un rêve très ancien. Avec la convergence des NBIC, il semble devenir
accessible et là est la motivation des transhumanistes. Le mouvement
transhumaniste a été initialisé non pas tant par des scientifiques,
que par des ingénieurs d’applications comme Richard Leis Jr, des
philosophes comme Nick Bostrom et des sociologues comme James
Hughes, et Justice de Thezier, leader de la World Tranhumanist
Association au Québec, se présente comme entrepreneur social et
créatif professionnel. Leur discours et profession de foi, comme leur
site Internet, ont beaucoup évolué en quelques années, recherche de
crédibilité oblige. Ainsi, après avoir considéré le respect de la nature
humaine comme blocage archaïque et preuve de viscosité mentale,
après avoir affirmé que l’homme était seul propriétaire de son corps
physique et qu’en homme libre il pouvait en faire ce qu’il voulait, le
mouvement transhumaniste, après s’être érigé en force qui méprise
les interdits, se positionne maintenant comme prolongement de
l’humanisme des Lumières. Comme l’affirme Justice de Thézier, le
mouvement « veut stimuler les citoyens a réfléchir de façon critique
Points de Vue Initiatiques N° 162
83
L’homme augmenté, mythe ou réalité ?
aux promesses et dangers liés a l’émergence des technologies
d’amélioration humaine, afin de débattre en toute rationalité de ce
qui devrait être fait, ainsi que d’un ordre social ou l’on pourra mettre
en œuvre des décisions responsables ».
Le transhumanisme entend ainsi devenir une composante politique
à part entière. Il faut donc envisager la biopolitique au même titre
que la politique économique et culturelle, les transhumanistes
démocratiques occupant l’extrémité progressiste de l’axe
biopolitique, à l’extrémité conservatrice sont les bioluddites appelant
l’interdiction des technologies qui menacent le naturel. Les posthumanistes, eux, envisagent déjà un nouvel ordre sociétal composé
d’individus hybrides, de cyborgs et peut-être, qui sait, d’humains
irréductibles et motivés. Les organisations sociales muteraient alors
vers des collectifs d’individus dont il faut, dans une réflexion sur
l’éthique, imaginer les degrés de contrôles possibles.
Du mythe à l’utopie, de l’utopie à la réalité, les verrous
En soixante ans, on est passé de la science-fiction à l’utopie puis de
l’utopie à l’envisageable et très vite au « pas impossible ». C’est cette
dernière notion qui motive et excite le chercheur. Il sait que sur les
voies qui feraient passer du pas impossible au possible, il trouvera
quelques verrous qu’il lui faudra faire sauter… à moins que, comme
l’Élu dans Matrix, il ne trouve le Maître des clés.
Ces verrous ne sont jamais de la nature de ce que l’on connaît déjà.
Ce sont des ruptures de paradigmes qui font que « de l’autre côté »,
dans l’imaginable, a priori pas d’ancrage ni de repères et les « maillons
en cartons » sont à éviter. Il faut élaborer de nouvelles stratégies et
c’est le passionnant de la recherche.
De toute façon, il faudra changer notre façon de penser, notre
logique de raisonnement et notre approche des situations et des
problèmes. Imaginer, concevoir et réaliser des puces susceptibles
d’amplifier, d’accroître, voir de modifier « on live » notre expertise,
nos compétences, nos connaissances, ne peut se faire avec notre
façon de penser actuelle. C’est ce qu’il faut faire pour construire
des machines suffisamment intelligentes pour élaborer de nouvelles
machines et concevoir de nouvelles approches pour que ces machines
soient aptes à se modifier elles-mêmes, ou à modifier celles qui les
ont créées. C’est ce qu’a fait Laurière avec SNARK, un langage qui
a permis, entre autre, de modéliser l’Éthique de Spinoza et à Pitrat de
réaliser un « chercheur artificiel en Intelligence Artificielle ».
84
Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean Erceau
Qu’une machine soit capable de se modifier elle-même, c’est le réflexif,
unique concept qui puisse la doter de capacités d’autoévaluation,
d’auto génération et d’auto orientation, puis, avec une capacité à
évaluer la certitude, d’auto-réplication.
Le réflexif, dit Pitrat, nécessite deux niveaux, un niveau pour les
connaissances et un méta niveau (ou niveau supérieur) pour les métas
connaissances, c’est-à-dire pour les connaissances qui permettent de
manipuler et d’exploiter les connaissances. En réalité, nous le savons,
il faut un troisième niveau, celui de l’apprentissage, car il faut que
ces machines apprennent d’elles-mêmes et de leur environnement.
Pour apprendre, il est utile de comprendre les raisons de nos succès
et de nos échecs. Pour cela nous examinons ce que nous avons fait.
Une fois trouvée la raison de nos erreurs, nous tentons d’en tirer
les leçons pour éviter que cela se reproduise. La connaissance des
étapes prises et des raisons pour lesquelles elles ont été prises sont
à la base d’un apprentissage intelligent. C’est l’apprentissage qui
amorce l’intelligence et la réflexivité qui amène à prendre conscience
de sa conscience.
Mais tout cela, le Franc-maçon le sait depuis des siècles : un premier
degré pour apprendre et apprendre à apprendre, un second degré
pour acquérir des connaissances et les exploiter, un troisième degré
pour acquérir des métas connaissances qui permettent de manipuler
les connaissances à exploiter. Si le Maître travaille aux trois degrés,
il ne fait pas le même travail à chacun de ces degrés et le travail
effectué à un degré supérieur influence forcément le travail qu’il fait
aux degrés inférieurs. La démarche initiatique est avant tout réflexive
et notre rite nous impose la réflexivité.
Le miroir du parking des Célestins, Lyon, 2e arrondissement.
Photograhie de Denis Chaussende.
Points de Vue Initiatiques N° 162
85
L’homme augmenté, mythe ou réalité ?
Finalement, ne faut-il pas constater que, depuis une cinquantaine
d’années, on a beaucoup cherché à développer les machines, mais
s’est-on vraiment préoccupé de développer les capacités de l’homme ?
N’a-t-on pas oublié que l’homme est perfectible autrement que par
le développement de sa mémoire et de sa façon de courir le 100
mètres ?
La perfectibilité de l’homme
Notre Rite Écossais Ancien et Accepté postule avant tout la
perfectibilité de l’être humain. Celle-ci doit être comprise comme
une potentialité de l’être humain et par là même une potentialité
collective de l’humanité entière. Le Franc-maçon engagé dans
sa pratique initiatique sait que sa démarche est une démarche de
perfectionnement de lui-même par lui-même. Il sait que, pour
progresser, il lui faut prendre conscience de ses erreurs pour les corriger
et se réorienter en actes et en
pensées. Pour cela, il lui faut
un miroir. Ce miroir c’est d’une
part l’autre, et d’autre part luimême. L’autre, ce sont, en
Loge, ses Frères, et, à l’extérieur
de la loge, tous les autres. En
loge, il apprend et pratique
la réflexivité et se construit
en homme de connaissance
à la conscience éclairée. Le
travail en loge, par interactions
multiples et ritualisées, par
échanges et débats d’idées,
place chacun au centre d’un
« miroir » collectif à facettes
qui éclaire sa conscience et fait
de lui un « fils de la Lumière ».
L’arbre aux miroirs, Anish Kapoor,
À chaque tenue de la loge, cette
Chicago, 2006.
lumière fait de lui un homme
augmenté. Il en a conscience et,
s’il apprend à maîtriser ses désirs et dominer ses passions, il appelle
symboliquement salaire cette augmentation qui s’ordonne suivant
des valeurs humanistes et spirituelles, et concerne ses facultés
cognitives, son imaginaire, sa créativité et sa conscience elle-même.
86
Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean Erceau
Les fondations d’un futur augmenté
Les arguments sont nombreux pour justifier l’homme augmenté, tant
pour ce qui concerne l’implant de puces pour tester diagnostiquer,
soigner et adapter la thérapie en continu et à distance que pour ce qui
concerne un meilleur confort de vie, le bonheur et la longévité. Pour
ce qui est des performances cognitives ou physiques, les spécialistes
sauront trouver les arguments et les slogans convaincants, mais nous
n’échapperons pas à l’exacerbation de cette tension entre l’essor et le
contrôle, le progrès et le conservatisme, ou, en d’autres termes, entre
le bien et le mal, le noir et le blanc, les ténèbres et la lumière, ce que
toute civilisation a connu. Néanmoins, n’oublions pas que certaines
ont disparu.
La puce est dans notre téléphone portable, toutes nos conversations
peuvent être écoutées et nous pouvons être localisés à chaque
instant. Qui nous écoute ? Qui nous suit ? Pour quoi ? Coupe du
monde de rugby, septembre-octobre 2011, les joueurs de l’équipe
de France ont à tous les matchs, dans leur maillot et entre les
omoplates, un boîtier électronique avec GPS pour, en temps réel,
suivre leurs déplacements et certains paramètres physiologiques.
Les buteurs s’entraînent avec des combinaisons bioniques pour
étudier tous leurs gestes. Nombreux sont les états qui ont en projet
l’implantation sous cutanée d’une puce, équivalente à celle de notre
carte Vitale, pour l’identification des patients et les informations
relatives à leur santé (ce sont les termes du projet de loi américains
référencé HR 3200, relatif à la santé et adopté par le Congrès).
Comme le dit une publicité pour le poker en ligne, « le problème
n’est pas la carte mais ce que vous en faites », car n’est-ce pas mettre
le citoyen, l’être humain, et des populations entières, à la merci de
n’importe quelle volonté manipulatrice cherchant à influencer pour
servir des intérêts personnels,
collectifs ou communautaires ?
Le danger ne vient-il pas de
l’ambition ?
Ayant atteint la dimension
nano, les puces pourront être
ingérées avec la nourriture ou la
boisson. La violence est l’arme
des faibles et mettre l’être
humain à l’état de zombie et
des populations entières en état
d’esclavage, ne serait-ce pas là
Nanotechnologie militaire.
Points de Vue Initiatiques N° 162
87
L’homme augmenté, mythe ou réalité ?
une arme quasi absolue ? (Le quasi indiquant qu’il reste encore la
possibilité d’une élimination définitive). Le danger ne vient-il pas du
fanatisme ?
Les enjeux éthiques des nanosciences et des nanotechnologies sont
aussi redoutables que colossaux. « La catastrophe, dit J.P. Dupuy,
n’est pas crédible, elle n’est tenue pour possible qu’une fois réalisée,
donc trop tard ». En 2006, le Comité d’Éthique du CNRS a fait huit
recommandations pertinentes, leur application doit être une forte
exigence citoyenne. Mais le vrai danger pour l’homme et l’humanité,
ne vient-il pas d’ailleurs ? N’est-il pas dans quelque chose qui échappe
à notre attention et contourne notre vigilance ? Homme augmenté,
NBIC, nano puce, prothèses matérielles ou cognitives, intelligence
artificielle… les médias informent et déforment, notre attention
se focalise et nous devenons vulnérables. Notre réflexion éthique
doit impérativement s’en émanciper, nous devons déplacer le point
focal, élargir les champs d’investigation, prendre en considération le
« hors-champ ». Le danger ne vient-il pas aussi de l’ignorance ?
Bien que leur crédibilité ne soit toujours pas assurée, les mouvements
qui se réfèrent au transhumanisme sont portés par l’imaginaire,
l’utopie et le fantasme, ce qu’une impressionnante quantité de bandes
dessinées passionnantes traduit dans un esthétisme percutant, à la
fois littéraire et pictural. Mais le vecteur le plus puissant me semble
être les jeux vidéo en réseaux capables de convoquer simultanément
sur la planète plusieurs dizaines de millions de joueurs. Ces
MMROP (Massively Multiplayer Online Role Playing Games) proposent
à ces humains, jeunes et très jeunes, de vivre virtuellement dans
des mondes persistants transhumains ou post-humains au travers
d’avatars librement spécifiés en termes d’expertise et de pouvoirs,
tant physiques que cognitifs et spirituels. Je pense que c’est dans
cette voie, créant des habitudes voir des addictions, qu’une rupture
décisive est en jeu : d’un côté immersion complète et irréversible
dans la virtualité (avec quelles conséquences sur le corps biologique
qui resterait dans un caisson ?), ou besoin impérieux, exacerbé à
l’extrême, de trouver dans la réalité toutes les potentialités des mondes
virtuels. C’est alors que les technologies trouveront des espaces de
développement et les industriels des marchés considérables. Il faut
avoir conscience que c’est certainement dans les MMROP que se
met actuellement en place la genèse psychologique, sociologique,
philosophique et métaphysique, du transhumain et du post-humain,
les NBIC n’entrant progressivement en jeu que comme moyens.
Toute réflexion éthique doit prendre en considération les mutations
88
Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean Erceau
sociales, conséquences dont la base est le passage dans des univers
virtuels annonçant pour tous les humains un univers virtualisé.
Éthique
Si toute chose en ce monde est sacrée, n’est-ce pas dans la primauté
de la conscience sur l’imaginaire qu’il faut mettre en perspectives,
même augmentées, le futur ? Imaginaire dont la virtualité serait ellemême augmentée.
Au-delà des bonnes pratiques, de la prévention des risques et d’une
réflexion sur les valeurs et les fins, prônées par le Comets (Comité
d’éthique du CNRS), le législateur doit anticiper. Il se doit d’avoir
une vision prospective de l’éthique et de la déontologie. Il doit
prévoir les effets à long termes sur l’individu et les générations futures
pour légitimer ceux qui auront le droit d’intervenir, pour prévenir
l’apparition de différences irréductibles dans des populations d’êtres
augmentés ou non. Le principe de précaution ne tient pas lieu
d’éthique, et pour définir les bonnes et les mauvaises augmentations,
pour dire sur quels critères faire le choix, pour poser les limites
et légiférer afin d’éviter le passage des délires aux transgressions,
il faut élargir les champs d’investigation prospective et croiser les
réflexions.
Comment ne pas suivre Hans Jonas lorsqu’il dit que « l’éthique
émerge dans la conscience des hommes lorsqu’ils se sentent à la fois
responsables de la permanence et de la qualité autant de leur propre
espèce que de toute vie répandue sur la surface du globe ». N’est-ce
pas aussi dans la loge maçonnique, chantier permanent d’échanges
et de réflexion, que l’homme se construit homme de connaissance
à la conscience éclairée ? L’éthique, comme la justice et l’équité,
est une dimension qui n’échappe pas et ne doit jamais échapper
au Franc maçon, à la fois citoyen et être humain, dans sa volonté
d’apporter sa pierre à la construction du futur. n
Points de Vue Initiatiques N° 162
89
Sylvain Laverdure
Entre obéissance et
transgression : l’éthique
Alice au milieu des principaux personnages du conte, par Peter Newel.
Les règles, lois, décrets sont une nécessité pour maintenir la cohésion
des sociétés. Mais doit-on les accepter sans discernement ? Si l’on
place la dignité de l’homme comme valeur fondamentale, il est des
moments où la désobéissance est un devoir. Transgresser la loi en
toute connaissance de cause revient à opposer légalité et légitimité.
La démarche maçonnique éclaire cet acte. Associant l’allégeance
et la transgression, elle ofre une voie pour découvrir l’inconnu.
En maçonnerie, la quête du savoir et l’accroissement de la
connaissance ne connaissent pas de limites. Comment concilier cet
idéal avec une simple obéissance aveugle ?
Littré définit l’obéissance comme l’action de celui qui obéit, au sens
de « prêter obéissance à un prince, se soumettre solennellement à sa
domination ». Mais en voulant vaincre ses passions ou soumettre
sa volonté est-on encore dans le registre de l’obéissance ou n’est-ce
pas exercer sa volonté ? L’obéissance maçonnique est une démarche
active, réfléchie. Sommes-nous même dans l’obéissance si tant est
que le respect, la conformité aux principes apparaissent si naturels ?
La démarche n’impose aucune limite à la recherche de la vérité.
90
Points de Vue Initiatiques N° 162
Sylvain Laverdure
Quoi de plus naturel que d’obéir aux lois de son pays, vivre selon
l’honneur, pratiquer la justice, aimer son semblable, travailler au
bonheur de l’Humanité et poursuivre son émancipation progressive
et pacifique.
Ces principes si « naturels » entrent-ils encore dans le domaine de
l’obéissance ?
Transgresser, c’est obéir à des valeurs plus grandes
« Une chose n’est pas juste parce qu’elle est loi ; mais elle doit être loi
parce qu’elle est juste » nous dit Montesquieu dans l’Esprit des Lois.
Une telle obéissance à la loi n’a ici rien d’une soumission. C’est de
sa seule et libre volonté que le profane veut être initié, même si cet
élément en lui-même est, à la réflexion, d’essence formidablement
transgressive…
Quid dès lors de la transgression, qui semble le pendant obligé de
l’obéissance ? Transgresser, c’est au premier abord désobéir, mais
au premier abord seulement. Transgresser c’est en fait obéir à des
valeurs plus grandes encore… On en retrouve de nombreux exemples
dans la mythologie ou les grandes tragédies, comme Antigone, qui
s’oppose au roi Créon en raison d’un impératif supérieur, au nom
des lois non écrites des Dieux.
Cette transgression englobe la notion de responsabilité car la valeur
de sagesse principale est alors le discernement. Si être homme c’est
être responsable, alors notre valeur obligeante est le discernement,
et en suivant ce raisonnement, la transgression devient presque
obligée…, au sens de Noblesse Oblige ! Nous arrivons au paradoxe
d’une « transgression obligatoire », comme un super-oxymore…
La première des transgressions est sans doute cette force intérieure
qui pousse à frapper à la porte du Temple, de franchir l’espace entre
profane et sacré, puis de recevoir l’initiation. Cette limite initiatique
est si particulière car nous l’avons individuellement choisie ; nous
l’avons franchie sans vraiment la connaître, simplement en la
devinant, en décidant de nous l’approprier, mus que nous étions par
cette volonté d’aller regarder de l’autre côté du miroir.
Il y a effectivement de « l’Alice au pays des merveilles » en chacun
de nous. Et cette barrière ou cette frontière était à la fois essentielle,
car séparant en nous deux états de nature tellement différents, et à la
fois tellement diaphane puisque notre simple volonté (et l’attention
bienveillante de nos frères) nous a suffi à passer ce seuil dont le
franchissement, rétrospectivement, était de l’ordre de l’évidence !
Points de Vue Initiatiques N° 162
91
Entre obéissance et transgression : l’éthique
En définissant la transgression, Littré cite François de La Mothe
Le Vayer, désigné au XVIIe siècle par Richelieu comme précepteur
royal et qui indiquait qu’ « Où il n’y a point de loi établie, ni de
préceptes donnés, on ne saurait accuser personne de transgression ».
Il y a donc un interdit fondateur, des bornes, des limites, et partant,
le franchissement d’une règle. Il existe ainsi une vertu fondatrice
de l’interdit : peut-il y avoir un sacré sans interdit ? Peut-il y avoir
un interdit sans un sacré ? Comment une force peut-elle prendre
forme sans une frontière ? Si l’homme se détourne résolument du
sacré, l’interdit devient-il inutile ? On comprend ainsi que l’interdit
est nécessaire au maintien du sacré…
En ceci, la transgression n’est pas simplement désobéissance. Elle est
pleine connaissance et pleine conscience de la règle. Simplement, au
nom d’un intérêt supérieur de cette règle, et pour se conformer au
bien, pour être en plein accord avec l’esprit et pas seulement la lettre de
la règle, convient-il alors parfois de transgresser. Cette transgression
demande bien plus qu’une simple connaissance de la règle, mais une
véritable appropriation, puisqu’il s’agit paradoxalement de ne pas
suivre la règle au nom même de cette même règle !
Nous comprenons donc que la transgression n’est pas le contraire
de l’obéissance, qui serait la désobéissance. Elle dépasse la logique
binaire Oui/Non et invente un ternaire. Mais que serait le contraire
de la transgression ? L’adhésion ? Le conformisme ? La transgression
est éminemment active et l’homme est fondamentalement
transgresseur ! Pas seulement Adam et Ève ! Nous en sommes les
dignes héritiers, et la logique de transgression est très différente de
celle du parjure (que représenterait par exemple la violation d’un
serment), ou de la profanation de la chose sacrée.
Car la transgression a pour effet de construire. Alexandre Dumas, que
l’on avait accusé de prendre
des libertés avec l’Histoire
avec ses Trois Mousquetaires,
avait répondu que l’on pouvait
violer l’Histoire à condition
de lui faire des enfants. Plus
tragiquement, rappelons-nous
cette histoire des prisonniers
du camp d’Auschwitz qui
« Le travail rend libre »
crédit musée de l’holocauste
92
Points de Vue Initiatiques N° 162
Sylvain Laverdure
avaient été obligés de forger la phrase Arbeit Macht Frei à l’entrée du
camp, mais qui avaient sciemment retourné la lettre B” de Arbeit de
telle sorte que le « gros ventre » du B soit au-dessus de son petit, en
un retournement, signe de résistance face à l’oppression qui leur était
imposée. Cette transgression formidable, au péril de leur vie, a été
ici résistance et véritable affirmation de leur être. La seule chose que
leurs bourreaux ne pouvaient leur enlever était leur consentement.
Ils ont donc résisté et transgressé ce qui leur était imposé pour mieux
se conformer à leur éthique de vie, leur morale.
S’écarter de la règle pour mieux la retrouver
Mais la véritable transgression (à la différence de la résistance ou
de l’opposition) implique et nécessite un retour, après le pas de côté
initial. Il ne s’agit pas “bêtement”, de manière triviale, de s’écarter
de la règle, mais bien de le faire précisément au nom de l’intérêt
supérieur de la règle, pour en fait mieux la retrouver. Nous n’avons
jamais quitté le droit chemin car nous n’en avons jamais dévié.
Simplement, les circonstances ont fait que pour éviter de tuer cet
enfant au milieu de la route, j’ai dû faire une embardée avec ma
voiture, m’écartant du droit chemin initialement suivi et « mordant »
la ligne blanche pour mieux retrouver le cours régulier du chemin
initial. Mais finalement, ce franchissement est-il vraiment une
transgression ?
La transgression, étymologiquement, du latin transgressum, ou
transgredi, (aller au-delà : de trans, au-delà, et gradi, aller) nous
met sur la route de l’éthique, du questionnement, du voyage. Car
l’éthique porte en elle-même l’injonction catégorique de recherche de
connaissance. C’est ce questionnement qui la distingue de la morale
ou de la déontologie car l’éthique est à la fois respect et transgression
de la règle. Elle questionne, elle invente, elle découvre.
Si l’on prend par commodité l’Équité comme premier synonyme
de l’éthique, nous apprenons que l’équité est la vertu qui consiste à
régler sa conduite sur le sentiment « naturel » du juste et de l’injuste.
Victor Hugo disait : « Qu’y a-t-il donc au-dessus de la justice ? l’équité. » En une sorte de « loi naturelle », nous retrouvons une
vieille distinction entre la légalité et la légitimité : « Ce qui est légal
est conforme à la loi. Ce qui est légitime est conforme à l’équité »
(Littré).
L’idéal du Franc-maçon est bien de tenter de s’approcher de l’idéal
que représentent la droiture et la vérité, à l’instar du Marquis de
Points de Vue Initiatiques N° 162
93
Entre obéissance et transgression : l’éthique
Condorcet pour qui « Les amis de la vérité sont ceux qui la cherchent
et non ceux qui se vantent de l’avoir trouvée. » Ainsi, comparée à
la notion de morale, c’est l’éthique qui va se rapprocher de cette
démarche puisqu’elle est la méthode qui « sollicite les efforts
intellectuels de chacun, tout en évitant d’inculquer des dogmes ».
Si l’on tente d’illustrer ces principes
en les appliquant aux questions
épineuses d’éthique médicale, ce
peut être une manière de s’interroger
sur le « pourquoi » des choses, sans
se restreindre aux aspects purement
techniques du « comment » de la
science. Sur un plan « opératif », la
recherche d’une solution « bonne »
en médecine, selon son angle
éthique, est classiquement déclinée
en fonction des principes cardinaux
de bienfaisance, non-malfaisance,
respect de l’autonomie, et justice
(équité).
Claude Bernard fut un pionnier de
l’expérimentation comparative, qu’il
décrivit en 1865 dans son Introduction
à l’étude de la médecine expérimentale.
Peinture de Léon Lhermite.
- La bienfaisance, ou obligation de faire le bien, s’étend à l’obligation
de juger des bénéfices et des risques d’une attitude en vue de faire
le bien.
- La non-malfaisance représente
intentionnellement causer de mal.
l’obligation
de
ne
pas
- Le respect de l’autonomie de la personne s’inscrit dans le cadre
de son autodétermination. Le médecin doit par exemple respecter
et garantir la capacité du patient d’être indépendant d’influences
extérieures, de pouvoir comprendre les termes et les implications
des choix qui lui sont proposés, et enfin de garder la capacité d’agir
par lui-même (compétence).
- La justice, dernier de ces quatre grands principes, impose une
attitude juste, honnête, et équitable envers les différents acteurs du
possible conflit éthique.
Cette stratification est sans doute un peu académique ou artificielle,
mais nous retrouvons l’obligation de s’inspirer du sentiment d’équité,
de viser au nivellement des inégalités et de contribuer, enfin, à élever
sans cesse l’état moral et matériel des individus et de la société tout
entière. Une telle méthode d’analyse des questions peut être de
94
Points de Vue Initiatiques N° 162
Sylvain Laverdure
nature à enrichir le débat en aidant à clarifier les thèses des différentes
positions en présence. En cas de dilemme éthique, la difficulté vient
du fait que plus qu’un choix d’ordre binaire entre « le bien » et « le
mal », il s’agit le plus souvent de choisir entre plusieurs « biens », qui
peuvent, qui plus est, apparaître ou être contradictoires.
Ma responsabilité, condition et corollaire de ma liberté
Et pour moi, sur un plan individuel, comment fais-je le choix du
Bien, de l’obéissance ou de la transgression ? Quelle est ma zone de
liberté ? La question de ma responsabilité individuelle demeure, en
une appropriation du libre arbitre et de la raison. Cette démarche
permet justement la distinction soumission/obligation, conformité/
transgression…
L’homme reste responsable de ses actes. Si l’homme est doué du
pouvoir d’agir ou de ne pas agir (n’a-t-il pas croqué le fruit de l’arbre
de la connaissance du bien et du mal ?), ses actions résultent de sa
libre volonté.
Au-delà donc des notions d’obéissance ou de transgression,
c’est une forme de « contrainte morale » auto consentie et auto
administrée que nous cherchons, par nous-mêmes. Lorsque nous
nous appliquons une telle contrainte morale, c’est mus par cette
indéfinissable volonté de quête de lumière que nous le faisons. La
question de la responsabilité apparaît dès lors sans doute au centre
des décisions éthiques, car elle s’inscrit comme condition et comme
corollaire de la liberté revendiquée. L’homme est doué de raison, et
sait consulter son cœur pour distinguer le bien du mal. Ce faisant, il
s’exerce au dépassement, libération de l’être de ses limites. Mais il
ne peut se dépasser que s’il s’élève.
C’est cette éthique, dans ce qu’elle a d’exemplaire, qui provoque
l’intérêt du profane et le fait frapper à la porte du Temple, comme
nous l’avions fait à une date qui reste gravée en notre mémoire.
La possibilité de la transgression est ce qui permet de souligner le
caractère non dogmatique de la démarche, à la différence d’une
imposition gravée dans le marbre, comme une parole définitive
qui se répéterait à l’envi sans aucun changement, sans aucun
questionnement, c’est-à-dire sans aucune vie ! L’inquiétude liée à
cette notion de responsabilité individuelle qui nous échoit est alors
très précieuse. Elle nous échoit littéralement : nous ne sommes pas
des simples répétiteurs d’un dogme ancien et figé, mais des acteurs
volontaires de cette destinée particulière.
Points de Vue Initiatiques N° 162
95
Entre obéissance et transgression : l’éthique
Pour le philosophe, la contrainte que je choisis, que je me choisis
s’appelle liberté. Nous sommes dans les suites d’une morale
Kantienne où le « Tu dois » s’efface derrière le « Je veux », avec
une formidable liberté décisionnelle de la démarche symbolique
et légendaire. Plus que d’ordre privé, cette démarche est intime.
L’honneur d’être se combine à l’honneur de savoir. Là encore par
l’initiation et par la transmission, la confiance conduit à la confidence
et donc au secret.
La confiance, la transmission de la tradition, la fraternité et la place
prépondérante de l’honneur sont représentatifs de cet idéal. Si
l’idée de justice, d’équité, est directement ancrée dans le cœur des
hommes (pour des motifs religieux, spirituels, utilitaristes ou pour
certains simplement évolutionnistes), c’est l’exercice de la raison
qui entraîne nécessairement la reconnaissance de l’importance de la
notion de libre arbitre, et ce, à la fois pour celui qui croit au Ciel et
pour celui qui n’y croit pas.
Et c’est la conscience, dans ce contexte, de ma responsabilité, qui me
libère en même temps qu’elle m’engage. Cette responsabilité est à la
fois la condition et le corollaire de la liberté. Alliée à la confiance,
elle est un levier formidable.
« Agis toujours de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien
dans ta personne, que dans la personne d’autrui, toujours en même
temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen »
nous indique Kant.
C’est le fondement de la définition moderne de la dignité, dignité
dont la légitimité ne peut être qu’à l’aune de celle que je reconnais
à l’autre.
Il s’agit donc de fraternité ; il
s’agit en fait de la condition et
de l’objet de ma légitimité.
Au total, c’est ainsi mon libre
arbitre, ma responsabilité qui
me font obéir, ou transgresser,
en me construisant par ma
démarche intérieure, en une
balance et un équilibre entre
tradition et innovation. n
Arbre de la liberté, Guédon, Ville Schoelcher, Martinique.
96
Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean-Claude Piquion
Science et technologie,
le progrès en question
Trou dans la couche d’ozone au dessus de l’Antarctique.
Les Francs-maçons travaillent au « progrès spirituel et matériel de
l’humanité », mais de quel progrès s’agit-il ? Si le spirituel paraît
sans danger (est-ce bien sûr ?) le matériel est très ambivalent. Il
génère à la fois des espoirs et des angoisses. Ce n’est pas tant la
science qui les suscite que la technologie, avec son cortège d’intérêts
particuliers, de soucis mercantiles et de projets insensés. Il faut
repenser science, technologie et progrès à la lumière des valeurs
que nous voulons défendre, la première étant la dignité humaine.
L’association de la science et du progrès est depuis quelques années
et de façon récurrente une interrogation qui témoigne d’un doute
sur les bienfaits de la science, sur ce que recouvre l’idée de progrès,
sa réalité, son sens véritable.
Cette interrogation se traduit le plus souvent par une suspicion
portée sur les travaux des scientifiques, sur les objectifs véritables
de la recherche scientifique, sur l’intérêt réel des technologies qui en
résultent.
Points de Vue Initiatiques N° 162
97
Science et technologie, le progrès en question
Depuis le XIXe siècle en particulier, dans les sociétés occidentales,
science et progrès sont étroitement associés. Ainsi la science est-elle
perçue comme le moteur quasi exclusif du progrès, au point que cette
étroite association a pu être assimilée par certains à une véritable
croyance, une forme de religion, voire de mythe de la modernité.
Mais de quel (s) progrès s’agit-il ?
Ces dernières décennies, nous avons pu constater l’émergence dans
l’opinion d’un débat qui remet en cause et la science et le progrès
dans leur union proclamée.
Cette interrogation aurait-elle pour origine le constat d’une
frénésie qui aurait envahi le monde de la recherche scientifique, les
chercheurs seraient-ils soupçonnés de jouer les apprentis sorciers de
la modernité ?
La multiplication et la diversité des sujets de recherche et des résultats
se succèdent à une telle cadence qu’il est parfois difficile d’en
percevoir l’intérêt ou les réels bénéfices ; ceci est particulièrement
vrai s’agissant des innovations technologiques dont la durée de vie
est réduite pour laisser la place à de nouvelles qui participent pour
une grande part à des stratégies de consommation de masse…
Cette surproduction technologique accroît la distance entre les
inventeurs et les utilisateurs dans un rapport dominants dominés.
À cela s’ajoutent un doute et parfois une angoisse au regard
de certains effets néfastes sinon catastrophiques de ce que l’on
nomme aujourd’hui la société de la techno-science : réchauffement
climatique, sécurité des centrales nucléaires, traitement des déchets,
crise de la vache folle, organismes génétiquement modifiés (OGM),
gaz à effet de serre, effets collatéraux des médicaments, crise de
l’hormone de croissance, scandale du sang contaminé, clonage,
dégradation de l’environnement ; ce ne sont que quelques exemples
qui ces dernières années ont alimenté une profonde crise de confiance
dans les opinions publiques vis-à-vis de la communauté scientifique
et des technologies qui en découlent.
Pourtant, personne ne saurait
nier les améliorations exceptionnelles des conditions de vie,
essentiellement dans les pays
développés, dans les domaines
Le smog à New York, dû à l’ozone et aux
particules en suspension.
98
Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean-Claude Piquion
de la santé, de l’alimentation, de l’habitat, du travail, des transports,
de l’énergie.
Pourquoi cette défiance soudaine ? Nos sociétés industrielles et
technologiques se sont construites sur le mythe du progrès, d’une
promesse d’un bien-être toujours plus grand qui aboutirait peutêtre même à la manifestation du bonheur ! La science s’est-elle faite
nouvelle religion ?
Le débat qui s’est ainsi institué entre le monde scientifique et la société
dans une crise de confiance aiguë et un questionnement sur l’idée
de progrès, témoigne sans doute d’une inquiétude plus large sur la
marche de nos sociétés dites développées. Raymond Aron, dans la
préface de son ouvrage Les Désillusions du progrès s’interrogeait ainsi :
« Les occidentaux éprouvent-ils une sourde mauvaise conscience
pour s’être réservé la meilleure part des profits de la science et de la
technique, ou tendent-ils à se renier eux-mêmes, faute de trouver un
sens à leurs exploits ? ».
Pour tenter de saisir au plus près le sens de ces interrogations, il nous
faut analyser les problématiques et les objectifs de la science d’une
part, et ce que recouvre le concept de progrès dans ses représentations
d’autre part.
Ce qui frappe dans une première approche, c’est la relation qui
est établie entre la science qui se caractérise par la rationalité,
l’expérimentation, la théorie de la preuve, l’objectivité et le
déterminisme tandis que le progrès s’inscrit dans la sphère des
représentations mentales et sociétales, le ressenti, l’affect et la
subjectivité. Relation ou association qui de fait est complexe sinon
paradoxale.
Où se situe le lien pertinent entre l’objet et le sujet, entre l’objet
scientifique neutre et la représentation sensible donc humaine du
progrès ?
La science avec ou sans conscience ?
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » ; de la mise en
garde de François Rabelais à l’interpellation d’Edgar Morin dans
son ouvrage Science avec conscience, nous ne pouvons que constater
l’actualité récurrente de ce questionnement de l’homme qui sans
doute depuis la nuit des temps balance entre l’émerveillement de ses
découvertes scientifiques, de son génie technique et la peur de ses
propres créations.
Points de Vue Initiatiques N° 162
99
Science et technologie, le progrès en question
La science peut-elle avoir bonne
ou mauvaise conscience ? Poser la
question sous cette forme, sous-tend
de nombreuses interrogations : à
quoi sert la science, qu’en attendonsnous, quels sont ses devoirs dans
nos sociétés, est-elle morale, quelle
confiance peut-on lui accorder ?
Toutes ces interrogations ne
s’adressent-elles pas plutôt à ceux qui
la font, c’est-à-dire aux scientifiques
qu’à la science elle-même ?
La science peut-elle avoir bonne ou
mauvaise conscience ?
Quand il s’agit de conscience, c’est
bien les hommes que l’on interpelle.
La science conçoit son développement autant que sa raison d’être
par la production de savoirs, par une activité qui sert la connaissance
pour la connaissance. Elle se veut autonome, libre de toutes
contingences sociétales pour assurer la rigueur et la pérennité de la
méthode scientifique, laquelle recueille et analyse les données puis
leurs interactions afin d’établir théories et modèles reproductibles.
Noble mission que la sienne, mais qui de fait s’octroie un statut
exclusif et d’exclusion ! Par son mode de fonctionnement, l’espace
scientifique crée deux catégories d’individus « les sachants et les
ignorants ».
Cette approche constitue un véritable couperet social qui s’établit
sur la base d’un dogme, d’une idéologie du rapport au savoir.
Nous sommes en droit de nous interroger sur la nature des savoirs. Le
champ des savoirs étant infini, peut-on raisonnablement hiérarchiser
les savoirs ? Le chaman de la forêt amazonienne qui connaît les
vertus médicinales des plantes en sait-il moins que le chercheur qui
dispose des outils et moyens d’un grand laboratoire ? Le tailleur de
pierre est-il moins talentueux que l’ingénieur en travaux publics ?
Ils n’ont en réalité que des savoirs différents… De façon élargie, on
peut affirmer que chaque individu dans son rapport au monde, donc
par l’analyse et l’apprentissage qu’il en fait tout au long de sa vie, est
porteur de savoirs.
Nous ne sommes que porteurs de savoirs mais ils ne nous
appartiennent pas. Les savoirs ont tous une très longue filiation
culturelle et opportuniste ; ils se forment et s’enrichissent par les
nécessaires transmissions et interactions d’individu à individu,
100
Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean-Claude Piquion
de culture à culture, de peuple à peuple. Ainsi l’humilité devrait
s’imposer à chacun d’entre nous devant l’immensité du chantier de
la Connaissance.
L’histoire nous apprend que dans cette compétition que se livrent
les hommes au nom du progrès, il existe des enjeux de savoirs qui
trop souvent se confondent avec des enjeux de pouvoirs ; ce n’est
pas chose nouvelle dans l’histoire de l’humanité ; par le passé les
élites philosophiques, religieuses, se sont établies politiquement
et donc socialement sur leurs connaissances. La tentation
d’instrumentalisation des savoirs nous guette.
La science se développe dans les champs de l’inconnu et du mystère
primordial, en cela elle a toujours été anxiogène. Nous savons que
nos certitudes ne sont jamais définitivement acquises, que les lois
de la relativité régissent l’Univers. Si la science nous ouvre les voies
du possible, dans le même temps elle étend les champs de notre
ignorance. « Les effets de la science ne sont simples, ni pour le
meilleur, ni pour le pire. Ils sont profondément ambivalents », écrit
Edgar Morin. Nous devons admettre que par essence il n’y a pas de
science sans prise de risque, dans le cas contraire ce sont les certitudes
et le dogme qui triompheront pour notre plus grand malheur.
Le progrès, d’espoirs en désillusions…
Nos sociétés dites développées ont placé
dans l’idée de progrès toutes nos espérances ;
dans notre inconscient celle-ci aurait sans
doute la vertu d’éradiquer le Mal et de nous
conduire inexorablement vers un Éden
dans lequel nos souffrances disparaîtraient
défiant les insondables et parfois redoutées
lois de la Nature. Aurions-nous fait ce pari
fou de devenir les rois du monde, alors que
nous ignorons presque tout de ce monde et
de nous-mêmes ?
Aurions-nous fait ce pari fou de
devenir les rois du monde ?
Le progrès est-il mesurable ? Il est à la fois perception, ressenti, utopie
et pourtant nous n’en avons qu’une évaluation linéaire ascendante et
segmentaire, ce qui le déshumanise et ne lui permet pas de prendre
en compte la complexité de l’être humain.
Le progrès, tel que nous le vivons, fonde le mythe de la modernité,
c’est-à-dire un toujours plus, un toujours mieux au service d’un
matérialisme souverain.
Points de Vue Initiatiques N° 162
101
Science et technologie, le progrès en question
Plus fondamentalement, l’idée que l’humanité se fait du progrès ne
se situe-elle pas dans la dialectique du Bien et du Mal ? Nos sociétés
humaines ont fondé dans le progrès l’espoir hallucinatoire qu’il
incarnerait le triomphe définitif du Bien sur le Mal, la désillusion
n’en est que plus grande au regard des souffrances du monde. Nous
en percevons aujourd’hui plus qu’hier les limites et les incohérences,
engagés dans une course qui laisse peu de temps à la réflexion. C’est
l’ère de la réactivité dominante qui nous guide, largement soutenue
par les moyens de calcul surpuissants, les moyens d’information et
de communication.
Le progrès est vécu aussi comme une compétition entre les hommes
et non pour les hommes, comme moteur de nouveaux pouvoirs et
non comme une élévation.
À l’heure de la mondialisation et de la communication, il nous
apparaît aujourd’hui plus qu’hier que cette idée de progrès n’a ni
les mêmes représentations, ni les mêmes effets selon les cultures. Le
progrès au travers du prisme occidental tente de s’imposer comme
vérité des attentes de tous les peuples dans une uniformisation qui
ne respecte pas les spécificités qui font la richesse de nos cultures et
de nos civilisations. C’est là une autre dérive de l’idée de progrès qui
se nourrit aussi d’une dimension mercantile et par conséquent de
nouveaux pouvoirs économiques, sociaux et politiques.
Nous avons cultivé cette idée que le progrès renseignait sur la
modernité de nos sociétés, qu’il était cette aventure éternelle,
sans nuages, aux promesses infinies d’un bien-être en voie d’une
réalisation certaine…
L’homme moderne, manquant de sagesse, « proclame ouvertement
que tout est permis, et il croit secrètement que tout est possible »
Hannah Arendt, The Burden of our Time ; ainsi naissent les désillusions,
les ressentiments, les procès d’intention qui nous déresponsabilisent
dans les sociétés… que nous avons construites. Cette idée de progrès
scientifique et technique peut-elle être à elle seule libératrice pour
l’Homme ?
Nous savons qu’il n’en est rien, car ce serait nier l’essentiel de ce qui
fonde la nature humaine, sa psyché, sa capacité de transcendance
dans son rapport à l’univers. « Il ne peut y avoir de progrès véritables
qu’intérieurs, le progrès matériel est un néant » écrivait Julien Green
(Journal, 22 mars 1943.
102
Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean-Claude Piquion
De la prise de conscience à l’émergence d’une éthique
« Il nous faut constater d’abord que l’émergence de questions
éthiques dans le champ de la science est un phénomène récurrent,
qui se produit en particulier, chaque fois que l’idée de progrès est
mise en cause ». Pierre Papon, in Les logiques du futur.
Aujourd’hui, la science comme la technique qui lui est étroitement
liée, ont acquis une puissance sociétale exceptionnelle et de fait
nous attendons tout d’elles ; mais la puissance exige la sagesse au
risque de nous aliéner. Les événements et les crises plus ou moins
catastrophiques de ces dernières années ont fini par nous faire
prendre conscience de la situation présente mais aussi que par nos
actions, nous posons les ingrédients des impasses dans lesquelles
seront prisonnières les prochaines générations. Les spéculations sur
l’avenir de notre planète et sur celui de l’humanité alimentent non
seulement nos réflexions nationales mais aussi internationales, à
l’heure de la mondialisation et du village global issu des nouvelles
technologies de la communication et de l’information.
Ainsi, ces dernières décennies se sont multipliées les initiatives pour
tenter de réfléchir à une régulation sinon à une maîtrise de cette
course effrénée dont les objectifs nous paraissent de plus en plus
flous. On peut citer les grands rendez-vous internationaux tels que les
conférences de Rio, de Kyoto, de Cancun ou de Copenhague, dont
les résultats sont relatifs et parfois décevants au regard des espoirs
attendus. Au plan national, des ministères de l’environnement, du
développement durable ont vu le jour, aboutissant à la convocation
du Grenelle de l’environnement puis d’un Grenelle de la mer ;
le respect de la biodiversité fait l’objet d’études et de campagnes
d’information tout comme les problématiques de la qualité du milieu
et nombre d’agences de protection et de vigilance sur les domaines
de la santé ou de l’alimentation.
L’arsenal législatif s’est emparé
de toutes ces questions qui sans
solution mettraient la planète
en danger et par conséquent
l’humanité en péril d’avenir.
Les lois sur la bioéthique,
régulièrement enrichies par la
réflexion du Comité d’éthique, en
sont un exemple remarquable.
Un exemple de la biodiversité
Points de Vue Initiatiques N° 162
103
Science et technologie, le progrès en question
Il faudrait s’attarder sur le principe dit de précaution, qui dans ses
intentions louables, concentre toutes nos craintes justifiées ou non…
il y a fort longtemps, nos ancêtres craignaient que le ciel ne leur
tombe sur la tête. Puisse la raison nous garder de la surprécaution ou
du « précautionnisme » !
Il est évident de dire que les lois ne font pas tout, surtout si les
mentalités ou plutôt les niveaux de conscience de chacun de nous
ne s’engagent pas dans un processus d’élévation qui permet une
adhésion véritable, librement consentie, partagée et donc pérenne.
La responsabilité des hommes est de construire leur destin.
Dans ce contexte troublant qui excite nos intelligences et ravive nos
inquiétudes les plus profondes, il nous faut construire une éthique
non dogmatique, vivante et efficiente.
Poser la question de l’éthique dans ce contexte qui met en présence
la science, la communauté des chercheurs et la société, c’est aborder
la question de la responsabilité des acteurs.
La science n’est qu’un champ d’investigation pour mieux comprendre
les phénomènes qui régissent l’univers et les hommes mais c’est à
ces derniers qu’il revient de s’emparer des résultats de ses travaux
et d’en choisir les finalités. Son rôle exclusif est la production de
savoirs qu’elle met sans cesse à disposition, elle est la conquête de
l’Inconnu, par le questionnement de ses propres certitudes. Il serait
plus juste, afin de ne pas lui attribuer des responsabilités qui ne sont
pas les siennes, d’évoquer des avancées scientifiques plutôt que le
progrès scientifique. Elle doit être une offre de partage des savoirs
à l’humanité, la compétition entre les laboratoires de recherche ne
devrait être que source d’émulation et non de rivalités de pouvoirs.
Au-delà des savoirs, n’est-ce pas l’aspiration à la Connaissance qui
nous guide et nous inspire ?
Pour une réconciliation salvatrice…
Si la science œuvre pour étendre les champs de la connaissance, ses
objectifs in fine doivent participer à une meilleure compréhension
du monde par les hommes, dans la volonté et l’espoir de faire
émerger une humanité vraie, éprise de tolérance et de sagesse, de
fraternité et d’amour entre les hommes.
Il n’y a pas de progrès sans volonté d’un partage, d’une offre à
l’humanité respectant la complexité et la dignité humaines dans une
conscience retrouvée et élevée. L’amélioration de notre condition
matérielle, bien que nécessaire à notre existence, demeure limitée par
104
Points de Vue Initiatiques N° 162
Jean-Claude Piquion
ses objectifs matérialistes et utilitaristes ; « les progrès de la connaissance
doivent servir la dignité humaine » Albert Jacquard. Cet Idéal doit
éclairer notre Devoir et notre Projet, individuel et collectif.
L’Homme est un Être doué de raison ;
aussi il se doit d’imaginer des objectifs
raisonnables. Au-delà de la raison, il
est esprit et sa conscience doit l’éclairer
vers une finalité éthique.
La réconciliation est impérative, même
si la démarche et la méthodologie
scientifique requièrent une forme
d’autonomie autant qu’une neutralité,
la science ne saurait se situer hors du
monde. Nos craintes, nos intuitions
parfois, sont nécessaires pour anticiper
d’éventuels dangers et nous conduire
à une réflexion plus approfondie. Ce
questionnement fondamental sur la
L’Homme est un Être
science, sur l’idée de progrès appelle
doué de raison
la restauration d’un dialogue entre
la communauté scientifique et la société civile autour d’objectifs
à la finalité commune, à la recherche d’un idéal pour et avec les
hommes. C’est la condition d’une reconnaissance mutuelle entre
les uns et les autres dans leurs activités spécifiques, permettant par
l’information réciproque de mieux saisir les attentes et les doutes
de notre collectivité humaine. Par ce dialogue permanent, nous
pouvons espérer réenchanter le monde tout en admettant nos échecs
et nos incertitudes. Avec le scientifique Pierre Papon, il nous faut
penser science, technologie et progrès dans une approche basée sur
la recherche de valeurs opposée à une techno-science productiviste,
« l’acquisition de savoirs nouveaux, quelles que soient leurs finalités,
ne saurait constituer un projet en soi pour une société, car celle-ci
a besoin de se reconnaître dans des objectifs concrets et des valeurs
qu’elle est prête à défendre » (Les logiques du futur).
La foi en l’Homme doit guider notre réflexion et notre action au
présent et pour imaginer un futur prometteur ; ni le catastrophisme
ni le fatalisme ne doivent nous envahir ; des crises nous devons
tirer les enseignements, « même si nos alarmes devaient s’avérer
exagérées, elles auraient été utiles car elles auraient permis de mettre
en œuvre les moyens qui permettraient d’écarter ou de réduire les
périls », écrit Edgar Morin.
Points de Vue Initiatiques N° 162
105
Science et technologie, le progrès en question
Il est temps de revisiter l’idée de progrès, et de la concevoir comme
la synergie des moyens matériels, intellectuels et spirituels à mettre
en œuvre dans la perspective d’une humanité apaisée, tolérante
et fraternelle. Serons-nous capables de penser le progrès dans
sa globalité pour lui donner non pas un sens consumériste, mais
des objectifs qui visent au perfectionnement de l’Homme et à son
élévation véritable ? Ici se situe le défi que nous devons ensemble
relever : « Rien ne se fait de grand, sans une espérance exagérée »
(Jules Verne). n
Le pari de Phileas Fogg : faire le tour du monde en 80 jours.
Il découvre qu’il a gagné un jour à son retour.
106
Points de Vue Initiatiques N° 162
Michel Pélissier
L’éthique du Franc-maçon
dans la cité
C’est parce que nous apprenons à nous connaître, à vaincre nos passions, à combattre
nos défauts, mais aussi à nous accepter pour ce que nous sommes que nous pouvons
espérer comprendre l’autre, notre semblable, notre frère en humanité.
Les capacités ouvertes par le progrès technique et la perte du sens
de ce progrès causent des dommages mortels à notre société. Le
catalogue des outrages, des soufrances et des erreurs montre qu’il
est urgent que chacun s’investisse pour restaurer justice et équité.
Les Francs-maçons pratiquent dans le cercle fermé de leurs loges
des vertus qui doivent se propager au dehors. Car la vertu est une
force qui peut mettre en œuvre la responsabilité, la solidarité et la
tolérance pour retrouver une dignité tous les jours bafouée.
« Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une
vénération toujours nouvelle et toujours croissante, à mesure que
la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de
moi et la loi morale en moi. » (Emmanuel Kant, Critique de la Raison
pratique).
Points de Vue Initiatiques N° 162
107
L’éthique du Franc-maçon dans la cité
Dès son entrée dans le temple, à peine sorti du cabinet de réflexion, le
récipiendaire, se voit rappeler par l’Orateur la Déclaration de Principes
du convent de Lausanne de 1875. Il apprend qu’il doit : « Obéir aux
lois de son pays, vivre selon l’honneur, pratiquer la justice, aimer
son semblable, travailler sans relâche au bonheur de l’humanité et
poursuivre son émancipation pacifique et progressive. »
La Franc-maçonnerie reprend à son compte une maxime retenue
par tous les grands courants de pensée et généralement attribuée à
Confucius : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te
fût fait à toi-même. »
Nous sommes clairement invités à pratiquer la vertu en préférant à
toute chose la justice et la vérité et il nous est demandé de poursuivre
au dehors l’œuvre commencée dans le temple.
Notre conduite dans le monde profane, dans la cité, doit donc
être conforme à notre recherche initiatique et spirituelle et nous
parvenons à nous comporter en Francs-maçons si, et seulement si,
nos frères nous reconnaissent pour tels.
Pratiquer la vertu, c’est avoir un comportement éthique, ou moral
comme on voudra. Les mots éthique et morale proviennent l’un du
mot grec ethos, l’autre du mot latin mos-mores qui signifient tous les
deux les mœurs. Ces deux mots sont donc a priori synonymes. Je
m’en tiendrai pourtant à la différence couramment admise qui place
la morale comme un ensemble de principes extérieurs à l’homme et
l’éthique comme le comportement individuel de celui qui respecte
les principes moraux, qui agit conformément à la Loi morale.
Travailler à notre propre perfectionnement
Gnothi seauton était-il écrit au fronton du temple d’Apollon. Connaistoi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux. Notre ordre nous
fait obligation de travailler d’abord à notre propre perfectionnement.
C’est parce que nous apprenons à nous connaître, à vaincre nos
passions, à combattre nos défauts, mais aussi à nous accepter
pour ce que nous sommes que nous pouvons espérer comprendre
l’autre, notre semblable, notre frère en humanité. Pour y parvenir
nous devons d’abord apprendre à nous libérer. La liberté intérieure
est un critère d’admission en Franc-maçonnerie puisque nous ne
sommes initiés que pour autant que nous soyons libres et de bonnes
mœurs. Mais nous comprenons bien vite que notre propre liberté
reste à conquérir et que cette conquête, cette quête ne s’achèvera pas
facilement.
108
Points de Vue Initiatiques N° 162
Michel Pélissier
Pour nous accomplir en tant qu’Homme, nous travaillons en loge,
au contact de nos frères : des hommes venus d’autres horizons,
avec d’autres parcours professionnels, d’autres formations, d’autres
convictions, que nous n’aurions peut-être jamais côtoyés dans la
vie profane. Humblement nous apprenons à écouter l’autre, à le
comprendre.
Nous apprenons patiemment la tolérance qui nous permet de
parvenir à accepter l’autre, et, peut-être, à l’aimer.
Nous recherchons la vérité, en fait notre propre vérité. Qui suis-je
vraiment, comment puis-je devenir ce que je suis potentiellement ?
Ce travail sur soi-même n’est pas un travail individuel de nature
psychanalytique. C’est un questionnement mutuel, semblable à la
maïeutique socratique. Nous avançons pas à pas, lettre après lettre,
mot après mot. Cette recherche fait appel à notre être tout entier.
Et d’abord à notre raison. En ce sens, la maçonnerie est héritière
des Lumières. Mais notre raison ne
suffit pas à tout expliquer. Je fais
mienne la phrase de Saint Exupéry
dans Le Petit Prince : « Adieu, dit le
renard. Voici mon secret. Il est très
simple : on ne voit bien qu’avec le
cœur. L’essentiel est invisible pour
les yeux. » Voir avec le cœur, c’est
faire appel à notre imagination, à
notre intuition, à notre sensibilité
qui nous permet, après nous être
regardé dans le miroir, de passer au
travers et de voir au-delà.
Voir avec le cœur, c’est faire appel à
notre imagination
Nos travaux sont placés sous
l’invocation du Grand Architecte de l’Univers dont nous nous
interdisons de donner une définition dogmatique. Nous sommes à la
recherche d’une spiritualité qui éclaire notre démarche éthique et qui
donne un sens à notre pratique de la Vertu, ou, pour parler le langage
du XXIe siècle, à la défense de nos valeurs. Car pour paraphraser
Paul Ricoeur, dans le mot « valeur », il y a « valoir » (sous-entendu
plus ou moins), il y a « évaluer » qui induit « préférer ». Dès lors « les
valeurs se présentent comme des étalons de mesure qui transcendent
les évaluations individuelles ». Notre démarche initiatique et notre
recherche de spiritualité, impliquent que nous-nous efforcions de
mettre en application, dans la vie de la cité, les valeurs que nous
sommes censés découvrir et comprendre dans nos temples.
Points de Vue Initiatiques N° 162
109
L’éthique du Franc-maçon dans la cité
Agir dans un monde en crise
Au plan technique, l’humanité a plus évolué au cours des 150
dernières années qu’au cours du millénaire précédent. Le paysan
de 1789 ne vivait pas très différemment de son ancêtre de l’an mille.
Aujourd’hui, c’est dans un tracteur climatisé et à l’aide du GPS que
le moderne paysan laboure son champ en plaine de Beauce ou dans
le cornbelt américain. Les techniques de construction des cathédrales
ou du château de Versailles étaient plus proches des temples grecs
que de nos modernes gratte-ciel.
Les progrès de la médecine ont contribué à l’allongement de la
vie humaine. Mais ces progrès posent maintenant de redoutables
problèmes éthiques. La recherche sur l’embryon, le clonage, font
craindre la fin prochaine de l’unité de l’espèce humaine. Si nous n’y
prenons garde, le surhomme bionique est pour demain.
Au plan des idées et de l’économie, télévision et Internet sont les outils
de la mondialisation. De nos jours, l’économie est complètement
mondialisée. Les États sont, dans les faits sinon en droit, largement
dépossédés des moyens d’agir individuellement et les tentatives de
gouvernance mondiale (l’ONU, le G20) se heurtent aux égoïsmes
individuels et témoignent chaque jour de leur impuissance. Les
singularités nationales déclinent face à la pensée unique du libéralisme
économique à la mode anglo-saxonne aujourd’hui, chinoise demain.
Le devoir d’ingérence s’est progressivement imposé. Cependant, ce
devoir d’ingérence est souvent le masque pudique sous lequel se
cachent des intérêts économiques majeurs des nations dominantes.
Un fort différentiel
économique
explique en partie
l’immigration
clandestine. Ici le
mur de Nogales
qui sépare à
gauche les ÉtatsUnis et à droite le
Mexique.
110
Points de Vue Initiatiques N° 162
Michel Pélissier
La mondialisation s’accompagne de mouvements migratoires de
grande ampleur. Les flux migratoires d’habitants de pays pauvres
vers les pays riches se traduisent par des pertes de repères tant chez
les migrants qui peinent à s’intégrer et cherchent refuge dans le
communautarisme que chez les nationaux entraînés sur les pentes
dangereuses de la xénophobie par la peur de l’autre, de l’étranger.
Nous savons, ou croyons savoir instantanément ce qui se passe à
l’autre bout de la planète, et nous sommes prompts à nous mobiliser
lorsque surviennent de lointaines catastrophes naturelles. Mais si les
misères lointaines nous sollicitent, nous sommes de moins en moins
solidaires de nos voisins.
Notre société est paradoxale. Le progrès technique, la mondialisation
vont de pair avec une grande frilosité intellectuelle et la perte du sens
de l’intérêt général.
Le principe de précaution érigé
en dogme n’empêchera pas les
évolutions de se faire ailleurs sans
contrôle. Ce principe est avant tout
la marque de notre peur de l’avenir
et d’un refus inconscient du progrès
que souligne notre complaisance
pour les commémorations d’un
passé révolu ou d’un Moyen
Âge idéalisé. La peur de l’avenir
s’accompagne d’un refus de la
Nous sommes de moins en moins
solidaires de nos voisins.
fatalité. Qu’un accident ou une
catastrophe survienne et la presse
qui fait l’opinion publique réclame des coupables et des responsables.
Notre société se judiciarise car il faut jeter des os en pâture à la meute
déchaînée et plus le responsable est haut placé dans la hiérarchie
plus la meute est contente.
Nous savons bien qu’il faut construire des logements sociaux,
accueillir les gens du voyage, ouvrir des décharges pour nos déchets,
trouver de nouvelles sources d’énergie. Sur le principe tout le monde
est d’accord. Lorsqu’il faut choisir un lieu d’implantation les choses se
gâtent. Les écologistes les plus violemment antinucléaires défendent
les petits oiseaux pour que le champ d’éoliennes ne se construise
pas près de chez eux. Les militants des droits de l’homme les plus
vindicatifs trouvent mille et une raisons pour refuser l’aire d’accueil
des gens du voyage que la commune, obligée par la Loi, se résout
Points de Vue Initiatiques N° 162
111
L’éthique du Franc-maçon dans la cité
à installer à côté de leur jardin.
L’arrivée d’une famille immigrée,
un peu trop noire de peau, suscite
l’émotion collective dans un village
qui vote majoritairement à gauche
car les villas vont perdre de leur
valeur. Ces quelques exemples –
tous authentiques – ne sont pas
propres à notre pays. Les Anglais
ont même inventé un acronyme
pour décrire ce phénomène :
NIMBY (Not In My Back-Yard) :
que l’on peut traduire par PDMC :
« Pas dans Ma Cour ».
« Pas dans Ma Cour »
Poursuivre au dehors l’œuvre commencée dans le
Temple
Cependant, se lamenter ne sert à rien ; Francs-maçons, nous devons
nous efforcer de témoigner par l’exemple qu’une autre vision de la
société est possible, celle qui fait découler nos Droits des Devoirs
que nous acceptons librement parce que le pacte social, le « contrat
social » pour parler comme Jean-Jacques Rousseau, est à ce prix.
Cette vision de la société repose à mon sens sur trois principes :
responsabilité, solidarité et tolérance.
« Chacun est seul responsable de tous » écrit Antoine de Saint-Exupéry
dans Pilote de Guerre. Pourtant, nous constatons dans la vie de tous
les jours une fuite assez généralisée devant les responsabilités. Si
nous devons accepter le destin et la fatalité pour tous les événements
que nous n’avons pu prévoir, si nous devons être conscients que le
risque zéro n’existe pas, nous devons en revanche, là où nous sommes
et chacun à notre place, accepter d’assumer nos responsabilités
d’Homme. Accepter notre responsabilité c’est prendre conscience
des conséquences de nos actes, de nos gestes du quotidien. C’est
la somme de comportements « citoyens », ceux que les « hussards
noirs de la république » (souvent Francs-maçons) écrivaient chaque
matin au tableau noir. Ces formules de morale, que nous avons jetées
aux orties dans la grande vague du libéralisme ambiant et du refus
des contraintes, étaient le socle de la vie en société et la base d’un
comportement responsable.
La devise de notre ordre, devenue celle de la République est
« Liberté, Égalité, Fraternité ». La fraternité que nous pratiquons
112
Points de Vue Initiatiques N° 162
Michel Pélissier
Tous les hommes sont frères
sinon en Dieu, du moins en
humanité.
est souvent mal comprise par l’opinion, au
point que tous les réseaux d’entraide sont
parfois qualifiés de Franc-maçonnerie. C’est
pourquoi je préfère parler de solidarité. Et
cette solidarité, nécessaire à la vie en société,
ne doit pas être réservée aux seuls Francsmaçons. Je partage, nous partageons l’idée
que tous les hommes sont frères sinon en
Dieu, du moins en humanité. Nous savons
depuis la nuit des temps, qu’un individu
isolé ne peut survivre dans la nature hostile.
Cette expérience concrète, venue de la
préhistoire, est sans doute à l’origine des
idées de solidarité et de fraternité. Il est
d’ailleurs intéressant de noter que le mot
« hôte » désigne à la fois celui qui reçoit et
celui qui est reçu.
Oui nous devons aider, dans la mesure de nos moyens, nos frères
dans le besoin. Oui les associations d’entraide paramaçonniques
sont utiles, voire indispensables. Mais non, l’entraide mutuelle ne
doit pas sombrer dans le « copinage ». La fraternité dont nous devons
faire preuve à l’égard des autres Francs-maçons ne doit pas être une
fraternité aveugle qui tourne à l’instauration de « passe-droits » car
c’est ainsi que se crée dans le public l’image détestable de Francsmaçons se soutenant mutuellement au mépris de toute convenance.
Avec la fraternité, la tolérance est un des maîtres mots de la
Franc-maçonnerie. Mais la tolérance ne doit pas être confondue
avec le laxisme. Pouvons-nous tolérer toutes les idées et tous les
comportements ? En France le législateur a choisi de pénaliser les
injures à caractère racial. Mais comment concilier ces interdictions
avec la liberté d’expression ? Exprimer l’idée qu’il y a trop d’immigrés
est-ce un comportement raciste qu’il faut sanctionner pénalement
comme le clament certaines associations ou simplement l’expression
d’une opinion que l’on peut contredire dans les médias ?
Face à ces questions, seule notre conscience peut apporter les
réponses. La mienne trouve des solutions dans un principe assez
universel. La personne humaine est sacrée et tout ce qui tend à
avilir l’homme, à l’abaisser, physiquement ou moralement doit être
combattu et interdit si nous le pouvons. Je fais mienne la pensée du
philosophe américain John Rawls qui écrit dans son livre Théorie de
la Justice : « Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la
Points de Vue Initiatiques N° 162
113
L’éthique du Franc-maçon dans la cité
justice que même au nom du bien de l’ensemble de la société on ne
peut transgresser ». Ainsi, l’injure à caractère racial (ou toute autre
injure d’ailleurs) doit être proscrite. En revanche l’expression des
opinions générales, même apparemment déviantes doit être admise
à condition de ne jamais les laisser sans réplique.
Les idées de responsabilité, solidarité et tolérance sont mises à rude
épreuve par les problèmes redoutables que pose l’immigration.
Mettre des barrières aux frontières n’est pas une solution. La
Méditerranée n’est pas un bien gros obstacle pour ceux qui sont prêts
à risquer leur vie pour aller vers ce qu’ils prennent pour l’eldorado.
Refuser des visas aux Africains francophones, élevés dans la culture
française, c’est s’exposer à la rancœur, perdre notre influence en
Afrique au plus grand profit de l’Amérique (et singulièrement
du Canada) qui accueillent largement ces migrants dont nous ne
voulons plus. Persister à pratiquer la discrimination à l’embauche
et dans le logement, c’est favoriser les ghettos ethniques et nourrir
la revendication des cités. C’est faire le lit de l’Islam, qui comme
toute religion révélée fournit sa part de rêve aux croyants. Les
discriminations sont le terreau de l’Islam le plus intégriste et elles
expliquent les violences des banlieues. Je partage l’idée d’Azouz
Begag, lorsqu’il écrit : dans L’intégration : « le fait de savoir qu’en
faisant du bruit, en commettant des déprédations on peut indisposer
ceux qui vous rejettent est une incitation majeure à se mal conduire
et à se venger ». Je crois que nous ne pouvons plus, sans être autistes,
refuser de mettre en place une vraie politique de l’intégration. Celleci ne peut plus aujourd’hui se résumer à exiger des étrangers qu’ils
s’assimilent et à faire confiance aux institutions pour les intégrer.
Que cela nous plaise ou non, le modèle d’une société qui refuse les
différences est révolu.
Mais accepter les différences ce n’est pas renoncer aux droits de
l’homme. Il nous faut redéfinir un socle commun de valeurs « non
négociables ». Il n’est pas anormal que des personnes exilées de même
origine veuillent se retrouver entre elles pour entretenir la nostalgie
du pays perdu. Il n’est pas anormal de vouloir pratiquer sa religion
ailleurs que dans des caves. Il est scandaleux qu’un individu se voie
refuser un logement ou un emploi en raison de sa couleur de peau, de
son nom, du quartier où il habite, de sa religion, réelle ou supposée.
Nous ne pouvons tolérer l’excision au nom de la diversité culturelle.
Nous ne pouvons accepter la polygamie au nom du Coran. Et nous
devons, au risque de déplaire, rappeler que dans un État laïque la
religion relève de la sphère du privé et que l’on ne peut imposer à
114
Points de Vue Initiatiques N° 162
Michel Pélissier
autrui les règles de sa foi. Il ne faut pas avoir peur de dénoncer les
pressions qui s’exercent sur les enseignants qui prétendent parler de
la Shoah ou de la théorie de l’évolution. Il faut sanctionner ceux
qui exercent des violences – même verbales – pour exiger que leurs
femmes ne soient soignées que par du personnel féminin.
On le voit bien, avoir un comportement éthique dans la cité n’est
pas si simple dès que l’on passe des généralités aux situations
concrètes. J’ai volontairement borné mon propos à quelques
exemples d’actualité sans parler des problèmes posés par l’évolution
scientifique, l’entreprise, la politique qui sont traités par ailleurs.
Je pense, sans forfanterie, que nous sommes, nous Francs-maçons,
peut-être un peu moins désarmés pour affronter au quotidien les cas
complexes où il n’est pas facile de trouver son chemin entre justice
et équité. À cet égard, la fréquentation régulière des temples agit
comme un chargeur de batterie. Oui nous nous épuisons à essayer
d’avoir en toutes circonstances un comportement éthique. Oui nous
commettons des injustices, souvent d’ailleurs sans le vouloir. Oui
nous avons comme tous nos petites bassesses, oui nous sommes
capables de mépriser cet autre que nous devrions aimer. Mais notre
rite nous fait prendre conscience de l’actualité de la formule attribuée
à Guillaume le Taciturne « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour
entreprendre ni de réussir pour persévérer ». Nous-nous ressourçons
dans nos loges et nous remettons l’ouvrage sur le métier.
Parce que nous avons foi en l’autre, parce que nous espérons en son
possible perfectionnement, nous devons croire à la nécessité d’un
comportement moral. Nous le faisons parce que nous pensons avec
Paul Ricoeur que la conscience morale est inséparable de la condition
humaine car « un être à qui la conscience morale serait tout à fait
étrangère ne pourrait pas entrer dans une relation politique saine,
sur un mode d’appartenance participative, bref dans une relation de
citoyenneté. » n
Points de Vue Initiatiques N° 162
115
Yves Bergman
De l’éthique à
l’esthétique :
être Franc-maçon
Tchernobyl, la catastrophe nucleaire du 26 avril 1986.
Éthique et esthétique : l’assonance des termes suggère une relation
que l’étymologie ignore. Sans naïveté mais avec lucidité le Francmaçon réfute la phrase de Hobbes : « l’homme est un loup pour
l’homme ». La voie initiatique amène à découvrir des relations
apaisées entre les individus et la loge est le lieu de cette sociabilité
heureuse.
Elle rejoint l’esthétique qui exprime la sensibilité à l’harmonie des
proportions. Aux codes moraux énoncés par les anciens rituels, le
Franc-maçon écossais répond aujourd’hui par la triple invocation
qui clôt ses travaux : la paix, l’amour et la joie.
Depuis des milliers d’années l’homme a maîtrisé presque tous les
champs de son environnement naturel sur Terre et, en petite partie,
dans le cosmos. Il commence tout juste à se rendre compte que ses
capacités d’intelligence et de créativité dans le progrès accumulent
116
Points de Vue Initiatiques N° 162
Yves Bergman
aussi beaucoup de méfaits capables de se retourner contre la vie
terrestre. L’amélioration réelle de la vie, naturelle, sociale et sociétale,
devra passer par une mutation importante des comportements
mentaux conscients pour rendre grâce à l’évidence que « Science
sans conscience n’est que ruine de l’âme » qui, aujourd’hui, pourrait
s’écrire « Science sans conscience de la fraternité n’est que ruine
de l’humanité ». Or, cette espérance d’un retournement mental vers
la triple réciprocité de l’amour de la sagesse, de l’amour de tout
le vivant et de l’amour de la fraternité humaine, est au cœur du
sentiment d’éthique des Francs-maçons depuis des siècles. Il est
écrit que la parole est au commencement de l’action, mais il est
surtout urgent que cette parole d’une humanité de la conscience
responsable, généreuse et fraternelle devienne belle, sonore, ample
et convaincante pour inspirer le renouveau des pensées et des actes
des humains pendant toute leur vie.
L’homme prédateur de l’humanisme ?
Le doute créatif incite à se poser la question : « Peut-on croire
en l’avenir de l’humanisme universel par les seules réalités du
monde dans lequel nous vivons » ? La science explique de plus
en plus précisément les complexités de la nature environnante et
les puissances de la nature humaine, alors que les potentialités
de l’univers semblent nous être inconnues à plus de 90 %. Même
avec les avancées de plus en plus étonnantes de la neurobiologie, la
science peine à comprendre pourquoi l’Humain – particulièrement
le mâle – reste presque partout un prédateur dominant et agressif.
Prédateur de la nature qu’il a largement domestiquée et fait
progresser avec intelligence, mais qu’il détruit aussi avec une
L’assèchement drastique de
la mer d’Aral est considéré
comme l’une des plus
grandes catastrophes
écologiques provoquées
par l’homme.
Au début des années 60,
cette mer était la quatrième
réserve mondiale en eau
salée avec une superficie de
68 000 km2.
En 2008, la mer s’étendait
uniquement sur 10 % de sa
superficie initiale.
Points de Vue Initiatiques N° 162
117
De l’éthique à l’esthétique : être Franc-maçon
constance exponentielle. Dominateur et prédateur aussi de la femme
qui, pourtant, dans et par sa nature spécifique, est largement son
alter ego. Tant de constance à dominer, écraser, détruire autour de
lui, tant d’acharnement à tuer ses semblables ou à les emprisonner
mentalement ou physiquement ! Est-ce la sottise de l’égoïsme ou
une forme de suicide inconsciemment programmée ? Pourtant,
depuis des milliers d’années les philosophes et les sages spiritualistes,
doublés depuis peu par beaucoup de scientifiques, démontrent la
vanité diabolique de ces comportements.
Viser une vie juste et bonne
La démarche du Franc-maçon est centrée sur l’émancipation
de la conscience personnelle fondée sur la fraternité du prochain
s’ouvrant à la fraternité universelle ; elle vise à l’amélioration de la
condition humaine via le ressenti spirituel et l’action rationnelle du
Bien, du Juste et du Beau, c’est-à-dire via le mariage de l’éthique
et de l’esthétique des sentiments et des comportements. De façon
prosaïque, c’est dire oui à la vie bonne pour tout le vivant, oui à
l’intelligence du cœur, oui à la beauté des pensées et des actes, oui
à la sagesse de l’esprit, et oui au rapprochement sincère avec autrui
quel qu’il soit et où qu’il soit.
Mieux qu’une série de commandements, la morale, dite universelle,
est un cadre de réflexion, de méditation, d’inspiration et d’incitation
à « bien vivre humainement ensemble ». Il ne s’agit pas de réprimer
les justes passions humaines, mais d’en récuser les comportements
violents ou prédateurs, tout en prônant les vertus d’amour et de
respect qui devraient être les liens naturels, bons et féconds, entre les
êtres quels qu’ils soient.
L’éthique est la mise en œuvre de la morale, sa mise en action,
son guide de comportements. Il s’agit de mettre en pratique « ici et
maintenant » les principes d’une morale heureuse et positive pour
tous. « Ici et maintenant », car selon la confrontation complexe des
cultures, des lieux et des périodes, l’éthique humaniste se doit d’être
adaptée finement à chaque culture pour être à même d’élever les
esprits sans les violenter, de les séduire sans les abuser, et de les
convaincre de rendre plus justes et plus aimants les comportements
individuels et collectifs. Il s’agit de créer en soi des réflexes
conscients, puis naturels, en faveur du bien, du juste et du bon.
Viser à l’amélioration de la réalité de la nature humaine, souvent
regrettable ou répréhensible, implique l’esprit de finesse adapté aux
118
Points de Vue Initiatiques N° 162
Yves Bergman
êtres et aux circonstances, car la liberté de la conscience de chacun
reste un impératif.
Vertus de l’humanisme concret
L’éthique fraternelle des Francs-maçons incite à rassembler les
pensées et les actes vers les hauteurs de l’idée du bien, et vers une
fraternité ouverte à tous les êtres vivants, pour créer la dynamique
d’une vie collective instituée en bonne intelligence de bonté
réciproque et de respect mutuel.
« Obéir à la Loi morale » et « Être des Hommes bons et loyaux » : C’est
en cela que l’éthique humaniste des Francs-maçons se double d’une
esthétique des comportements personnels et sociaux. Par la mise en
œuvre des vertus de l’humanisme concret, le Franc-maçon veille à
développer en lui des comportements volontairement tournés vers la
cordialité : « sourire et être aimable pour être aimé », « écouter avec
tolérance », « être bienveillant et bienfaisant », « chercher d’abord les
qualités chez autrui », « pratiquer la fraternité », etc.
Ainsi, l’élégance consciente des comportements sociaux élève
le Frère vers les notions apaisantes de l’équité, de la justice et de
l’harmonie humaine.
Du mimétisme de l’aimable à l’implication responsable
Face à la brutalité, à l’indifférence ou à la méfiance qui sévissent
dans la société humaine, la démarche du Franc-maçon nécessite un
effort mental et comportemental qui conduit à une conversion de
l’esprit et de la raison, tous deux inséparables et tous deux interactifs.
Conversion du regard sur soi-même et conversion du regard porté
sur autrui et sur l’ensemble de tout le vivant. L’entraînement à
l’amabilité et au respect modifie la
pensée, la parole et les gestes. Axée selon
une orientation librement choisie vers
l’intégrité du Bien, du Bon et du Juste,
la personnalité affinée en conscience par
sa propre volonté éprouve les bienfaits
de l’apaisement moral, de la mise en
Dans le bouddhisme, l’éthique est basée sur le fait
que les actions du corps, de la parole et de l’esprit
ont des conséquences pour nous-mêmes et pour ce
qui nous entoure. La pratique de l’éthique est donc
une purification du corps, de la parole et de l’esprit.
Points de Vue Initiatiques N° 162
119
De l’éthique à l’esthétique : être Franc-maçon
pratique de l’éthique et, par mimétisme de la douceur, elle invite
autrui à en ressentir aussi les bienfaits. Cela peut paraître puéril
ou insuffisant au regard du manque de relations harmonieuses
sociales dans trop de pays, mais la pratique démontre le contraire.
On convainc mieux, on négocie mieux, on est mieux apprécié,
voire mieux aimé quand notre attitude s’inspire d’une courtoisie
respectueuse et fraternelle. Cela crée un état d’esprit de paix, de joie,
d’amitié ou d’amour humain. Rien ne justifie la morgue d’un visage
fermé, d’un regard dur ou d’une parole hautaine ou méprisante.
Rien ne justifie cela… sauf la peur que l’on a de soi-même et de
l’Autre. Plotin, deux siècles après J-C., conseillait « Retourne en toimême et vois… Ne cesse pas de sculpter ta propre statue jusqu’à ce
que brille en toi la splendeur ». Il ne suggérait pas de s’enorgueillir
de soi, mais de se penser en idée de beauté intérieure à même de
s’exprimer en actes extérieurs.
Le Franc-maçon se forge ainsi, sans forfanterie, l’ouverture à
une confiance en soi tournée vers autrui ; confiance sereine qui
peut rayonner et être perçue alentour. Le rapport avec chacun en
est alors adouci. Cette esthétique du comportement intériorisé et
extériorisé se vit et s’exprime sans effet déclamatoire, (être discret
est d’ailleurs une des vertus prônées par la Franc-maçonnerie), mais
elle transparaît naturellement au quotidien. On pourrait d’ailleurs
la nommer la politesse de l’esprit puisqu’il s’agit de polir à la fois
sa propre mentalité et celle de ses relations à l’autre et aux autres…
qu’ils soient humains, animaux ou végétaux. Car tout le vivant
nous concerne, et nous sommes responsables de tout le vivant pour
être à même d’aspirer à une certaine grâce du bonheur de vivre en
conscience et en sagesse… autant que faire se peut. Nulle vanité dans
cette démarche, mais une vraie prise de conscience que toute pensée,
tout acte accompli, toute parole peut avoir un impact valeureux,
héroïque ou enthousiasmant. Nous avons le choix entre l’offrande
de la joie offerte et vivifiée ou celle de la tristesse indifférente et
accablante. Le Franc-maçon convient librement de défendre les
couleurs de la joie, de la paix et de l’amour humaniste en agissant
selon une perspective de sagesse, de détermination et de beauté
des pensées et des actes. À l’opposé des sectes qui visent, par une
dictature psychique, à créer une armada de clones soumis, la Francmaçonnerie, elle, laisse à chacun le développement personnel de ses
120
Points de Vue Initiatiques N° 162
Yves Bergman
propres qualités selon une énergie orientée vers le rassemblement
heureux des êtres, des pensées et des cœurs. Développement intime
qui se singularise en s’affinant au contact d’autres personnalités.
« Il faut frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui » disait
Montaigne. C’est à quoi chaque Franc-maçon s’attelle régulièrement
quand il est en Tenue pour faire travailler son esprit en connexion et
en relation intelligente avec et pour les autres.
Connecter les espérances multiples et interactives
d’humanité
Dans chaque Loge, nous travaillons individuellement, au sein d’un
groupe de frères en humanité, sur les forces et qualités sensibles
et interactives de notre esprit et de notre champ culturel. Nous en
développons ainsi les nuances créatives, réflexives, méditatives,
intuitives, voire impulsives mais chargées d’espérance humaniste.
S’il ne fallait retenir qu’une qualité à la démarche assidue de la
Franc-maçonnerie, ce serait celle de faire se rencontrer, dans une
égalité et une équité parfaites, des gens très différents de cultures et de
niveaux sociaux et qui, sans la maçonnerie, n’auraient jamais voulu
ou osé parler ensemble. Le partage des pensées multiples, exprimées
en toute liberté et indépendance d’esprit, mais dans le respect
d’autrui, développe l’intensité de se connaître mieux et de s’épurer,
et il encourage la pratique de connaître et de comprendre mieux la
complexité de l’esprit humain en progression constante. Toujours,
derrière la complexité des uns et des autres, nous cherchons le fil
rouge de l’intériorité et de l’extériorité de la simplicité fraternelle en
humanité. En soi on n’est que soi. Ensemble, tournés vers la même
espérance, on se découvre mieux qu’on espérait et plus riche d’un
avenir qui parie que la vie vaut d’être vécue quand elle est vécue en
conscience et en confiance. Au fil du temps et en fonction de notre
ardeur, cela nous aide à mieux percevoir le sens positif que nous
donnons et pouvons donner à notre existence mise en contact avec
la beauté possible du cœur des gens, comme avec le monde de tout
le vivant.
Mettre en œuvre l’espérance
À mes yeux, l’éthique et l’esthétique de la Franc-maçonnerie se
marient pour forger un idéal de foi en l’humanisme, que chaque
Points de Vue Initiatiques N° 162
121
De l’éthique à l’esthétique : être Franc-maçon
Franc-maçon interprète et modèle ensuite selon son propre dessein
du sens dynamique et affectif à donner à sa vie d’être complexe.
Car notre démarche respecte la complexité humaine de chacun. En
conjuguant la fraternité éveillée, nous gardons l’enthousiasme de
l’espérance d’émergence d’une société évoluée dans laquelle chacun
se respecterait. Toutefois la poésie de l’espérance nécessite l’élan
concret de sa mise en œuvre. Ainsi, selon nos désirs individuels,
nos qualités et nos possibilités, nous mettons en pratique jour après
jour cette orientation éthique, à la fois métaphysique et ancrée
dans le terreau de la vie. Naturellement attaché au Bien public et
au perfectionnement de l’Homme social, le Franc-maçon pratique
l’entraide sociale et humanitaire. Il se retrouve donc souvent dans des
associations caritatives, de solidarité ou de défense des citoyens, dans
des organisations humanitaires ou de protection de la vie sur Terre,
etc. La vérité intrinsèque de la Franc-maçonnerie, vécue par chaque
Frère, se situe donc bien loin des caricatures agressives, méprisantes
ou calomnieuses que tant de faux informateurs – et parfois faux
anges de vertu – véhiculent à l’envi pour mieux faire sonner leur
tiroir-caisse. Notre réponse est dans le silence et l’oubli, car il serait
bien réducteur d’aller s’indigner contre des propos désobligeants qui,
parfois étayés sur un exemple malencontreux et isolé, mais largement
grossi et généralisé, visent à salir l’intégrité morale, la sincérité et
l’honneur de centaines de milliers d’hommes et de femmes intègres.
Le goût de beaucoup de personnes pour de soi-disant mystères et
scandales est alors outrageusement exploité sans vergogne pour le
seul prix d’un tirage augmenté d’une publication ou d’un livre, ou
pour une audience télévisuelle majorée d’un fumet de soufre. Face
aux détracteurs des chercheurs d’humanité, l’esthétique de l’attitude
des Francs-maçons se contient dans l’usage salutaire et digne d’un
silence indulgent.
Oui à l’utopie d’être Frères en humanité
Depuis quelques siècles, les Francs-maçons, dans leur discret pré
carré triangulaire, ont conçu et aménagé une forme de synthèse de
beaucoup de sagesses culturelles et cultuelles basées sur le respect
et l’amour du prochain et sur l’amour actif de la vie, tant spirituelle
que concrète. En Grande Loge De France, tout homme ayant
l’esprit libre et un comportement moral et éthique de bonne valeur
personnelle et sociale, peut devenir un Frère en humanité. Cette
122
Points de Vue Initiatiques N° 162
Yves Bergman
L’aide humanitaire
éthique de la pensée libre, pourvu qu’elle soit toujours respectueuse
d’autrui, est un socle d’enrichissement spirituel, culturel, qui est
l’antithèse de tout esprit de domination ou d’idôlatrie. Elle est, de
fait, une dynamique de l’espérance humaniste. Espérance car il faut
se projeter au-delà du contingent quotidien pour être à même de
mieux vivre le présent en soi, pour soi, avec les autres et pour les
autres. Humaniste, car l’Humain a toutes les qualités potentielles
pour comprendre, rendre simple et ordonner toute la complexité du
monde… et peut-être de l’univers. De plus, il possède les qualités
intrinsèques pour créer et devenir la synthèse de tous les bienfaits de
la nature, petit à petit dévoilés par la science.
Le Franc-maçon garde une conviction : celle de toujours espérer le
bonheur à venir de la complexité exponentielle de l’esprit de l’homme.
C’est pourquoi il se mobilise pour dire oui à l’utopie de la fraternité
universelle, en dépit même du constat actuel de la désespérance
du monde, de l’insolence des cupides de la mondialisation, ou
des dictateurs affameurs ou tueurs de leurs peuples. Il se mobilise
en pensée et en action et se convainc que le songe enthousiaste
des fervents éveillés de l’éthique et de l’esthétique de la fraternité
respectueuse finira par devenir une réalité universelle.
La réalité de ces orientations de la pensée et de l’action pourrait
provenir d’un syncrétisme fusionnel harmonieux du meilleur de
chacune des civilisations qui aujourd’hui se mènent des guerres
d’ego. L’avenir heureux de la vie sur Terre serait que chaque
civilisation éradique avec courage ses méfaits ancestraux et actuels
et, dans le même temps, offre ses bienfaits reconnus et compatibles
avec toutes les autres.
Points de Vue Initiatiques N° 162
123
De l’éthique à l’esthétique : être Franc-maçon
La foi en l’Homme ne peut vivre ou s’exalter sans la raison ; il serait
bon que les Hommes de cœur aient enfin raison d’avoir foi dans
l’union de l’éthique et de l’esthétique de l’humanisme fraternel, de
la bonté et de la beauté de la vie. n
Chutes en fer à cheval , Parc national de Mt Field, Tasmanie, Australie.
124
Points de Vue Initiatiques N° 162
HISTOIRE
Louis Trébuchet
Le Franc-maçon Écossais
en quête d’éthique
Le serment
Si l’on parlait de Franc-maçon écossais en quête d’éthique à nos
prédécesseurs, opératifs ou non, de l’Écosse de la fin du XVIIe siècle,
ils ouvriraient de grands yeux, et ne saisiraient pas de quoi on parle :
pour eux tout était dans le devoir, dans les anciens devoirs sur lesquels
ils ont prêté serment. Un manuscrit de la loge de Kilwinning, vers
1675, stipule les anciens devoirs « qu’il appartient à chaque francmaçon de respecter ». Je le cite car il s’agit d’une des plus anciennes
mentions en Écosse du mot freemason, Franc-maçon. Ces anciens
devoirs placent en tout premier lieu le devoir d’être « des hommes
loyaux envers Dieu et sa sainte église… », et tout de suite derrière
celui d’être « hommes liges du roi sans trahison ni fausseté… ». Suit
une liste précise et détaillée s’adressant aux maîtres, compagnons
ou apprentis, ensemble puis séparément. Il s’agit là d’un code de
déontologie professionnelle détaillé, s’appuyant sur une morale
de vie elle-même fondée par une religion, qui ne laisse guère de
place à l’interprétation personnelle : Aucun maître ne dénigrera le
Points de Vue Initiatiques N° 162
125
Le Franc-maçon Écossais en quête d’éthique
travail d’un collègue pour lui prendre son client, aucun compagnon
ne séduira la fille d’un maître si ce n’est pour le bon motif, aucun
maçon ne jouera fréquemment aux dés ou autres jeux de hasard
interdits, de peur de déshonorer le métier.
J’emploie ici à dessein le terme de morale pour bien fixer l’idée qui
se trouve derrière ce mot, dans son acception actuelle, et bien mettre
en relation les significations de morale, d’une part, et d’éthique
de l’autre, dans le sens que nous leur donnons aujourd’hui, tout
au moins que je leur donne personnellement aujourd’hui : morale
reçue de l’extérieur, fondée par une religion ou un code de société,
et sanctionnée par cette religion ou cette société, opposée à éthique
conçue au plus profond de soi-même, perçue individuellement, et
sanctionnée par sa seule conscience.
Les old charges, les anciens devoirs, de Kilwinning en 1675 ou
d’Atchison’s Haven en 1666 relèvent de la morale imposée, mais on
verra pointer l’éthique dans un manuscrit de la loge de Dumfries, autre
loge écossaise, au tout début du XVIIIe siècle. À l’histoire légendaire
du métier et à la liste des devoirs, très similaires aux précédents à ceci
près qu’ils se réfèrent explicitement à l’église catholique, viennent
s’ajouter un ensemble de questions et réponses sur la loge et sur le
temple de Salomon. C’est là qu’apparaissent pour la première fois
sous le nom de piliers de la loge ce que nous appelons maintenant
les trois grandes lumières de la Franc-maçonnerie : « combien de
piliers a votre loge ? Trois. Quels sont-ils ? L’équerre, le compas et la
Bible. » Et le manuscrit, qui est en fait un petit carnet aide-mémoire
tellement usé qu’il a dû servir bien des fois en loge, se termine par
quelques vers cryptés de petits dessins que l’on peut traduire à peu
près comme ceci :
« Une tête de mort ici vous voyez
Pour vous rappeler la mortalité
Attention la force des deux grandes
colonnes est tombée
Mais bien établies au ciel elles sont
posées.
Que vos actions d’équerre soient
justes et vraies
Car ainsi après la mort vous vivrez.
Dans le cercle du compas de votre
sphère restez
Votre fin dernière est proche, soyez
Vanité, Philippe de Champaigne, (1602-1674)
prêts. »
Musée de Tessé - Le Mans.
126
Points de Vue Initiatiques N° 162
Louis Trébuchet
S’ajoutant au code déontologique détaillé du métier, l’équerre et
le compas apparaissent comme symboles de référence d’un mode
de vie, accompagnés de la Bible pour former les trois piliers de la
loge. Apparition du symbole, apparition donc d’une perception
personnelle.
En 1726 le manuscrit Graham apporte encore des éléments nouveaux.
Ce manuscrit trouvé dans des archives personnelles à York ressemble
beaucoup au Dumfries et semble bien provenir lui aussi d’une loge
écossaise, car dirigée par un surveillant et comprenant plusieurs
maîtres. C’est le premier à introduire la notion d’une quête du sens,
d’une quête des secrets perdus, d’une parole perdue. Les trois fils
de Noé vont relever leur père de sa tombe, je cite « pour essayer
de retrouver quelque chose à son propos qui les guiderait pour les
conduire vers le secret porteur de vertu que ce fameux prêcheur
possédait, car tous reconnaîtront que toutes choses nécessaires pour
le nouveau monde se trouvaient dans l’arche avec Noé » En quelque
sorte ils sont en quête des secrets perdus d’avant le déluge qui leur
permettront de trouver le sens d’une vie vertueuse dans ce nouveau
monde d’après le déluge. Et le manuscrit de préciser dans ses
questions-réponses de reconnaissance : « Je reconnais que vous êtes
entré, maintenant je demande si vous avez été élevé ? Oui, je l’ai été.
Dans quoi avez-vous été élevé ? J’ai été élevé dans la connaissance
de nos originels à la fois par la tradition et par les écritures » Cette
connaissance originelle, ces secrets perdus du maître maçon qui
permettront d’affronter ce nouveau monde, sont à retrouver tant
dans la tradition que dans les écritures.
Encore un quart de siècle et paraîtra à Dublin, en avril 1760, Les Trois
Coups distincts, un livre qui divulgue en détail les rituels de la Grande
Loge des Anciens, qui a revendiqué en 1751 la vraie tradition de la
Franc-maçonnerie face à la Grande Loge de Londres, que les anciens
traitent d’ailleurs moqueusement de moderne, car ils lui reprochent
des innovations malencontreuses. Il n’y a plus dans le rituel des
Anciens de lecture des anciens devoirs, ils ont disparu. La Bible, le
compas et l’équerre y deviennent les trois grandes lumières de la
Franc-maçonnerie. « Après qu’on vous eût ainsi conduit à la lumière,
quelle fut la première chose que vous vîtes ? La Bible, l’équerre et
le compas. Expliquez-les-moi, mon frère ? La Bible pour diriger et
gouverner notre foi ; l’équerre pour mettre nos actions d’équerre ;
le compas pour nous maintenir dans de justes bornes envers tous
les hommes, particulièrement envers un frère ». L’apprenti découvre
ensuite ses outils, la jauge à 24 pouces, l’équerre et le maillet : « Quels
Points de Vue Initiatiques N° 162
127
Le Franc-maçon Écossais en quête d’éthique
sont leurs usages ? L’équerre pour mettre d’équerre mon travail,
la jauge de 24 pouces pour le mesurer, le maillet pour en retirer
toutes les parties superflues afin que l’équerre se pose facilement et
exactement. Mon frère, répond le maître, comme nous ne sommes
pas des maçons de métier, nous les appliquons à nos mœurs, c’est ce
que nous appelons nous spiritualiser. » Nous assistons ici, au milieu
du XVIIIe siècle, à un premier changement radical : au lieu d’un
code de comportement détaillé, le Franc-maçon de rite ancien se
voit proposer la détermination personnelle du vrai, s’appuyant sur
la Bible, l’équerre et le compas, dans une démarche qui s’avoue déjà
spirituelle.
L’orée du XIXe siècle verra l’apparition du rite écossais ancien et
accepté avec la création en 1804 du Suprême Conseil de France et de la
Grande Loge Générale Écossaise. Cette grande loge ne vivra que quelque
mois, sous la pression de Napoléon 1er qui ne veut voir qu’une seule
tête, même en Franc-maçonnerie.
Après quelques années de tribulations, le Suprême Conseil reprendra
lui-même directement en main les destinées des loges bleues de rite
écossais. Mais dans ses quelque 45 jours d’existence cette grande
loge aura eu le temps de réaliser l’unité des rituels symboliques des
loges écossaises, unité qui n’existait pas auparavant, en reprenant
mot pour mot le rituel des Anciens, dans une traduction fidèle
mais élégante, et en n’y ajoutant que la circulation du mot issu de
la tradition écossaise du XVIIe siècle. L’ossature et le fond de nos
rituels actuels datent de cette époque.
Comme dans les manuscrits ou divulgations précédents, on y prie
le Souverain Arbitre des mondes, qui devient à cette occasion le
Grand Architecte, on y affirme sa croyance en un Être Suprême
et sa confiance en Dieu. Le même texte explicite les trois grandes
lumières, à ceci près que la Bible ne gouverne plus notre foi, mais notre
loi. Est-ce un accident de transcription ou une volonté manifeste, à
une époque où les Francs-maçons font volontiers référence aux lois
universelles du Grand Architecte de l’Univers ? La nouveauté réside
en des développements conséquents, et un peu grandiloquents dans
le style de l’époque, dont on retrouve encore les traces dans nos
textes actuels : « nous travaillons sans relâche pour accoutumer notre
esprit à ne se déployer qu’à de grandes affections, à ne concevoir que
des idées solides de gloire et de vertu ; ce n’est qu’en réglant ainsi ses
mœurs sur les principes éternels de la saine morale, qu’on parvient
à donner à son âme ce juste équilibre de force et de sensibilité qui
constitue la sagesse, ou plutôt la science de la vie » Un peu plus
128
Points de Vue Initiatiques N° 162
Louis Trébuchet
loin on évoque « ce feu sacré dont le grand architecte de l’Univers
nous a doués, aux rayons desquels nous devons discerner, aimer et
pratiquer le vrai, le juste, l’équitable » Guidé par les trois grandes
lumières le Franc-maçon écossais du début du XIXe siècle cherche
à régler ses mœurs sur les principes éternels pour trouver la sagesse,
la science de la vie, et son discernement provient de ce feu intérieur
dont le Grand Architecte de l’Univers l’a doté.
C’est le cœur du XIXe siècle qui verra se fixer la spiritualité de notre
rite, dans ce débat sur le GADLU qui agitera le monde maçonnique
et aboutira en 1877 à la suppression de l’obligation de s’y référer par
le Grand Orient de France, et à la proclamation de 1875 du Convent
de Lausanne par les suprêmes conseils européens du rite écossais.
La Bible a disparu des loges écossaises du SCDF, remplacée par les
constitutions de l’ordre, mais la référence à un être suprême subsiste
et la recherche de « la Vérité qui est la vraie lumière » s’appuie sur les
symboles et les allégories : « En quoi consiste le mode employé en
Maçonnerie ? Dans les mystères et dans les allégories… L’étude de
soi-même est la première des sciences à laquelle doit se livrer celui
qui veut parvenir à la sagesse… les autres sciences ont cependant
pour nous l’avantage particulier de nous faire juger sainement de
nos droits et nos devoirs envers nos semblables, et de nous mettre à
même d’exercer les uns et de remplir les autres avec intelligence et
discernement ». Les maçons écossais ne jurent plus sur la Bible, mais
ils proclament qu’ils effectuent un travail symbolique, en quête de la
Vérité qui est la vraie Lumière, dans un Temple qui est le symbole
de l’univers, et cherchent à exercer leurs droits et leurs devoirs avec
intelligence et discernement.
En 1875, le Convent de Lausanne du REAA exprime au monde sa
vision spirituelle dans une proclamation, rédigée de la main même
du Grand Commandeur et Grand Maître du Rite Écossais Adolphe
Crémieux, si dense et si précise qu’elle sera dorénavant lue à tous les
futurs maçons du rite avant leur prestation de serment : « La Francmaçonnerie proclame, comme elle l’a proclamé dès son origine,
l’existence d’un principe créateur sous le nom de Grand Architecte
de l’Univers. Elle n’impose aucune limite à la recherche de la Vérité,
et c’est pour garantir à tous cette liberté qu’elle exige de tous la
tolérance… Le créateur suprême a donné à l’homme, comme bien le
plus précieux, la liberté, patrimoine de l’humanité tout entière, rayon
d’en haut qu’aucun pouvoir n’a le droit d’éteindre ni d’amortir…
Aux hommes pour qui la religion est la consolation suprême, la
maçonnerie dit : cultivez votre religion sans obstacle, suivez les
Points de Vue Initiatiques N° 162
129
Le Franc-maçon Écossais en quête d’éthique
Pour la Tolérance, par Volkmar Kühn, Allemagne.
inspirations de votre conscience. La Franc-maçonnerie n’est pas une
religion, elle n’a pas un culte. »
Dans un discours ultérieur Adolphe Crémieux développera cette
vision : « La religion maçonnique n’est pas ce qu’on appelle une
religion. La Franc-maçonnerie les admet toutes, elle n’en repousse
aucune… Soyez catholiques, protestants, juifs, mahométans, la
Maçonnerie ne vous le demande pas… Le spiritualisme est donc
le fond réel de la Maçonnerie. » Nous dirions aujourd’hui : « La
spiritualité est donc le fond réel de la Franc-maçonnerie écossaise. »
La Bible n’est plus ouverte en loge, mais le Franc-maçon de notre rite
a acquis une spiritualité.
Il faudra attendre plus d’un siècle pour que la Bible fasse son
retour dans les loges de la Grande Loge de France. La Bible dite
« maçonnique » que l’on retrouvera alors le plus souvent dans les
loges, éditée par Jean Vitiano, était dotée d’une Introduction au Volume
de la Loi sacrée de sept pages expliquant et justifiant l’utilisation de
la Bible pour le travail maçonnique : « Afin que chaque adepte connût
bien qu’il ne devait pas à une définition dogmatique, mais à ses seules clartés
personnelles de pouvoir interpréter les multiples significations du symbole,
et entrer en possession de la Vérité, le Volume de la Loi Sacrée, première
lumière de l’ordre, repose sur l’autel, largement ouvert et surmonté de
l’équerre et du compas, les deux autres grandes lumières qui le complètent
harmonieusement. »
Depuis cette époque, concrétisée par les rituels de la GLDF de 1962,
les textes du rite changeront peu, tout au moins sur ces points que
130
Points de Vue Initiatiques N° 162
Louis Trébuchet
nous évoquons, et on peut y retrouver l’héritage de ces quatre siècles
d’histoire :
• « Nous travaillons sans relâche à notre amélioration… en réglant
ainsi [nos] inclinations et [nos] mœurs pour parvenir à donner à
[notre] âme ce juste équilibre qui constitue la sagesse, c'est-à-dire
l’Art de la vie. »
• « La méthode de la Franc-maçonnerie… sollicite les efforts
intellectuels de chacun, tout en évitant d’inculquer des dogmes »
• « Les outils symboliques [qui] constituent les trois grandes lumières
éclairent la conduite des Francs-maçons. Le VLS est le symbole de la
Tradition. L’équerre… est le symbole de la loi morale. Le compas…
permet d’apprécier la portée et la conséquence de nos actes »
• « Il appartient aux Francs-maçons de s’engager dans la voie ainsi
tracée afin de marcher par eux-mêmes à la recherche de la Vérité »
car ce n’est pas faire son devoir qui est le plus difficile. Le plus difficile
est bien souvent de discerner quel est son devoir.
• « Il ne suffit pas d’être mis en présence de la Vérité pour qu’elle
nous soit intelligible. La Lumière n’éclaire l’esprit humain que
lorsque rien ne s’oppose à son rayonnement. Tant que l’illusion et
les préjugés nous aveuglent, l’obscurité règne en nous et nous rend
insensible à la splendeur du Vrai »
• « Comprenons bien que le principe suprême que nous traduisons
par le symbole du GADLU est ineffable et lui donner un nom (Dieu,
Jéhovah, Allah, ou tout autre) c’est le rapetisser à la mesure humaine,
donc le profaner… L’homme, tout en étant infime par rapport à
l’univers, porte en lui-même un reflet de cette Grande Lumière »
Ainsi le Franc-maçon écossais de nos jours ne reçoit pas un code
moral et déontologique, détaillé et dogmatique. Pour « discerner,
aimer et pratiquer le vrai, le juste, l’équitable », il s’engage dans les
voies qui lui sont tracées par son rite pour tenter d’atteindre « la
splendeur du Vrai », s’appuyant sur les outils symboliques que
sont les trois grandes lumières de la Franc-maçonnerie pour mieux
percevoir le « reflet de la Grande Lumière » qu’il porte en lui mais
qu’il ne voit qu’imparfaitement.
Alors notre quête est bien celle du Royaume du Compas, caché
sous le royaume de l’Équerre, et cette conversion du regard et de la
pensée qu’elle implique est bien le premier pas décisif, la porte de
la conscience à franchir, le mur du cartésianisme à traverser, pour
trouver le sens initiatique de nos mythes et de nos légendes, de la
Points de Vue Initiatiques N° 162
131
Le Franc-maçon Écossais en quête d’éthique
Tradition enfouie dans les versets de la Bible, sans s’arrêter au sens
exotérique des mots, ni même au sens moral qu’ils véhiculent, pour
aller plus loin en quête du sens initiatique qui rassemblera ce qui est
épars. Alors « Telle la lumière que vous portez, la Vérité, lumière
que l’homme perçoit plus ou moins confusément, [pourra] se révéler
dans tout son éclat à celui qui veut ouvrir les yeux et regarder. »
Ainsi je crois que si l’on peut reprendre le mot d’Adolphe Cremieux,
quand il écrivait que la Franc-maçonnerie écossaise n’était pas une
religion, mais une spiritualité, il convient aussi de reprendre une
autre phrase significative du Convent de Lausanne : « Elle n’impose
aucune limite à la recherche de la Vérité ». Cette spiritualité a donc
comme caractère essentiel d’être une spiritualité libre, exempte de
tout dogme. C’est une spiritualité car elle ouvre l’esprit sur ce qu’il
y a au-delà de la matérialité brute, mais ce n’est pas une religion
car elle n’apporte pas de révélations toutes faites. Elle n’apporte pas
de réponses, mais aide à se poser des questions. Elle n’impose pas
de dogmes, mais aide à réfléchir. Elle ne propose pas de gourous
ou de docteurs de la Loi, mais l’aide des frères de la Loge. Elle ne
conduit pas à une croyance, mais permet de reconstruire sa propre
cohérence intérieure et de donner un sens à sa vie.
Cette lumière spirituelle sera le discernement qui nous permettra de
connaître notre devoir lorsque nous serons au dehors du temple. Cette
lumière spirituelle intérieure fera germer en nous une conscience
telle qu’il y aura des actes que nous ne pourrons pas ne pas faire,
comme les justes de la dernière guerre ne se posaient pas de question
sur la légalité de leur action, quelque chose en eux leur imposait de
venir en aide. Le discernement né de notre quête spirituelle éveillera
en nous une éthique qui n’aura plus besoin de la morale imposée de
l’extérieur. Ce qu’Adonaï accorda à Salomon, une nuit sur le mont
Gabaon, « un cœur intelligent pour juger ton peuple, pour discerner
le bien du mal », le Rite Écossais Ancien et Accepté nous propose
toute une vie pour nous en approcher. n
« la Franc-maçonnerie
n’impose aucune
limite à la recherche
de la Vérité »
132
Points de Vue Initiatiques N° 162
BIBLIOGRAPHIE
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Tel Gallimard, 1969.
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E. Morin, l’Éthique, « la méthode », 6e t, Seuil, 2004.
E. Morin, Introduction à la pensée complexe, ESF éditeur, 1996.
Points de Vue Initiatiques N° 162
133
Vallery-Radot Pasteur, Les plus belles pages de Pasteur, Flammarion,
1943.
M. Pezé M., Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, Flammarion,
2010.
J. Pitrat, De la machine à l’intelligence, Hermès. 1995.
K. Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques
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P. Simon, De la vie avant toute chose, Mazarine 1979. La Franc-maçonnerie,
Dominos Flammarion, 1997.
G. Schulsinger, Je me souviens du futur, Dervy 2006.
Bicentenaire du REAA, Points de Vue Initiatiques, n° 132, 2e trimestre
2004.
L’Éthique et l’Initiatique, Points de Vue Initiatiques n° 147, mars 2008.
P-A. Taguieff, Le sens du Progrès, Flammarion 2004.
F. Winslow Taylor, Principes du management scientifique, 1911.
O. Wirth, La Franc-maçonnerie rendue intelligible à ses adeptes, Tomes 1, 2
et 3, Dervy.
134
Points de Vue Initiatiques N° 162
LIVRES
LE PARI D’Un GOUVERnEMEnT MOnDIAL
Ouvrage collectif – Éditions A2C médias
212 pages – 23 €
Parce que la situation dans le monde est de plus en plus
complexe et inquiétante, ce livre a été écrit comme un
ouvrage de combat. Il analyse la crise mondiale et propose
des solutions. Un gouvernement mondial mettra fin aux
guerres traditionnelles. Ce sera la fin de cette fatalité qui
frappait notre espèce humaine depuis Abel et Caïn. Il faudra
envisager un nouvel équilibre entre « la main invisible du
marché » et la démocratie. Il faudra bien organiser, par
voie démocratique, une nouvelle répartition des richesses,
favoriser le commerce équitable, rendre la production plus respectueuse de
l’homme et de la nature. Pour les nombreuses notoriétés intervenantes dans
l’ouvrage : Gorbatchev, Borloo, Jacquard et quelques religieux, il faut encore
noter la prestation de Jean-Jacques Gabut, membre honoris causa de la Grande
Loge de France. Les interrogations abondent dans un ouvrage prospectif :
Finances et Économie peuvent-elles prendre le pas sur la Politique ? La « loi
du marché » est-elle une loi « naturelle » ? Un niveau de vie acceptable pour
tous est-il réalisable ? Faut-il mondialiser certaines politiques et en régionaliser
d’autres ? Comment réconcilier les diverses spiritualités ? Comment se délivrer
de la menace nucléaire ?
Un ouvrage de référence pour ceux qui font vœu de rassembler ce qui est
épars.
Jacques Carletto
LE RITE En 33 GRADES. DE FREDERICk DALCHO à
CHARLES RIAnDEy
Alain Bernheim
Dervy, 2011 - 696 pages - 24,50 euros
Toujours rigoureux dans son exposé, l’auteur de
ce gros livre nous offre une histoire panoramique
du Rite Écossais Ancien et Accepté sur plus de
deux siècles. L’auteur attire notre attention sur les
documents fondateurs du Rite Écossais Ancien et
Accepté. Leur connaissance aurait évité de graves
dérives et des prises de positions insensées dans les
rapports entre quelques Juridictions par l’ignorance
de leurs dirigeants. Nous apprenons, page 459, par la publication du
procès-verbal enregistré, qu’une conférence des Suprêmes Conseils de
langue anglaise au Canada, en 1954, échappa de peu à une rupture
entre Américains et Britanniques pour non-respect par ces derniers des
documents fondateurs sur les critères de reconnaissance.
Plus grave, des décisions incohérentes, prises en France en 1965 et
Points de Vue Initiatiques N° 162
135
Livres
dont les effets perdurent ont brisé l’union entre les Suprêmes Conseil
du monde : Jusqu’aux années 1960, l’appartenance à une Juridiction
permettait d’être reçu fraternellement dans chaque État où le rite
est pratiqué. Le 4 septembre 1964, fut signé, et adopté ensuite par
le Convent de la Grande Loge de France, obédience symbolique,
un Traité d’Alliance Fraternelle avec le Grand Orient de France. Texte
bien anodin d’un accord limitant les relations interobédientielles aux
Grands Secrétariats respectifs pour s’informer mutuellement de la liste
de leurs membres, des refusés et des radiés pour éviter que des éléments
indésirables puissent passer d’une obédience à l’autre. Ce texte ne faisait
qu’entériner une pratique antérieure jugée évidente. Son adoption
difficile : 140 mandats pour, 82 contre et 52 abstentions (voir page 594)
dans un climat de tension maçonnique internationale, entraîna au début
de l’année suivante le départ de deux membres du Suprême Conseil
de France et la création d’un autre Suprême Conseil, en contradiction
totale avec les Règlements Généraux du Suprême Conseil, dont Alain
Bernheim donne un extrait page 128. Le prétexte étant que la Grande
Loge de France, qui n’avait changé en rien, était par ce traité devenue
irrégulière. Quarante-sept ans plus tard, un Protocole Administratif et
Disciplinaire de même nature, signé le 24 avril 2002, entre La Grande
Loge Nationale Française et le Grand Orient de France (voir page 596)
ajoute que les deux Obédiences reconnaissent la qualité de l’initiation délivrée
par chacune… sans provoquer le moindre remous international.
Ce livre, fruit d’une vingtaine d’années d’un travail rigoureux reprend
l’essentiel de l’histoire du Rite avec une grande clarté avec la citation
de nombreux documents significatifs, dont certains sont reproduits en
annexe. Il est terminé par une très utile chronologie, une bibliographie
précise et un index des noms. C’est, après « Le Rite Écossais Ancien
et Accepté » publié par Albert Lantoine en 1930 et qui vient d’être
réimprimé par le même éditeur, le plus important traité d’ensemble
sur le REAA jusqu’à notre époque avec une vision claire de la période
postérieure à la seconde guerre mondiale et de la scission de 1965 qui,
très minoritaire en France, à rompu l’unité du Rite dans l’ensemble
du monde. Parmi les sources originales pour l’histoire récente, il faut
mentionner les importantes archives de Charles Riandey et de Raoul
Mattei - il lui consacre un chapitre – que ce dernier déposa, par mon
intermédiaire, les 16 et 21 mai 2001 aux archives du Suprême Conseil
de France, reconnaissant ainsi sa légitimité. La publication, en projet
des Mémoires de Raoul Mattei complétera cet important travail.
Cette vue impartiale de l’histoire contemporaine est un exercice difficile
qui méritait d’être souligné.
Alain Bernheim a reçu, en 2011, le Prix Caroubi décerné par le Suprême
Conseil de France.
Claude Gagne
136
Points de Vue Initiatiques N° 162
Livres
DICTIOnnAIRE HISTORIqUE DES FRAnCSMAçOnS à LyOn
Jean-François Decraene
éditions Lyonnaises d’art et d’histoire
Voici un Dictionnaire historique des Francs-maçons à Lyon qui
ravira certes les Frères lyonnais mais qui dépasse de très loin
les frontières Saône-Rhône tant les personnages évoqués ont
connu souvent une gloire nationale, voire internationale.
Si, bien sûr, les noms d’Augagneur, Gailleton, Napoléon Bullukian,
Johannès Ambre ou André Mure parlent surtout aux Lyonnais, ceux
de Garibaldi, La Fayette, Auguste Lumière, du préfet Lépine, des
architectes Morand et Soufflot, de Charles Hernu, voire de Bakounine
– cité pour son bref passage à Lyon en 1870 – ou de Fouché, le bourreau
de Lyon, « l’un des rares Francs-maçons à opter pour la Révolution de
bout en bout, la plupart ayant choisi soit le camp royaliste, soit le camp
modéré » comme le souligne l’auteur, Jean-François Decraene, ne sont
pas de ceux que l’Histoire néglige.
M. Decraene, cet historien qui milite pour la discipline histoire citoyenne
alliée à l’instruction civique, nous offre avec ce Dictionnaire - qui n’a
rien de petit - un ouvrage de réflexion utile et d’une grande honnêteté
intellectuelle.
On trouvera dans ces pages nombre de destinées exemplaires et (ou)
tragiques. Celle du chansonnier Pierre Dupont, de l’astronome Jérôme
Lalande, du botaniste Gillibert, du génial inventeur que fut le marquis
Jouffroy d’Abbans, du marquis Prost de Royer, archétype de l’édile
humaniste et charitable, du maréchal de Castellane, du général de
Messimy, ancien ministre des colonies qui succéda à son Frère Jules
Ferry, du baron poète et savant Jean-Baptiste Laurencin, du très érudit
Abbé Rozier ou du duc de Villeroy, ancien gouverneur de Lyon.
Et, bien sûr, des Francs-maçons plus connus encore, tels Louis-Claude
de Saint-Martin, Jean-Baptiste Willermoz ou le fascinant aventurier
que fut Cagliostro. Sans oublier le grand organisateur de l’Ordre que
fut Bacon de la Chevalerie, né dans le quartier Saint-Paul.
On aura une pensée émue pour Victor Basch ou Constant Chevillon,
assassinés par la Milice, pour René Pellet, le directeur du Centre Gallieni et
Albert Chambonnet fusillés par la Gestapo, mais aussi pour tous les Francsmaçons victimes de la Terreur révolutionnaire tels l’architecte Morand ou
le chirurgien Jean-Jacques Coindre, tous eux guillotinés en 1793.
Deux ou trois femmes aussi laissent leur nom dans ces pages telles
Marie-Louise de Monspey, « l’Agent inconnu » de J.B. Willermoz et
Marie Bonnevial, l’une des toutes premières militantes féministes.
Un lexique, des annexes particulièrement bien choisies et une
bibliographie ajoutent encore à l’intérêt de l’ouvrage.
Jean-Jacques Gabut
Points de Vue Initiatiques N° 162
137
Livres
ESPÉRAnCE ET FOI D’Un FRAnC-MAçOn - POUR
UnE SPIRITUALITÉ SAnS DIEU
Jacques Rolland
Maison de Vie éditeur – 12 €
Pour Jacques Rolland, la source de la crise de la
spiritualité moderne est à trouver d’une part dans une
foi en un dieu telle que les doctrines monothéistes
les révèrent, et d’autre part dans une foi au monde,
négative à toute transcendance hormis celle du
progrès technique et de l’argent.
Pourtant, l’humanité est en quête de sacré. J. Rolland
propose au lecteur une nouvelle foi en l’Univers,
afin de faire se lever une nouvelle espérance. Il
dénonce les spiritualités de bazar ou de pacotille, la
spiritualité laïque, aux relents de marxisme et de lutte des classes, et
la pensée mondialiste unique. Surtout, il dénonce ce qu’il considère
comme une aliénation, prônant à l’inverse une spiritualité qui se veut
adogmatique pour une éthique de liberté, qu’il s’agisse de liberté de
pensée ou d’action, en combattant toutes les oppressions.
Pour éviter tout malentendu, l’auteur distingue la spiritualité sans Dieu
d’une spiritualité athée en ce qu’elle n’a rien contre Dieu tandis qu’elle
prône le règne de l’esprit. Il évoque la Table Ronde pour développer
la notion de chevalerie de l’esprit et la conquête de la Parole Perdue.
Jacques Rolland distingue tout autant la spiritualité sans Dieu d’une
spiritualité agnostique, car elle est basée sur l’espérance et la foi. Non
pas une foi contraignante mais une foi libérée, ou en tout cas en quête
de libération.
Sans évoquer d’aucune manière précise ni le Rite, ni aucun des
« mystères » de la Franc-maçonnerie, Jacques Rolland nous invite à le
suivre dans son cheminement d’initié. Un livre fort, parfois troublant,
qui s’écarte du « politiquement correct » pour convier le lecteur à une
mise à nu de ses propres convictions spirituelles. Que l’on partage ou
non la vision de Jacques Rolland, l’exercice est salutaire.
Jean-Jacques Zambrowski
138
Points de Vue Initiatiques N° 162
Livres
TRAITÉ DU DÉTACHEMEnT
Jacques Rolland
Maison de Vie éditeur - 13€
Ouvrage après ouvrage, Jacques Rolland témoigne
de son expérience maçonnique en en détaillant
les aspects. Surtout, il offre le témoignage d’une
quête de sagesse jamais achevée, d’une permanente
interrogation à la recherche de l’absolu et de ce qui,
en chacun de nous, nous relie à cet absolu.
Dans ce livre à l’écriture légère autant que
rigoureuse, l’auteur prône le détachement, tant à
l’égard du temporel que du spirituel. Se détacher,
c’est s’affranchir, se libérer : l’enjeu est ici celui
de la liberté de l’homme. En se détachant, en
se dépouillant des contenus accumulés, en retrouvant une, sinon la,
virginité, on peut véritablement s’ouvrir et s’emplir de nouveaux
contenus.
Jacques Rolland invite le lecteur à se détacher activement, à s’engager
avec résolution dans la conquête de sa propre liberté, à utiliser ses
facultés de discernement. Il stigmatise « les religions institutionnalisées
à outrance et totalitaires » et assure que pour lui, « Dieu ne saurait se
situer en dehors de l’homme », ce qui le conduit à inviter les humains
à « être les athées de ce Dieu qui est dans les créatures et qui n’est que
l’expression d’un multiple absolu ».
L’ouvrage ne comporte aucune allusion directe à la Franc-maçonnerie ;
tout au plus est-il émaillé d’expressions empruntées au Rite et aux
rituels que les initiés reconnaîtront sans qu’elles troublent la lecture
pour un profane. Mais sur la profondeur du vécu initiatique de l’auteur,
pas de doute : les initiés le reconnaîtront comme tel.
Jean-Jacques Zambrowski
Points de Vue Initiatiques N° 162
139
Livres
ROSSLyn, SPLEnDEURS, MyTHES, RÉALITÉS.
Robert L. D. Cooper
Éditions de la Hutte - 366 pages, 29 euros.
Terre de légendes, l’Écosse a suscité de nombreux
« hoax » pour reprendre le terme concis du titre
original de ce livre.
La chapelle de Rosslyn, dont les fondations datent
de 1446. - une partie seulement en fut construite
et souvent remaniée - en est sans doute le plus
important exemple. Son succès légendaire est
attribuable au mélange de la Franc-maçonnerie
à une hypothétique résurgence templière, que
rien ne confirme et dont les anti-maçons furent
les premiers propagateurs. Une dizaine d’années
avant la parution du Da Vinci code, la chapelle, proche d’Édimbourg,
que je visitai guidé par l’auteur, Robert L. D. Cooper, était déjà un
lieu touristique important et prospère, grâce à l’amalgame entre le néotemplarisme et la Franc-maçonnerie.
Le mérite de cette importante étude est de reprendre les documents
historiques et de les confronter au « soufflé » actuel dont, après un
sérieux examen, il ne reste rien. Très documenté et argumenté, ce livre
décapant restera ignoré des amateurs de fariboles, mais peut éviter aux
autres « les sentiers fleuris de l’erreur ». C’est à ce titre une œuvre de
salubrité.
Un autre apport très important consiste en la mise en lumière de la
fondation de l’actuelle Grande Loge d’Écosse en 1736. Également, des
informations précieuses sur l’Ordre Royal d’Écosse en 1842, époque
de son déclin, sinon de sa fin en France où il compta une trentaine de
chapitres.
Tous ces éléments contribuent à une meilleure connaissance de la
Franc-maçonnerie d’Écosse qui a su échapper à la médiatisation et
éviter les dérives qu’elle entraîne.
Claude Gagne
140
Points de Vue Initiatiques N° 162
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Placée d’emblée au carrefour de la raison
et de l’intuition, des savoirs de son temps, puis
de la connaissance englobante de la spiritualité
humaine, notre revue PVI, c’est-à-dire la revue
de la Grande Loge de France, n’a jamais cessé
d’évoluer, de se transformer, de s’adapter à la
fois bien sûr aux nouvelles techniques mais
surtout et essentiellement à l’évolution de nos
modes de pensée.
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de vie, quarante ans de vitalité,
quarante ans d’une jeunesse d’esprit sans cesse
renouvelée.
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L'INT de reche
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PVI a toujours été une revue soucieuse de modernité mais en
même temps d’un ancrage solide et assuré sur les fondamentaux de
l’histoire de la Grande Loge de France, inscrite depuis presque trois
siècles dans l’Histoire même de notre pays, et plus particulièrement
dans l’Histoire de la République.
Soucieuse de modernité, la revue a progressivement évolué vers
des cahiers plus thématiques ; elle s’est ouverte à la collaboration
d’auteurs extérieurs, apportant des points de vue différents,
confrontant des oppositions nécessaires et permettant à chacun
d’entre-nous de les rendre fécondes. PVI est une revue fondée sur
la règle, celle du Rite Écossais Ancien et Accepté, mais ouverte et
vivante dans le siècle, à l’image du Franc-maçon de la Grande Loge
de France qui se doit d’être un initié dans sa loge et un acteur dans
l’histoire de son temps, permettant ce que le rite nous prescrit, de
voir s’ouvrir pour chacun d’entre-nous le vaste domaine de la pensée
et de l’action.
Disposer de la totalité des numéros de PVI depuis quarante
ans sur un CD-Rom, avec un moteur de recherche permettant de
trouver, à la vitesse de l’informatique, tel numéro, tel auteur, tel
article ne peut que renforcer le caractère d’outil que présente cette
revue pour chacun d’entre nous, et en même temps d’instrument de
culture permettant de suivre l’évolution des préoccupations et de la
pensée maçonnique des différents auteurs et, d’une certaine
Points de Vue Initiatiques N° 162
141
40 €
manière, de comprendre l’évolution de la Grande Loge de
France, sa place dans le monde d’aujourd’hui et d’envisager avec
sérénité son développement dans l’avenir. Quarante ans de PVI c’est
quarante ans de l’histoire de la Grande Loge de France, c’est-à-dire
de notre histoire. Ce n’est pas quarante ans passés dans le désert à la
recherche de l’Éternel mais bien quarante ans passés à la recherche
de nous-mêmes.
&
C’est peut-être cela qui s’appelle la Tradition, c’est-à-dire ce qui
demeure pérenne pour chacun d’entre nous au milieu de tout ce qui
change inéluctablement.
Alain-Noël
Dubart
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L’intégrale des 160 numéros de PVI sur CD-Rom
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Au-delà de cete date et en édiion limitée, le CD-Rom sera en vente sur
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ne foncionne pas
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Points de Vue Initiatiques N° 162
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Points de Vue Initiatiques N° 162
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Points de Vue Initiatiques
Publication trimestrielle de
la Grande Loge de France N° 162
8, rue Puteaux – 75 017 – Paris
Comité de Rédaction
Directeur de la Publication
Alain-Noël DUBART
Directeur de la Rédaction
Louis TREBUCHET
Rédacteur en chef
Robert de ROSA
Comité de Lecture
Alain BABY
Christian BONHOMME
Jean-Claude ELALOUF
Jean-François MAURY
Patrick MSIKA
Pierre PELLE Le CROISA
André UGHETTO
Jacques VANASSCHE
Patrick VIDAL
Maquette & réalisation
Raphaël NICOLAS
Marketing Editorial
Jacques CARLETTO
Relations interobédientielles
Maurice LEVY
Réseau de correspondants
Henri AUTHENAC
Commission Ethique
Serge AJZENFISZ
Commission Histoire
Richard BRUNOIS
Secrétaire de Rédaction
Cécile BRIANT
Archiviste
François ROGNON
Membres
Richard CULAND
Jean-Michel DARDOUR
Guy DUPUY
Jean ERCEAU
Jean-Jacques GABUT
Gil GARIBAL
Jean-Yves GOEAU-BRISSONNIERE
Joël GREGOGNA
Franck MARTIN
Guy PIAU
Jean-François PLUVIAUD
Alain POZARNIK
Jean-Jacques ZAMBROWSKI
Perry WILEY
Correspondants locaux
Claude ALBERT (Reims)
André ALLAND (Valence)
Jean-Luc AUBARBIER (Sarlat)
Luc BAUDOUIN (Lyon)
Jean BEAUCHARD (Orléans)
François BENETIN
Jacques BODINEAU (Nantes)
Roger BONIFASSI (Tarbes)
Jean-Marc BRAULT (Poitiers)
144
Pierre BRENER (Toulouse)
Michel BREWER (Montpellier)
Patrick CAUX (Thyez)
Jean-Marie CHALARIS (Ajaccio)
Gérard CHEDEVILLE (Lisieux)
Jean-Pierre COINTOT (Saint-Malo)
Michel CORNEC
Stéphane COUVE (Valence)
Bruno COUVRAT-DESVERGNES (Limoges)
Alain DAGUIER (La Rochelle)
Serge DEKRAMER
Guy DEPOORTER (Lille)
Francis DORFIAC
Philippe DOUCET
Jean-Marie DOUMBE
Louis DURAN (Bordeaux)
Arthur FEIBELMAN (La Réunion)
Claude GAGNE
Jacques GAUTIER
Michel GERHART (Strasbourg)
Bernard GERKE (Avignon)
Philippe GIRARD (Bordeaux)
Stéphane GORCE
Patrick GOURDET (Périgueux)
Joël GREGOGNA
Stephan HEBERT (Rouen)
Jean-Claude HERTZ
Charles IMBERT
Henri GALLOIS (Saint-Raphaël)
Jacques JUBENOT (La Martinique)
Alain KNAPP (Montpellier)
Georges LACAUD (Rochefort)
Patrice LAZAREFF
Philippe FABRE (Vannes)
Henri LENTILLAC (Nice)
Alain LEQUIEN (Dijon)
Alain LLADO (Cannes)
Gérard LOUTREIN (Carcassonne)
Gabriel MARIMOUTOU
André MARTHE (Martinique)
Michel MAZZOLA (Lille)
Jean-Claude MONDET
Guy MONGET
Patrick MSIKA
Francis PAROUTY (Angers)
Bruno PHELEBON-GRIOLET (Bandol)
Jean-François PIZZETTA (Finistère)
Jean-Claude PIQUION (Rennes)
Bernard PLATON
Robert RAVON (La Roche-sur-Yon)
Yves RIVIERE (Perpignan)
Christian ROBLIN
Pascal ROBLOT
Pierre ROSENWALD
Patrick SABATIER
Lucien SCHURR
Michaël SEGALL
Jean-Pierre VELLEYEN (La Réunion)
Jean-Louis VIDAL-REVEL (Nice)
Georges de ZERBI (Bastia)
Impression : R2N impression
40, rue des Vignobles - 78 400 CHATOU
N° ISSN : 0298-0983
Crédit photo reproduction interdite
CCPPAP 0511 G 88 393
CP 75 876 AS
Dépôt légal : 4e trimestre 2011
Points de Vue Initiatiques N° 162
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