Revue de la Grande Loge de France Points de Vue Initiatiques Points de Vue Initiatiques Questions d'éthique PLUME EXTÉRIEURE Morale et politique - Jean Léonetti THÈME Éthique et GLDF - Jean-Robert Daumas Éthique et morale - Guy Dupuy Existe-t-il une éthique maçonnique ? - Jean-François Pluviaud Souffrance au travail, travail en souffrance - Gremed Vers une entreprise éthique ? - Gérard Lioret Éthique et médias - Christian Bonhomme La loi de bioéthique à la lueur du REAA - Serge Ajzenfisz L’homme augmenté - Jean Erceau Entre obéissance et transgression : l’éthique - Sylvain Laverdure Science et technologie, le progrès en question L’éthique du Franc-maçon dans la cité - Michel Pélissier De l’éthique à l’esthétique, être Franc-maçon - Yves Bergmann HISTOIRE 7 11 23 35 43 51 61 69 79 90 97 107 116 le Franc-maçon Écossais en quête d’éthique - Louis Trébuchet 125 BIBLIOGRAPHIE 133 LIVRES 135 Publication trimestrielle décembre 2011 N° 162 Grande Loge de France Questions d'éthique Accorde à ton serviteur un cœur intelligent pour discerner le bien du mal N° 162 6 € Revue de la Questions d'éthique 1 sommaire Éditorial - Alain-Noël Dubart Points de Vue Initiatiques Morale et politique par Jean Léonetti Publication trimestrielle décembre 2011 N° 162 6 € EDITORIAL Alain-Noël Dubart Un nouveau numéro de Points de Vue Initiatiques est consacré à l’Éthique. Il y avait déjà eu en 2008 un PVI spécialement centré sur les relations entre les problèmes éthiques et la démarche initiatique. Que trois ans plus tard les Francs-maçons de la Grande Loge de France, et plus particulièrement les responsables et les auteurs de PVI, aient ressenti le besoin d’un nouveau numéro consacré à cette démarche particulière, traduit bien le fait que les problèmes éthiques sont au cœur de la démarche de la Grande Loge de France et que, bien au-delà de la Grande Loge de France, ils sont au cœur de la réflexion contemporaine. Si les problèmes actuels posés par le monde politique et le monde financier sont à la limite de la caricature, chacun sent bien, au fond de lui, qu’une nouvelle réflexion sur la morale ou sur l’éthique est à entreprendre de toute urgence pour chacun d’entre nous. Points de Vue Initiatiques N° 162 1 Il conviendra certainement dans les temps qui viennent de se reposer la question des fondements de la morale, que ces fondements puissent être religieux, utilitaristes selon Jérémy Bentham, philosophiques comme l’universalisme Kantien, ou peut-être tout simplement procéduraux, conformément à la théorie de la Justice de John Rawls. Peut-être nous apercevrons-nous alors qu’il n’y a pas de fondement strictement défini de la loi morale et que, comme le pensait Montaigne, tout ne vient que de la coutume. En définitive, que la loi s’appelle Nomos, selon la philosophie grecque, ou qu’elle s’appelle Thora, selon la tradition hébraïque, la loi morale est au cœur de la réflexion maçonnique, car c’est bien l’une des trois Grandes Lumières de la démarche qui est la nôtre, lumière qui doit servir à éclairer nos réflexions, nos travaux et notre conduite dans le monde. En ce qui me concerne et à titre personnel, je ne pense pas que la loi morale peut être donnée par une puissance extérieure au monde de la société des hommes. Cette attitude pourrait laisser croire que je fais mienne l’exclamation de l’un des Frères Karamasov : « rien n’est vrai, tout est permis ». Bien au contraire, si rien n’est vrai, rien n’est permis, et c’est la raison pour laquelle il reste à l’Homme à élaborer patiemment cette coutume dont parlait Montaigne, cette manière de vivre qui nous permet de vivre tous ensemble, peut-être sous la conduite de la raison, pour reprendre la formule de Spinoza qui m’est chère : « Il n’est rien de plus singulier dans le Monde, ni de plus utile à l’Homme, qu’un Homme qui vit sous la conduite de la raison ». C’est probablement cette manière d’interpréter la loi morale et de la transposer dans notre vie concrète de tous les jours que Montaigne appelait la coutume et que nous, qui entrons dans la postmodernité, appelons Éthique. n Vivre ensemble. 2 Points de Vue Initiatiques N° 162 Préambule Nos textes fondateurs disent que les Francs-maçons travaillent « au progrès spirituel, moral et matériel de la condition humaine, à l’émancipation progressive de l’Humanité ». La réflexion éthique est un sujet que les Francs-Maçons de la Grande Loge de France ne pouvaient ignorer. Depuis 2004, un Groupe de Réflexion Éthique (GRÉ) a vu le jour au sein de notre obédience afin de « poursuivre au dehors l’œuvre commencée dans le temple ». Cette Commission Obédientielle d’Éthique (plus connue sous l’appellation GRÉ) a une double mission depuis sa création : - susciter le débat sur les grands problèmes de société à l’intérieur de nos loges, - diffuser nos réflexions ou nos avis à l’extérieur du temple. Depuis 2006, date de sa création « officielle » par l’Assemblée générale des députés de la Grande Loge de France, cette Commission s’est développée. Elle a publié des avis, des articles dans le Journal de la Grande Loge de France, a participé à de nombreux débats publics (dont le colloque à la Mutualité en 2008 sur le thème De la vérité des savoirs à la vérité des actes). Elle a participé également aux auditions organisées par l’Office Parlementaire des Choix Scientifiques et Techniques à l’Assemblée nationale (dans le cadre de la préparation de la révision de la loi de bioéthique 2004). Je voudrais profiter de ces quelques lignes pour rendre hommage à ceux sans qui cette commission n’aurait jamais existé. À notre ancien Grand Maître Pierre Simon, qui m’avait dit « Si vous voulez être efficaces, pensez toujours en amont, avant que les problèmes soient d’actualité ». C’est ce que nous avons essayé de faire et nous continuerons dans cette voie. À nos passés Grands Maîtres Alain Pozarnik et Alain Graesel, qui ont suggéré puis appuyé la création de notre commission. À notre actuel Grand Maître Alain-Noël Dubart, qui a su l’aider à évoluer. À notre Grand Maître Honoris Causa Gilbert Schulsinger qui a représenté l’obédience pendant plus de 20 ans auprès des pouvoirs publics et qui a participé à nos travaux de la façon la plus active. Enfin à tous les frères de la Grande Loge de France qui, de près ou de loin, ont participé à cette aventure… et en particulier à l’équipe de P.V.I. Il nous a paru utile de faire, avec ce numéro, un point dans la durée et non dans l’immédiateté. C’est ainsi que nos auteurs ont accepté, y compris notre ‘‘plume extérieure’’, le Dr Jean Leonetti, de jouer le jeu de la réflexion sur le long terme. Il existe un véritable fil rouge que vous retrouverez au long des pages de ce numéro. J’espère que vous éprouverez à la lecture des articles autant de plaisir que nous en avons eu à les écrire pour vous. Faites nous part de vos réactions. Serge Ajzenisz Pdt d’Honneur du G.R.É. Points de Vue Initiatiques N° 162 3 SOMMAIRE Éditorial 1 Alain-Noël Dubart PLUME EXTÉRIEURE 7 Morale et politique Jean Léonetti Jean Leonetti a partagé sa vie entre la médecine et la politique, ce qui explique son intérêt et son engagement pour penser les problèmes de bioéthique, en cerner les contours et proposer des solutions. Éthique et GLDF 11 Jean-Robert Daumas Jean-Robert Daumas, président du Groupe de Réflexion Éthique, expose comment les codes éthiques se fondent sur des principes moraux. C’est une réflexion dépassionnée qu’il propose sur des sujets douloureux et d’une actualité brûlante. Éthique et morale 23 Guy Dupuy Souvent confondus, les concepts d’Éthique et de Morale présentent des différences riches d’enseignement. Les deux sont à l’œuvre dans la démarche du Franc-maçon qui recherche, librement, des principes moraux pour les appliquer à sa conduite. Existe-t-il une éthique maçonnique ? 35 Jean-François Pluviaud La Franc-maçonnerie conduit ses membres à découvrir, librement, les principes qui inspirent la morale. L’initiation mène à cette découverte. Un trajet et un projet qui se résument par cette invitation à « travailler sans relâche au progrès moral et spirituel de l’humanité ». Souffrance au travail, travail en souffrance 43 Gremed Le monde du travail est devenu un lieu qui génère de la souffrance. Le travail confère pourtant à celui qui l’accomplit dignité, statut social, estime de lui-même. Comment les Francs-maçons peuvent-ils proposer des moyens de remédiation ? Vers une entreprise éthique ? 51 Gérard Lioret Le fonctionnement des entreprises est déréglé par les exigences d’un marché déshumanisé. Il est peut-être possible de dégager quelques idées, les maçons en pratiquent dans leurs loges, qui restitueront au travail sa fonction ontologique. Éthique et médias 61 Christian Bonhomme La presse est fille de la liberté, elle en est aussi sa garante. Aujourd’hui dépassée par les médias instantanés, elle doit rester un rempart contre la suprématie des rumeurs. C’est de la liberté de conscience qu’il s’agit et un Franc-maçon ne peut y rester insensible. 4 Points de Vue Initiatiques N° 162 La loi de bioéthique à la lueur du REAA 69 Serge Ajzenisz L’auteur, président d’honneur du Groupe de Réflexion Éthique, rappelle les circonstances qui ont provoqué la naissance de cette commission au sein de la Grande Loge de France et souligne combien ses principes sont en accord avec les fondamentaux du Rite Écossais Ancien et Accepté. L’homme augmenté 79 Jean Erceau En officialisant la nature humaine comme champ d’investigation scientifique, l’homme se donne le pouvoir d’agir sur elle à un degré tel qu’il devient difficile d’en imaginer les conséquences. La réflexion éthique ne doit-elle pas anticiper les applications, les recherches et même les intentions de la science ? Entre obéissance et transgression : l’éthique 90 Sylvain Laverdure Si l’on place la dignité de l’homme comme valeur fondamentale, il est des moments où la désobéissance est un devoir. Associant allégeance et transgression, la démarche maçonnique offre une voie pour découvrir l’inconnu. Science et technologie, le progrès en question 97 Jean-Claude Piquion Les Francs-maçons travaillent au « progrès spirituel et matériel de l’humanité », mais de quel progrès s’agit-il ? Il faut le repenser à la lumière des valeurs que nous voulons défendre, la première étant la dignité humaine. L’éthique du Franc-maçon dans la cité 107 Michel Pélissier Les capacités ouvertes par le progrès technique et la perte du sens du progrès causent des dommages mortels à notre société. Il est urgent que chacun s’investisse pour restaurer justice et équité. Les Francs-maçons pratiquent dans leurs loges des vertus qui doivent se propager au dehors. De l’éthique à l’esthétique, être Franc-maçon 116 Yves Bergmann La voie initiatique amène à découvrir des relations apaisées entre les individus. La loge est le lieu de cette sociabilité heureuse. Elle rejoint l’esthétique qui exprime la sensibilité à l’harmonie des proportions HISTOIRE le Franc-maçon écossais en quête d’éthique 125 Louis Trébuchet BIBLIOGRAPHIE 133 LIVRES 135 Points de Vue Initiatiques N° 162 5 PLUME EXTÉRIEURE Jean Léonetti Jean Leonetti a partagé sa vie entre la médecine et la politique, ce qui explique son intérêt et son engagement pour penser les problèmes de bioéthique, en cerner les contours et proposer des solutions. Maire d’Antibes et député des Alpes-Maritimes, il occupe les fonctions de ministre chargé des Affaires européennes depuis le 29 juin 2011. Il vient de fonder, avec d’autres hommes politiques, le Mouvement des Humanistes dont le manifeste dit souhaiter replacer au centre de la vie économique et politique les valeurs qui fondent la dignité de l’homme. Médecin cardiologue de formation et toujours en exercice, Il préside depuis le printemps 2010 la Fédération Hospitalière de France. Très impliqué dans les questions d’éthique, notamment médicale, Jean Leonetti a présidé la « Mission parlementaire sur l’accompagnement de la fin de vie » en 2004, qui a conduit à la « Loi relative aux droits des malades et à la fin de vie » n° 2005-370 du 22 avril 2005 dont il était le rapporteur au Parlement. Cette mission lui avait été confiée par le Président Jacques Chirac et le Premier Ministre Jean-Pierre Raffarin dans le cadre de l’affaire Vincent Humbert en 2003. Il a été Président de la mission d’information et des États Généraux de la bioéthique en 2009. Enfin il fut rapporteur au Parlement de la loi de bioéthique 2011, votée le 23 juin dernier. Sollicité par des frères de la Grande Loge de France et connaissant les activités de notre Obédience autour du thème de ce Points de Vue Initiatiques, il a accepté de s’associer à notre réflexion par ce texte, qui ne se cantonne pas aux problèmes de bioéthique mais s’ouvre sur la restauration de valeurs humanistes. Publications : Le Principe de modération, éditions Michalon, 2003, Vivre ou laisser mourir : Respecter la vie, accepter la mort, éditions Michalon, 2005, La République des valeurs : Une éthique du politique, éditions Vuibert, 2006. n 6 Points de Vue Initiatiques N° 162 PLUME EXTÉRIEURE Morale et politique Parlement européen - Strasbourg La politique doit-elle s’inspirer de la morale ou l’ignorer ? La question n’est évidemment pas nouvelle, Aristote précisait déjà le concept d’Éthique en le rendant indissociable de la pratique et de la gestion de la cité. Que l’on se réfère à Machiavel ou à Kant, le débat reste toujours d’actualité pour opposer le cynisme à l’angélisme, l’intérêt individuel au bien commun ou l’efficacité à la vertu. « La vraie politique ne peut faire un pas sans avoir au préalable rendu hommage à la morale » affirme Kant, comme si la morale était le socle et le préalable à l’action publique qui pourrait ou devrait ensuite s’en détacher pour être efficace. La critique de Péguy sur la morale Kantienne illustre bien ce propos : « Kant a les mains pures mais il n’a pas de mains ». Ainsi, la fin justifierait les moyens et l’éthique de conviction céderait le pas à l’éthique de responsabilité : Le philosophe peut bien inspirer le politique mais pas le remplacer. Mon objectif n’est pas de rivaliser avec les philosophes ou les penseurs qui ont si diversement abordé ce sujet mais d’essayer modestement d’en envisager les aspects actuels : nous vivons dans une société Points de Vue Initiatiques N° 162 7 Morale et politique caractérisée d’abord par une médiatisation rapide de l’information qui modifie nos repères par rapport aux événements. Par ailleurs, nous semblons évoluer inexorablement vers une approche individualiste des problèmes qui s’explique en partie par la chute des idéologies qui proposaient de considérer l’avenir collectivement. La démocratie dans ce contexte est contestée dans sa capacité à représenter l’intérêt général et le politique peut masquer par un discours moral la vacuité d’un projet politique. La médiatisation rapide de tout événement est une des marques de ce siècle et peut servir les valeurs morales. Il est désormais plus difficile d’opprimer un peuple ou de le réprimer violemment dans un monde dans lequel les informations écrites et surtout les images peuvent être diffusées le reflet des médias à partir de simples téléphones portables. Les printemps arabes ont très certainement bénéficié de cette situation. Mais cette culture de la transparence peut aussi avoir ses revers : l’image peut être truquée ou n’être que le témoin ponctuel d’un fait isolé ne traduisant pas la réalité complexe d’une situation. Les médias répondent à la logique de l’immédiateté de l’émotion et de la simplification qui est à l’opposé de la démarche éthique qui se veut raisonnée, durable et respectueuse de la diversité. Un président des États-Unis a justifié par le combat du « bien contre le mal » une intervention militaire qui trouvait son origine dans l’attaque terroriste du 11 septembre 2001 dont l’impact médiatique était considérable. Indubitablement les fanatiques terroristes voulaient à la fois frapper la conscience universelle et ainsi déclencher une « guerre des civilisations » entre l’Islam et l’Occident. Leur projet était aussi une guerre du « bien contre le mal ». Combien d’exemples dans l’histoire du monde viennent confirmer que la morale considérée comme une vérité intangible est l’instrument de violence : même la vertu républicaine d’un Robespierre a engendré la Terreur. 8 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean Léonetti Par ailleurs, le bien et le mal de la vie privée se sont inscrits médiatiquement dans la sphère publique. Désormais, la qualité morale individuelle de l’acteur politique est facilement mise en cause et médiatisée. L’argent et le sexe selon les pays et les époques sont considérés comme des critères d’évaluation morale qui peuvent discréditer des responsables politiques indépendamment de l’action publique menée. À l’époque du Général De Gaulle, où il était interdit à un homme divorcé d’être invité à l’Élysée a succédé une période plus permissive sur les mœurs ; les affaires Clinton et Strauss-Kahn traduisent bien que l’opinion publique considère qu’entre une conduite irréprochable et des mœurs dissolues, les politiques devront désormais trouver une attitude acceptable. L’argent, même en dehors de la corruption qu’il peut engendrer, est un élément d’appréciation morale. La morale de l’effort, du mérite, de l’égalité, voire de l’égalitarisme, reste un élément du jugement moral populaire dans notre pays. Le personnage public a obligation morale d’exemplarité sans pour autant qu’une morale des mœurs vienne s’imposer dans le débat public. Enfin, dans « une société des individus » qui tend à se substituer à une « société des peuples », il est logique de penser que la parole du politique a plus intérêt à s’adresser au catégoriel qu’au collectif : chacun attendant un avantage précis du décideur ou du candidat sans se préoccuper des conséquences de ses revendications qui se résument quelquefois à l’obtention ou la conservation des privilèges ou des avantages acquis. La formule de JF Kennedy qui appelait les Américains à se demander non pas ce que le pays devait faire pour eux mais ce qu’ils devaient faire pour leur pays nous paraît être l’expression d’une morale collective moins acceptée de nos jours. Dans la période actuelle, il est difficile d’appeler à l’effort de chacun car « l’immoralité » des marchés financiers et « l’irresponsabilité » des politiques qui ont généré les dettes des États apparaissent comme les principaux responsables de la crise et suscitent « l’indignation » des populations. Dans la réalité, c’est bien sous la pression des opinions publiques que les décideurs ont fait ces choix et la spéculation a créé dans de nombreux pays une croissance, certes, artificielle mais qui a aussi largement bénéficié aux populations. Points de Vue Initiatiques N° 162 Le pouvoir de l’argent 9 Morale et politique Peut-on dans notre monde médiatique et individualiste aborder les problèmes avec la lucidité et la responsabilité, indispensables ferments de la morale publique ? Ainsi, se pose inévitablement le problème de la démocratie moderne et de la nécessité de faire évoluer le débat public. Est-il utile de rappeler que la démocratie ne constitue pas l’arme absolue pour préserver la morale publique ? la peine de mort n’aurait probablement pas été abolie en 1981 si on avait posé la question au peuple Français par référendum mais les électeurs avaient voté pour un candidat qui avait pris cet engagement. Adolf Hitler a été porté au pouvoir par un vote démocratique mais, le peuple allemand n’aurait sans doute jamais accepté les camps de la mort. Plus près de nous, une consultation électorale a été interrompue en Algérie pour éviter que les Islamistes ne prennent le pouvoir par les urnes sans susciter de réaction internationale. Mais la démocratie n’est-elle pas l’unique voie pour protéger les peuples du fanatisme politique et de l’intolérance ? La démocratie peut aussi, dans un pays politiquement évolué comme le nôtre, être anesthésiée par une pensée unique sous des propos lénifiants évoquant les « droits de l’Homme » et la « dignité de la personne » ou la « solidarité » sans approfondir la complexité des idées avancées et les réalités vécues. Le débat peut être confisqué par les sondages d’opinion, qui traduisent la réaction d’un instant, qui est très éloignée de la volonté d’un peuple. Les valeurs dans une démocratie peuvent être écrasées par le « totalitarisme doux » d’un système qui prône à la fois le chacun pour soi et l’assistance pour tous, transformant le citoyen en consommateur de bien publics. La religion révèle une vérité, la morale édicte des règles, l’éthique comme la démocratie s’interroge. Cette morale pratique ne prétend pas détenir la vérité, elle la cherche modestement et passionnément. Les valeurs morales doivent être revisitées à l’aune de ce siècle de transparence excessive et de fausse vertu non pour les affaiblir mais pour les réenchanter d’expériences nouvelles. Nous devons espérer que notre pays sera toujours capable de générer de véritables citoyens formés à l’esprit critique, attachés à des valeurs universelles en attente d’un projet collectif, vigilants sur les dérives et les excès que génèrent le renoncement devant la fatalité et l’acceptation de la facilité. La conciliation de la politique et de la morale a un nom, né dans la Grèce antique, qui incarne tout à la fois, la Liberté et le respect de chacun, elle est fragile et imparfaite comme l’humain, exigeante comme la vérité, en perpétuel mouvement, en débat permanent : c’est la Démocratie. n 10 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean-Robert Daumas Éthique et Grande Loge de France Interdire ou limiter les manipulations génétiques sur les cellules souches, c’est peut-être priver nos enfants d’opportunités de vie meilleure que les nôtres. La Grande Loge de France est une obédience spiritualiste et humaniste. Elle entend ne jamais privilégier un domaine au détriment de l’autre. Jean-Robert Daumas, président du Groupe de Rélexion Éthique, expose comment les codes éthiques se fondent sur des principes moraux. Les règles de la procréation tout autant que celles de la in de vie reposent sur une vision de l’homme dont le corps est à la fois sujet et objet. C’est une rélexion dépassionnée qu’il propose sur des sujets douloureux et d’une actualité brûlante. Notre époque, plus que celles qui l’ont précédée, voit disparaître l’influence des grands systèmes philosophiques qui avaient la prétention d’une explication globale du monde et qui étaient générateurs de morales. Il en est de même pour les morales fondées sur les grandes religions dont l’influence décroît dans notre occident développé. Nos sociétés sont orphelines en matière de sens de la vie et toujours en recherche de points d’appuis nécessaires à l’équilibre individuel et collectif de la vie en société. Pour autant, l’appétit de spiritualité n’a pas disparu. Points de Vue Initiatiques N° 162 11 Éthique et Grande Loge de France Pendant longtemps, le religieux a prétendu au monopole du spirituel. Depuis la nuit des temps, c’est principalement par le fait religieux que l’homme a pu donner un sens à la vie. Les rites, les rituels, les pratiques diverses et variées ont permis à l’homme dans les différentes religions de grandir intérieurement. Il est remarquable de voir combien le religieux a apporté aux communautés. Avec leur part d’ombres et de lumières, les religions ont apporté querelles et guerres, paix et progrès. L’homme, Esquisse pour Le Bien et le Mal , depuis des temps ancestraux, a Victor Orsel vers 1829 Lyon, Musée toujours eu besoin d’avoir une des Beaux-Arts philosophie, des théories communes lui permettant de se regrouper, de vivre en communauté. Le religieux dans la vie de l’homme était là pour rendre la vie plus facile, plus supportable, moins éprouvante. Se sentir mieux, vivre en harmonie avec les hommes, la nature, le monde qui nous entoure. Au fil du temps, avec la pensée des Lumières, avec l’avènement de la pensée rationnelle et le triomphe de la science et des technologies depuis deux siècles, les religions ont montré leurs limites. Elles ne délivrent pas automatiquement la clé de la sagesse et du bonheur, ce qui ne remet en cause les bonnes volontés présentes dans chaque religion et même partout dans le monde. Pas besoin d’appartenir à une religion, pour être religieux. Les notions d’amour, de paix, d’harmonie, de nature, sont universelles. Force est de constater que cette quête ne se retrouve plus massivement dans la pratique des grandes religions révélées. Le spirituel a détrôné le religieux. Paradoxalement, on pourrait dire que la quête spirituelle aujourd’hui, c’est simplement se poser les bonnes questions, et tenter de répondre. C’est également ne pas se contenter d’une conception prémâchée du monde qui nous entoure, c’est être actif dans la compréhension de ce qui nous environne. C’est connaître, aimer et agir sur le monde pour le rendre plus tolérant, charitable et fraternel. Mais comment les hommes de bonne volonté peuvent-ils trouver et établir des règles de vie humanistes et universelles ? 12 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean-Robert Daumas Aucune société ne peut survivre sans un code moral fondé sur des valeurs comprises, acceptées et respectées par la majorité de ses membres. Les sociétés modernes pourraient-elles maîtriser indéfiniment les pouvoirs fantastiques que leur donnent les techno sciences, sur les critères d’un vague humanisme, teinté d’une sorte d’hédonisme optimiste et matérialiste ? À la Grande Loge de France, obédience qui pratique le Rite Écossais Ancien et Accepté, nous travaillons en loges à partir de l’usage de rituels dont nous considérons qu’ils traduisent une sagesse immémoriale et qu’ils peuvent nous aider à nous construire et à progresser. Nous employons le terme d’Initiation pour qualifier cette démarche de progrès vers une certaine forme de connaissance. Connaissance de soi, des autres, de l’Univers et du Cosmos. Mais progresser vers quoi ? Comment le dire avec des mots simples. Nous travaillons dans le respect d’une loi naturelle qui fonde notre morale sur des valeurs transcendantes (respect de la vie, sens du devoir, de la justice, amour du prochain, Nous interprétons cette loi naturelle avec notre raison (équerre) mais aussi avec notre esprit et notre cœur (compas) et la justice qui en résulte nous fait porter une attention toute particulière aux faibles et aux démunis. C’est en premier lieu le perfectionnement individuel que nous recherchons, but primordial de la méthode et du travail maçonnique. D’abord le perfectionnement moral et spirituel des frères qui fréquentent nos loges. Mais comme nous dit notre rituel, nous devons poursuivre au dehors l’œuvre commencée dans le Temple. Les Francs-Maçons de la Grande Loge de France ne peuvent rester étrangers aux débats de notre société. La finalité de la Franc-maçonnerie est bien de contribuer à l’amélioration matérielle, morale et spirituelle de l’humanité. Éthique et Grande loge de France Mais ces considérations resteraient lettre morte si on ne leur donnait pas un fondement éthique solide. Depuis une soixantaine d’années, les progrès accélérés des Points de Vue Initiatiques N° 162 13 Éthique et Grande Loge de France connaissances scientifiques, médicales et techniques ont changé notre vision du monde. C’est pourquoi, devant les problèmes éthiques nouveaux posés par ces progrès, le Groupe de Réflexion Éthique a été créé en 2006 à la Grande Loge de France. Il ne fait que poursuivre le chemin tracé par des frères illustres. Pierre Simon, ancien Grand Maître qui travailla auprès de Simone Veil et Lucien Neuwirth afin de faire évoluer les lois de notre pays dans le domaine de la contraception et du planning familial. Gilbert Schulsinger, Grand Maître Honoris Causa, qui fut longtemps le porte parole de la Grande Loge de France en matière de bioéthique. Les objectifs de cette Commission Obédientielle d’éthique, baptisée le GRÉ, Groupe de Réflexion Éthique, sont les suivants : - contribuer à la réflexion éthique des frères de la Grande Loge de France en leur fournissant de l’information sur les problèmes qui se posent à l’homme éclairé du XXIe siècle. - assister notre Grand Maître dans ses interventions sur des sujets d’actualités dans le domaine de l’éthique, - fournir des avis motivés, compréhensible par le monde profane et au nom d’un groupe de Francs-maçons de la Grande Loge de France sur ces mêmes sujets. Bien sûr, nos avis n’engagent pas l’Obédience, le Conseil Fédéral ou le Grand Maître. Ils n’engagent pas davantage collectivement les frères de la Grande Loge de France. Ils ne sont que l’expression libre et éclairée d’un « laboratoire d’idées » qu’est le GRÉ. Notre passé Grand Maître, Alain Graesel, précisait lors du Convent de 2007 : « Tout en restant sur la réserve, la mesure et l’équilibre de positions claires et précises, mais non polémiques, les résultats de nos réflexions seront communiqués aux autorités concernées afin que la pensée éthique des Francs-maçons de la GLDF soit ainsi mieux comprise et mieux prise en compte » Il est donc naturel que la réflexion éthique trouve particulièrement sa place dans notre Obédience. Mais nous ne sommes pas un comité d’éthique de plus. Il y en a de nombreux et pertinents. Notre spécificité c’est d’être des maçons de la Grande Loge de France. 14 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean-Robert Daumas C’est donc toujours par le prisme de la méthode et des valeurs de la Franc-maçonnerie de Rite Écossais Ancien et Accepté que nous analysons les situations, que nous délibérons et que nous formulons nos questions et, parfois, nos avis. Nous souhaitons mettre la réflexion éthique à la portée de tous, dans la diversité des apports et en évitant la seule spécificité des experts. Les réflexions du GRÉ sont exprimées par des hommes dont les pensées sont épurées et enrichies, en amont, par un authentique travail initiatique imposé par les trente-trois degrés du Rite Écossais Ancien et Accepté dont l’influence constructive au plus intime de chacun est particulièrement marquante. Notre but c’est d’essayer, par notre méthode de travail sur nousmêmes, avec nos frères dans nos loges, de traduire nos réflexions par des propositions et de donner un avis sur les grands problèmes de la société. Notre rôle : c’est essayer de « passer de la réflexion à l’action », du « laboratoire d’idées » à la réalité de tous les jours. Éthique ou morale ? Toute réflexion éthique passe par une définition de l’éthique. Comme tout groupe ou toute commission d’éthique, nous avons, en préambule à nos réflexions, essayé de trouver une définition consensuelle. Pour certains, il est vain de chercher une différence entre l’Éthique et la Morale. Pour d’autres l’Éthique est la science et une théorie raisonnée de la Morale. Pour les uns, la Morale est purement individuelle tandis que l’Éthique se veut normalisatrice ou énonciatrice de principes qui doivent s’appliquer à tous. L’éthique répond aussi par sa recherche de vérité à l’amélioration de la condition humaine. Elle s’accorde ainsi avec l’un des principes fondateurs de la Franc-Maçonnerie. Je pense que vous avez compris qu’il est inutile de passer plus de temps sur ces définitions. En effet, les Francs-maçons que nous sommes ne sont pas des philosophes professionnels. Certes la philosophie nous intéresse, mais comme une simple culture de l’honnête homme sans plus. La difficulté, c’est de mettre en évidence les fondements de Points de Vue Initiatiques N° 162 15 Éthique et Grande Loge de France l’éthique, laquelle doit constituer la pierre de touche de toute morale. Cette difficulté est grande car, comme le dit Schopenhauer : « Il est plus difficile de fonder la morale que de la prêcher. » Il est toutefois impossible de parler d’Éthique ou de Morale, sans faire apparaître les notions de Bien et de Mal, c’est-à-dire de jugement de valeur sur ce qui est bien et sur ce qui est mal. L’Éthique, comme la Morale, seraient donc l’établissement de règles qui régissent la conduite des hommes en fonction des notions de « Bien » et de « Mal ». Sauf qu’il existe plusieurs façons de juger du Bien et du Mal. D’où les questions que nous devons nous poser : Une morale universelle est-elle possible ou est-elle simplement souhaitable ? Sur quelles bases peut-on imaginer cette morale ? Sur quelles valeurs fonder une éthique universelle conduisant à des règles de vie universelles ? Le bien et le mal sont-ils des notions relatives ou absolues ? - s’il s’agit d’absolu, comment avoir la plus large adhésion de nos concitoyens et à partir de quel niveau de consensus peut-on conclure à l’universalité de cette notion ? - s’il s’agit de relatif, comment ne pas tomber dans le « relativisme » qui justifie tout et son contraire ? Autrement dit, existe-il une version minimale du Bien et du Mal sur laquelle tous les hommes de « bonne volonté » peuvent s’accorder ? Ne rien voir de mal, ne rien entendre de mal, ne rien dire de mal. Les singes de la sagesse, Japon. 16 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean-Robert Daumas Ensuite, faut-il se battre pour faire respecter ces principes ou doiton, au nom de la tolérance qui est une vertu chère à la Francmaçonnerie, se contenter de les promouvoir sans leur donner un caractère normatif ? J’ai bien conscience de poser beaucoup de questions et d’apporter peu de réponses ! Et c’est là que la méthode maçonnique peut nous aider à y voir clair. La maçonnerie ne prétend pas apporter une vérité révélée ou des positions qui s’imposeraient à tous. Elle est d’abord une méthode pour chercher la Vérité. Mais cette Vérité avec un grand V est supposée inaccessible. Ce qui est accessible, c’est que chaque frère ou sœur progresse vers « sa » propre vérité par la méthode maçonnique. À chacun son éthique ? Dans les positions éthiques, on est souvent aux prises avec une forme de pensée unique. Si l’éthique c’est d’être pour le bien contre le mal, pour la santé contre la maladie, pour la justice contre l’injustice, pour la richesse contre la pauvreté… alors on ne fait pas beaucoup avancer le monde. Je pense que toute réflexion éthique commence par se poser les bonnes questions sans idées préconçues. En laissant de côté nos idées et nos convictions initiales. En abandonnant nos métaux à la porte du temple comme nous le disons dans nos rituels. La bioéthique est le terrain privilégié de cette réflexion. C’est un domaine ou ce que j’appellerai l’éthique « épidermique » est souvent présente. Ou nos positions sont souvent plus conditionnées par nos préjugés que par notre réflexion. Ou nos arguments sont souvent des arguments d’autorité. Parce que cela a toujours été… Parce que la nature l’a voulu ainsi… Parce que c’est la dignité de l’humanité qui l’impose… Pour illustrer ce que peut-être un questionnement éthique dégagée de nos opinions initiales je voudrais aborder une réflexion un peu iconoclaste sur quelques thèmes de bioéthiques, tout en sachant que je vais peut-être en choquer certains. Points de Vue Initiatiques N° 162 17 Éthique et Grande Loge de France Et d’abord, je vais poser deux principes qui fondent le raisonnement économique, tout en sachant que beaucoup pensent que l’économie et l’éthique ne font pas bon ménage ! - une personne ne peut échanger que ce dont elle a la propriété - l’échange doit reposer sur le principe d’autonomie de la volonté et sur la notion de consentement. Le respect de ces deux principes permet de porter un jugement sur l’efficacité et sur la légitimité d’une action humaine. C’est bien parce que l’on est le « premier occupant » et propriétaire de son corps et qu’il n’appartient à personne d’autre que soi que l’on peut s’approprier les fruits de son action. Le travail salarié par exemple est un échange de capacité physique et intellectuel entre un salarié qui propose et un employeur qui utilise. Mais cet échange doit être librement consenti, sinon cela s’appelle de l’esclavage ! À la lueur de ces deux principes, je vous propose de réfléchir sur le sens de la loi de bioéthique du 30 juillet 1994 révisée en 2004 qui nous gouverne actuellement et que la nouvelle loi de 2011 votée par les assemblées ne semble pas modifier. En effet, cette loi dénie aux êtres humains la possibilité d’être propriétaire de leur corps, et ce, paradoxalement, au nom du respect du corps de chacun. La loi de 2004 comportait neuf articles qui interdisent cette appropriation dont le premier : - Art 16-1 : Chacun a droit au respect de son corps. Le corps humain est inviolable. Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit de l’appropriation. Débattre de cette loi et de la doctrine qui la sous-tend est d’une importance éthique considérable. Cela ne doit pas être laissé aux seuls spécialistes. C’est à ce titre que la Franc-maçonnerie invite à la réflexion. Le refus de laisser les individus disposer librement de leur corps comme ils l’entendent peut apparaître plein de sagesse : interdire de louer 18 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean-Robert Daumas son ventre pour de la procréation assistée, vendre ses organes ou son sang, interdire le clonage thérapeutique et manipuler des gènes humains… peut paraître raisonnable. On est dans une vision d’éthique purement déontologique ou de conviction qui s’exonère des conséquences concrètes. Mais si cette législation conduit objectivement à condamner à mort un certain nombre de patients, doit-on ne pas se poser de questions ? - Interdire à un donneur, ou à la famille d’un défunt, de tirer un profit de la cession de parties de son corps n’est-ce pas directement conduire à la mort un receveur qui ne pourra survivre que grâce à cette transplantation ? Quelle position doit-on avoir en son âme et conscience ? - Empêcher une femme stérile d’avoir un enfant par l’intermédiaire d’une mère porteuse, c’est la priver des joies de la maternité et refuser à une autre le droit de gagner de l’argent comme elle l’entend. A contrario, on peut légitimement s’inquiéter des risques de « marchandisation » de corps de la femme Quelle position doit-on avoir en son âme et conscience ? - Interdire ou limiter les manipulations génétiques sur les cellules souches, c’est peut-être priver nos enfants d’opportunités de vie meilleure que les nôtres, qui leur éviteraient des maladies, retarderaient leur vieillissement, amélioreraient les performances de leurs corps. Quelle position doit-on avoir en son âme et conscience ? - Enfin ne pas laisser le patient en fin de vie disposer librement de son corps au motif qu’il n’en est pas propriétaire est une position qui mérite au moins une discussion. Il faut donc de solides raisons pour interdire à chacun d’entre nous de disposer librement de son corps et imposer à tous ceux qui désirent une transplantation, une procréation artificielle, une manipulation génétique… de sacrifier leur vie au nom de la morale de quelquesunes, quand bien même ce serait la morale d’une majorité. La loi de bioéthique actuelle décrète que le corps humain est inaliénable. Elle développe un droit du corps totalement différent du droit des choses (ou la notion de propriété est admise par tous). C’est parce qu’elle postule que le corps et l’esprit ne font qu’un. Et Points de Vue Initiatiques N° 162 19 Éthique et Grande Loge de France comme l’on ne sait pas distinguer chez l’être humain ce qui est sujet et ce qui est objet, alors elle conclut qu’il est légitime que le corps soit soumis au droit des personnes au lieu d’être soumis au droit des choses. Si l’être humain ne peut être à la fois sujet et objet de lui-même, faute de pouvoir séparer l’un de l’autre, alors on applique au corps la classification de l’individu. Mais l’idée que le corps humain, dans ses parties est un sujet et non un objet est un postulat philosophique. Ce postulat, qui prétend protéger la dignité humaine, est contestable. L’essence même de l’individu ne se confond pas avec son corps. Si nous abandonnons nos idées préconçues, il est sûrement plus facile de concevoir le corps humain comme une machine biologique dans lequel notre esprit, notre moi intime, est incorporé. Dans l’état actuel de nos connaissances, il semble légitime de considérer que notre esprit à un droit de propriété sur notre machine biologique pour de multiples raisons : - parce qu’il est incorporé dans cette matière vivante, - parce qu’il en est généralement le seul et le premier occupant, - parce qu’il ne peut en changer. C’est bien parce qu’on considère le corps comme une simple machine biologique, fût-elle imparfaite, qu’un attardé mental, un enfant prématuré, un malade en état de coma… sont des êtres humains à part entière. Ils sont bien nos semblables, en égale dignité et en égale humanité. C’est cette revendication radicale de la libre disposition de son propre corps qui définit la personne humaine. Et c’est donc ce qui rend légitime, pour moi, l’expression de la libre volonté d’un malade ou d’un mourant d’interrompre une fin de vie devenue insupportable. Éthique et in de vie Alors comment notre Groupe de Réflexion Éthique aborde-t-il ce douloureux problème de l’euthanasie et du libre choix de chacun de mourir dans la dignité ou tout au moins dans ce qu’il considère être sa dignité et son droit ? Tout simplement par ce principe de morale universelle qui se résume de la façon suivante : 20 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean-Robert Daumas « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse ». Ou encore « Fais à autrui tout le bien que tu voudrais que l’on te fasse ». Dans de nombreux cas, le désir de mourir d’un patient est lié à des douleurs physiques ou morales qui lui paraissent intolérables. Que la technique médicale fasse disparaître ces douleurs et le patient retrouvera sa sérénité et pourra attendre paisiblement le moment ultime. Il faut donc tout faire pour soulager ces douleurs, qu’elles soient physiques ou morales. C’est tout l’enjeu des soins palliatifs. Mais nous savons bien que le nombre de lits en soins palliatifs est, et sans doute restera, insuffisant. Alors il existe la loi Léonetti qui, si l’on n’a pas peur des mots, permet l’euthanasie passive. Elle autorise à ne plus pratiquer d’acharnement thérapeutique et de ne plus assister techniquement un patient dont on sait que cet arrêt des soins va le conduire à la mort. Le rôle des médecins est de faire que cet arrêt des soins ne s’accompagne pas de douleurs insupportables. Et là encore, si l’on ne se paye pas de mots, elle autorise l’euthanasie active car elle autorise l’administration de doses de calmants qui peuvent devenir létales. Pour le dire simplement, la qualité de la fin de vie doit primer sur la durée de cette fin de vie. Cette loi pose deux problèmes : d’abord elle est mal connue ou mal appliquée par de nombreux médecins. Soit parce qu’ils sont philosophiquement hostiles à l’idée d’interrompre une vie, soit parce qu’ils craignent que leur responsabilité soit engagée pénalement dans le cas où un tribunal considérait que l’on n’est pas dans les critères d’application de la loi. Mais il y a et il y aura toujours des cas que la loi Léonetti ne couvre pas. C’est les cas de Vincent Humbert. C’est le cas de Chantal Sebire. Et comme ces cas sont tous singuliers, il nous paraît impossible de faire une loi qui définisse précisément les cas ou il serait autorisé de pratiquer ce geste d’euthanasie. Points de Vue Initiatiques N° 162 21 Éthique et Grande Loge de France Nous sommes donc favorables au maintien d’une interdiction légale, mais pour l’instauration d’une « exception d’euthanasie ». Cette exception s’appliquerait à toute personne, en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, infligeant une souffrance physique ou psychique qui ne peut être apaisée et qu’elle juge insupportable. Cette personne pourrait demander à bénéficier, dans les conditions strictement définies, d’une assistance médicalisée pour mourir dans la dignité. Sous réserve qu’une décision collective sous la forme d’une commission locale, ou nationale qui reste à définir, mais toujours collégiale afin d’éviter des dérives que l’on imagine fort bien. Nous sommes bien conscients des difficultés et nous respectons l’avis de ceux qui pensent que la vie est sacrée et que toute interruption volontaire d’une vie est à prohiber. Nous entendons ceux qui disent qu’il n’appartient à personne de décider si une vie vaut ou non d’être vécue. Nous comprenons les réticences devant le choix ou non d’interrompre une vie. Et également celui du suicide assisté qui pose d’autres problèmes. Mais l’éthique est l’instrument intellectuel et spirituel qui permet, de façon rationnelle, de trancher entre des points de vue moraux différents. Une morale acceptable par tous doit être cohérente, universalisable et d’une certaine manière non contredite par les actes spontanés des individus. Dans une discussion éthique, il ne s’agit pas toujours de convaincre ou d’avoir raison, mais plutôt de se convaincre. Il s’agit, pour chacun de nous, selon une de nos formules « de n’accepter aucune idée que vous ne compreniez et que vous ne jugiez vraie ». Pour un Franc-maçon, l’éthique est avant tout un questionnement, mais avec nos méthodes et nos outils. Ce n’est que lorsque l’on a réellement la connaissance du problème sous tous ses aspects, avec un œil bienveillant, tolérant et fraternel, que l’on peut passer à l’action, c’est-à-dire avoir une opinion éclairée et essayer de la faire partager. Ce numéro de PVI vous montrera la diversité des positions et des convictions des auteurs qui y ont participé, maçons ou profanes.n 22 Points de Vue Initiatiques N° 162 Guy Dupuy Éthique et morale, point philosophique « Dans la recherche de la vérité et de la justice, les Francs-maçons n’acceptent aucune entrave et ne s’assignent aucune limite » Souvent confondus, les concepts d’Éthique et de Morale présentent des diférences riches d’enseignement. Si le premier suggère l’idée de Juste et le second celle de Bien, les deux sont à l’œuvre dans la démarche du Franc-maçon qui recherche, librement, des principes moraux pour les appliquer à sa conduite. Une morale qui ne fait que se prêcher est sans efet. Une éthique qui ne remonte pas à la source de ses fondements est dangereuse dans ses dérives. C’est pourquoi le Franc-maçon reste un « opératif », soucieux d’incarner dans une Praxis l’élévation de sa conscience. À propos des valeurs d’Éthique et de Morale, je pensais devoir évoquer le point de vue d’un Franc-maçon, cheminant sur les sentiers sinueux de l’expérience initiatique. Puisqu’il nous est suggéré de tenter de faire le point des concepts philosophiques à vrai dire assez peu discernables, prenons l’excuse embarrassée de cet étudiant en astronomie qui, interrogé sur « la lune », dit avouer qu’il n’avait préparé que « le soleil ». Il répondit avec effronterie : « Qui peut le plus peut le moins » et « Si je vous parle du soleil, vous aurez la lune par reflets ». Points de Vue Initiatiques N° 162 23 Éthique et morale, point philosophique Il est possible que la Lumière de l’expérience maçonnique puisse, dans un premier temps, éclairer l’idée que des mots différents puissent cacher l’unité profonde des valeurs sous-jacentes, alors que les concepts philosophiques auraient, a priori, tendance à confondre ou, à l’inverse, à séparer radicalement les deux niveaux de la réflexion soit morale, soit éthique. À propos du point de vue initiatique sur les notions de Tolérance et de Morale universelle Les mots et les discours sont malhabiles à exprimer nos convictions intimes, celles qui procèdent d’une lente maturation au sein des différents milieux préservés des vociférations ou querelles stériles. - Il s’agit d’abord d’une première étincelle de volonté individuelle qui s’apparente à la visée éthique ou à la première lumière initiatique. - Elle s’alimente ensuite de relations personnelles d’amitiés partagées, elle se réchauffe au sein d’un foyer familial où s’élaborent une discipline et des repères éducatifs, en même temps qu’une conscience morale faite de tolérance et d’amour. Comme nous sommes loin au niveau de nos expériences personnelles de concepts philosophiques qui s’interrogent avec Rousseau sur la théorie du bon sauvage, et savoir si l’homme serait bon ou mauvais par nature. Sans tenir compte de nos liens affectifs initiaux, sans cette première expérience d’un amour partagé, ni l’intelligence du cœur ni celle de l’esprit ne sauraient s’éveiller. Éveil de l’intelligence du cœur et de l’esprit. - Après les premiers repères de l’enfance, plus laborieuses seront les relations sociales, l’acceptation de valeurs collectives, imprégnées de traditions et conduites ancestrales. Si par la suite le rattachement culturel est puissant, la tentation est grande de confondre les produits, les conduites et les valeurs du groupe avec les impératifs liés à la condition humaine tout entière. C’est ainsi que risquent de se répandre, insidieusement, tous les impérialismes culturels, les intransigeances religieuses, morales ou légales, sous couvert de prétendues valeurs universelles. 24 Points de Vue Initiatiques N° 162 Guy Dupuy L’intelligence du cœur et de l’esprit, née de nos premières expériences affectives et de nos traditions particulières, doit au contraire nous permettre de reconnaître dans la multiplication des cultures, dans la confrontation des idées et des mœurs, non des facteurs de division ou des tentatives hégémoniques, mais un sentiment d’appartenance à un monde multiforme, riche de ses diversités infinies. Avant d’avancer plus loin, rappelons à quel niveau socioculturel se situe la morale ou l’éthique. Trois paliers d’intégration sont en général observés dans toute société humaine : - Le niveau des produits, intéressant les techniques, les arts et les règles de droit (nous savons à quel point la question de faire accepter et répandre les droits de l’homme universels touche la sensibilité maçonnique). - Au niveau des conduites se situent les mœurs, c’est-à-dire notamment la morale ou l’éthique. La même tentation et la même question sans réponse évidente que pour le Droit se pose au sujet d’une Loi morale universelle. - C’est à propos du troisième niveau des valeurs, qui intéresse les religions et les croyances, que se sont développés la plupart des conflits et guerres civiles, d’où sortira au tournant du XVIIIe siècle l’idée de tolérance au sens maçonnique, de liberté de conscience au sens religieux, et plus tard de laïcité, sur le terrain juridique et politique. États séculiers États religieux États ambigus ou sans données Un État séculier est un État ou pays officiellement neutre sur les sujets de religion, qui ne supporte ni ne s’oppose à une croyance ou pratique religieuse particulière, et n’a pas de religion d’État. Un État séculier traite tous ses citoyens de façon égale au regard de la religion, et ne donne pas de traitement préférentiel à un citoyen membre d’une religion particulière par rapport aux autres. Points de Vue Initiatiques N° 162 25 Éthique et morale, point philosophique La volonté de dégager un principe de tolérance aux deux niveaux fondamentaux des conduites morales et des valeurs spirituelles est précisément apparue au sein de la « Royal Society » anglaise. De cette institution va naître en 1717 la Franc-maçonnerie spéculative, dont les principes se situent aux deux pôles de la tradition la plus stricte et de la modernité la plus avancée. Les constitutions du Pasteur Anderson qui sont le pacte fondateur de la Franc Maçonnerie moderne, le sont aussi du principe de Tolérance universel au niveau des conduites morales et des valeurs religieuses dans les termes qu’il convient de rappeler : « À propos de la Religion : Il est désormais plus expédient de se soumettre à cette religion que tous les hommes acceptent, laissant à chacun son opinion particulière, et qui consiste à être hommes bons et loyaux, ou hommes d’honneur et de probité, quelles que soient les dénominations et les croyances » Cet acte de foi fondamentales : maçonnique appelle deux observations - Les religions particulières qui, au début du XVIIIe siècle, sortaient de guerres intestines poursuivies depuis plus de deux siècles, prétendaient légiférer en préceptes obligatoires au niveau même de la morale religieuse, prétendument universelle. La première réponse de l’ordre maçonnique naissant est donc posée en termes de principe de tolérance et d’éthique personnelle (être homme d’honneur et de probité…). - Cependant, assimiler la loi morale de tolérance et d’éthique personnelle à une religion universelle, n’est-ce pas poser le vrai débat entre la liberté de conscience individuelle qui pourrait être de nature initiatique ou éthique (c’est-à-dire procédant d’une lente progression personnelle), et l’impératif moral dont le principe de tolérance pourrait être la pierre angulaire. C’est sans doute ce que nous exprimons dans nos temples en termes symboliques en distinguant les trois niveaux de l’action initiatique : - l’Équerre, principe de rigueur, et de discipline personnelle, de nature introspective - le Compas qui, grâce à notre capacité de confrontation des idées et des traditions, nous permet d’évaluer les limites et la portée de nos actions extérieures, imprégnées du principe de tolérance - alors que la lumière indivisible du Volume de la loi sacrée élève 26 Points de Vue Initiatiques N° 162 Guy Dupuy l’idée de loi morale universelle au niveau d’un principe spirituel supérieur. À ce niveau supérieur, la Foi maçonnique pourrait se définir dans les termes inscrits en lettres d’or en tête de nos Constitutions : « Dans la recherche de la vérité et de la justice, les Francs-maçons n’acceptent aucune entrave et ne s’assignent aucune limite » C’est ce principe de liberté absolue de la recherche qui s’applique dans les domaines de la justice et de la morale, qu’il convient d’examiner à présent, mais en termes philosophiques. La liberté guidant le peuple, Delacroix. Le point philosophique Tout ce qui diverge converge (?) Curieusement (une fois n’est pas coutume), les philosophes, les étymologistes et le simple bon sens populaire s’accordent à reconnaître que les mots de morale et d’éthique ne se distinguent en rien. - Simple question d’étymologie pour les uns, qui relèvent que l’un Points de Vue Initiatiques N° 162 27 Éthique et morale, point philosophique provient du grec ethos et l’autre du latin mores, mais que les deux mots renvoient à la même idée de mœurs (comme nous sommes loin, à ce stade, de l’idéal abstrait d’une loi universelle) ! - L’histoire des idées confirme encore que l’emploi des deux termes serait le plus souvent indifférent. - Il en va de même en langage courant et dans nos dictionnaires qui consacrent cette équivalence : « La Morale : (…) serait l’ensemble des valeurs qui fonctionnent comme norme dans une société. L’Éthique : serait l’ensemble des règles de conduite » (Petit Larousse) Le Petit Robert relève, non sans subtilité, que (si) « la Morale était la science du bien et du mal, l’Éthique serait quant à elle la science de la morale ». Comment la rigueur de la langue française parvient-elle à y retrouver son latin et son grec ? Ce qui converge diverge L’idée curieuse que deux mots de notre patrimoine linguistique seraient presque synonymes agace les esthètes du langage, même si le premier terme de morale fait un peu plus populaire que la notion d’éthique, infiniment plus distinguée. Après tout la GLDF elle-même n’aurait pas imaginé de créer une commission morale, mais possède en son sein une commission d’éthique, tandis que rite et rituels ne connaissent que la « loi morale » synonyme de devoir sacré. Peut-être est-il utile de justifier maintenant ce curieux paradoxe, en revenant aux concepts philosophiques. Tous les philosophes contemporains que j’ai pu consulter admettent la similitude originelle des termes, mais ils ajoutent que : « l’Esprit rigoureux (sic) refuse de confondre ce qui peut être distingué : c’est pourquoi la Morale qualifierait plutôt ce que l’on rencontre dans les mœurs (les donneurs de leçons) alors que l’Éthique (dépasse) l’imprécation et la condamnation, et discrimine de manière plus consciente ce que nous considérons comme bon ou mauvais » (cf. S. Carfantan, Philosophie et Spiritualité). Paul Ricoeur 28 Points de Vue Initiatiques N° 162 Guy Dupuy Le grand philosophe Paul Ricoeur (que j’ai eu le bonheur de rencontrer à la GLDF peu de temps avant son récent décès) admet l’absolue convergence des termes, mais il fait à son tour deux réserves : Objectivement : - « On peut discerner une nuance selon que l’on met l’accent sur ce qui est estimé bon ou sur ce qui s’impose comme obligation ». Il semble qu’au regard du bon sens, et en tout cas d’un point de vue maçonnique : plutôt qu’une nuance, c’est un gouffre qui devrait séparer les deux notions à propos de ce qui serait estimé bon, et le concept de morale impérative et obligatoire. Les philosophes éclairés comme les adeptes de la progression initiatique évitent pourtant de distinguer radicalement les deux concepts. C’est à ce niveau que se situe en tout cas l’intérêt du débat. - Paul Ricoeur a, ici, la prudence de relever : « Ce sera par pure convention que je réserverai le terme d’Éthique pour la visée d’une vie accomplie sous le signe des actions estimées bonnes, celui de Morale pour le côté obligatoire marqué par des normes, des obligations, des interdictions caractérisées à la fois par une exigence d’universalité et par un effet de contrainte ». En dépit de ce qui ne serait qu’une « pure convention » (?) : - La visée de la vie bonne correspondrait pourtant à notre héritage aristotélicien ouvrant une perspective théologique, c’est-à-dire une finalité (télos = fin). - L’obligation morale normative serait, d’autre part, un héritage d’Emmanuel Kant, un point de vue déontologique (synonyme de Devoir). Il n’est pas surprenant de retrouver ici une parenté de pensée entre Paul Ricoeur et notre expérience initiatique, ceci à propos de deux repères fondamentaux : - L’idée traditionnelle de visée Éthique qui remonte à la Grèce antique, relèverait de la recherche personnelle d’une vie accomplie, alors que la Morale commune, visant à une efficacité immédiate, serait depuis Kant (au tournant du XIXe siècle) plus conforme à la norme bourgeoise et contemporaine. Points de Vue Initiatiques N° 162 29 Éthique et morale, point philosophique Observons que les idées reçues sont ici contredites : la recherche éthique et personnelle progressive, loin de correspondre à une analyse moderne plus psychologique qu’idéologique, correspond au contraire déjà à l’approche de la pensée traditionnelle, alors que la Morale imposée d’en haut relèverait d’une vision plus récente, exotérique, souvent profane et idéologique. - Comment ne pas constater ensuite la portée initiatique de cette visée éthique, celle d’une vie accomplie qui se situe délibérément sous le signe de l’action pratique (la Praxis) plutôt que théorique. En réalité les deux fondements de la Morale et de l’Éthique (à la fois démarche personnelle et obligation universelle) se retrouvent comme complémentaires, tant sur le terrain de la pensée philosophique que dans la pratique maçonnique. Il suffit de rappeler ici la définition de l’ordre maçonnique : Ordre initiatique, traditionnel (correspondant à notre action éthique), mais aussi universel, fondé sur la fraternité. L’universalisme fondé sur le sentiment de fraternité, exprime et justifie l’impératif catégorique de la morale kantienne, comme elle fonde la dimension spirituelle de notre recherche initiatique. La recherche de complémentarité « D’accord ! La morale nous tombe sur la tête et d’en haut, la Société, l’État, l’Église. L’Éthique est par nature une construction volontaire, celle d’une communauté d’hommes choisissant en un lieu et un moment donné de soumettre leur mode de vie à un principe de Droit. Pour cela, ils sollicitent la Raison en écoutant leur petite musique « intérieure » (cf. PVI n° 147 et notre article sur Le Droit et l’Éthique). À propos de la visée éthique À première vue, la nuance évoquée par Paul Ricoeur entre la visée personnelle ou contingente du groupe ou de l’individu, et d’autre part la morale s’exprimant en termes de devoirs impératifs, ces deux conceptions présupposent plutôt un changement de perspective. - L’engagement individuel serait, face aux institutions, capable de remises en cause radicales, au contraire de la morale commune. Les exemples de cette réfutation sont innombrables : Socrate absorbant la ciguë en réfutant la morale athénienne. Antigone s’opposant à la raison d’État pour offrir une sépulture à son frère, au nom de la conscience individuelle et du devoir de résistance à l’oppression. 30 Points de Vue Initiatiques N° 162 Guy Dupuy - Même en se plaçant au seul point de vue de la visée éthique, qu’y a-t-il de commun entre l’éthique des stoïciens, celle des épicuriens ou de Spinoza, si ce n’est qu’aucune de ces recherches ne se pose en impératifs absolus : « La Morale commande alors que l’Éthique recommande » (Comte-Sponville). Places respectives de la morale et de l’éthique La recherche éthique ne peut que s’exprimer en termes relatifs pour approcher de ce qui pourrait être un impératif hypothétique, au contraire la morale kantienne se présente en tant qu’impératif catégorique. Ce n’est pas dire que les deux approches seraient contradictoires, c’est simplement distinguer ce qui relèverait du bon et du mauvais d’un point de vue éthique, de ce qui s’imposerait en tant que règle pour distinguer le bien et le mal. Ainsi l’Éthique aurait pour visée le choix relatif du plus Juste et non du Bien. On prendra pour exemple de recherche éthique sans considération de l’existence même d’une morale, la réflexion de Nietzsche dans la Généalogie de la Morale : Par-delà le Bien et le Mal, ou encore l’œuvre de Spinoza à propos de L’Éthique ce dernier insiste pour affirmer que le bien et le mal n’existent pas dans la nature. - Alors que la recherche morale serait pour Kant une ascèse visant une exigence de pureté, indifférente aux conditions de vie sensible, - l’Éthique de Spinoza comme celle d’Épicure (et des philosophes grecs) est celle d’une existence heureuse, d’une Sagesse, visant un art de vivre. Le Parnasse, Raphaël 1509 - 1511, Palais du Vatican, Rome. Points de Vue Initiatiques N° 162 31 Éthique et morale, point philosophique - Il est certain que la recherche maçonnique qui est une Praxis, c’està-dire la recherche d’un art de vivre tendant au perfectionnement de l’initié dans toutes ses dimensions, ne saurait rejeter pour autant l’idéal d’une morale universelle, ceci au nom d’une sagesse relative ; encore moins au nom de la recherche du bonheur humain. Les points de vue philosophique et maçonnique se rejoignent La sagesse et le bonheur, de nature strictement éthique, apparaissent bien comme les deux pôles de la réalisation de l’œuvre constructive des Francs-maçons. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler qu’à l’ouverture des travaux de loge, le temple est consacré, au terme d’une première exclamation : « Que la sagesse préside à la construction de notre édifice ». De même qu’à la fermeture des travaux, la dernière prescription, fortement exprimée par les frères, est la suivante : « Que la joie soit dans les cœurs ». Ainsi notre recherche est parfaitement ancrée dans la pensée traditionnelle comme celle qui, dans la Grèce antique, recherchait l’idéal d’un comportement humain équilibré et harmonieux (une sagesse s’exerçant entre la Force et la Beauté disent nos textes) pour parvenir à l’action juste visant la Paix et le règne de l’Amour qui permettent seuls de procurer joie et bonheur. Comment ne pas comprendre que cette double recherche de sagesse et de réalisation harmonieuse conduisant au bonheur, proposée par la tradition initiatique, est totalement conforme à la visée éthique reprise par la pensée philosophique depuis Spinoza et Nietzsche Pardelà le bien et le mal. N’est-il pas utile d’écouter encore Paul Ricoeur définir la visée éthique par trois termes : « visée de la vie bonne, « avec et par les autres, « dans des institutions justes ». Le Franc-maçon retrouve ici encore les trois degrés de la progression initiatique : - Personnelle d’abord, c’est-à-dire discrète et introspective, pour retrouver le sens de « la beauté de l’esprit et du cœur », 32 Points de Vue Initiatiques N° 162 Guy Dupuy - Compagnonnique ensuite, c’est-à-dire ouverte à l’ensemble des traditions et des mœurs - Ouverte enfin à l’action extérieure au service de la justice, seule condition de la paix et de l’amour entre les hommes. Cependant, si la visée éthique est bien conforme à la construction initiatique, s’agissant comme elle d’une praxis, l’idée de justice, qui constitue le troisième palier de la progression éthique ou initiatique, constitue un passage au plan moral. À la visée téléologique (recherche d’une finalité) se substituera progressivement l’obligation morale exprimée en termes de devoir et de valeur universelle, qui transcende les évaluations individuelles. De la même manière que l’évaluation éthique se rattache à l’histoire des mœurs, pour déboucher sur l’idée de règle à propos du juste et de l’injuste, la praxis maçonnique qui se rattache à une tradition constructive de liberté débouche sur l’idée de loi, laquelle ne serait autre que la synthèse des actions « instituées dans le sens de la justice ». Antigone prise sur le fait et arrêtée par les gardes. Ainsi l’idée générale qui rapproche la progression éthique de la construction initiatique, serait que le passage à l’idéal de justice correspondrait à l’idée que la liberté de l’autre aurait la même valeur que ma propre liberté. Le philosophe dira que la Règle socialisée de justice est le prolongement d’une volonté éthique d’évaluation libre et personnelle, prolongée par la capacité de reconnaissance de la volonté de l’autre. Le Franc-maçon parlera plutôt d’une loi de fraternité et d’amour universel, mais l’idée est bien équivalente, sinon identique. Dans les deux cas, que l’on parle de recherche éthique ou de pratique initiatique, c’est bien l’acte de volonté personnelle, aussi éloignée de Points de Vue Initiatiques N° 162 33 Éthique et morale, point philosophique l’individualisme primaire que des idéologies collectives ou sectaires, qui permettra de passer progressivement de la conjugaison du verbe avoir à la conjugaison du verbe être pour nous mettre en harmonie avec une loi morale conforme à notre loi sacrée de reconnaissance et d’amour. Espérons seulement que cette loi sacrée qui devrait être universelle, ne soit finalement accessible qu’aux seuls initiés maçons ou philosophes, vêtus ou non d’un tablier maçonnique. n La déesse Maât. Son nom signifie précisément « justice » « équité » « vérité ». Maât est le principe qui équilibre le monde et qui permet aux dieux et aux hommes d’exister. Sans elle, ce serait le chaos. 34 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean-François Pluviaud Existe-t-il une éthique maçonnique ? Tolérance, Sculpture, Pays-Bas. L’originalité de la Franc-maçonnerie consiste bien à ne pas prôner une morale particulière mais à conduire ses membres à en découvrir, librement, les principes qui l’inspirent. L’initiation est la méthode qui mène à cette découverte. L’élargissement de la conscience est en même temps une élévation de celle-ci. Un trajet et un projet qui se résument par cette invitation à « travailler sans relâche au progrès moral et spirituel de l’humanité ». Pour un maçon, rien n’est négociable quand il s’agit de la dignité de l’homme. Se poser cette question conduit préalablement et obligatoirement à s’en poser une autre : existe-t-il une morale maçonnique, tant les rapports entre morale et éthique sont étroits et interdépendants. Il n’existe pas de morale sans une éthique qui la fonde et la justifie (même Points de Vue Initiatiques N° 162 35 Existe-t-il une éthique maçonnique ? et le plus souvent a posteriori) hormis bien sûr des Tables de la Loi attribuées à une divinité qui, compte tenu de cette origine supposée, n’ont pas, selon les croyants, à être discutées, encore moins justifiées, dans ce cas, il ne s’agit pas de réfléchir, mais d’obéir, nous sommes dans un autre domaine. À l’inverse, toute perception ou formulation d’ordre éthique sur l’origine, l’essence et les mécanismes de la morale demeurera simple spéculation intellectuelle, (intéressante et toujours indispensable) aussi longtemps qu’elle ne sera pas traduite dans des règles d’applications qui sont par nature des règles morales. L’éthique nous dit pourquoi elle explore les raisons et les mécanismes de nos comportements, la morale nous dit comment nous comporter, elle nous fixe des règles. L’éthique n’est pas la morale et la morale n’est pas l’éthique, il existe cependant entre les deux une zone un peu floue, difficile à cerner, celle du chevauchement quand l’éthique se confond avec la morale (ou l’inverse). C’est le domaine des principes, ceux que certains appellent parfois les grands principes, ils n’appartiennent plus tout à fait à l’éthique dont ils sont issus, sans être encore des règles morales strictes ; d’où parfois certains malentendus, des approximations et des utilisations terminologiques inappropriées. Ces précisions, outre le fait qu’elles m’ont parues indispensables pour éviter ce que je viens de dénoncer, les habituels amalgames, méprises et confusions entre éthique et morale, ces précisions vont me permettre d’articuler ma réflexion. L’initiation, construction d’une conscience En effet, compte tenu du fait que toute morale implique potentiellement une éthique, s’il existe une morale maçonnique, on doit naturellement pouvoir en dégager une éthique qui la sous tend. Or, compte tenu du fait que la morale s’exprime à travers des règles strictes de comportement, il est sans doute plus facile de mettre en évidence ces règles, concrètes par nature, et, à partir d’elles de remonter aux raisons dans lesquelles elles trouvent leur origine. C’est donc sur la base de l’existence d’une éventuelle morale maçonnique que je peux tenter de mettre en évidence ses fondements, c’est-à-dire la réflexion éthique qui l’a générée. La question première est donc de savoir s’il existe une morale maçonnique et, si elle existe, quelle en est la manifestation avant même de savoir sur quels éléments elle se fonde ? Pour mener cette réflexion il faut, selon moi, partir du projet 36 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean-François Pluviaud maçonnique : « Assurer la défense et la transmission de tout ce qui constitue l’humain ». (Travailler au progrès moral et spirituel de l’humanité). La responsabilité du projet incombe à l’homme, mais est-il capable de l’assumer ? C’est donc la confrontation entre un homme, le maçon et le projet qui va permettre de tirer… la morale de l’histoire. Le projet est clair ; la difficulté dans cette affaire ce n’est donc pas le projet, mais l’homme qui, à l’état naturel, ne semble pas être en mesure de le mener à bien, c’est lui qui pose problème, un problème complexe. D’abord celui de l’ambiguïté de sa double appartenance « fils du ciel et de la terre », il est en déséquilibre permanent, tiraillé, écartelé entre les deux. Ensuite celui, infiniment plus grave, qui est pour chacun d’affronter sa part d’ombre, ses abîmes intérieurs, d’apporter la lumière dans le dédale de ses ténèbres intimes afin de ne pas s’y perdre en tant qu’homme. À ce double problème la maçonnerie apporte une réponse, une seule : l’initiation, c’est-à-dire la construction d’une conscience. Les fils du Ciel et de la Terre « Au début il y avait la Nuit, l’Immense Obscurité. Ensuite Papa, la Terre, pour toujours clémente, Mère de tout, et notre Père, Rangi le Juste, le Ciel, confusément enlacés l’un à l’autre; et entre eux, étendus à l’étroit leur enfants géants... » Généalogie cosmogonique des mythes Maori. Dans le premier cas, celui de notre part animale (matérielle) contraignant notre part spirituelle, la solution qui consiste, par l’initiation, à permettre à chacun de dévoiler sa part spirituelle pour rééquilibrer sa personnalité, bien que longue et difficile, n’en est pas moins le seul moyen à notre disposition. Mettre dans la balance tout le poids de « l’humanitude ». Dans le second, celui du danger que représentent nos zones d’ombre pour notre intégrité d’homme, les choses sont plus complexes. Il s’agit du domaine de l’intime, le plus souvent du non dit, voire du refoulé. Les mauvais compagnons sont partie prenante de la pâte qui constitue chaque individu ; chaque cas est singulier, impossible Points de Vue Initiatiques N° 162 37 Existe-t-il une éthique maçonnique ? donc de lui appliquer une méthode universelle. Seul chacun, par une connaissance de plus en plus approfondie de lui, peut prendre conscience de ce qu’il en est réellement de son chaos intérieur. Prendre conscience, en l’occurrence, s’entend de deux manières, la première étant d’identifier ses ténèbres, la seconde (les prendre en conscience) c’est-à-dire les confronter avec les principes qui peu à peu se manifestent avec la conscience en construction, afin de pouvoir en apprécier l’importance et la dangerosité. Si l’on veut les combattre, il est nécessaire de pouvoir identifier le plus précisément possible ses mauvais compagnons, dans toutes leurs dimensions et dans toutes leurs manifestations. Dans cette spéléologie de nos profondeurs, la lucidité apportée par l’initiation est un précieux secours, elle est l’éclairage intérieur qui contribue à dissiper les ténèbres. Au fur et à mesure de notre avancée, la lumière nous accompagne, les ténèbres reculent. Dans les deux cas la conscience, produit de l’initiation, va guider notre marche parmi nos écueils intérieurs en nous tenant lieu de boussole, en même temps qu’elle nous servira d’instrument d’étalonnage, pour juger de la conformité de nos pensées et de nos actes avec l’idéal contenu dans le projet. Elle sera la marque et le référent permanent du progrès de l’humain en chacun, le signe d’identification qui permettra notre assimilation à la société des hommes. Mais elle n’existera que si chacun fait l’effort de la construire en lui, sinon elle demeurera à jamais une potentialité. La réussite du projet maçonnique dépend de l’homme, de lui seul, il faut donc qu’il soit suffisamment armé pour mener le combat, contre lui-même et contre l’autre. La conscience sera sa seule arme, une conscience qu’il devra construire pour mais pour pouvoir l’utiliser. Logo Jour de paix et de non violence, par Eulogio Díaz del Corral. Comment doit-il le faire et avec quoi ? Fondements de la morale maçonnique La conscience que nous devons construire sera le fruit de la mise en pratique continue et soutenue de certaines règles de comportement. 38 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean-François Pluviaud La maçonnerie, s’appuyant sur sa tradition, a jugé être en mesure de créer le climat nécessaire à l’éclosion et à la maturation de la conscience. Elle se bâtira donc à l’aide de matériaux qui, par définition, seront les mieux adaptés aux fins qui sont les siennes, c’est-à-dire des principes, sensés être les plus représentatifs du projet. Il est bien clair que les principes sont immuables et intangibles, il ne s’agit donc pas de les construire, puisqu’ils sont le reflet d’un idéal, mais de nous construire nous-mêmes, en les intégrant peu à peu, de manière à ce qu’ils deviennent notre seconde nature. Ils sont la matière première de la construction. Ils découlent de ce que la maçonnerie perçoit comme étant en conformité avec ce qu’elle pense être la manifestation la plus haute de l’humain. Ces principes sont la structure et la substance même de la conscience, son matériau, nous en sommes les dépositaires responsables, ce sont eux que nous recevons, ce sont eux que nous devons faire vivre, à seule fin de pouvoir les transmettre. Ils nous guident, en même temps qu’ils nous situent, nous identifient et nous obligent. La maçonnerie est donc essentiellement affaire de principes, c’est à partir de leur déclinaison et en conformité avec eux, que se justifient et s’élaborent des règles précises de comportement, des règles morales. Il est difficile de faire l’inventaire détaillé de nos principes, puisqu’ils émanent directement de la vision que nous avons de la fonction de l’homme. Ils englobent donc tout ce qui dans le domaine de la pensée et de l’action peut conduire à nous élever vers un idéal d’humanité, conforter et permettre le progrès et l’épanouissement de l’humain. Par voie de conséquence, ils bannissent et combattent tout ce qui abaisse et avilit l’homme. Applicables en tous lieux et en toutes circonstances, ils ont un caractère intemporel et universel, audelà des modes de pensée et des époques. Ce sont des valeurs refuge de tout ce qui constitue l’humain. Cependant, dire que notre conduite se détermine à partir de principes qui symbolisent tout ce en quoi nous croyons, demeure dans le domaine un peu théorique et parfois abstrait des concepts. Pour avoir une réalité concrète, les principes doivent se traduire en des règles pratiques, applicables à nos comportements quotidiens. Ces règles d’application vont constituer la morale maçonnique. Mais, pas plus que les principes, les règles morales ne peuvent être enfermées dans un catalogue, puisqu’il appartient à chacun, confronté à une situation donnée, d’en apprécier la nature, l’opportunité et les Points de Vue Initiatiques N° 162 39 Existe-t-il une éthique maçonnique ? modes d’application, à la lumière des principes ; il est donc difficile de les formaliser dans des dispositions codifiées et répertoriées. Tenant compte de cela, la maçonnerie très sagement résume sa position dans une injonction : « Fuir le vice, pratiquer la vertu », ce qui pourrait être complété par la formule : en tous lieux et en toutes circonstances agir selon sa conscience. L’adhésion volontaire à une idée commune En effet, on peut considérer que les principes étant posés en parfaite cohérence avec notre pensée (celle qui inspire la maçonnerie), les règles de comportement en découleront naturellement et s’imposeront d’elles-mêmes à chacun, le moment venu. En chaque circonstance, par la voix de notre conscience, elles nous dicteront ce qu’il convient de faire, quelle attitude adopter pour rester fidèle à nos principes. Ce ne sont pas des lois, qui par nature imposeraient des contraintes, au contraire, elles se fondent toutes sur l’idée de devoir, sur une acceptation intime, volontaire, une foi. D’une manière générale la morale commune, celle qui a cours dans notre civilisation, est l’ossature de la morale maçonnique. La maçonnerie moderne a pris racine dans un terreau judéo-chrétien, le même que celui dans lequel est née la civilisation occidentale, à partir de là il est évident qu’à aucun moment elle ne peut se trouver en contradiction avec la morale de référence du monde dans lequel elle est née et dans lequel elle vit. Mais, si cette morale commune est le cadre général dans lequel elle s’inscrit, la morale maçonnique va cependant donner un accent particulier, un éclairage beaucoup plus appuyé à certains principes, ceux qu’elle juge essentiels et particulièrement emblématiques des idées qu’elle veut défendre. Ce sont ceux qui reflètent de façon plus significative le projet et participent plus directement à sa réalisation, c’est le triptyque Liberté, Égalité, Fraternité Leur mise en avant est en quelque sorte une façon « d’annoncer la couleur » et de lever ainsi toute équivoque sur la nature résolument morale du projet. De la sorte sont affichées ses priorités qui sont en quelque sorte, ses incontournables, ses identifiants, ce sont les points d’ancrage déjà évoqués précédemment comme étant les pierres d’angle de la conscience maçonnique. La grande originalité de notre morale est l’absence d’interdits, elle sollicite l’adhésion intime et volontaire de chacun. À l’opposé de la manière dont sont habituellement présentées et perçues les règles 40 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean-François Pluviaud morales, loin des tabous, nos principes apparaissent comme le plus sûr moyen de réalisation d’un idéal, un outil. À la crainte d’un châtiment ou d’une punition se substitue l’adhésion à un projet. Leur respect devient ainsi le garant de la réussite, un atout et une force. Pour cette raison, ils ne sont pas énoncés comme les tables de la loi, mais, pour les plus importants, comme une devise, une proclamation, une revendication du projet, comme une fierté. Ces principes ne sont pas édictés une fois pour toutes comme des dogmes ; tous et toujours font l’objet de sujets de méditation proposés à chacun, de façon à ce qu’il en pénètre, non seulement le bien fondé, mais aussi en reconnaisse la nécessité et les implications. C’est une manière de procéder spécifique à la maçonnerie, le respect envers ses membres ; obtenir leur adhésion volontaire à une idée commune, à un projet partagé. Pas d’interdictions, mais au contraire, à travers de multiples images, d’exemples nombreux, de pistes variées, elle veut proposer et orienter, afin d’aller à la rencontre de toutes les sensibilités, pour trouver chez chacun l’ouverture la plus évocatrice qui conduira à l’acceptation puis à l’adhésion. Donc il existe bien une morale maçonnique avec ses règles et ses spécificités, ce qui permet de dire que la maçonnerie est avant tout une aventure morale où la vertu est omniprésente. Cette longue démonstration était selon moi nécessaire pour être en mesure de répondre à la question posée : existe-t-il une éthique maçonnique ? Ce qui revient à déterminer quels sont le fondement et la justification de la morale maçonnique, sur quel corps de pensée se développe-t-elle ? Il est évident, que dans la construction de la morale telle qu’elle m’apparaît et telle que j’ai tenté de la formuler dans les lignes qui précèdent, j’ai été conduit à évoquer ce qui est du domaine de l’éthique, elle apparaît donc déjà en filigrane. Maintenant il convient de lui donner un peu de consistance. L’initiation, acquisition et pratique des vertus Selon moi, il faut revenir au projet maçonnique que je résumerai en disant « la défense de l’humain », l’humain étant ici bien sûr tout ce qui nous différencie de l’animal, tout ce qui fait que nous sommes des hommes. Ce projet repose sur un postulat, la spécificité de l’homme, sa singularité. Non seulement il pense et il le sait, mais il est perfectible. À partir de là, prenant en compte la différence humaine, la maçonnerie formule qu’elle n’est pas due au hasard, mais Points de Vue Initiatiques N° 162 41 Existe-t-il une éthique maçonnique ? qu’elle correspond à un plan d’ensemble, qui attribue une fonction à l’homme dans l’univers, celle de transmetteur de l’esprit. Elle constate aussi que, dans l’état actuel des choses, à cause justement de sa double nature, l’homme n’est pas en état de tenir son rôle. Afin de pouvoir le faire, usant de sa capacité de perfectionnement et par là même, la justifiant, il devra retrouver l’ensemble des caractéristiques qui le constituent en tant qu’homme. Pour la maçonnerie, ces caractéristiques de l’humain sont considérées comme des vertus (tout acte ou pensée qui élève l’homme), ce sont ces vertus qu’il devra acquérir par leur pratique, s’il veut pouvoir être qualifié du titre d’homme véritable et remplir sa fonction. Cette acquisition et cette pratique des vertus reviendra de facto à mettre de l’ordre dans son chaos personnel et partant, dans celui de l’univers. C’est cette remise en ordre du chaos, qui est la justification de l’homme, son rôle, son inscription dans le plan d’ensemble, à la place qui doit être la sienne. La remise en ordre personnelle et intime par l’acquisition et la pratique des vertus, s’appelle en langage maçonnique l’initiation. Ainsi, partant d’une vision spécifique de l’homme, que certains appellent aussi l’humanisme (sachant toutefois que l’humanisme au sens maçonnique du terme est indissociablement assorti d’une notion de responsabilité qui lui donne un sens tout à fait spécifique). La maçonnerie élabore une procédure de réalisation, non pas du projet, mais des hommes qui seront ainsi rendus capables de le porter, ces hommes sont les initiés. L’analyse qu’elle fait de la fonction de l’homme et les grands principes qui se dégagent de cette analyse sont inclus dans ce qu’il est coutume d’appeler la dignité humaine. Les principes n’énoncent aucune règle précise, seulement de grandes orientations, la limite ultime à ne pas franchir ou si l’on veut ce qui n’est pas négociable. c’est leur confrontation avec l’action, leur mise en situation, qui va fixer chaque fois et à chacun les règles concrètes de comportement adaptées, déterminer les choix. Donc, pour résumer la structure de l’ensemble, il y a à l’origine une pensée qui attribue une fonction à l’homme, cette fonction se définit dans des principes qui eux-mêmes génèrent des règles de comportement, tout se tient. Il est donc possible, selon moi, de dire qu’il existe une éthique maçonnique. Elle est exprimée dans tout ce qui pour nous constitue l’initiation.n 42 Points de Vue Initiatiques N° 162 Gremed, Groupe de Rélexion éthique en Méditerrannée Soufrances au travail, travail en soufrance : quels enjeux éthiques pour les Francs-maçons ? Les syndromes professionnels consécutifs au stress et à la souffrance au travail sont le quotidien de l’entreprise et peuvent se traduire par des « pathologies de surcharge » Le constat est évident : le monde du travail est devenu un lieu qui génère de la soufrance. Une soufrance que rien ne peut justiier au regard des valeurs qui fondent la dignité des hommes. C’est pourtant ce même travail qui confère une dignité à celui qui l’accomplit, qui lui donne un statut social et même une estime de lui-même. Comment et pourquoi en sommes-nous arrivés à de telles dérives ? Et surtout comment les Francs-maçons peuvent-ils proposer des moyens de remédiation ? Les drames humains, récemment médiatisés, qui se sont produits dans de grandes entreprises françaises, ont entraîné une prise de conscience de situations de souffrance dans le milieu du travail, dont de nombreux spécialistes dénoncent, depuis longtemps, les effets, tant sur la santé physique que psychologique de celles et ceux qui en sont touchés. Points de Vue Initiatiques N° 162 43 Souffrances au travail, travail en souffrance : quels enjeux éthiques pour les Francs-maçons ? Ces réalités criantes s’avèrent constituer autant d’enjeux sociétaux qu’une interpellation directe de l’engagement du Franc-maçon comme « ouvrier du perfectionnement général » devant le constat d’une dégénérescence avancée des valeurs de l’humain dans le travail contemporain. Un enjeu majeur de santé publique Les dérives organisationnelles qui ont poussé des êtres humains au suicide sur leur lieu de travail ne sont que la partie visible d’un iceberg qui s’est formé depuis plus de dix ans. Pour simplifier à outrance, on se trouve aujourd’hui, tout au moins, au sein de la grande organisation, comme devant un cycle d’éternel recommencement aux excès des méthodes tayloriennes, fordiennes… présentant des effets pathogènes graves sur la santé et la vie de bon nombre de nos concitoyens, tout en constituant un lourd facteur de contre productivité. Alors que l’institut de veille sanitaire déclare, en 2009, que « la souffrance mentale au travail est devenue un enjeu majeur de santé publique » ces dérives, complexes et variées, dépendent de beaucoup de facteurs entraînant des conséquences différentes suivant les cas. Les origines de ces souffrances et du mal-être nous mettent le plus souvent devant ce que nous appelons « une forme grave de désertification de l’humain dans l’entreprise », ce qui suscite la convocation des notions d’éthique et de responsabilité au travail, sans négliger pour autant de prendre en considération, plus largement, les dernières évolutions socioprofessionnelles liées aux profonds changements techniques, culturels, socio-économiques, écologiques… dans notre société. La « personne » n’y est plus suffisamment respectée en tant que telle, ni reconnue, et semble n’être appréhendée que par ses capacités à remplir une fonction déterminée et la plus parcellisée possible, dans une perspective « quantitativiste » de rentabilité économique. À l’heure où l’on parle, toujours et encore, de management de la connaissance, de ressources humaines, ou de communication interne dans l’entreprise…, la personne apparaît être encore trop souvent considérée comme un « pion », un automate parfaitement interchangeable. Le capital humain de l’entreprise semble avoir été trop souvent substitué au capital à lui seul,la crise économique et la mondialisation de ces dernières années ayant accéléré et amplifié ce processus. De plus, afin de conjurer un mal dont « ils ne mouraient pas tous mais [dont] tous étaient frappés », des systèmes de défenses 44 Points de Vue Initiatiques N° 162 Gremed, Groupe de Réflexion éthique en Méditerrannée psychologiques plus ou moins conscients se sont mis en place dans les organisations, comme pour occulter ou minimiser la gravité du problème. Une « banalisation du mal » s’est sournoisement installée, une autre forme de négationnisme qui fait frémir : l’expression de ceux qui refusent de voir une réalité qui dérange, car sa vision demanderait un changement complet d’orientation intellectuelle et morale, une remise en question du rapport au travail et à la personne, la capacité de l’homme responsable de s’« indigner » et de résister face à l’immoralité de certains abus attitudinaux et comportementaux portant atteinte aux droits ou aux devoirs fondamentaux de l’Homme et du citoyen. Or, la motivation, le bien-être au travail, la cohésion, la Justice, le lien social, la communication ou encore le sens partagé… ne peuvent se décréter, ni se normaliser, encore moins se prescrire. Ils se construisent ensemble, dans les rapports entre les hommes au travail, et dépendent directement du type de regard que l’homme porte sur l’Homme en entreprise. En jeu : des pathologies professionnelles indignes De véritables syndromes professionnels consécutifs au stress et à la souffrance au travail sont le quotidien de l’entreprise d’aujourd’hui et peuvent se traduire par ce que Christophe Desjours nomme des « pathologies de surcharge » comme le burn out (ou épuisement professionnel atteignant électivement les personnes ayant pour tâches le service ou l’assistance aux malades, aux indigents, aux grabataires), ou le karoshi (mort subite par accident vasculaire). Ces syndromes s’expriment aussi par des violences perverses dans le travail s’accompagnant de pathologies cognitives, par le harcèlement moral, le mobbing (relevant d’une dérive organisationnelle dont les motifs sont surtout d’ordre psychosociologique ou relationnel) et plus généralement par une souffrance éthique qui naît d’un consentement obligé à des actes qu’on réprouve… Dans ce contexte problématique, dont l’intensité peut varier d’une entreprise à l’autre, le salarié, acteur devenu spectateur, ressource devenue objet, sorte de « rat dans sa roue qui tourne, tourne, sans cesse », est aux prises avec l’hyper productivisme masqué. Le cadre « qui n’encadre plus rien » se trouve exposé aux dérives de la peur, de la perversité, de la manipulation mentale, du repli sur soi et de l’individualisme dans l’organisation. Bon nombre de Points de Vue Initiatiques N° 162 45 Souffrances au travail, travail en souffrance : quels enjeux éthiques pour les Francs-maçons ? salariés se trouvent ainsi en situation de subir un malaise profond. Tout se passe comme s’ils vivaient les effets d’un hyperrationalisme contemporain, dont le système managérial tout entier se trouve porteur. Comme sous l’effet d’une technocratie sous le règne de l’homo œconomicus bien pensant, une forme de dictature de la rationalité conditionne ainsi le travail de l’individu par une forme de vénération du chiffre-roi, le tout, sous toile de fond d’une idéologie de la performance, d’un certain « éconocratisme libéral ». Devant ces réalités préoccupantes, quelle place a été, et reste à ce jour, effectivement réservée au rôle des professionnels de la santé, de la communication, des ressources humaines, de la psychosociologie et de la psychodynamique le salarié devenu objet, sorte de « rat du travail ? À cela, s’ajoute le constat de dans sa roue qui tourne, tourne, sans cesse » l’impuissance et du recul de la médecine du travail et des organisations syndicales qui ne sont plus en capacité de présenter une force de contre-proposition. Les idéologies ayant disparu, il ne reste plus d’espaces de parole suffisants, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise, dans et par lequel les salariés pourraient davantage se retrouver, se nourrir des liens avec leurs prochains, mis à part les lieux professionnels basés sur le pouvoir matériel et opérationnel. Le danger est alors le fléau du repli sur soi et de l’individualisme. Enjeu d’une recherche des causes et des remèdes à de telles dérives Il serait présomptueux de vouloir répondre d’une façon exhaustive à la question des causes possibles et des remèdes nécessaires. La complexité du sujet touche tout à la fois aux dimensions macroéconomiques, à l’histoire de nos sociétés et du management, et à beaucoup d’autres disciplines encore. Rappelons seulement le principe de base qui veut que l’une des contraintes majeures d’un dirigeant d’entreprise soit de faire du profit. Son entreprise doit être rentable et ses actionnaires doivent percevoir leurs dividendes. La deuxième moitié du XXe siècle ayant vu le déclin des approches collectives au profit d’un essor de l’individualisme, seule semble perdurer la loi du marché livré à lui46 Points de Vue Initiatiques N° 162 Gremed, Groupe de Réflexion éthique en Méditerrannée même, sorte de Moloch pour qui l’on sacrifie l’humain de l’Homme. Aurait-on oublié, une fois de plus, que derrière une masse salariale se trouve l’Humain, le facteur Humain, la personne, dans toute sa complexité et sa sensibilité ? Des méthodes rationalistes ont ainsi été adoptées en divisant les tâches au maximum de façon à ce que chacun ne puisse pas se sentir responsable, tant la responsabilité se trouve diluée et insaisissable : « C’est le système qui veut cela. C’est le système qui est responsable » exprimerait l’inconscient collectif, dans un contexte de crise économique faisant apparaître le spectre du chômage susceptible de motiver bien des silences et des abus de pouvoir… Derrière la masse salariale se trouve l’Humain, le facteur Humain, la personne, dans toute sa complexité et sa sensibilité. De véritables dictatures attitudinales et insidieuses infiltrent ainsi l’organisation tout entière. Une forme contemporaine de pensée managériale accordant la suprématie du « cerveau gauche » (cet hémisphère de la rationalité, du calcul…) sur le « cerveau droit » (foyer cérébral du relationnel, du sensible, de l’intuition…), une obsession organisée de l’« efficience », du « culte du quantifiable » de nature à générer ainsi, au sein des organisations technocratiques, une contreproductivité à laquelle une forme de monomanie managériale de rationalisation organisationnelle du travail n’est pas étrangère : « La rationalisation est au manager contemporain ce qu’était la saignée au médecin du Moyen Âge. Quelle que soit la forme qu’elle adopte : licenciements ouvriers, réductions budgétaires, restructuration, etc., la rationalisation est devenue pour la bureaucratie mécaniste une solution à tous ses problèmes ». Points de Vue Initiatiques N° 162 47 Souffrances au travail, travail en souffrance : quels enjeux éthiques pour les Francs-maçons ? Devant ces constats, nous pouvons nous demander, en complément, en quoi la Franc-maçonnerie - qui accorde, du reste, une place si importante au Travail, au sein de son rituel et de ses enseignements - peut-elle apporter un éclairage original ? Quelles pierres les Francsmaçons peuvent-ils apporter à ce qui pourrait constituer un chantier d’utilité sociale pour bon nombre de nos concitoyens ? Quel regard un frère de la Grande Loge de France doit-il apporter sur les souffrances au travail et le Travail en souffrance, en cohérence intime avec l’article 1 de la constitution l’invitant à travailler « à l’amélioration constante de la condition humaine » et dans l’esprit du rituel qu’il pratique régulièrement et qui l’incite à « achever au dehors l’œuvre commencée dans le Temple » ? Enjeu d’une éthique maçonnique pour la réhabilitation des valeurs du travail Pour les Francs-maçons, la notion d’éthique est fondamentale. Comme socle de l’esprit de tolérance et de fraternité, elle pourrait être résumée dans cette célèbre maxime, prononcée dans le rituel : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fût fait ». Or, le milieu professionnel peut-il s’accommoder de cette éthique ? Ce devrait être une évidence mais, malheureusement, les organisations professionnelles sont bien souvent encore basées sur un modèle « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fût fait » hiérarchique et pyramidal auquel s’ajoute cet objectif incontournable de performance et de profit. L’éthique est alors menacée par cet impératif de réalisation des objectifs fixés, serait-ce au mépris de certaines valeurs, telles que le respect d’autrui. La fin, qui est presque toujours d’ordre économique, dans un contexte mondialisé et concurrentiel à outrance, justifierait alors les moyens… Dans ce contexte, la Franc-maçonnerie pourrait-elle nous inspirer des alternatives, en termes de modèle économique, social ou écologique, susceptibles de prendre le contre-pied du dogme, de la doxa financière, de cette sacro-sainte loi du marché, tout en intégrant les richesses d’une sage et aristotélicienne recherche d’une 48 Points de Vue Initiatiques N° 162 Gremed, Groupe de Réflexion éthique en Méditerrannée « vie bonne » ? De nouveaux contre-pouvoirs syndicaux, coopératifs, via le principe de l’économie sociale et solidaire, pourraient-ils être (ré)inventés ? Le Maçon « libre et de bonnes mœurs » est l’héritier direct du siècle des Lumières. Adogmatique et tolérant, il n’admet aucune entrave à la recherche de la Vérité. Humaniste, il place l’Homme au centre de sa réflexion, en travaillant à l’amélioration constante de la condition humaine dans trois dimensions : tant sur le plan spirituel et intellectuel que sur le plan du bien-être matériel. Il ne peut ainsi qu’inviter à prendre conscience que l’Homme n’est reconnu aujourd’hui que dans cette dernière dimension matérielle, matérialiste. La Franc-maçonnerie n’a-t-elle pas ainsi à s’inscrire en force dans une contribution à une forme d’évolution des consciences, voire de révolution spirituelle, en réponse aux grands fléaux de déshumanisation que nous apporte notre XXIe siècle et que nous observons dans les dérives du travail ? La loge offre au frère un espace qui lui permet de réaliser un ressourcement nécessaire pour mieux s’investir dans le monde, mais aussi pour pouvoir s’indigner, dire non à ce qui lui paraît éthiquement inacceptable et nourrir un autre regard sur le monde pour permettre à l’Homme d’y préserver sa place centrale, à la hauteur de la noblesse des valeurs éthiques qui l’animent. Enjeu d’un engagement maçonnique vers un chantier individuel et collectif Toute remise en question de l’idéal maçonnique, tout problème sociétal qui touche à l’intégrité et à la dignité de l’homme, doit d’abord renvoyer au propre engagement du Franc-maçon, à son attitude responsable et à sa propre remise en question personnelle. Faute de quoi cet idéal risquerait fort de ne rester qu’une belle et grande idée : la Franc-maçonnerie ne serait alors que « symbolique et le Maçon le symbole de ce qu’il devrait être » En cela, quels seraient les moyens pour qu’effectivement le rituel maçonnique amène le Franc-maçon sur le chemin d’un engagement personnel et collectif lui permettant d’aborder la question de la souffrance au travail sous un angle éthique ? Une grande part du symbolisme maçonnique, qu’il soit langagier, gestuel ou par les objets présents dans le Temple, tire son origine des prédécesseurs opératifs et du Travail. Si Oswald Wirth nous livre, en préambule de chacun de ses trois ouvrages de référence : « La Franc-maçonnerie est appelée à refaire le monde. La tache n’est pas au-dessus de ses forces à la condition qu’elle devienne ce qu’elle doit être », de quelles ressources le rite Points de Vue Initiatiques N° 162 49 Souffrances au travail, travail en souffrance : quels enjeux éthiques pour les Francs-maçons ? écossais ancien et accepté regorge-t-il pour redonner du sens au travail ? Comment est construite en loge la fraternité maçonnique comme fondement de valeurs dans le travail ? Comment, à l’image de cette fraternité, le Franc-maçon pourrait-il rayonner en entreprise, dans le monde profane ? En quoi, par exemple, le frère hospitalier, représentant de cette fraternité en loge, pourrait-il constituer alors l’hospitalier dans l’entreprise, en achevant ainsi « au dehors l’œuvre commencée dans le Temple » ? Autant de questions susceptibles de légitimer les potentialités d’un chantier opératif et spéculatif de grande ampleur pour les Francsmaçons de la Grande Loge de France, conscients des graves menaces sociétales contemporaines.n Pour le GREMED – Groupe de Rélexion Éthique Méditerranée Claude Durand ; Frédéric Ely ; Louis Ligouzat ; Pierre Mollon ; JeanPierre Piccioni ; André Ughetto Il faut garder espoir de redonner un sens au travail. 50 Points de Vue Initiatiques N° 162 Gérard Lioret, avec la collaboration de Pierre Mollon et Frédéric Ely Vers une entreprise éthique ? Le travail en usine vers la fin du XIXe siècle, Adolph von Menzel (1872-1875). La forme interrogative du titre introduit une rélexion sur le fonctionnement des entreprises, déréglé par les exigences d’un marché déshumanisé. Sans revenir à des valeurs anciennes, mais en se fondant sur l’évolution des conditions de production, il est peut-être possible de dégager quelques idées-force qui restitueront au travail sa fonction ontologique. Substituer l’individuation à l’individualisation, restaurer le sentiment d’un collectif solidaire, représentent des éléments de réponse que les maçons connaissent bien pour les pratiquer dans leurs loges. L’optimisation des résultats d’une entreprise n’est pas en contradiction avec un comportement éthique des actionnaires, des dirigeants, des employés, et des clients citoyens. Les deux sphères de l’éthique et de la profitabilité sont distinctes mais peuvent et devront se recouper. Cette vision suppose que chacun, à sa place ou dans son rôle de citoyen, de consommateur, d’actionnaire, de collaborateur, de Points de Vue Initiatiques N° 162 51 Vers une entreprise éthique ? syndicaliste ou de dirigeant, s’implique, se développe et agisse dans le respect de la dignité de la personne, dernière finalité de l’action politique. Dans ce texte l’éthique est comprise d’un point de vue téléologique c’est-à-dire la science pratique qui a pour fin une vie bonne belle et juste, dans l’entreprise. Les grandes dates du progrès social Jusqu’au Moyen Âge, les travailleurs n’ont aucun droit. Chaque corporation a ses propres règles édictées par les maîtres. Les apprentis et compagnons n’ont pas la liberté de choix de leur travail, mais ils ne cassent pas des pierres, ils construisent des cathédrales. La très rationaliste Révolution française va dissoudre et interdire les corporations, au nom de la liberté d’entreprise et du travail. Suite à la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 on peut dire qu’« Il n’y a plus de corporations dans l’État ; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. ». La notion d’individu autonome et indépendant est créée. La découverte de nombreuses innovations, et la demande de plus de confort matériel, ont engendré la première révolution industrielle et avec elle la construction en occident de grandes unités de production. F.W Taylor repense toute l’organisation du processus productif et créé l’Organisation Scientifique du travail (O.S.T.). Industrialisation massive : panorama sur les usines sidérurgiques Carnegie à Youngstown dans l’Ohio. Selon Karl Polanyi, « la grande transformation du siècle de la première révolution industrielle est le passage des sociétés de communautés à une « société de marché », qui soumet le lien social à l’étalon du gain ». Le marché est devenu le modèle de régulation, ce qui signifie que, la terre, la monnaie et le travail sont des marchandises comme les autres. Dans les usines, de plus en plus grandes, l’organisation taylorienne du travail favorise les affrontements sociaux entre les bataillons d’ouvriers mobilisés, massivement par les syndicats, et le patronat. 52 Points de Vue Initiatiques N° 162 Gérard Lioret, avec la collaboration de Pierre Mollon et Frédéric Ely Les grandes utopies sociales du XIXe siècle naissent dans ce contexte. En France, la grève générale de 1968 paralyse le pays pendant 3 à 4 semaines avec comme principales revendications : • la remise en cause de l’autoritarisme et du travail taylorisé • le refus de l’exploitation et des inégalités • le droit à l’épanouissement personnel Après la Nuit des Barricades à Paris le 11 mai 1968. Ce que Luc Boltanski et Ève Chiapello analyseront en 1999 comme la coexistence d’une critique esthétique et sociale du capitalisme : • une critique « sociale » contre la misère et les inégalités dues à l’égoïsme des intérêts particuliers ; • une critique « esthétique » qui dénonce, l’inauthenticité de la société marchande et l’étouffement des capacités créatives de l’individu. Mais aujourd’hui ce n’est plus une critique esthétique mais éthique qu’il faut instruire car sous les pavés il y avait l’individualisation. L’individualisation Aux assises du Conseil national du patronat français (CNPF), à Marseille en 1972, l’aile moderniste autour d’Antoine Riboud, pose la question de l’humanisation et de la revalorisation du travail, et engage le CNPF dans une réforme des conditions de travail avec l’appui des salariés et de certains syndicats. L’objectif officiel est de rendre l’organisation du travail plus attrayante. Points de Vue Initiatiques N° 162 53 Vers une entreprise éthique ? Dès le début, le patronat concentre ses efforts sur l’individualisation systématique de la gestion des salariés. S’inspirant des expériences étrangères, les dirigeants d’entreprise introduisent les horaires variables. Les services, les ateliers, les départements, n’embauchent et ne déjeunent plus à la même heure. Les syndicats se trouvent alors confrontés à un problème de contact avec les salariés et de distribution des tracts. De nouvelles grilles de classification vont être instaurées, les augmentations de salaire seront individualisées. Le salarié s’engage, face à son supérieur immédiat, à réaliser ses objectifs et participer à l’évaluation de ses performances. Un programme de mise à niveau adapté à ses besoins réels lui est parfois proposé. Volontairement ou non, cette individualisation se fait en brisant les logiques collectives qui prévalaient jusqu’alors. Les directions de la communication d’entreprise s’imposent entre les salariés et leur hiérarchie, pour instiller d’autres valeurs que celles véhiculées par les organisations syndicales, décrétées archaïques. La mode est à la rotation des postes, à l’enrichissement des tâches. Des groupes semi-autonomes de production et des cercles de qualité sont mis en place. Sous la pression constante sur les coûts de production le lean manufacturing s’impose dans les organisations industrielles et va montrer les graves inconvénients de l’individualisation dans un environnement mondialisé. Si la mondialisation a eu des effets bénéfiques et a permis d’améliorer les conditions de travail et d’élever un peu les salaires des plus pauvres, elle s’est rapidement transformée en globalisation financière avec des effets pervers dans les sociétés occidentales. Hier on investissait beaucoup sur peu de nouveaux produits qui nécessitaient des équipes qualifiées, des délais longs. Aujourd’hui, on investit peu sur beaucoup de nouveaux produits car les coûts d’industrialisation off shore sont faibles. Le time to market est devenu le critère prépondérant d’investissement et impose aux salariés des cadences infernales pour notre satisfaction de consommateur, voire d’investisseur de SICAV. Mais la globalisation financière n’explique pas tout car nous constatons aussi une forte dégradation des conditions de travail dans les entreprises publiques et les collectivités locales. 54 Points de Vue Initiatiques N° 162 Gérard Lioret, avec la collaboration de Pierre Mollon et Frédéric Ely Les inconvénients de l’individualisation Le Paradoxe Nous pensons que l’individualisation et l’atomisation des rapports collectifs qui voulaient répondre aux aspirations du mouvement de mai 1968 et à l’amélioration des conditions de travail sont, pour partie, les causes des maladies voire des suicides qui accompagnent la souffrance au travail. Tant que le salarié individualisé dispose d’un contrôle suffisant sur son activité, sa charge de travail peut être élevée, et ne sera pas forcément génératrice de stress. En revanche, une charge élevée, combinée à une faible maîtrise de son activité, contribuera presque systématiquement au développement de pathologies. Le modèle de Karasek montre que le déséquilibre entre la demande psychologique et la latitude décisionnelle est un prédicateur de stress. Dans le modèle de Sigriest le risque psychologique réside dans un effort fourni élevé, que l’individu surinvestisse ou que cela lui soit imposé, et la faible récompense qu’il reçoit en termes de considération, de carrière, d’estime ou financière. Modèle de tension de travail, Karasek, 1979. Le salarié individualisé doit faire, seul et en permanence, le meilleur et le plus rentable usage de lui-même du point de vue des intérêts de l’entreprise. Seul, parce que la solidarité est remplacée par la prestation de service interne. Sur la chaîne chacun est le client et le fournisseur de l’autre. Les conflits, les mails d’insultes entre salariés sont courants. Plus pervers est le phénomène de la double contrainte décrit par Bateson. Il peut provenir de diverses situations comme l’assignation d’objectifs de travail contradictoires où la réalisation de l’un est antinomique avec la réalisation de l’autre mais où l’individu ne peut se soustraire à aucun des deux. Par exemple la réalisation obligatoire d’une mission qui nécessiterait un statut supérieur à celui de l’individu en termes de légitimité, d’autorité, de pouvoir, ou de responsabilité. Points de Vue Initiatiques N° 162 55 Vers une entreprise éthique ? À cela s’ajoutent les changements permanents présentés comme une vertu au nom d’une meilleure organisation et qui empêchent le salarié de retrouver ses marques, ses repères. Il doit recréer ses réseaux, ses savoirs, et se repositionner dans les organigrammes, afin de comprendre les missions demandées. Il devient le Sisyphe des temps modernes sans comprendre la punition d’origine, et surtout il a peur d’atteindre un niveau d’incompétence dans la nouvelle organisation. La ierté au travail Sisyphe, Franz von Stuck, 1920, Il n’y a pas de châtiment plus terrible que le travail inutile et vain. Le décalage entre la représentation de ce que devrait être l’activité (ou le métier) et ce qui est vécu au quotidien, entre les valeurs anciennes et les nouvelles produites par les transformations organisationnelles, met les individus en tension. Les salariés ont l’impression de faire du mauvais travail ou d’être des mauvais professionnels. Or on sait, particulièrement en France, que 56 Points de Vue Initiatiques N° 162 Gérard Lioret, avec la collaboration de Pierre Mollon et Frédéric Ely le travail est constructeur de sens, il participe à la fois au processus de socialisation, de construction identitaire et de réalisation de soi. Dans une enquête sur la « Place et sens du travail en Europe » les salariés français plébiscitent les notions d’accomplissement et de fierté. On retrouve ici les idées développées par Philippe D’Iribarne : les valeurs françaises opposent le travail « vil » au travail « noble », qui échappe à la logique du marché, pour s’appuyer sur une logique interne, celle de l’honneur du métier. L’insatisfaction, la déstructuration de l’estime de soi et le stress surviennent lorsqu’un individu ne perçoit plus le sens de sa contribution et que les activités à accomplir sont en désaccord avec ses valeurs. Les solutions Les tenants de l’individualisation font état de gain important sur la productivité individuelle mais ils oublient d’en évaluer le coût collectif et les transferts sur la communauté. L’effet catastrophique des divisions au sein d’un collectif de travail est prouvé scientifiquement par de nombreux résultats de la théorie des jeux (dilemme du prisonnier) ou les gains maximaux ne sont obtenus qu’en situation de franche coopération). Bien évidemment les solutions que nous proposons ne sont de nature ni organisationnelle ni technique ; cette publication ne s’y prête pas. Elles concernent l’homme dans son environnement, dans son entreprise. Revenons à Gregory Bateson qui écrivait : « La monstrueuse pathologie atomiste que l’on rencontre aux niveaux individuel, familial, national et international ; la pathologie du mode de pensée erroné dans lequel nous vivons tous, ne pourra être corrigée, en fin de compte, que par l’extraordinaire découverte des relations qui font la beauté de la nature ». L’idée est de réarticuler les rapports que peuvent avoir le « je » avec le « nous », au sein du milieu professionnel qui les relie. Il s’agit bien du « nous » et non pas « des autres ». Dans la nature, l’arbre tel que nous pouvons le voir se développer dans son écosystème est le résultat d’une adaptation unique à son contexte de vie. Il est contraint par son environnement mais il influe aussi sur l’environnement pour que l’ensemble atteigne une Points de Vue Initiatiques N° 162 57 Vers une entreprise éthique ? harmonie parfaite. Il en va de même pour l’homme qui, au cours de ses contacts quotidiens dans son milieu, évolue, apprend, change comme l’apprenti Franc-maçon au sein de sa loge. C’est le processus d’individuation qu’il ne faut pas confondre avec l’individualisation. Par ce principe, tout individué, inorganique ou organique, tend à réaliser la perfection de sa nature, c’est-à-dire à réaliser le beau, le bien le juste. L’individuation L’individuation est « le processus psychologique qui fait d’un être humain, un individu, une personnalité unique, indivisible, un homme total », écrit Jung. Il s’agit de construire sa vérité en même temps que son existence, de façonner le monde qui nous entoure et de lui donner un sens au fur et à mesure que nous en devenons l’acteur. Il nécessite de revisiter son rapport au temps, à l’espace, à la communauté, aux autres, et à sa parole. Il faut éprouver sa capacité à prendre de la distance, pour ne plus dépendre des récompenses ou des sanctions distribuées. Ainsi fait, l’individuation permet de rester centré sur son étoile, celle qui nous définit quelles que soient les injonctions émises par la personne qui nous fait face ou par la communauté. L’art est de réussir à trouver un maximum de degrés de liberté et d’autonomie tout en intégrant les règles de la société que nous trouvons acceptables. Quelles règles accepter ? De quelles règles se défaire ? Qu’est-ce qui est fondamental pour l’entreprise et qu’est-ce qui est essentiel pour moi ? Quel compromis accepter ? Ce n’est qu’une fois ces questions épuisées que nous pourrons concevoir une nouvelle alliance sereine avec l’entreprise, compatible avec ses fondamentaux et sa vérité personnelle. Pour nous maçons, qui pratiquons le REAA, cela parait possible, mais la majorité des profanes a besoin d’aide et de solidarité. La majorité des profanes a besoin d’aide et de solidarité. 58 Points de Vue Initiatiques N° 162 Gérard Lioret, avec la collaboration de Pierre Mollon et Frédéric Ely Sans revenir aux corporations de maîtres et d’apprentis ou aux sociétés de communauté du Moyen Âge, nous pensons que c’est en réintroduisant les collectifs de travail dans les entreprises ou les services publics que se jouera l’avenir de la prévention du risque psychosocial. Les syndicats, la médecine du travail sont les premiers concernés, mais un maçon dans son entreprise doit rayonner. Rétablir une forme de collectif, aider les personnes en détresse, n’est-ce pas là une des missions de nos loges et les attributions des hospitaliers ? L’hospitalier d’entreprise Nous devons cette expression à un frère de Narbonne. Le mot est peut-être mal choisi mais nous en devinons le sens. Quelles seraient les fonctions d’un hospitalier d’entreprise ? Il est essentiel de dire en préambule qu’il ne s’agit pas d’un pouvoir mais d’une autorité. Il avertit, il conseille mais n’impose jamais de solution à quelque problème que ce soit dans l’entreprise. De façon identique à l’hospitalier de loge, l’hospitalier d’entreprise consacre ses actions humanitaires et solidaires aux salariés en « burn out » et aux absents « chroniques ». Ses qualités doivent être celles au moins d’un maître maçon capable de saisir et de respecter la vision de l’autre dans ses particularités sans y projeter ses propres valeurs. Il ne doit pas prendre parti pour rééquilibrer une relation conflictuelle (situations de harcèlement, d’emprise, de violence) et rappeler que la souffrance au travail n’est pas un hasard ou une faiblesse mais qu’elle s’inscrit dans un rapport de force contractualisé entre l’employeur et son salarié. L’intelligence et l’intuition devront s’accorder dans l’action. D’autres questions se posent que nous ne voulons pas trancher ici car elles doivent faire l’objet d’un large débat : L’hospitalier d’entreprise doit-il agir en qualité de Franc-maçon déclaré ou pas ? Qui le désigne ? Etc. Bien sûr on nous rétorquera que tout cela est bien peu face au libéralisme débridé, aux salaires extravagants des dirigeants, à l’arrogance des banques. Mais la Franc-maçonnerie a-t-elle les moyens d’engager et de gagner le combat face à ces puissances. Points de Vue Initiatiques N° 162 59 Vers une entreprise éthique ? Serait-elle dans son rôle ? Ne vaut-il pas mieux qu’elle envoie ses soldats dans la vraie vie pour qu’ils développent autour d’eux un travail de réflexion critique et éthique au regard des normes qui régissent notre société basée sur nos valeurs ? Au niveau des entreprises Militer dans les entreprises pour qu’elles reconnaissent leur part de responsabilité au sein de la communauté à laquelle elles appartiennent. « Sont-elles là uniquement pour gagner de l’argent ou bien sont-elles là pour participer à la construction d’un monde différent, qui est le résultat des décisions et des comportements des entreprises ? Je rappelle en effet que gagner de l’argent est pour une entreprise un moyen et non une fin. Finie, donc la formule simpliste de l’américain Milton Friedman, prix Nobel d’économie « The business of business is business ». L’entreprise doit maintenant se poser la question « la création de valeur n’est-elle pas destructrice de valeurs pour l’homme ? » Quelle que soit sa forme, l’entreprise représente un espace où se vivent, pour la personne au travail, des enjeux multiples : sa survie économique, son besoin de sécurité, d’appartenance, de reconnaissance et de « réalisation de soi » (cf. A. Maslow). L’entreprise a donc une responsabilité sociale qui n’est pas à ce jour exercée voire comprise par beaucoup de responsables d’où le rappel d’Alain Supiot : « Sans responsable clairement identifiable, sans organisation susceptible de demander des comptes, et sans tiers devant qui répondre, cette responsabilité des entreprises n’en est évidemment pas une. » « La responsabilité sociale des entreprises est un symptôme d’une crise de l’idéologie économique, plutôt qu’un remède susceptible de conjurer les détraquements sociaux engendrés par la globalisation. » n 60 Points de Vue Initiatiques N° 162 Christian Bonhomme Éthique et médias Logo de la journée mondiale de la liberte de la presse. Christian Bonhomme, journaliste et Franc-maçon, souligne un aspect de l’éthique dont l’actualité n’échappera à personne. La presse est ille de la liberté, elle en est aussi sa garante. L’histoire le montre, l’actualité le conirme. Aujourd’hui dépassée par les médias instantanés, elle doit rester un rempart contre la suprématie des rumeurs, contre le poids des mensonges calculés… La recherche de la vérité, fondement de l’éthique professionnelle, ne peut se négocier. C’est de la liberté de conscience qu’il s’agit et un Francmaçon ne peut y rester insensible. On a beaucoup écrit sur le thème « éthique et médias ». Il ne s’agit pas ici de tenter de refaire ce que des universitaires de talent ont abondamment développé. Plus modestement, je vous propose que nous jetions les bases d’une observation la plus objective possible. Observation qui s’appuierait sur les fondamentaux de la Franc-maçonnerie, à savoir, la quête du Juste, du Beau et du Vrai. Avant toute chose je tiens à apporter la précision suivante : Entre Morale et Éthique, au-delà du sens étymologique propre à ces deux concepts, on a trop souvent tendance à superposer, à amalgamer ces Points de Vue Initiatiques N° 162 61 Éthique et médias deux termes en une approche globale propre à favoriser la confusion dans les esprits. En ce qui me concerne, tout ce qui touche à la Morale relève de l’émotion (le subjectif) et tout ce qui touche à l’Éthique me renvoie à l’analyse (l’objectif). Cette définition personnelle, aussi réductrice qu’elle puisse paraître, a le mérite de positionner Morale et Éthique comme deux rives distinctes mais indissociables qui bordent le même fleuve de la pensée. Dans une société de l’immédiat, où le Temps et les distances se raccourcissent comme peaux de chagrin et où l’Image est reine, il n’était pas vain de consacrer un article à l’Éthique et à ce que nous nommons les Médias par facilité, tel un sac « fourre-tout » qui rassemblerait des éléments aussi divers que disparates et ayant pour but avoué l’Information, prise dans le sens large du terme, d’un public plus ou moins ciblé. (Un medium, des media, francisé aujourd’hui en : un média et des médias.) Je limiterai ma réflexion aux deux, voir trois grandes dates qui ont jalonné le combat pour la liberté de la Presse. Puis j’aborderai le rôle puissant mais combien dévastateur que joue l’Image dans nos sociétés. Elle est omniprésente dans nos journaux, inspirés en cela par la télévision ainsi que dans tous les supports de communication. Nous verrons encore comment Internet a radicalement changé nos comportements tant de la part de ceux qui l’exploitent que de ceux qui l’utilisent. Plus généralement nous verrons en quoi les « révolutions techniques » de ces soixante dernières années nous amènent à nous interroger sur une nouvelle éthique des médias. Enfin nous tenterons de dégager, au regard de nos valeurs maçonniques, les raisons de nous réjouir des progrès accomplis et pourquoi pas de nous désoler des « dérives médiatiques » que les observateurs les moins avertis ne peuvent plus ignorer. Liberté de la presse : une longue histoire de conquêtes et de reculs Nous avons tous en mémoire la formule : « C’est avec les lumières du passé que l’on construit l’avenir ». La liberté de la presse en France est une très longue histoire rythmée par les régimes politiques qui se sont succédé à travers les siècles. 62 Points de Vue Initiatiques N° 162 Christian Bonhomme De nombreuses dates ont marqué ce combat fait de conquêtes et de reculs, j’en retiendrai principalement trois - que les historiens de la presse me pardonnent ce raccourci. La Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, la Loi du 29 juillet 1881 et la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes du 24 novembre 1971 dite Charte de Munich. La Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 affirme à l’article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ». La loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 définit les libertés et responsabilités de la presse française, imposant un cadre légal à toute publication, ainsi qu’à l’affichage public, au colportage et à la vente sur la voie publique. Cette Loi est considérée comme « le texte juridique fondateur » de la liberté de la Presse en France, inspirée par l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme du 26 août 1789. Elle constitue encore aujourd’hui la base juridique du régime de la presse française même si depuis, de nombreuses modifications ont été apportées dans un sens plutôt restrictif. La Déclaration des devoirs et des droits des journalistes du 24 novembre 1971 dite Charte de Munich rassemble en 15 articles (10 devoirs et 5 droits) les obligations du métier de journaliste. Le premier article des devoirs, le plus important, souligne qu’un journaliste salarié ne doit pas hésiter à prendre des risques pour respecter la vérité, le 10e rappelant qu’il travaille sous l’autorité exclusive des responsables de sa rédaction. Le 3e insiste sur le respect des sources et le 7e sur leur protection. Les articles 4, 5 et 6 protègent les personnes citées ou photographiées. Les articles 8 et 9 définissent avec précision les frontières entre journalisme et communication. Les cinq articles relatifs aux droits permettent aux journalistes d’exiger, en justice ou auprès de tout autre pouvoir, les moyens de respecter leurs devoirs. L’article 12 définit un droit de retrait en cas de viol par l’employeur du contrat de confiance avec les lecteurs, contrat qui doit être écrit. L’article 14 dit que l’actionnaire doit dialoguer avec l’équipe rédactionnelle. Parmi les devoirs, notion qui est chère aux Francs-maçons, retenons que les journalistes sont tenus au respect de la vérité et à la défense des libertés de l’information, du commentaire et de la critique. Points de Vue Initiatiques N° 162 63 Éthique et médias Ils doivent publier seulement les informations dont l’origine est connue en s’accompagnant des réserves qui s’imposent dans le cas contraire. Ils ne doivent pas user de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des photos ou des documents. Les mêmes journalistes doivent s’obliger de respecter la vie privée des personnes et rectifier toutes informations publiées qui se révéleraient inexactes. Ils ne doivent pas divulguer leurs sources d’informations, et doivent s’interdire le plagiat, la calomnie et la diffamation. Cette charte a été adoptée par les syndicats de journalistes des 6 pays du Marché Commun réunis à Munich, le 24 novembre 1971, qui votèrent à l’unanimité la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes. Cette charte fut ensuite adoptée par la Fédération internationale des journalistes (FIJ), puis plus tard par l’Organisation internationale des journalistes (OIJ). L’Union nationale des syndicats de journalistes français demanda aux organisations d’employeurs que ce texte figure en préambule de la convention collective des journalistes, afin d’imposer à tous les principes éthiques de la profession. Cette demande n’a pas abouti. En matière de liberté de la Presse, la place de la France dans le monde n’est pas aussi privilégiée que l’on pourrait le supposer. Notre pays a été classé en 2010, selon l’organisation non gouvernementale Reporters sans frontières, au 41e rang mondial sur 178 nations sélectionnées. Dans son rapport annuel, Reporters sans frontières précise : « Nous avons exprimé à plusieurs reprises notre inquiétude face à la dégradation de la situation de la liberté de la presse dans l’Union européenne. Le classement 2010 confirme ce constat. Sur les vingt-sept pays membres de l’Union Européenne, treize pays se trouvent dans les vingt premiers. Quatorze pays sont sous la vingtième place et certains se retrouvent même très bas dans le classement : Grèce (70e), Bulgarie (70e), Roumanie (52e), Italie (49e). L’Union européenne n’est pas un ensemble homogène en matière de liberté de la presse. Au contraire, l’écart continue de se creuser entre les bons et les mauvais élèves. Plusieurs pays démocratiques où Reporters sans frontières avait signalé un certain nombre de problèmes ne connaissent aucune progression. Il s’agit, en premier lieu, de la France et de l’Italie où incidents et faits marquants ont jalonné l’année en cours, confirmant leur incapacité à renverser la tendance… » Plus tragiquement, entre janvier et mai 2011, 20 journalistes professionnels ont été tués et 153 sont toujours emprisonnés à travers le monde. 64 Points de Vue Initiatiques N° 162 Christian Bonhomme De la chose lue à la chose vue Si la presse écrite a longtemps régné sans partage, et pour cause, l’essor de la télévision amorcé dans les années soixante, la libération des ondes radios après 1981, puis la montée en puissance d’Internet dans les années 2000 ont définitivement sonné le glas de sa suprématie. En un peu plus d’un demi-siècle, le paysage médiatique français n’a cessé de se transformer au fil des innovations technologiques. La disparition du plomb au profit de la photocomposition et l’impression Offset ; l’utilisation de la photo numérique, la généralisation de la couleur, qui a fait la part belle à l’iconographie, ont considérablement modifié le visuel de nos supports papiers, repoussant ainsi toujours plus loin l’heure du bouclage. Dans le même laps de temps la « boîte à images » progressait en audience à un rythme accéléré, prenant toujours plus de place dans notre vie quotidienne. Aujourd’hui, une majorité de nos concitoyens passe en moyenne trois heures par jour devant son téléviseur ! Cette suprématie de l’image (le vu) sur le support papier (le lu) était probablement prévisible. L’impact d’une image – c’est encore plus vrai lorsqu’elle est en mouvement – est incomparable au regard de la simple lecture qui demande un investissement physique et intellectuel personnel. Revers de la médaille, il n’y a rien de plus subjectif qu’une image. Selon les commentaires qui l’accompagnent, elle peut susciter en nous des émotions fortes et contradictoires, de nature à obérer notre jugement, à fausser notre perception des choses. Elle réduit notre imaginaire à néant et s’impose à nous telle une vérité qui nous Points de Vue Initiatiques N° 162 65 Éthique et médias L’artiste britannique Julian Beever s’est inspiré de la technique de l’anamorphose pour réaliser des trompe-l’œil en pastel. Il peint ses œuvres en pleine rue, à même le pavé. Lorsqu’on regarde sous un certain angle ses dessins, ils semblent sortir du sol, comme s’ils étaient réalisés en 3D. serait révélée sans que nous ayons le moindre effort à accomplir (à l’exclusion de toutes formes artistiques). Ajoutez à cela qu’une image est aujourd’hui transmise, à l’échelle planétaire, à partir d’une seule source, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, on aura compris la problématique qui se pose à nous. Chaque jour, un flot incessant d’images nous parvient, offrant à notre compréhension déboussolée la perception d’un Monde déposé au seuil de notre porte ! La retransmission de la guerre du Golfe par CNN en 2003 a été un modèle du genre ! La couverture médiatique des récents déboires judiciaires d’un haut fonctionnaire international, à New York, montre que dans le domaine de la surinformation les médias ont atteint des sommets jusque-là jamais atteints ! L’image induit le sens du spectacle. Aujourd’hui tout est spectacle : le monde du sport, la sphère politique n’y ont pas échappé. Ils sont trop souvent réduits aux seules exigences du show business. En France, la Justice est encore épargnée, mais jusqu’à quand ? La Presse People a envahi notre quotidien et la TV fonctionne en autarcie, créant ses propres événementiels. La pression économique est toujours plus présente. L’audimat, sous toutes ses formes, règne en maître nous entraînant, tous acteurs confondus, dans une fuite en avant dont on ne perçoit pas les limites. Dans ces conditions il n’est pas étonnant que des dérives médiatiques voient le jour. Nous pouvons raisonnablement nous poser des questions. Qu’est-il advenu du respect de la personne humaine – ce n’est certainement pas la télé réalité qui va nous rassurer – que reste-t-il du secret de l’instruction, de la présomption d’innocence, du respect de la vie privée ? Devant ces débordements, tous médias confondus, faut-il rester un spectateur passif, voir un observateur résigné ? 66 Points de Vue Initiatiques N° 162 Christian Bonhomme Internet : vecteur d’une technologie galopante On n’arrête pas le progrès ! Certes, s’il est inéluctable il nous appartient de l’harmoniser avec notre « Condition humaine ». Le bonheur consiste-t-il en la possession du dernier Smartphone du moment ? Faut-il raisonnablement succomber sans cesse aux attraits des technologies galopantes ? En fait ce ne sont pas les nouvelles technologies qui sont condamnables mais bien ce que les systèmes économiques, liés à la consommation, veulent en faire. Il n’aura échappé à personne que l’accroissement des techniques de la communication a pour conséquence directe de toujours plus isoler l’individu. Le moteur de recherche Google, les réseaux sociaux tels Twitter et Facebook, pour n’aborder que les plus connus, participent pleinement à cette convivialité virtuelle où le « possible » s’ouvre à nous sur l’infini. La multiplication des blogs, le développement du site Youtube dont le slogan est « Rejoignez la plus grande communauté de partage de vidéos au monde ! » a profondément modifié la perception et surtout l’usage que l’on fait de la Communication entre les Hommes. Un journal, aussi bien fait soit-il, ne peut que donner, dans le meilleur des cas, l’information de la veille ! Internet nous propose de vivre l’instant T, dans n’importe quelle partie du monde et sur n’importe quel sujet. Cette pratique n’est pas innocente et remet en question nos relations. À moyen terme, ces mœurs nouvelles ne peuvent être pérennes sans que de nouvelles règles du jeu, à l’échelon international, se mettent en place. Nous l’avons abordé précédemment, les médias dits « classiques » sont fabriqués par des professionnels obéissant à une déontologie, une éthique qui est censée nous garantir un minimum de crédibilité des informations reçues. Un vieux rituel maçonnique nous dit « qu’il ne faut pas prendre les mots pour des idées ». Qu’en sera-t-il demain si ces garde-fous tombent les uns après les autres ? Déjà l’exploitation du sensationnel a pris une part inquiétante dans le traitement des infos - Nous francs-maçons sommes régulièrement consternés par le traitement que la presse fait de nos obédiences mais le plus préoccupant réside dans l’utilisation de la rumeur via les médias. Ces rumeurs, qui alimentent des débats stériles sans fin, qu’elles soient avérées ou non, sont autant de portes ouvertes à la désinformation qui in fine décrédibilise l’ensemble d’une profession. Seules les radios, toutes chaînes confondues, ont grâce aux yeux de nos concitoyens ! Des citoyens qui demeurent légitimement méfiants Points de Vue Initiatiques N° 162 67 Éthique et médias face à la connivence manifeste qui s’est installée au fil des ans entre une certaine catégorie de journalistes spécialisés et le monde politique dont on nous cache parfois les agissements contestables. Ajoutez à cela le politiquement correct ambiant qui incite à l’autocensure on comprendra qu’il n’est pas chose aisée de s’improviser journaliste. Je dis bien improviser car il est possible, à présent, à n’importe qui, muni d’un Smartphone, de publier sur Internet des infos invérifiables à des millions d’individus. Donner une information est une chose. La traiter et la commenter en est une autre qui suppose des règles éthiques clairement définies. La GLDF avait organisé, en 2010, un débat sur le thème Journaliste citoyen ou citoyen journaliste ?. Loin des préoccupations corporatistes il nous avait semblé, entre autre, que la fonction de journaliste professionnel était toujours le garant, dans le meilleur des cas, de l’essor, voir du maintien de la démocratie. Au-delà des griefs légitimes que l’on peut et doit lui faire, la presse sous toutes ses formes, loin d’être parfaite, est une composante incontournable de nos libertés de conscience. De là à la considérer en France comme le 4e pouvoir, c’est une autre histoire ! Chaque fois qu’un média disparaît, c’est une part de démocratie qui part en fumée. Donc, il ne s’agit pas ici de jeter le discrédit sur les médias en général où sur une profession en particulier. Ce serait vain et ridicule. Notre propos est de se questionner sur les mutations en cours et de tenter d’apporter, même partiellement, des réponses qui situent l’Homme au cœur de sa dignité, voir de son perfectionnement moral et intellectuel. La réflexion sur Éthique est Médias nous renvoie à un vaste chantier qui n’est pas près de s’achever ! Saint-Exupéry écrivait, je le cite de mémoire : « plus que de prévoir l’avenir, le plus important est de le rendre possible… ». Les Francsmaçons d’aujourd’hui, comme ceux d’hier et de demain, vecteurs vivants de la Tradition Initiatique, engagés volontaires dans la quête de la Vérité, nourrissent cette ambition énoncée par l’auteur du Petit Prince. Dans cette perspective, apportant sa pierre à l’édifice, la Commission d’éthique de la G.L.D.F ne ménage ni sa peine, ni ses efforts pour contribuer à enrichir et élever cet important débat de société. n 68 Points de Vue Initiatiques N° 162 Serge Ajzenisz La loi de Bioéthique à la lueur du Rite Écossais Ancien et Accepté GloFish, un des premiers animaux génétiquement modifiés vendu comme animal de compagnie. Serge Ajzenisz, président d’honneur du Groupe de Rélexion Éthique, rappelle les circonstances qui ont provoqué la naissance de cette commission au sein de la Grande Loge de France et souligne combien ses principes sont en accord avec les fondamentaux du Rite Écossais Ancien et Accepté. Cette histoire récente est reliée aux débats et à l’adoption des lois de bioéthique… Une histoire qui est loin d’être terminée car de nombreux chantiers sont en cours, même si, pour certains, le débat public n’avance que très lentement. Fallait-il autoriser les « mères porteuses » ? Fallait-il lever l’anonymat des dons de gamètes ? Fallait-il autoriser la recherche sur les cellules souches embryonnaires ? Autant de sujets qui ont été débattus par les députés et les sénateurs pour réviser la loi de bioéthique de 2004 en cette année 2011. Notre réflexion de Francs-maçons travaillant au Rite Écossais Ancien Points de Vue Initiatiques N° 162 69 La loi de Bioéthique à la lueur du Rite Écossais Ancien et Accepté et Accepté (REAA). doit nous permettre d’avoir un regard éclairé sur ces problèmes. En effet cette loi nous concerne tous car nous sommes tous susceptibles, un jour, d’avoir besoin de la médecine et de ses progrès, pour nous-mêmes ou pour nos enfants. De même les neurosciences et les nanotechnologies ne peuvent nous laisser indifférents. Il m’a semblé judicieux de tenter d’expliciter le lien pouvant exister entre la loi de bioéthique et le Rite Écossais Ancien et Accepté. La bioéthique concerne les sciences du vivant. Elle étudie selon les critères Transplantation légendaire de la jambe d’un de la morale, les normes maure sur Justinien, par Saints Côme et juridiques, les cadres sociétaux Damien. Ditzingen, XVIe siecle. et sociaux, la manière dont les avancées scientifiques et leurs développements techniques peuvent être appliqués au vivant. La loi de bioéthique, depuis 1994, vise à encadrer les nouvelles pratiques liées aux avancées médicales et scientifiques. Elle a pour objet de réglementer ce qui est permis et ce qui ne l’est pas en matière de recherche en biologie, génétique ou médecine, et leurs applications éventuelles en thérapeutique. La loi de bioéthique a inscrit dans le code civil les grands principes éthiques qui doivent guider les pratiques biomédicales : respect absolu de la dignité de la personne humaine, inviolabilité du corps humain, non-patrimonialité des éléments et produits du corps humain. « Le rôle premier du droit est d’organiser les rapports sociaux en protégeant et en conciliant les intérêts en présence ». (in Comité Consultatif National d’Éthique, avis n 110) Le REAA., au travers de ses textes fondateurs, en particulier le Manifeste du Convent de Lausanne en 1875 et la Constitution de la 70 Points de Vue Initiatiques N° 162 Serge Ajzenfisz Grande Loge de France, précise que : « les Francs-maçons travaillent à l’amélioration constante de la condition humaine, tant sur le plan spirituel et intellectuel que sur le plan du bien-être matériel ». Les francs-maçons de la Grande loge de France, respectant ces textes fondateurs, s’engagent dans une réflexion qui a pour but d’éclairer leurs semblables et les pouvoirs publics, sur ce qui semble « bon pour l’homme » et « bon pour la société ». Depuis les années soixante-dix, sous le mandat du Grand Maître Pierre Simon, la réflexion éthique a commencé avec des Questions à l’étude des loges comme Respect et protection de la vie (1971) et s’est poursuivie avec Sciences de la vie et respect de l’homme (1981). Les années quatre-vingt-dix ont vu la participation de notre obédience à la réflexion citoyenne. Le Grand Maître Honoris Causa Gilbert Schulsinger a ainsi fait le lien entre l’obédience et les pouvoirs publics, Assemblée Nationale et Sénat. À chaque fois, en 1994, en 2004 (pour la loi de bioéthique) et en 2005 (pour la loi sur la fin de vie, dite loi Léonetti) il a été notre représentant. Depuis 2004, suivant son exemple, notre Commission a commencé ses travaux. En 2008 nous avons, ensemble, été auditionnés deux fois par l’Office Parlementaire des Choix Scientifiques et Techniques, dans le cadre de la préparation de la révision de la loi de 2004. Comme l’écrit notre frère Gilbert « la démarche maçonnique, c’est aller vers l’idéal et comprendre le réel », paraphrasant ainsi Jean Jaurès dans son Discours à la jeunesse en 1903. Le Rite Écossais Ancien et Accepté Les Francs-maçons de la Grande Loge de France essaient d’avoir une réflexion éthique, basée sur la pratique du REAA, rite pratiqué de façon quasi exclusive. À la lueur de ce rite et du cheminement intellectuel qu’il propose, nous avons essayé d’étudier la loi de bioéthique de 2004 et avons réfléchi à la préparation de sa révision. Les textes fondateurs ont servi de support à notre réflexion : « Un maçon est obligé par sa tenure d’obéir à la Loi morale… qui consiste à être des hommes bons et loyaux ou hommes d’honneur et de probité… » (Anciennes Obligations des Francs-maçons, art. 1). L’ordre Écossais est constitué sur la base de statuts et de grandes constitutions. « La Franc-maçonnerie est un ordre initiatique traditionnel et universel fondé sur la Fraternité. Elle constitue une alliance d’hommes libres Points de Vue Initiatiques N° 162 71 La loi de Bioéthique à la lueur du Rite Écossais Ancien et Accepté et de bonnes mœurs, de toutes nationalités et de toutes croyances. Elle a pour but le perfectionnement de l’humanité ». (Constitutions de la GLDF) Initiatique : « L’initiation est le chemin par lequel on va à la recherche de soi-même pour mieux rencontrer les autres. Elle est volonté délibérée, la décision librement prise de tenter de se dépasser soimême » (G.S.) Traditionnel : La tradition est avant tout recherche qui donne à l’homme sa dimension métaphysique et liberté, car il n’y a pas de dogme en Grande Loge de France et chacun est libre de penser comme il veut. La spiritualité est libérée de tout dogmatisme. Universel : car la Franc-maçonnerie se veut ouverte à tous les hommes de bonne volonté et humaniste dans ses fondements. Fraternité, enfin, mais « l’homme a deux ennemis : lui-même et l’autre. Or cette fraternité, cette solidarité entre les hommes est aujourd’hui une évidente nécessité. (…) L’humanisme aujourd’hui s’appelle aussi bioéthique car la science par les problèmes qu’elle pose ne peut pas faire l’économie d’une finalité éthique » (Gilbert Schulsinger). À travers des échanges avec les membres de l’obédience, la Commission a pu proposer des avis et être entendue par les pouvoirs publics. Deux auditions (en juin et en décembre 2008) nous ont permis d’exprimer nos idées, nos doutes et nos espoirs. Nos idées : « Pour le législateur, il faut que les lois soient suffisamment restrictives pour éviter les abus et les trafics, suffisamment larges pour respecter la liberté de l’individu, celle du chercheur, celle du médecin, suffisamment souples pour ne pas enfermer la science dans un carcan juridique qui l’étoufferait, suffisamment ouvertes pour se placer dans une éthique nécessairement évolutive au fur et à mesure des avancées de la science » et ajoutons que le législateur ne devrait pas être influencé par l’urgence ou la compassion. (G. Schulsinger 1993) Nos doutes : s’il n’y a plus de révision programmée, le rôle du CCNE et de l’Agence de la Biomédecine permettront-ils de faire face au progrès et aux décisions à prendre ? Nos espoirs : que la sagesse des hommes l’emporte sur les docteurs Frankenstein ou Folamour. 72 Points de Vue Initiatiques N° 162 Serge Ajzenfisz L’Éthique L’Éthique est apparue depuis que l’homme pense et s’interroge sur le sens de la vie, sur le pourquoi et le comment des choses. Aristote écrivit l’Éthique à Nicomaque, l’Éthique à Eudème et la Grande Éthique. Pour certains, il reste le « père » de l’éthique. Le bonheur est posé comme la fin dernière de l’activité humaine et la vertu comme le moyen pour y parvenir. Suivant l’idée que l’on se fait de la finalité de l’humain sur terre, de son but, et du bien, apparaissent des divergences : Aristote prône le bonheur, Épicure le plaisir, Spinoza, le philosophe de l’éthique, prône la connaissance, Descartes la logique, Kant, le grand philosophe de la morale, prône la volonté bonne, Bergson l’expérience, Marx sacrifie l’individu à la collectivité, d’où l’incontournable pluralité des options philosophiques parfois inconciliables. La prise de conscience « bioéthique » est née au lendemain de la seconde guerre mondiale. Après le procès de Nuremberg, de nombreux essais de « codes éthiques » universels ont vu le jour, surtout pour ce qui concerne l’expérimentation médicale : le code de Nuremberg de 1947 fut suivi des déclarations d’Helsinki, en 1964, de Manille en 1981, et pour la France de la loi Huriet-Sérusclat en 1988 sur le « consentement éclairé ». Enfin en 1994, ce furent les deux lois de bioéthique, premières du genre dans le monde. D’Aristote au procès de Nuremberg, en passant par Spinoza, Kant et Lévinas, la construction de l’Éthique n’a fait que progresser jusqu’à entrer dans la Loi. Dessin de Serge Smulevic, réalisé en 1945 après sa libération : Opération à Auschwitz III - Monowitz C’est Pierre Simon qui le premier (en 1956) a introduit la notion et le mot « éthique » dans le monde médical. Il y a depuis le milieu du XXe siècle et en ce début de nouveau millénaire un « appel éthique », comme l’a écrit Edgar Morin, un questionnement éthique, le besoin d’une nouvelle éthique dans nos civilisations occidentales. Pourquoi ce nouveau besoin d’éthique ? Autrefois, dans les sociétés traditionnelles, le problème ne se posait pas de la même façon, ni avec la même acuité. Les sociétés avaient Points de Vue Initiatiques N° 162 73 La loi de Bioéthique à la lueur du Rite Écossais Ancien et Accepté La crainte de mettre en péril l’équilibre humain-univers. des repères : la loi du patriarche, la loi du seigneur, du roi, de l’évêque. Les commandements étaient culturels, familiaux ou religieux, ou les trois à la fois. La régression des religions, la régression des solidarités, la désintégration familiale, le chômage, en un mot la crise d’identité de notre civilisation, ont créé ce besoin d’éthique ; le développement de l’individualisme explique ce nouveau besoin de sentiment moral. La crise des fondements éthiques est liée, certainement en partie, à la crise philosophique et au développement des sciences, à la crainte ressentie d’aller trop loin, de mettre en péril l’équilibre humainunivers. La loi de bioéthique Ce qui a semblé très important aux membres de notre Commission c’est de montrer à nos frères, à travers des articles dans le Journal de la Grande Loge, dans des conférences données à Paris et en province, que cette loi, très technique en apparence, concerne tout le monde. Nous pouvons tous, un jour ou l’autre avoir besoin d’une greffe d’organe. Nous pouvons tous, dans notre couple ou notre famille, être confrontés à une stérilité, qui pourrait être résolue par l’Assistance Médicale à la Procréation (AMP). Et bien d’autres situations encore ! 74 Points de Vue Initiatiques N° 162 Serge Ajzenfisz Le 29 juillet 1994 furent votées deux lois relatives, d’une part au respect du corps humain et, d’autre part, à l’utilisation des éléments et produits du corps humain. (voir le texte sur le site de l’Assemblée nationale et du Sénat). Elles devaient être révisées au bout de cinq ans. La préparation de la révision dura deux fois plus longtemps que prévu et ce fut fait, en réalité le 6 août 2004, sous forme d’une seule loi (elle-même révisable cinq ans plus tard, soit en 2009). La dernière révision intervint en cette année 2011 (et non en 2009, même si la préparation de cette révision commença bien en 2007, avec des débats publics). Le projet de loi fut présenté en Conseil des ministres le 20 octobre 2010 par Roselyne Bachelot, alors ministre de la santé. Le relais fut pris par Xavier Bertrand. La discussion commença en février à l’Assemblée, puis au Sénat en avril, revint en deuxième lecture en mai et juin et la loi fut finalement adoptée le 23 juin, entérinant les conclusions d’une commission mixte paritaire. La publication au Journal Officiel date du 8 juillet 2011. Le texte final a déçu ceux qui avaient mis beaucoup d’espoir dans la préparation et l’organisation de débats citoyens et en particulier les États Généraux de la Bioéthique, ouverts à tous en 2009, dans plusieurs grandes villes de France. En effet malgré les auditions à l’Assemblée et au Sénat, malgré les débats citoyens organisés dans toute la France, malgré l’intérêt, voire l’engouement suscité, « la montagne a accouché d’une souris ». « Much ado about nothing », ou « beaucoup de bruit pour rien », a dit en citant Shakespeare la présidente de la Commission des Affaires Sociales. Il n’est pas question de développer ici le texte de la loi de 2011, mais plutôt d’en dégager les grandes lignes et de voir ce qui va dans le sens que nous avions essayé d’anticiper au cours des travaux de notre Commission Obédientielle d’Éthique. Notre Commission a vu le jour de façon informelle en octobre 2004, soit quelques semaines après la première révision de la loi. Nous avions comme objectif d’essayer de « penser en amont » comme nous l’avait recommandé Pierre Simon, notre ancien Grand Maître, et donc de poser les bases de réflexion qui allaient nourrir nos débats. Nous avons essayé de travailler en Francs-maçons responsables et de dépasser les propos « café du commerce ». En 2006 le groupe Points de Vue Initiatiques N° 162 75 La loi de Bioéthique à la lueur du Rite Écossais Ancien et Accepté de recherche et de réflexion est devenu Commission Obédientielle d’Éthique. Les propositions de notre Commission sont disponibles sur le site de la Grande Loge de France (www.gldf.org) avec le texte de notre audition à l’Assemblée nationale. La loi de 2004 portait sur 4 grands chapitres : le don d’organes la brevetabilité des éléments du corps humain l’assistance médicale à la procréation la recherche sur l’embryon Il était prévu un cinquième thème de réflexion pour le législateur qui concernait les neurosciences et les nanotechnologies. Malheureusement le débat n’a pas eu lieu sur ces sujets pourtant de grande importance. On voit bien se développer aux USA le transhumanisme et le concept d’« homme augmenté ». La discussion pour prévenir les dérives était souhaitable. (lire l’article de J. Erceau dans ce numéro) L’évolution de l’homme augmenté ! La loi de bioéthique 2011 : les nouveautés et le statu quo sur certains points Le don d’organes : la seule véritable avancée dans ce domaine est l’extension du don (de rein en particulier) entre vivants d’une même famille ou de proches. Par contre la levée de l’anonymat concernant les dons de gamètes a été rejetée après avoir été un des points phares du projet. Ce point avait été défendu par Mme Bachelot mais rejeté par M. Bertrand, devenu entre-temps ministre de la santé. La brevetabilité des éléments du corps humain : ce sujet, visiblement dépassé n’a pas été abordé, le texte de 2004 étant suffisamment clair sur ce point. 76 Points de Vue Initiatiques N° 162 Serge Ajzenfisz L’assistance médicale à la procréation (AMP) : le statu quo a prévalu. Pas d’avancée sur la Gestation pour Autrui (GPA.) ou « mères porteuses ». On a vu s’affronter les « pour » avec le Pr Israël Nisand et Elisabeth Badinter et les « contre » avec le Pr René Frydman et Sylviane Agacinski, sans vainqueur véritable. La possibilité d’AMP pour les couples homosexuels a été refusée. Par contre en première lecture la possibilité d’AMP. post-mortem (après la disparition accidentelle du géniteur) avait été acceptée, mais rejetée ensuite. (Voir avis du CCNE N° 113 du 10.02.2011) La recherche sur l’embryon : là encore statu quo. La recherche reste interdite, mais avec des dérogations. À ce propos on voit la différence de pensée entre les Anglo-Saxons et les Français. Chez nous on interdit avec des exceptions (comme dans la loi Veil sur l’I.V.G. de 1975). Ailleurs on autorise ou pas, mais sans ambiguïté. « Nous n’avons pas su faire évoluer notre droit avec la société française… » a déclaré le rapporteur UMP du texte, Alain Milon, qui a voté contre. (Le Monde, 23 juin 2011) Enfin, les députés et les sénateurs, après avoir validé l’abandon de la révision systématique, sont revenus au point de départ en réclamant un grand débat national pour une révision programmée à 7 ans. Rendez-vous donc en 2 018 ! Mais comme le disait le Pr Jean Bernard, 1er président du CCNE, « la science va plus vite que l’homme ». En conclusion La Grande Loge de France a su être un interlocuteur des pouvoirs publics depuis les années soixante-dix. Ce rôle est dû à l’implication de nos Grands Maîtres, en particulier de Pierre Simon et de notre frère Gilbert Schulsinger, dans ces débats de société. « Il y a de l’utopie dans le projet de la Franc-maçonnerie de bâtir une société idéale, mais l’utopie est l’élan, le ferment nécessaire à toute avancée de l’humanité, sans lequel il ne lui reste plus qu’à subir et se résigner », écrit Gilbert Schulsinger. Nous ne pouvons pas rester en dehors des grands débats qui agitent notre société. Nous devons, au contraire, être des acteurs engagés et conscients des responsabilités qui sont les nôtres. La Commission Obédientielle d’Éthique est votre Commission. Elle est à votre écoute. Elle essaiera d’être présente à tous les futurs rendez-vous que le législateur lui fixera. À défaut d’achever, il nous faut « poursuivre au dehors l’œuvre commencée dans le temple ». C’est bien ce que nous avons l’intention de faire. Points de Vue Initiatiques N° 162 77 La loi de Bioéthique à la lueur du Rite Écossais Ancien et Accepté Glossaire des abréviations et termes techniques ADN. : Acide désoxyribonucléique, support de l’information génétique ABM : Agence de la Biomédecine, issue de la loi de 2004, elle donne les autorisations de recherche et gère les greffes d’organes AMP : Assistance Médicale à la Procréation (ou PMA Procréation Médicalement Assistée) Cellules souches : cellules qui peuvent se différencier, s’autorenouveler et proliférer. On distingue les cellules souches totipotentes (qui peuvent donner tous les tissus et tous les organes), les pluri ou multipotentes et les unipotentes. CCNE : Comité Consultatif National d’Éthique pour les sciences de la vie et de la santé. Créé le 23 février 1983 par décret du président de la République François Mitterrand. « Il donne des avis sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé ». DPN : Diagnostic Prénatal et DPI : Diagnostic Pré-Implantatoire (effectués chez le fœtus ou l’embryon afin de déterminer la présence d’anomalies) FIV et FIVETE : Fécondation in vitro (et transfert d’embryon) Gamètes : cellules germinales (spermatozoïdes et ovocytes) GPA : Gestation Pour Autrui on parle aussi de « mères porteuses » Tests génétiques : permettent le développement de la médecine prédictive, qui détermine la probabilité de développer une maladie donnée Neurosciences : disciplines qui étudient le système nerveux Nanotechnologies : de nano = milliardième de mètre qui ont déjà envahi notre quotidien) n 78 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean Erceau L’homme augmenté, mythe ou réalité ? L’homme augmenté En oicialisant la nature humaine comme champ d’investigation scientiique, l’homme se donne le pouvoir d’agir sur elle à un degré tel qu’il devient diicile d’en imaginer les conséquences, les risques, comme les apports. Que les technologies et les sciences permettent de lui apporter plus de conforts de vie, certes, mais l’homme ne doitil pas garder et développer lui-même ce qui lui permet de donner un sens à sa vie, au niveau individuel comme sociétal ? La rélexion éthique, ses conséquences en termes de droit et de législation, ne doivent-elles pas anticiper les applications, les recherches et même les intentions ? Points de Vue Initiatiques N° 162 79 L’homme augmenté, mythe ou réalité ? Osez, et vous vaincrez le monde ! La puissance de calcul, le gigantisme des mémoires, l’accroissement des débits de communication, la miniaturisation des composants, le cerveau officialisé comme territoire d’investigation et comme objet technologique, la génétique devenant une ingénierie du vivant biologique, et le paysage du futur se dessine. Sera-t-il accueillant pour l’humain, sera-t-il bénéfique pour l’humanité ? Ces questions sont légitimes et d’actualité car ces composantes ont, depuis plusieurs décennies, dopé l’imagination des chercheurs et des ingénieurs, et avec l’accès à la dimension nanométrique, celle-ci est partie en surchauffe sur la convergence des NBIC (Nanotechnologies, Biologie, Informatique, Cognition) entraînant celle des politiques, des investisseurs. C’est dans ce contexte, mondialisé par Internet et les colloques internationaux, qu’en 2000 la National Science Foundation (NSF) lance son La nanotechnologie étudie les objets programme « Nano-Initiative ». Le à l’échelle du nanomètre. rapport de la fondation américaine sera publié en 2002. Il est intitulé « Les technologies convergentes pour l’amélioration des performances humaines ». Il positionne de façon non ambigüe la convergence des NBIC comme programme politique américain pour le futur de l’humanité. Néanmoins, si introduire le préfixe « Nano » dans les demandes de financement de R & D permet d’exploiter des générosités et des lignes de crédit inhabituelles, nombreux sont les chercheurs scientifiques qui gardent leur distance à l’égard des spéculations et d’un slogan qu’ils trouvent quelque peu racoleur. Alors, à l’optimisme confiant de William A. Wallace, du Rensselaer Polytechnic Institut, qui pense que : « Si les cogniticiens peuvent le penser, les spécialistes de la nano peuvent le construire, les biologistes peuvent le développer, les informaticiens peuvent le surveiller et le contrôler… », Jean-Pierre Dupuy (CREA Polytechnique Paris et Université de Standford Cal.) oppose, dès 2002, un doute marquant et constructif en jugeant que la communauté scientifique n’est pas capable de se réguler car elle est très peu consciente des conséquences de ses recherches : « La science 80 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean Erceau et la technique “décident” bien, mais comme un processus aveugle, non réfléchi. Demander aux scientifiques de devenir responsables, c’est leur demander, non pas de prendre la place des politiques, mais d’avoir à répondre de l’impact énorme de ce qu’ils font sur l’avenir de l’humanité ». Patience, le monde a été vaincu… La planète Terre et sa poubelle spatiale. Le rapport de la NSF est un argument fort pour penser que la genèse de la convergence des NBIC est la genèse d’un nouveau monde. Certains technos-prophètes y voient même celle d’une nouvelle humanité. NBIC en serait la nouvelle quaternité en rupture avec les quatre éléments qui, traditionnellement, gouvernent notre monde, et en écho au « Big-Bang » s’annonce un « Little BANG » : Bits, Atomes, Neurones, Gènes. « En traitant la nature comme un artefact, l’homme se donne le pouvoir d’agir sur la nature à un degré qu’aucune techno science jusqu’ici n’a jamais rêvé d’atteindre » (J.P. Dupuy). Le futur est à conquérir ! Avec les NBIC, l’homme a déclenché un processus nouveau de conquête. Cette quaternaire techno science est véritablement générique. Elle va profondément affecter l’ensemble des secteurs de production et par voie de conséquence l’économie, le politique et le sociétal. Dans les impacts actuels apparaissent des traces d’irréversibilité. L’homme a donc l’impératif devoir de la maîtriser et d’en maîtriser les conséquences. Plus que la convergence, l’accès technologique à un monde non naturellement accessible à l’humain, implique une forte vigilance éthique, humaniste et sociale. C’est de la vie de l’homme et de l’humanité dont il s’agit, le Franc- Points de Vue Initiatiques N° 162 81 L’homme augmenté, mythe ou réalité ? maçon de la Grande Loge de France ne peut que se sentir concerné. En dehors de sa Loge où il pratique l’initiatique, sa plateforme de travail s’appelle le « Groupe de Réflexion sur l’Éthique » de la Grande Loge de France. L’homme augmenté Celui qui ne voit rien sans ses lunettes sait ce que veut dire homme augmenté. Les NBIC sont actuellement associées à l’augmentation de certaines spécificités de l’être humain mais il s’agit de développements technologiques sans commune mesure avec les lunettes et se voulant, suivant les concepteurs, apporter à l’être humain un niveau maximum de confort de vie (encore faut-il savoir le sens à donner à ce maximum). Ces augmentations sont actuellement envisagées soit par des puces électroniques spécialisées, sous cutanées ou implantées dans le cerveau, soit par des programmes (dans une WII, une Xbox ou un « assistant » portable) pour entraîner le cerveau à de nouvelles performances cognitives, soit encore par des nano-robots téléguidés (voir autonomes si l’intelligence artificielle devient intelligente) qui circuleraient librement dans notre corps à la manière d’un virus. De tels robots existent à l’échelle millimétrique depuis plus d’une décennie. Les implants dans les cerveaux d’animaux ont permis d’avancer dans le domaine des interfaces puce neurone, mais la connexion directe pose toujours problème. Il semble aussi difficile de faire communiquer les ions du neurone avec les électrons de la puce que de faire copuler une carpe et un lapin. C’est donc plutôt par hybridation que le succès est recherché, notamment à l’Institut Max Planck de Munich et au Caltech en Californie. Les techniques, quelles qu’elles soient, s’appuient sur trois hypothèses fortes. La première est que tout ce qui concerne la vie de l’être humain se réduit à ce qui est du « vivant biologique ». C’est ignorer la différence entre la vie et le vivant. Ainsi, si le décodage du génome humain nous a appris beaucoup de choses sur le vivant, il ne nous a rien appris sur la vie. La deuxième est que tout ce qui concerne les aspects non matériels et non rationnels de la vie est réductible au biologique neuronal, c’est-à-dire à des échanges d’ions 82 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean Erceau au niveau des neurones. Si l’imagerie encéphalographique met en évidence des zones d’activité neuronales correspondant à des activités intellectuelles précises, cela n’autorise pas à ignorer, a priori, les spécificités non énergétiques des sentiments, des intuitions, des pensées et de la conscience. Tout ne serait donc que matière ? Ce serait bafouer les différences spécifiques de la matière et de l’esprit. La troisième hypothèse est que le monde, la nature et l’univers ne sont qu’un grand et même livre de mathématiques, et, par la même entièrement réductibles à des éléments syntaxiques et des algorithmes. C’est ignorer, a priori, que tout est en interaction avec tout et que des myriades d’équilibres sont entretenus par le principe naturel de potentialisation et d’actualisation qui anime des oppositions vitalement nécessaires et fécondes, c’est-à-dire que, suivant notre expression symbolique, on veut ignorer a priori le rôle des ténèbres sur la lumière et le rôle de la lumière dans les ténèbres, or le mythe naît de l’ignorance et tuer le mythe c’est perdre la connaissance. Transhumanisme et post-humanisme S’arracher à la fatalité de la nature et aux contraintes biologiques est un rêve très ancien. Avec la convergence des NBIC, il semble devenir accessible et là est la motivation des transhumanistes. Le mouvement transhumaniste a été initialisé non pas tant par des scientifiques, que par des ingénieurs d’applications comme Richard Leis Jr, des philosophes comme Nick Bostrom et des sociologues comme James Hughes, et Justice de Thezier, leader de la World Tranhumanist Association au Québec, se présente comme entrepreneur social et créatif professionnel. Leur discours et profession de foi, comme leur site Internet, ont beaucoup évolué en quelques années, recherche de crédibilité oblige. Ainsi, après avoir considéré le respect de la nature humaine comme blocage archaïque et preuve de viscosité mentale, après avoir affirmé que l’homme était seul propriétaire de son corps physique et qu’en homme libre il pouvait en faire ce qu’il voulait, le mouvement transhumaniste, après s’être érigé en force qui méprise les interdits, se positionne maintenant comme prolongement de l’humanisme des Lumières. Comme l’affirme Justice de Thézier, le mouvement « veut stimuler les citoyens a réfléchir de façon critique Points de Vue Initiatiques N° 162 83 L’homme augmenté, mythe ou réalité ? aux promesses et dangers liés a l’émergence des technologies d’amélioration humaine, afin de débattre en toute rationalité de ce qui devrait être fait, ainsi que d’un ordre social ou l’on pourra mettre en œuvre des décisions responsables ». Le transhumanisme entend ainsi devenir une composante politique à part entière. Il faut donc envisager la biopolitique au même titre que la politique économique et culturelle, les transhumanistes démocratiques occupant l’extrémité progressiste de l’axe biopolitique, à l’extrémité conservatrice sont les bioluddites appelant l’interdiction des technologies qui menacent le naturel. Les posthumanistes, eux, envisagent déjà un nouvel ordre sociétal composé d’individus hybrides, de cyborgs et peut-être, qui sait, d’humains irréductibles et motivés. Les organisations sociales muteraient alors vers des collectifs d’individus dont il faut, dans une réflexion sur l’éthique, imaginer les degrés de contrôles possibles. Du mythe à l’utopie, de l’utopie à la réalité, les verrous En soixante ans, on est passé de la science-fiction à l’utopie puis de l’utopie à l’envisageable et très vite au « pas impossible ». C’est cette dernière notion qui motive et excite le chercheur. Il sait que sur les voies qui feraient passer du pas impossible au possible, il trouvera quelques verrous qu’il lui faudra faire sauter… à moins que, comme l’Élu dans Matrix, il ne trouve le Maître des clés. Ces verrous ne sont jamais de la nature de ce que l’on connaît déjà. Ce sont des ruptures de paradigmes qui font que « de l’autre côté », dans l’imaginable, a priori pas d’ancrage ni de repères et les « maillons en cartons » sont à éviter. Il faut élaborer de nouvelles stratégies et c’est le passionnant de la recherche. De toute façon, il faudra changer notre façon de penser, notre logique de raisonnement et notre approche des situations et des problèmes. Imaginer, concevoir et réaliser des puces susceptibles d’amplifier, d’accroître, voir de modifier « on live » notre expertise, nos compétences, nos connaissances, ne peut se faire avec notre façon de penser actuelle. C’est ce qu’il faut faire pour construire des machines suffisamment intelligentes pour élaborer de nouvelles machines et concevoir de nouvelles approches pour que ces machines soient aptes à se modifier elles-mêmes, ou à modifier celles qui les ont créées. C’est ce qu’a fait Laurière avec SNARK, un langage qui a permis, entre autre, de modéliser l’Éthique de Spinoza et à Pitrat de réaliser un « chercheur artificiel en Intelligence Artificielle ». 84 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean Erceau Qu’une machine soit capable de se modifier elle-même, c’est le réflexif, unique concept qui puisse la doter de capacités d’autoévaluation, d’auto génération et d’auto orientation, puis, avec une capacité à évaluer la certitude, d’auto-réplication. Le réflexif, dit Pitrat, nécessite deux niveaux, un niveau pour les connaissances et un méta niveau (ou niveau supérieur) pour les métas connaissances, c’est-à-dire pour les connaissances qui permettent de manipuler et d’exploiter les connaissances. En réalité, nous le savons, il faut un troisième niveau, celui de l’apprentissage, car il faut que ces machines apprennent d’elles-mêmes et de leur environnement. Pour apprendre, il est utile de comprendre les raisons de nos succès et de nos échecs. Pour cela nous examinons ce que nous avons fait. Une fois trouvée la raison de nos erreurs, nous tentons d’en tirer les leçons pour éviter que cela se reproduise. La connaissance des étapes prises et des raisons pour lesquelles elles ont été prises sont à la base d’un apprentissage intelligent. C’est l’apprentissage qui amorce l’intelligence et la réflexivité qui amène à prendre conscience de sa conscience. Mais tout cela, le Franc-maçon le sait depuis des siècles : un premier degré pour apprendre et apprendre à apprendre, un second degré pour acquérir des connaissances et les exploiter, un troisième degré pour acquérir des métas connaissances qui permettent de manipuler les connaissances à exploiter. Si le Maître travaille aux trois degrés, il ne fait pas le même travail à chacun de ces degrés et le travail effectué à un degré supérieur influence forcément le travail qu’il fait aux degrés inférieurs. La démarche initiatique est avant tout réflexive et notre rite nous impose la réflexivité. Le miroir du parking des Célestins, Lyon, 2e arrondissement. Photograhie de Denis Chaussende. Points de Vue Initiatiques N° 162 85 L’homme augmenté, mythe ou réalité ? Finalement, ne faut-il pas constater que, depuis une cinquantaine d’années, on a beaucoup cherché à développer les machines, mais s’est-on vraiment préoccupé de développer les capacités de l’homme ? N’a-t-on pas oublié que l’homme est perfectible autrement que par le développement de sa mémoire et de sa façon de courir le 100 mètres ? La perfectibilité de l’homme Notre Rite Écossais Ancien et Accepté postule avant tout la perfectibilité de l’être humain. Celle-ci doit être comprise comme une potentialité de l’être humain et par là même une potentialité collective de l’humanité entière. Le Franc-maçon engagé dans sa pratique initiatique sait que sa démarche est une démarche de perfectionnement de lui-même par lui-même. Il sait que, pour progresser, il lui faut prendre conscience de ses erreurs pour les corriger et se réorienter en actes et en pensées. Pour cela, il lui faut un miroir. Ce miroir c’est d’une part l’autre, et d’autre part luimême. L’autre, ce sont, en Loge, ses Frères, et, à l’extérieur de la loge, tous les autres. En loge, il apprend et pratique la réflexivité et se construit en homme de connaissance à la conscience éclairée. Le travail en loge, par interactions multiples et ritualisées, par échanges et débats d’idées, place chacun au centre d’un « miroir » collectif à facettes qui éclaire sa conscience et fait de lui un « fils de la Lumière ». L’arbre aux miroirs, Anish Kapoor, À chaque tenue de la loge, cette Chicago, 2006. lumière fait de lui un homme augmenté. Il en a conscience et, s’il apprend à maîtriser ses désirs et dominer ses passions, il appelle symboliquement salaire cette augmentation qui s’ordonne suivant des valeurs humanistes et spirituelles, et concerne ses facultés cognitives, son imaginaire, sa créativité et sa conscience elle-même. 86 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean Erceau Les fondations d’un futur augmenté Les arguments sont nombreux pour justifier l’homme augmenté, tant pour ce qui concerne l’implant de puces pour tester diagnostiquer, soigner et adapter la thérapie en continu et à distance que pour ce qui concerne un meilleur confort de vie, le bonheur et la longévité. Pour ce qui est des performances cognitives ou physiques, les spécialistes sauront trouver les arguments et les slogans convaincants, mais nous n’échapperons pas à l’exacerbation de cette tension entre l’essor et le contrôle, le progrès et le conservatisme, ou, en d’autres termes, entre le bien et le mal, le noir et le blanc, les ténèbres et la lumière, ce que toute civilisation a connu. Néanmoins, n’oublions pas que certaines ont disparu. La puce est dans notre téléphone portable, toutes nos conversations peuvent être écoutées et nous pouvons être localisés à chaque instant. Qui nous écoute ? Qui nous suit ? Pour quoi ? Coupe du monde de rugby, septembre-octobre 2011, les joueurs de l’équipe de France ont à tous les matchs, dans leur maillot et entre les omoplates, un boîtier électronique avec GPS pour, en temps réel, suivre leurs déplacements et certains paramètres physiologiques. Les buteurs s’entraînent avec des combinaisons bioniques pour étudier tous leurs gestes. Nombreux sont les états qui ont en projet l’implantation sous cutanée d’une puce, équivalente à celle de notre carte Vitale, pour l’identification des patients et les informations relatives à leur santé (ce sont les termes du projet de loi américains référencé HR 3200, relatif à la santé et adopté par le Congrès). Comme le dit une publicité pour le poker en ligne, « le problème n’est pas la carte mais ce que vous en faites », car n’est-ce pas mettre le citoyen, l’être humain, et des populations entières, à la merci de n’importe quelle volonté manipulatrice cherchant à influencer pour servir des intérêts personnels, collectifs ou communautaires ? Le danger ne vient-il pas de l’ambition ? Ayant atteint la dimension nano, les puces pourront être ingérées avec la nourriture ou la boisson. La violence est l’arme des faibles et mettre l’être humain à l’état de zombie et des populations entières en état d’esclavage, ne serait-ce pas là Nanotechnologie militaire. Points de Vue Initiatiques N° 162 87 L’homme augmenté, mythe ou réalité ? une arme quasi absolue ? (Le quasi indiquant qu’il reste encore la possibilité d’une élimination définitive). Le danger ne vient-il pas du fanatisme ? Les enjeux éthiques des nanosciences et des nanotechnologies sont aussi redoutables que colossaux. « La catastrophe, dit J.P. Dupuy, n’est pas crédible, elle n’est tenue pour possible qu’une fois réalisée, donc trop tard ». En 2006, le Comité d’Éthique du CNRS a fait huit recommandations pertinentes, leur application doit être une forte exigence citoyenne. Mais le vrai danger pour l’homme et l’humanité, ne vient-il pas d’ailleurs ? N’est-il pas dans quelque chose qui échappe à notre attention et contourne notre vigilance ? Homme augmenté, NBIC, nano puce, prothèses matérielles ou cognitives, intelligence artificielle… les médias informent et déforment, notre attention se focalise et nous devenons vulnérables. Notre réflexion éthique doit impérativement s’en émanciper, nous devons déplacer le point focal, élargir les champs d’investigation, prendre en considération le « hors-champ ». Le danger ne vient-il pas aussi de l’ignorance ? Bien que leur crédibilité ne soit toujours pas assurée, les mouvements qui se réfèrent au transhumanisme sont portés par l’imaginaire, l’utopie et le fantasme, ce qu’une impressionnante quantité de bandes dessinées passionnantes traduit dans un esthétisme percutant, à la fois littéraire et pictural. Mais le vecteur le plus puissant me semble être les jeux vidéo en réseaux capables de convoquer simultanément sur la planète plusieurs dizaines de millions de joueurs. Ces MMROP (Massively Multiplayer Online Role Playing Games) proposent à ces humains, jeunes et très jeunes, de vivre virtuellement dans des mondes persistants transhumains ou post-humains au travers d’avatars librement spécifiés en termes d’expertise et de pouvoirs, tant physiques que cognitifs et spirituels. Je pense que c’est dans cette voie, créant des habitudes voir des addictions, qu’une rupture décisive est en jeu : d’un côté immersion complète et irréversible dans la virtualité (avec quelles conséquences sur le corps biologique qui resterait dans un caisson ?), ou besoin impérieux, exacerbé à l’extrême, de trouver dans la réalité toutes les potentialités des mondes virtuels. C’est alors que les technologies trouveront des espaces de développement et les industriels des marchés considérables. Il faut avoir conscience que c’est certainement dans les MMROP que se met actuellement en place la genèse psychologique, sociologique, philosophique et métaphysique, du transhumain et du post-humain, les NBIC n’entrant progressivement en jeu que comme moyens. Toute réflexion éthique doit prendre en considération les mutations 88 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean Erceau sociales, conséquences dont la base est le passage dans des univers virtuels annonçant pour tous les humains un univers virtualisé. Éthique Si toute chose en ce monde est sacrée, n’est-ce pas dans la primauté de la conscience sur l’imaginaire qu’il faut mettre en perspectives, même augmentées, le futur ? Imaginaire dont la virtualité serait ellemême augmentée. Au-delà des bonnes pratiques, de la prévention des risques et d’une réflexion sur les valeurs et les fins, prônées par le Comets (Comité d’éthique du CNRS), le législateur doit anticiper. Il se doit d’avoir une vision prospective de l’éthique et de la déontologie. Il doit prévoir les effets à long termes sur l’individu et les générations futures pour légitimer ceux qui auront le droit d’intervenir, pour prévenir l’apparition de différences irréductibles dans des populations d’êtres augmentés ou non. Le principe de précaution ne tient pas lieu d’éthique, et pour définir les bonnes et les mauvaises augmentations, pour dire sur quels critères faire le choix, pour poser les limites et légiférer afin d’éviter le passage des délires aux transgressions, il faut élargir les champs d’investigation prospective et croiser les réflexions. Comment ne pas suivre Hans Jonas lorsqu’il dit que « l’éthique émerge dans la conscience des hommes lorsqu’ils se sentent à la fois responsables de la permanence et de la qualité autant de leur propre espèce que de toute vie répandue sur la surface du globe ». N’est-ce pas aussi dans la loge maçonnique, chantier permanent d’échanges et de réflexion, que l’homme se construit homme de connaissance à la conscience éclairée ? L’éthique, comme la justice et l’équité, est une dimension qui n’échappe pas et ne doit jamais échapper au Franc maçon, à la fois citoyen et être humain, dans sa volonté d’apporter sa pierre à la construction du futur. n Points de Vue Initiatiques N° 162 89 Sylvain Laverdure Entre obéissance et transgression : l’éthique Alice au milieu des principaux personnages du conte, par Peter Newel. Les règles, lois, décrets sont une nécessité pour maintenir la cohésion des sociétés. Mais doit-on les accepter sans discernement ? Si l’on place la dignité de l’homme comme valeur fondamentale, il est des moments où la désobéissance est un devoir. Transgresser la loi en toute connaissance de cause revient à opposer légalité et légitimité. La démarche maçonnique éclaire cet acte. Associant l’allégeance et la transgression, elle ofre une voie pour découvrir l’inconnu. En maçonnerie, la quête du savoir et l’accroissement de la connaissance ne connaissent pas de limites. Comment concilier cet idéal avec une simple obéissance aveugle ? Littré définit l’obéissance comme l’action de celui qui obéit, au sens de « prêter obéissance à un prince, se soumettre solennellement à sa domination ». Mais en voulant vaincre ses passions ou soumettre sa volonté est-on encore dans le registre de l’obéissance ou n’est-ce pas exercer sa volonté ? L’obéissance maçonnique est une démarche active, réfléchie. Sommes-nous même dans l’obéissance si tant est que le respect, la conformité aux principes apparaissent si naturels ? La démarche n’impose aucune limite à la recherche de la vérité. 90 Points de Vue Initiatiques N° 162 Sylvain Laverdure Quoi de plus naturel que d’obéir aux lois de son pays, vivre selon l’honneur, pratiquer la justice, aimer son semblable, travailler au bonheur de l’Humanité et poursuivre son émancipation progressive et pacifique. Ces principes si « naturels » entrent-ils encore dans le domaine de l’obéissance ? Transgresser, c’est obéir à des valeurs plus grandes « Une chose n’est pas juste parce qu’elle est loi ; mais elle doit être loi parce qu’elle est juste » nous dit Montesquieu dans l’Esprit des Lois. Une telle obéissance à la loi n’a ici rien d’une soumission. C’est de sa seule et libre volonté que le profane veut être initié, même si cet élément en lui-même est, à la réflexion, d’essence formidablement transgressive… Quid dès lors de la transgression, qui semble le pendant obligé de l’obéissance ? Transgresser, c’est au premier abord désobéir, mais au premier abord seulement. Transgresser c’est en fait obéir à des valeurs plus grandes encore… On en retrouve de nombreux exemples dans la mythologie ou les grandes tragédies, comme Antigone, qui s’oppose au roi Créon en raison d’un impératif supérieur, au nom des lois non écrites des Dieux. Cette transgression englobe la notion de responsabilité car la valeur de sagesse principale est alors le discernement. Si être homme c’est être responsable, alors notre valeur obligeante est le discernement, et en suivant ce raisonnement, la transgression devient presque obligée…, au sens de Noblesse Oblige ! Nous arrivons au paradoxe d’une « transgression obligatoire », comme un super-oxymore… La première des transgressions est sans doute cette force intérieure qui pousse à frapper à la porte du Temple, de franchir l’espace entre profane et sacré, puis de recevoir l’initiation. Cette limite initiatique est si particulière car nous l’avons individuellement choisie ; nous l’avons franchie sans vraiment la connaître, simplement en la devinant, en décidant de nous l’approprier, mus que nous étions par cette volonté d’aller regarder de l’autre côté du miroir. Il y a effectivement de « l’Alice au pays des merveilles » en chacun de nous. Et cette barrière ou cette frontière était à la fois essentielle, car séparant en nous deux états de nature tellement différents, et à la fois tellement diaphane puisque notre simple volonté (et l’attention bienveillante de nos frères) nous a suffi à passer ce seuil dont le franchissement, rétrospectivement, était de l’ordre de l’évidence ! Points de Vue Initiatiques N° 162 91 Entre obéissance et transgression : l’éthique En définissant la transgression, Littré cite François de La Mothe Le Vayer, désigné au XVIIe siècle par Richelieu comme précepteur royal et qui indiquait qu’ « Où il n’y a point de loi établie, ni de préceptes donnés, on ne saurait accuser personne de transgression ». Il y a donc un interdit fondateur, des bornes, des limites, et partant, le franchissement d’une règle. Il existe ainsi une vertu fondatrice de l’interdit : peut-il y avoir un sacré sans interdit ? Peut-il y avoir un interdit sans un sacré ? Comment une force peut-elle prendre forme sans une frontière ? Si l’homme se détourne résolument du sacré, l’interdit devient-il inutile ? On comprend ainsi que l’interdit est nécessaire au maintien du sacré… En ceci, la transgression n’est pas simplement désobéissance. Elle est pleine connaissance et pleine conscience de la règle. Simplement, au nom d’un intérêt supérieur de cette règle, et pour se conformer au bien, pour être en plein accord avec l’esprit et pas seulement la lettre de la règle, convient-il alors parfois de transgresser. Cette transgression demande bien plus qu’une simple connaissance de la règle, mais une véritable appropriation, puisqu’il s’agit paradoxalement de ne pas suivre la règle au nom même de cette même règle ! Nous comprenons donc que la transgression n’est pas le contraire de l’obéissance, qui serait la désobéissance. Elle dépasse la logique binaire Oui/Non et invente un ternaire. Mais que serait le contraire de la transgression ? L’adhésion ? Le conformisme ? La transgression est éminemment active et l’homme est fondamentalement transgresseur ! Pas seulement Adam et Ève ! Nous en sommes les dignes héritiers, et la logique de transgression est très différente de celle du parjure (que représenterait par exemple la violation d’un serment), ou de la profanation de la chose sacrée. Car la transgression a pour effet de construire. Alexandre Dumas, que l’on avait accusé de prendre des libertés avec l’Histoire avec ses Trois Mousquetaires, avait répondu que l’on pouvait violer l’Histoire à condition de lui faire des enfants. Plus tragiquement, rappelons-nous cette histoire des prisonniers du camp d’Auschwitz qui « Le travail rend libre » crédit musée de l’holocauste 92 Points de Vue Initiatiques N° 162 Sylvain Laverdure avaient été obligés de forger la phrase Arbeit Macht Frei à l’entrée du camp, mais qui avaient sciemment retourné la lettre B” de Arbeit de telle sorte que le « gros ventre » du B soit au-dessus de son petit, en un retournement, signe de résistance face à l’oppression qui leur était imposée. Cette transgression formidable, au péril de leur vie, a été ici résistance et véritable affirmation de leur être. La seule chose que leurs bourreaux ne pouvaient leur enlever était leur consentement. Ils ont donc résisté et transgressé ce qui leur était imposé pour mieux se conformer à leur éthique de vie, leur morale. S’écarter de la règle pour mieux la retrouver Mais la véritable transgression (à la différence de la résistance ou de l’opposition) implique et nécessite un retour, après le pas de côté initial. Il ne s’agit pas “bêtement”, de manière triviale, de s’écarter de la règle, mais bien de le faire précisément au nom de l’intérêt supérieur de la règle, pour en fait mieux la retrouver. Nous n’avons jamais quitté le droit chemin car nous n’en avons jamais dévié. Simplement, les circonstances ont fait que pour éviter de tuer cet enfant au milieu de la route, j’ai dû faire une embardée avec ma voiture, m’écartant du droit chemin initialement suivi et « mordant » la ligne blanche pour mieux retrouver le cours régulier du chemin initial. Mais finalement, ce franchissement est-il vraiment une transgression ? La transgression, étymologiquement, du latin transgressum, ou transgredi, (aller au-delà : de trans, au-delà, et gradi, aller) nous met sur la route de l’éthique, du questionnement, du voyage. Car l’éthique porte en elle-même l’injonction catégorique de recherche de connaissance. C’est ce questionnement qui la distingue de la morale ou de la déontologie car l’éthique est à la fois respect et transgression de la règle. Elle questionne, elle invente, elle découvre. Si l’on prend par commodité l’Équité comme premier synonyme de l’éthique, nous apprenons que l’équité est la vertu qui consiste à régler sa conduite sur le sentiment « naturel » du juste et de l’injuste. Victor Hugo disait : « Qu’y a-t-il donc au-dessus de la justice ? l’équité. » En une sorte de « loi naturelle », nous retrouvons une vieille distinction entre la légalité et la légitimité : « Ce qui est légal est conforme à la loi. Ce qui est légitime est conforme à l’équité » (Littré). L’idéal du Franc-maçon est bien de tenter de s’approcher de l’idéal que représentent la droiture et la vérité, à l’instar du Marquis de Points de Vue Initiatiques N° 162 93 Entre obéissance et transgression : l’éthique Condorcet pour qui « Les amis de la vérité sont ceux qui la cherchent et non ceux qui se vantent de l’avoir trouvée. » Ainsi, comparée à la notion de morale, c’est l’éthique qui va se rapprocher de cette démarche puisqu’elle est la méthode qui « sollicite les efforts intellectuels de chacun, tout en évitant d’inculquer des dogmes ». Si l’on tente d’illustrer ces principes en les appliquant aux questions épineuses d’éthique médicale, ce peut être une manière de s’interroger sur le « pourquoi » des choses, sans se restreindre aux aspects purement techniques du « comment » de la science. Sur un plan « opératif », la recherche d’une solution « bonne » en médecine, selon son angle éthique, est classiquement déclinée en fonction des principes cardinaux de bienfaisance, non-malfaisance, respect de l’autonomie, et justice (équité). Claude Bernard fut un pionnier de l’expérimentation comparative, qu’il décrivit en 1865 dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Peinture de Léon Lhermite. - La bienfaisance, ou obligation de faire le bien, s’étend à l’obligation de juger des bénéfices et des risques d’une attitude en vue de faire le bien. - La non-malfaisance représente intentionnellement causer de mal. l’obligation de ne pas - Le respect de l’autonomie de la personne s’inscrit dans le cadre de son autodétermination. Le médecin doit par exemple respecter et garantir la capacité du patient d’être indépendant d’influences extérieures, de pouvoir comprendre les termes et les implications des choix qui lui sont proposés, et enfin de garder la capacité d’agir par lui-même (compétence). - La justice, dernier de ces quatre grands principes, impose une attitude juste, honnête, et équitable envers les différents acteurs du possible conflit éthique. Cette stratification est sans doute un peu académique ou artificielle, mais nous retrouvons l’obligation de s’inspirer du sentiment d’équité, de viser au nivellement des inégalités et de contribuer, enfin, à élever sans cesse l’état moral et matériel des individus et de la société tout entière. Une telle méthode d’analyse des questions peut être de 94 Points de Vue Initiatiques N° 162 Sylvain Laverdure nature à enrichir le débat en aidant à clarifier les thèses des différentes positions en présence. En cas de dilemme éthique, la difficulté vient du fait que plus qu’un choix d’ordre binaire entre « le bien » et « le mal », il s’agit le plus souvent de choisir entre plusieurs « biens », qui peuvent, qui plus est, apparaître ou être contradictoires. Ma responsabilité, condition et corollaire de ma liberté Et pour moi, sur un plan individuel, comment fais-je le choix du Bien, de l’obéissance ou de la transgression ? Quelle est ma zone de liberté ? La question de ma responsabilité individuelle demeure, en une appropriation du libre arbitre et de la raison. Cette démarche permet justement la distinction soumission/obligation, conformité/ transgression… L’homme reste responsable de ses actes. Si l’homme est doué du pouvoir d’agir ou de ne pas agir (n’a-t-il pas croqué le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal ?), ses actions résultent de sa libre volonté. Au-delà donc des notions d’obéissance ou de transgression, c’est une forme de « contrainte morale » auto consentie et auto administrée que nous cherchons, par nous-mêmes. Lorsque nous nous appliquons une telle contrainte morale, c’est mus par cette indéfinissable volonté de quête de lumière que nous le faisons. La question de la responsabilité apparaît dès lors sans doute au centre des décisions éthiques, car elle s’inscrit comme condition et comme corollaire de la liberté revendiquée. L’homme est doué de raison, et sait consulter son cœur pour distinguer le bien du mal. Ce faisant, il s’exerce au dépassement, libération de l’être de ses limites. Mais il ne peut se dépasser que s’il s’élève. C’est cette éthique, dans ce qu’elle a d’exemplaire, qui provoque l’intérêt du profane et le fait frapper à la porte du Temple, comme nous l’avions fait à une date qui reste gravée en notre mémoire. La possibilité de la transgression est ce qui permet de souligner le caractère non dogmatique de la démarche, à la différence d’une imposition gravée dans le marbre, comme une parole définitive qui se répéterait à l’envi sans aucun changement, sans aucun questionnement, c’est-à-dire sans aucune vie ! L’inquiétude liée à cette notion de responsabilité individuelle qui nous échoit est alors très précieuse. Elle nous échoit littéralement : nous ne sommes pas des simples répétiteurs d’un dogme ancien et figé, mais des acteurs volontaires de cette destinée particulière. Points de Vue Initiatiques N° 162 95 Entre obéissance et transgression : l’éthique Pour le philosophe, la contrainte que je choisis, que je me choisis s’appelle liberté. Nous sommes dans les suites d’une morale Kantienne où le « Tu dois » s’efface derrière le « Je veux », avec une formidable liberté décisionnelle de la démarche symbolique et légendaire. Plus que d’ordre privé, cette démarche est intime. L’honneur d’être se combine à l’honneur de savoir. Là encore par l’initiation et par la transmission, la confiance conduit à la confidence et donc au secret. La confiance, la transmission de la tradition, la fraternité et la place prépondérante de l’honneur sont représentatifs de cet idéal. Si l’idée de justice, d’équité, est directement ancrée dans le cœur des hommes (pour des motifs religieux, spirituels, utilitaristes ou pour certains simplement évolutionnistes), c’est l’exercice de la raison qui entraîne nécessairement la reconnaissance de l’importance de la notion de libre arbitre, et ce, à la fois pour celui qui croit au Ciel et pour celui qui n’y croit pas. Et c’est la conscience, dans ce contexte, de ma responsabilité, qui me libère en même temps qu’elle m’engage. Cette responsabilité est à la fois la condition et le corollaire de la liberté. Alliée à la confiance, elle est un levier formidable. « Agis toujours de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne, que dans la personne d’autrui, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen » nous indique Kant. C’est le fondement de la définition moderne de la dignité, dignité dont la légitimité ne peut être qu’à l’aune de celle que je reconnais à l’autre. Il s’agit donc de fraternité ; il s’agit en fait de la condition et de l’objet de ma légitimité. Au total, c’est ainsi mon libre arbitre, ma responsabilité qui me font obéir, ou transgresser, en me construisant par ma démarche intérieure, en une balance et un équilibre entre tradition et innovation. n Arbre de la liberté, Guédon, Ville Schoelcher, Martinique. 96 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean-Claude Piquion Science et technologie, le progrès en question Trou dans la couche d’ozone au dessus de l’Antarctique. Les Francs-maçons travaillent au « progrès spirituel et matériel de l’humanité », mais de quel progrès s’agit-il ? Si le spirituel paraît sans danger (est-ce bien sûr ?) le matériel est très ambivalent. Il génère à la fois des espoirs et des angoisses. Ce n’est pas tant la science qui les suscite que la technologie, avec son cortège d’intérêts particuliers, de soucis mercantiles et de projets insensés. Il faut repenser science, technologie et progrès à la lumière des valeurs que nous voulons défendre, la première étant la dignité humaine. L’association de la science et du progrès est depuis quelques années et de façon récurrente une interrogation qui témoigne d’un doute sur les bienfaits de la science, sur ce que recouvre l’idée de progrès, sa réalité, son sens véritable. Cette interrogation se traduit le plus souvent par une suspicion portée sur les travaux des scientifiques, sur les objectifs véritables de la recherche scientifique, sur l’intérêt réel des technologies qui en résultent. Points de Vue Initiatiques N° 162 97 Science et technologie, le progrès en question Depuis le XIXe siècle en particulier, dans les sociétés occidentales, science et progrès sont étroitement associés. Ainsi la science est-elle perçue comme le moteur quasi exclusif du progrès, au point que cette étroite association a pu être assimilée par certains à une véritable croyance, une forme de religion, voire de mythe de la modernité. Mais de quel (s) progrès s’agit-il ? Ces dernières décennies, nous avons pu constater l’émergence dans l’opinion d’un débat qui remet en cause et la science et le progrès dans leur union proclamée. Cette interrogation aurait-elle pour origine le constat d’une frénésie qui aurait envahi le monde de la recherche scientifique, les chercheurs seraient-ils soupçonnés de jouer les apprentis sorciers de la modernité ? La multiplication et la diversité des sujets de recherche et des résultats se succèdent à une telle cadence qu’il est parfois difficile d’en percevoir l’intérêt ou les réels bénéfices ; ceci est particulièrement vrai s’agissant des innovations technologiques dont la durée de vie est réduite pour laisser la place à de nouvelles qui participent pour une grande part à des stratégies de consommation de masse… Cette surproduction technologique accroît la distance entre les inventeurs et les utilisateurs dans un rapport dominants dominés. À cela s’ajoutent un doute et parfois une angoisse au regard de certains effets néfastes sinon catastrophiques de ce que l’on nomme aujourd’hui la société de la techno-science : réchauffement climatique, sécurité des centrales nucléaires, traitement des déchets, crise de la vache folle, organismes génétiquement modifiés (OGM), gaz à effet de serre, effets collatéraux des médicaments, crise de l’hormone de croissance, scandale du sang contaminé, clonage, dégradation de l’environnement ; ce ne sont que quelques exemples qui ces dernières années ont alimenté une profonde crise de confiance dans les opinions publiques vis-à-vis de la communauté scientifique et des technologies qui en découlent. Pourtant, personne ne saurait nier les améliorations exceptionnelles des conditions de vie, essentiellement dans les pays développés, dans les domaines Le smog à New York, dû à l’ozone et aux particules en suspension. 98 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean-Claude Piquion de la santé, de l’alimentation, de l’habitat, du travail, des transports, de l’énergie. Pourquoi cette défiance soudaine ? Nos sociétés industrielles et technologiques se sont construites sur le mythe du progrès, d’une promesse d’un bien-être toujours plus grand qui aboutirait peutêtre même à la manifestation du bonheur ! La science s’est-elle faite nouvelle religion ? Le débat qui s’est ainsi institué entre le monde scientifique et la société dans une crise de confiance aiguë et un questionnement sur l’idée de progrès, témoigne sans doute d’une inquiétude plus large sur la marche de nos sociétés dites développées. Raymond Aron, dans la préface de son ouvrage Les Désillusions du progrès s’interrogeait ainsi : « Les occidentaux éprouvent-ils une sourde mauvaise conscience pour s’être réservé la meilleure part des profits de la science et de la technique, ou tendent-ils à se renier eux-mêmes, faute de trouver un sens à leurs exploits ? ». Pour tenter de saisir au plus près le sens de ces interrogations, il nous faut analyser les problématiques et les objectifs de la science d’une part, et ce que recouvre le concept de progrès dans ses représentations d’autre part. Ce qui frappe dans une première approche, c’est la relation qui est établie entre la science qui se caractérise par la rationalité, l’expérimentation, la théorie de la preuve, l’objectivité et le déterminisme tandis que le progrès s’inscrit dans la sphère des représentations mentales et sociétales, le ressenti, l’affect et la subjectivité. Relation ou association qui de fait est complexe sinon paradoxale. Où se situe le lien pertinent entre l’objet et le sujet, entre l’objet scientifique neutre et la représentation sensible donc humaine du progrès ? La science avec ou sans conscience ? « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » ; de la mise en garde de François Rabelais à l’interpellation d’Edgar Morin dans son ouvrage Science avec conscience, nous ne pouvons que constater l’actualité récurrente de ce questionnement de l’homme qui sans doute depuis la nuit des temps balance entre l’émerveillement de ses découvertes scientifiques, de son génie technique et la peur de ses propres créations. Points de Vue Initiatiques N° 162 99 Science et technologie, le progrès en question La science peut-elle avoir bonne ou mauvaise conscience ? Poser la question sous cette forme, sous-tend de nombreuses interrogations : à quoi sert la science, qu’en attendonsnous, quels sont ses devoirs dans nos sociétés, est-elle morale, quelle confiance peut-on lui accorder ? Toutes ces interrogations ne s’adressent-elles pas plutôt à ceux qui la font, c’est-à-dire aux scientifiques qu’à la science elle-même ? La science peut-elle avoir bonne ou mauvaise conscience ? Quand il s’agit de conscience, c’est bien les hommes que l’on interpelle. La science conçoit son développement autant que sa raison d’être par la production de savoirs, par une activité qui sert la connaissance pour la connaissance. Elle se veut autonome, libre de toutes contingences sociétales pour assurer la rigueur et la pérennité de la méthode scientifique, laquelle recueille et analyse les données puis leurs interactions afin d’établir théories et modèles reproductibles. Noble mission que la sienne, mais qui de fait s’octroie un statut exclusif et d’exclusion ! Par son mode de fonctionnement, l’espace scientifique crée deux catégories d’individus « les sachants et les ignorants ». Cette approche constitue un véritable couperet social qui s’établit sur la base d’un dogme, d’une idéologie du rapport au savoir. Nous sommes en droit de nous interroger sur la nature des savoirs. Le champ des savoirs étant infini, peut-on raisonnablement hiérarchiser les savoirs ? Le chaman de la forêt amazonienne qui connaît les vertus médicinales des plantes en sait-il moins que le chercheur qui dispose des outils et moyens d’un grand laboratoire ? Le tailleur de pierre est-il moins talentueux que l’ingénieur en travaux publics ? Ils n’ont en réalité que des savoirs différents… De façon élargie, on peut affirmer que chaque individu dans son rapport au monde, donc par l’analyse et l’apprentissage qu’il en fait tout au long de sa vie, est porteur de savoirs. Nous ne sommes que porteurs de savoirs mais ils ne nous appartiennent pas. Les savoirs ont tous une très longue filiation culturelle et opportuniste ; ils se forment et s’enrichissent par les nécessaires transmissions et interactions d’individu à individu, 100 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean-Claude Piquion de culture à culture, de peuple à peuple. Ainsi l’humilité devrait s’imposer à chacun d’entre nous devant l’immensité du chantier de la Connaissance. L’histoire nous apprend que dans cette compétition que se livrent les hommes au nom du progrès, il existe des enjeux de savoirs qui trop souvent se confondent avec des enjeux de pouvoirs ; ce n’est pas chose nouvelle dans l’histoire de l’humanité ; par le passé les élites philosophiques, religieuses, se sont établies politiquement et donc socialement sur leurs connaissances. La tentation d’instrumentalisation des savoirs nous guette. La science se développe dans les champs de l’inconnu et du mystère primordial, en cela elle a toujours été anxiogène. Nous savons que nos certitudes ne sont jamais définitivement acquises, que les lois de la relativité régissent l’Univers. Si la science nous ouvre les voies du possible, dans le même temps elle étend les champs de notre ignorance. « Les effets de la science ne sont simples, ni pour le meilleur, ni pour le pire. Ils sont profondément ambivalents », écrit Edgar Morin. Nous devons admettre que par essence il n’y a pas de science sans prise de risque, dans le cas contraire ce sont les certitudes et le dogme qui triompheront pour notre plus grand malheur. Le progrès, d’espoirs en désillusions… Nos sociétés dites développées ont placé dans l’idée de progrès toutes nos espérances ; dans notre inconscient celle-ci aurait sans doute la vertu d’éradiquer le Mal et de nous conduire inexorablement vers un Éden dans lequel nos souffrances disparaîtraient défiant les insondables et parfois redoutées lois de la Nature. Aurions-nous fait ce pari fou de devenir les rois du monde, alors que nous ignorons presque tout de ce monde et de nous-mêmes ? Aurions-nous fait ce pari fou de devenir les rois du monde ? Le progrès est-il mesurable ? Il est à la fois perception, ressenti, utopie et pourtant nous n’en avons qu’une évaluation linéaire ascendante et segmentaire, ce qui le déshumanise et ne lui permet pas de prendre en compte la complexité de l’être humain. Le progrès, tel que nous le vivons, fonde le mythe de la modernité, c’est-à-dire un toujours plus, un toujours mieux au service d’un matérialisme souverain. Points de Vue Initiatiques N° 162 101 Science et technologie, le progrès en question Plus fondamentalement, l’idée que l’humanité se fait du progrès ne se situe-elle pas dans la dialectique du Bien et du Mal ? Nos sociétés humaines ont fondé dans le progrès l’espoir hallucinatoire qu’il incarnerait le triomphe définitif du Bien sur le Mal, la désillusion n’en est que plus grande au regard des souffrances du monde. Nous en percevons aujourd’hui plus qu’hier les limites et les incohérences, engagés dans une course qui laisse peu de temps à la réflexion. C’est l’ère de la réactivité dominante qui nous guide, largement soutenue par les moyens de calcul surpuissants, les moyens d’information et de communication. Le progrès est vécu aussi comme une compétition entre les hommes et non pour les hommes, comme moteur de nouveaux pouvoirs et non comme une élévation. À l’heure de la mondialisation et de la communication, il nous apparaît aujourd’hui plus qu’hier que cette idée de progrès n’a ni les mêmes représentations, ni les mêmes effets selon les cultures. Le progrès au travers du prisme occidental tente de s’imposer comme vérité des attentes de tous les peuples dans une uniformisation qui ne respecte pas les spécificités qui font la richesse de nos cultures et de nos civilisations. C’est là une autre dérive de l’idée de progrès qui se nourrit aussi d’une dimension mercantile et par conséquent de nouveaux pouvoirs économiques, sociaux et politiques. Nous avons cultivé cette idée que le progrès renseignait sur la modernité de nos sociétés, qu’il était cette aventure éternelle, sans nuages, aux promesses infinies d’un bien-être en voie d’une réalisation certaine… L’homme moderne, manquant de sagesse, « proclame ouvertement que tout est permis, et il croit secrètement que tout est possible » Hannah Arendt, The Burden of our Time ; ainsi naissent les désillusions, les ressentiments, les procès d’intention qui nous déresponsabilisent dans les sociétés… que nous avons construites. Cette idée de progrès scientifique et technique peut-elle être à elle seule libératrice pour l’Homme ? Nous savons qu’il n’en est rien, car ce serait nier l’essentiel de ce qui fonde la nature humaine, sa psyché, sa capacité de transcendance dans son rapport à l’univers. « Il ne peut y avoir de progrès véritables qu’intérieurs, le progrès matériel est un néant » écrivait Julien Green (Journal, 22 mars 1943. 102 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean-Claude Piquion De la prise de conscience à l’émergence d’une éthique « Il nous faut constater d’abord que l’émergence de questions éthiques dans le champ de la science est un phénomène récurrent, qui se produit en particulier, chaque fois que l’idée de progrès est mise en cause ». Pierre Papon, in Les logiques du futur. Aujourd’hui, la science comme la technique qui lui est étroitement liée, ont acquis une puissance sociétale exceptionnelle et de fait nous attendons tout d’elles ; mais la puissance exige la sagesse au risque de nous aliéner. Les événements et les crises plus ou moins catastrophiques de ces dernières années ont fini par nous faire prendre conscience de la situation présente mais aussi que par nos actions, nous posons les ingrédients des impasses dans lesquelles seront prisonnières les prochaines générations. Les spéculations sur l’avenir de notre planète et sur celui de l’humanité alimentent non seulement nos réflexions nationales mais aussi internationales, à l’heure de la mondialisation et du village global issu des nouvelles technologies de la communication et de l’information. Ainsi, ces dernières décennies se sont multipliées les initiatives pour tenter de réfléchir à une régulation sinon à une maîtrise de cette course effrénée dont les objectifs nous paraissent de plus en plus flous. On peut citer les grands rendez-vous internationaux tels que les conférences de Rio, de Kyoto, de Cancun ou de Copenhague, dont les résultats sont relatifs et parfois décevants au regard des espoirs attendus. Au plan national, des ministères de l’environnement, du développement durable ont vu le jour, aboutissant à la convocation du Grenelle de l’environnement puis d’un Grenelle de la mer ; le respect de la biodiversité fait l’objet d’études et de campagnes d’information tout comme les problématiques de la qualité du milieu et nombre d’agences de protection et de vigilance sur les domaines de la santé ou de l’alimentation. L’arsenal législatif s’est emparé de toutes ces questions qui sans solution mettraient la planète en danger et par conséquent l’humanité en péril d’avenir. Les lois sur la bioéthique, régulièrement enrichies par la réflexion du Comité d’éthique, en sont un exemple remarquable. Un exemple de la biodiversité Points de Vue Initiatiques N° 162 103 Science et technologie, le progrès en question Il faudrait s’attarder sur le principe dit de précaution, qui dans ses intentions louables, concentre toutes nos craintes justifiées ou non… il y a fort longtemps, nos ancêtres craignaient que le ciel ne leur tombe sur la tête. Puisse la raison nous garder de la surprécaution ou du « précautionnisme » ! Il est évident de dire que les lois ne font pas tout, surtout si les mentalités ou plutôt les niveaux de conscience de chacun de nous ne s’engagent pas dans un processus d’élévation qui permet une adhésion véritable, librement consentie, partagée et donc pérenne. La responsabilité des hommes est de construire leur destin. Dans ce contexte troublant qui excite nos intelligences et ravive nos inquiétudes les plus profondes, il nous faut construire une éthique non dogmatique, vivante et efficiente. Poser la question de l’éthique dans ce contexte qui met en présence la science, la communauté des chercheurs et la société, c’est aborder la question de la responsabilité des acteurs. La science n’est qu’un champ d’investigation pour mieux comprendre les phénomènes qui régissent l’univers et les hommes mais c’est à ces derniers qu’il revient de s’emparer des résultats de ses travaux et d’en choisir les finalités. Son rôle exclusif est la production de savoirs qu’elle met sans cesse à disposition, elle est la conquête de l’Inconnu, par le questionnement de ses propres certitudes. Il serait plus juste, afin de ne pas lui attribuer des responsabilités qui ne sont pas les siennes, d’évoquer des avancées scientifiques plutôt que le progrès scientifique. Elle doit être une offre de partage des savoirs à l’humanité, la compétition entre les laboratoires de recherche ne devrait être que source d’émulation et non de rivalités de pouvoirs. Au-delà des savoirs, n’est-ce pas l’aspiration à la Connaissance qui nous guide et nous inspire ? Pour une réconciliation salvatrice… Si la science œuvre pour étendre les champs de la connaissance, ses objectifs in fine doivent participer à une meilleure compréhension du monde par les hommes, dans la volonté et l’espoir de faire émerger une humanité vraie, éprise de tolérance et de sagesse, de fraternité et d’amour entre les hommes. Il n’y a pas de progrès sans volonté d’un partage, d’une offre à l’humanité respectant la complexité et la dignité humaines dans une conscience retrouvée et élevée. L’amélioration de notre condition matérielle, bien que nécessaire à notre existence, demeure limitée par 104 Points de Vue Initiatiques N° 162 Jean-Claude Piquion ses objectifs matérialistes et utilitaristes ; « les progrès de la connaissance doivent servir la dignité humaine » Albert Jacquard. Cet Idéal doit éclairer notre Devoir et notre Projet, individuel et collectif. L’Homme est un Être doué de raison ; aussi il se doit d’imaginer des objectifs raisonnables. Au-delà de la raison, il est esprit et sa conscience doit l’éclairer vers une finalité éthique. La réconciliation est impérative, même si la démarche et la méthodologie scientifique requièrent une forme d’autonomie autant qu’une neutralité, la science ne saurait se situer hors du monde. Nos craintes, nos intuitions parfois, sont nécessaires pour anticiper d’éventuels dangers et nous conduire à une réflexion plus approfondie. Ce questionnement fondamental sur la L’Homme est un Être science, sur l’idée de progrès appelle doué de raison la restauration d’un dialogue entre la communauté scientifique et la société civile autour d’objectifs à la finalité commune, à la recherche d’un idéal pour et avec les hommes. C’est la condition d’une reconnaissance mutuelle entre les uns et les autres dans leurs activités spécifiques, permettant par l’information réciproque de mieux saisir les attentes et les doutes de notre collectivité humaine. Par ce dialogue permanent, nous pouvons espérer réenchanter le monde tout en admettant nos échecs et nos incertitudes. Avec le scientifique Pierre Papon, il nous faut penser science, technologie et progrès dans une approche basée sur la recherche de valeurs opposée à une techno-science productiviste, « l’acquisition de savoirs nouveaux, quelles que soient leurs finalités, ne saurait constituer un projet en soi pour une société, car celle-ci a besoin de se reconnaître dans des objectifs concrets et des valeurs qu’elle est prête à défendre » (Les logiques du futur). La foi en l’Homme doit guider notre réflexion et notre action au présent et pour imaginer un futur prometteur ; ni le catastrophisme ni le fatalisme ne doivent nous envahir ; des crises nous devons tirer les enseignements, « même si nos alarmes devaient s’avérer exagérées, elles auraient été utiles car elles auraient permis de mettre en œuvre les moyens qui permettraient d’écarter ou de réduire les périls », écrit Edgar Morin. Points de Vue Initiatiques N° 162 105 Science et technologie, le progrès en question Il est temps de revisiter l’idée de progrès, et de la concevoir comme la synergie des moyens matériels, intellectuels et spirituels à mettre en œuvre dans la perspective d’une humanité apaisée, tolérante et fraternelle. Serons-nous capables de penser le progrès dans sa globalité pour lui donner non pas un sens consumériste, mais des objectifs qui visent au perfectionnement de l’Homme et à son élévation véritable ? Ici se situe le défi que nous devons ensemble relever : « Rien ne se fait de grand, sans une espérance exagérée » (Jules Verne). n Le pari de Phileas Fogg : faire le tour du monde en 80 jours. Il découvre qu’il a gagné un jour à son retour. 106 Points de Vue Initiatiques N° 162 Michel Pélissier L’éthique du Franc-maçon dans la cité C’est parce que nous apprenons à nous connaître, à vaincre nos passions, à combattre nos défauts, mais aussi à nous accepter pour ce que nous sommes que nous pouvons espérer comprendre l’autre, notre semblable, notre frère en humanité. Les capacités ouvertes par le progrès technique et la perte du sens de ce progrès causent des dommages mortels à notre société. Le catalogue des outrages, des soufrances et des erreurs montre qu’il est urgent que chacun s’investisse pour restaurer justice et équité. Les Francs-maçons pratiquent dans le cercle fermé de leurs loges des vertus qui doivent se propager au dehors. Car la vertu est une force qui peut mettre en œuvre la responsabilité, la solidarité et la tolérance pour retrouver une dignité tous les jours bafouée. « Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelle et toujours croissante, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. » (Emmanuel Kant, Critique de la Raison pratique). Points de Vue Initiatiques N° 162 107 L’éthique du Franc-maçon dans la cité Dès son entrée dans le temple, à peine sorti du cabinet de réflexion, le récipiendaire, se voit rappeler par l’Orateur la Déclaration de Principes du convent de Lausanne de 1875. Il apprend qu’il doit : « Obéir aux lois de son pays, vivre selon l’honneur, pratiquer la justice, aimer son semblable, travailler sans relâche au bonheur de l’humanité et poursuivre son émancipation pacifique et progressive. » La Franc-maçonnerie reprend à son compte une maxime retenue par tous les grands courants de pensée et généralement attribuée à Confucius : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fût fait à toi-même. » Nous sommes clairement invités à pratiquer la vertu en préférant à toute chose la justice et la vérité et il nous est demandé de poursuivre au dehors l’œuvre commencée dans le temple. Notre conduite dans le monde profane, dans la cité, doit donc être conforme à notre recherche initiatique et spirituelle et nous parvenons à nous comporter en Francs-maçons si, et seulement si, nos frères nous reconnaissent pour tels. Pratiquer la vertu, c’est avoir un comportement éthique, ou moral comme on voudra. Les mots éthique et morale proviennent l’un du mot grec ethos, l’autre du mot latin mos-mores qui signifient tous les deux les mœurs. Ces deux mots sont donc a priori synonymes. Je m’en tiendrai pourtant à la différence couramment admise qui place la morale comme un ensemble de principes extérieurs à l’homme et l’éthique comme le comportement individuel de celui qui respecte les principes moraux, qui agit conformément à la Loi morale. Travailler à notre propre perfectionnement Gnothi seauton était-il écrit au fronton du temple d’Apollon. Connaistoi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux. Notre ordre nous fait obligation de travailler d’abord à notre propre perfectionnement. C’est parce que nous apprenons à nous connaître, à vaincre nos passions, à combattre nos défauts, mais aussi à nous accepter pour ce que nous sommes que nous pouvons espérer comprendre l’autre, notre semblable, notre frère en humanité. Pour y parvenir nous devons d’abord apprendre à nous libérer. La liberté intérieure est un critère d’admission en Franc-maçonnerie puisque nous ne sommes initiés que pour autant que nous soyons libres et de bonnes mœurs. Mais nous comprenons bien vite que notre propre liberté reste à conquérir et que cette conquête, cette quête ne s’achèvera pas facilement. 108 Points de Vue Initiatiques N° 162 Michel Pélissier Pour nous accomplir en tant qu’Homme, nous travaillons en loge, au contact de nos frères : des hommes venus d’autres horizons, avec d’autres parcours professionnels, d’autres formations, d’autres convictions, que nous n’aurions peut-être jamais côtoyés dans la vie profane. Humblement nous apprenons à écouter l’autre, à le comprendre. Nous apprenons patiemment la tolérance qui nous permet de parvenir à accepter l’autre, et, peut-être, à l’aimer. Nous recherchons la vérité, en fait notre propre vérité. Qui suis-je vraiment, comment puis-je devenir ce que je suis potentiellement ? Ce travail sur soi-même n’est pas un travail individuel de nature psychanalytique. C’est un questionnement mutuel, semblable à la maïeutique socratique. Nous avançons pas à pas, lettre après lettre, mot après mot. Cette recherche fait appel à notre être tout entier. Et d’abord à notre raison. En ce sens, la maçonnerie est héritière des Lumières. Mais notre raison ne suffit pas à tout expliquer. Je fais mienne la phrase de Saint Exupéry dans Le Petit Prince : « Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. » Voir avec le cœur, c’est faire appel à notre imagination, à notre intuition, à notre sensibilité qui nous permet, après nous être regardé dans le miroir, de passer au travers et de voir au-delà. Voir avec le cœur, c’est faire appel à notre imagination Nos travaux sont placés sous l’invocation du Grand Architecte de l’Univers dont nous nous interdisons de donner une définition dogmatique. Nous sommes à la recherche d’une spiritualité qui éclaire notre démarche éthique et qui donne un sens à notre pratique de la Vertu, ou, pour parler le langage du XXIe siècle, à la défense de nos valeurs. Car pour paraphraser Paul Ricoeur, dans le mot « valeur », il y a « valoir » (sous-entendu plus ou moins), il y a « évaluer » qui induit « préférer ». Dès lors « les valeurs se présentent comme des étalons de mesure qui transcendent les évaluations individuelles ». Notre démarche initiatique et notre recherche de spiritualité, impliquent que nous-nous efforcions de mettre en application, dans la vie de la cité, les valeurs que nous sommes censés découvrir et comprendre dans nos temples. Points de Vue Initiatiques N° 162 109 L’éthique du Franc-maçon dans la cité Agir dans un monde en crise Au plan technique, l’humanité a plus évolué au cours des 150 dernières années qu’au cours du millénaire précédent. Le paysan de 1789 ne vivait pas très différemment de son ancêtre de l’an mille. Aujourd’hui, c’est dans un tracteur climatisé et à l’aide du GPS que le moderne paysan laboure son champ en plaine de Beauce ou dans le cornbelt américain. Les techniques de construction des cathédrales ou du château de Versailles étaient plus proches des temples grecs que de nos modernes gratte-ciel. Les progrès de la médecine ont contribué à l’allongement de la vie humaine. Mais ces progrès posent maintenant de redoutables problèmes éthiques. La recherche sur l’embryon, le clonage, font craindre la fin prochaine de l’unité de l’espèce humaine. Si nous n’y prenons garde, le surhomme bionique est pour demain. Au plan des idées et de l’économie, télévision et Internet sont les outils de la mondialisation. De nos jours, l’économie est complètement mondialisée. Les États sont, dans les faits sinon en droit, largement dépossédés des moyens d’agir individuellement et les tentatives de gouvernance mondiale (l’ONU, le G20) se heurtent aux égoïsmes individuels et témoignent chaque jour de leur impuissance. Les singularités nationales déclinent face à la pensée unique du libéralisme économique à la mode anglo-saxonne aujourd’hui, chinoise demain. Le devoir d’ingérence s’est progressivement imposé. Cependant, ce devoir d’ingérence est souvent le masque pudique sous lequel se cachent des intérêts économiques majeurs des nations dominantes. Un fort différentiel économique explique en partie l’immigration clandestine. Ici le mur de Nogales qui sépare à gauche les ÉtatsUnis et à droite le Mexique. 110 Points de Vue Initiatiques N° 162 Michel Pélissier La mondialisation s’accompagne de mouvements migratoires de grande ampleur. Les flux migratoires d’habitants de pays pauvres vers les pays riches se traduisent par des pertes de repères tant chez les migrants qui peinent à s’intégrer et cherchent refuge dans le communautarisme que chez les nationaux entraînés sur les pentes dangereuses de la xénophobie par la peur de l’autre, de l’étranger. Nous savons, ou croyons savoir instantanément ce qui se passe à l’autre bout de la planète, et nous sommes prompts à nous mobiliser lorsque surviennent de lointaines catastrophes naturelles. Mais si les misères lointaines nous sollicitent, nous sommes de moins en moins solidaires de nos voisins. Notre société est paradoxale. Le progrès technique, la mondialisation vont de pair avec une grande frilosité intellectuelle et la perte du sens de l’intérêt général. Le principe de précaution érigé en dogme n’empêchera pas les évolutions de se faire ailleurs sans contrôle. Ce principe est avant tout la marque de notre peur de l’avenir et d’un refus inconscient du progrès que souligne notre complaisance pour les commémorations d’un passé révolu ou d’un Moyen Âge idéalisé. La peur de l’avenir s’accompagne d’un refus de la Nous sommes de moins en moins solidaires de nos voisins. fatalité. Qu’un accident ou une catastrophe survienne et la presse qui fait l’opinion publique réclame des coupables et des responsables. Notre société se judiciarise car il faut jeter des os en pâture à la meute déchaînée et plus le responsable est haut placé dans la hiérarchie plus la meute est contente. Nous savons bien qu’il faut construire des logements sociaux, accueillir les gens du voyage, ouvrir des décharges pour nos déchets, trouver de nouvelles sources d’énergie. Sur le principe tout le monde est d’accord. Lorsqu’il faut choisir un lieu d’implantation les choses se gâtent. Les écologistes les plus violemment antinucléaires défendent les petits oiseaux pour que le champ d’éoliennes ne se construise pas près de chez eux. Les militants des droits de l’homme les plus vindicatifs trouvent mille et une raisons pour refuser l’aire d’accueil des gens du voyage que la commune, obligée par la Loi, se résout Points de Vue Initiatiques N° 162 111 L’éthique du Franc-maçon dans la cité à installer à côté de leur jardin. L’arrivée d’une famille immigrée, un peu trop noire de peau, suscite l’émotion collective dans un village qui vote majoritairement à gauche car les villas vont perdre de leur valeur. Ces quelques exemples – tous authentiques – ne sont pas propres à notre pays. Les Anglais ont même inventé un acronyme pour décrire ce phénomène : NIMBY (Not In My Back-Yard) : que l’on peut traduire par PDMC : « Pas dans Ma Cour ». « Pas dans Ma Cour » Poursuivre au dehors l’œuvre commencée dans le Temple Cependant, se lamenter ne sert à rien ; Francs-maçons, nous devons nous efforcer de témoigner par l’exemple qu’une autre vision de la société est possible, celle qui fait découler nos Droits des Devoirs que nous acceptons librement parce que le pacte social, le « contrat social » pour parler comme Jean-Jacques Rousseau, est à ce prix. Cette vision de la société repose à mon sens sur trois principes : responsabilité, solidarité et tolérance. « Chacun est seul responsable de tous » écrit Antoine de Saint-Exupéry dans Pilote de Guerre. Pourtant, nous constatons dans la vie de tous les jours une fuite assez généralisée devant les responsabilités. Si nous devons accepter le destin et la fatalité pour tous les événements que nous n’avons pu prévoir, si nous devons être conscients que le risque zéro n’existe pas, nous devons en revanche, là où nous sommes et chacun à notre place, accepter d’assumer nos responsabilités d’Homme. Accepter notre responsabilité c’est prendre conscience des conséquences de nos actes, de nos gestes du quotidien. C’est la somme de comportements « citoyens », ceux que les « hussards noirs de la république » (souvent Francs-maçons) écrivaient chaque matin au tableau noir. Ces formules de morale, que nous avons jetées aux orties dans la grande vague du libéralisme ambiant et du refus des contraintes, étaient le socle de la vie en société et la base d’un comportement responsable. La devise de notre ordre, devenue celle de la République est « Liberté, Égalité, Fraternité ». La fraternité que nous pratiquons 112 Points de Vue Initiatiques N° 162 Michel Pélissier Tous les hommes sont frères sinon en Dieu, du moins en humanité. est souvent mal comprise par l’opinion, au point que tous les réseaux d’entraide sont parfois qualifiés de Franc-maçonnerie. C’est pourquoi je préfère parler de solidarité. Et cette solidarité, nécessaire à la vie en société, ne doit pas être réservée aux seuls Francsmaçons. Je partage, nous partageons l’idée que tous les hommes sont frères sinon en Dieu, du moins en humanité. Nous savons depuis la nuit des temps, qu’un individu isolé ne peut survivre dans la nature hostile. Cette expérience concrète, venue de la préhistoire, est sans doute à l’origine des idées de solidarité et de fraternité. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le mot « hôte » désigne à la fois celui qui reçoit et celui qui est reçu. Oui nous devons aider, dans la mesure de nos moyens, nos frères dans le besoin. Oui les associations d’entraide paramaçonniques sont utiles, voire indispensables. Mais non, l’entraide mutuelle ne doit pas sombrer dans le « copinage ». La fraternité dont nous devons faire preuve à l’égard des autres Francs-maçons ne doit pas être une fraternité aveugle qui tourne à l’instauration de « passe-droits » car c’est ainsi que se crée dans le public l’image détestable de Francsmaçons se soutenant mutuellement au mépris de toute convenance. Avec la fraternité, la tolérance est un des maîtres mots de la Franc-maçonnerie. Mais la tolérance ne doit pas être confondue avec le laxisme. Pouvons-nous tolérer toutes les idées et tous les comportements ? En France le législateur a choisi de pénaliser les injures à caractère racial. Mais comment concilier ces interdictions avec la liberté d’expression ? Exprimer l’idée qu’il y a trop d’immigrés est-ce un comportement raciste qu’il faut sanctionner pénalement comme le clament certaines associations ou simplement l’expression d’une opinion que l’on peut contredire dans les médias ? Face à ces questions, seule notre conscience peut apporter les réponses. La mienne trouve des solutions dans un principe assez universel. La personne humaine est sacrée et tout ce qui tend à avilir l’homme, à l’abaisser, physiquement ou moralement doit être combattu et interdit si nous le pouvons. Je fais mienne la pensée du philosophe américain John Rawls qui écrit dans son livre Théorie de la Justice : « Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la Points de Vue Initiatiques N° 162 113 L’éthique du Franc-maçon dans la cité justice que même au nom du bien de l’ensemble de la société on ne peut transgresser ». Ainsi, l’injure à caractère racial (ou toute autre injure d’ailleurs) doit être proscrite. En revanche l’expression des opinions générales, même apparemment déviantes doit être admise à condition de ne jamais les laisser sans réplique. Les idées de responsabilité, solidarité et tolérance sont mises à rude épreuve par les problèmes redoutables que pose l’immigration. Mettre des barrières aux frontières n’est pas une solution. La Méditerranée n’est pas un bien gros obstacle pour ceux qui sont prêts à risquer leur vie pour aller vers ce qu’ils prennent pour l’eldorado. Refuser des visas aux Africains francophones, élevés dans la culture française, c’est s’exposer à la rancœur, perdre notre influence en Afrique au plus grand profit de l’Amérique (et singulièrement du Canada) qui accueillent largement ces migrants dont nous ne voulons plus. Persister à pratiquer la discrimination à l’embauche et dans le logement, c’est favoriser les ghettos ethniques et nourrir la revendication des cités. C’est faire le lit de l’Islam, qui comme toute religion révélée fournit sa part de rêve aux croyants. Les discriminations sont le terreau de l’Islam le plus intégriste et elles expliquent les violences des banlieues. Je partage l’idée d’Azouz Begag, lorsqu’il écrit : dans L’intégration : « le fait de savoir qu’en faisant du bruit, en commettant des déprédations on peut indisposer ceux qui vous rejettent est une incitation majeure à se mal conduire et à se venger ». Je crois que nous ne pouvons plus, sans être autistes, refuser de mettre en place une vraie politique de l’intégration. Celleci ne peut plus aujourd’hui se résumer à exiger des étrangers qu’ils s’assimilent et à faire confiance aux institutions pour les intégrer. Que cela nous plaise ou non, le modèle d’une société qui refuse les différences est révolu. Mais accepter les différences ce n’est pas renoncer aux droits de l’homme. Il nous faut redéfinir un socle commun de valeurs « non négociables ». Il n’est pas anormal que des personnes exilées de même origine veuillent se retrouver entre elles pour entretenir la nostalgie du pays perdu. Il n’est pas anormal de vouloir pratiquer sa religion ailleurs que dans des caves. Il est scandaleux qu’un individu se voie refuser un logement ou un emploi en raison de sa couleur de peau, de son nom, du quartier où il habite, de sa religion, réelle ou supposée. Nous ne pouvons tolérer l’excision au nom de la diversité culturelle. Nous ne pouvons accepter la polygamie au nom du Coran. Et nous devons, au risque de déplaire, rappeler que dans un État laïque la religion relève de la sphère du privé et que l’on ne peut imposer à 114 Points de Vue Initiatiques N° 162 Michel Pélissier autrui les règles de sa foi. Il ne faut pas avoir peur de dénoncer les pressions qui s’exercent sur les enseignants qui prétendent parler de la Shoah ou de la théorie de l’évolution. Il faut sanctionner ceux qui exercent des violences – même verbales – pour exiger que leurs femmes ne soient soignées que par du personnel féminin. On le voit bien, avoir un comportement éthique dans la cité n’est pas si simple dès que l’on passe des généralités aux situations concrètes. J’ai volontairement borné mon propos à quelques exemples d’actualité sans parler des problèmes posés par l’évolution scientifique, l’entreprise, la politique qui sont traités par ailleurs. Je pense, sans forfanterie, que nous sommes, nous Francs-maçons, peut-être un peu moins désarmés pour affronter au quotidien les cas complexes où il n’est pas facile de trouver son chemin entre justice et équité. À cet égard, la fréquentation régulière des temples agit comme un chargeur de batterie. Oui nous nous épuisons à essayer d’avoir en toutes circonstances un comportement éthique. Oui nous commettons des injustices, souvent d’ailleurs sans le vouloir. Oui nous avons comme tous nos petites bassesses, oui nous sommes capables de mépriser cet autre que nous devrions aimer. Mais notre rite nous fait prendre conscience de l’actualité de la formule attribuée à Guillaume le Taciturne « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer ». Nous-nous ressourçons dans nos loges et nous remettons l’ouvrage sur le métier. Parce que nous avons foi en l’autre, parce que nous espérons en son possible perfectionnement, nous devons croire à la nécessité d’un comportement moral. Nous le faisons parce que nous pensons avec Paul Ricoeur que la conscience morale est inséparable de la condition humaine car « un être à qui la conscience morale serait tout à fait étrangère ne pourrait pas entrer dans une relation politique saine, sur un mode d’appartenance participative, bref dans une relation de citoyenneté. » n Points de Vue Initiatiques N° 162 115 Yves Bergman De l’éthique à l’esthétique : être Franc-maçon Tchernobyl, la catastrophe nucleaire du 26 avril 1986. Éthique et esthétique : l’assonance des termes suggère une relation que l’étymologie ignore. Sans naïveté mais avec lucidité le Francmaçon réfute la phrase de Hobbes : « l’homme est un loup pour l’homme ». La voie initiatique amène à découvrir des relations apaisées entre les individus et la loge est le lieu de cette sociabilité heureuse. Elle rejoint l’esthétique qui exprime la sensibilité à l’harmonie des proportions. Aux codes moraux énoncés par les anciens rituels, le Franc-maçon écossais répond aujourd’hui par la triple invocation qui clôt ses travaux : la paix, l’amour et la joie. Depuis des milliers d’années l’homme a maîtrisé presque tous les champs de son environnement naturel sur Terre et, en petite partie, dans le cosmos. Il commence tout juste à se rendre compte que ses capacités d’intelligence et de créativité dans le progrès accumulent 116 Points de Vue Initiatiques N° 162 Yves Bergman aussi beaucoup de méfaits capables de se retourner contre la vie terrestre. L’amélioration réelle de la vie, naturelle, sociale et sociétale, devra passer par une mutation importante des comportements mentaux conscients pour rendre grâce à l’évidence que « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » qui, aujourd’hui, pourrait s’écrire « Science sans conscience de la fraternité n’est que ruine de l’humanité ». Or, cette espérance d’un retournement mental vers la triple réciprocité de l’amour de la sagesse, de l’amour de tout le vivant et de l’amour de la fraternité humaine, est au cœur du sentiment d’éthique des Francs-maçons depuis des siècles. Il est écrit que la parole est au commencement de l’action, mais il est surtout urgent que cette parole d’une humanité de la conscience responsable, généreuse et fraternelle devienne belle, sonore, ample et convaincante pour inspirer le renouveau des pensées et des actes des humains pendant toute leur vie. L’homme prédateur de l’humanisme ? Le doute créatif incite à se poser la question : « Peut-on croire en l’avenir de l’humanisme universel par les seules réalités du monde dans lequel nous vivons » ? La science explique de plus en plus précisément les complexités de la nature environnante et les puissances de la nature humaine, alors que les potentialités de l’univers semblent nous être inconnues à plus de 90 %. Même avec les avancées de plus en plus étonnantes de la neurobiologie, la science peine à comprendre pourquoi l’Humain – particulièrement le mâle – reste presque partout un prédateur dominant et agressif. Prédateur de la nature qu’il a largement domestiquée et fait progresser avec intelligence, mais qu’il détruit aussi avec une L’assèchement drastique de la mer d’Aral est considéré comme l’une des plus grandes catastrophes écologiques provoquées par l’homme. Au début des années 60, cette mer était la quatrième réserve mondiale en eau salée avec une superficie de 68 000 km2. En 2008, la mer s’étendait uniquement sur 10 % de sa superficie initiale. Points de Vue Initiatiques N° 162 117 De l’éthique à l’esthétique : être Franc-maçon constance exponentielle. Dominateur et prédateur aussi de la femme qui, pourtant, dans et par sa nature spécifique, est largement son alter ego. Tant de constance à dominer, écraser, détruire autour de lui, tant d’acharnement à tuer ses semblables ou à les emprisonner mentalement ou physiquement ! Est-ce la sottise de l’égoïsme ou une forme de suicide inconsciemment programmée ? Pourtant, depuis des milliers d’années les philosophes et les sages spiritualistes, doublés depuis peu par beaucoup de scientifiques, démontrent la vanité diabolique de ces comportements. Viser une vie juste et bonne La démarche du Franc-maçon est centrée sur l’émancipation de la conscience personnelle fondée sur la fraternité du prochain s’ouvrant à la fraternité universelle ; elle vise à l’amélioration de la condition humaine via le ressenti spirituel et l’action rationnelle du Bien, du Juste et du Beau, c’est-à-dire via le mariage de l’éthique et de l’esthétique des sentiments et des comportements. De façon prosaïque, c’est dire oui à la vie bonne pour tout le vivant, oui à l’intelligence du cœur, oui à la beauté des pensées et des actes, oui à la sagesse de l’esprit, et oui au rapprochement sincère avec autrui quel qu’il soit et où qu’il soit. Mieux qu’une série de commandements, la morale, dite universelle, est un cadre de réflexion, de méditation, d’inspiration et d’incitation à « bien vivre humainement ensemble ». Il ne s’agit pas de réprimer les justes passions humaines, mais d’en récuser les comportements violents ou prédateurs, tout en prônant les vertus d’amour et de respect qui devraient être les liens naturels, bons et féconds, entre les êtres quels qu’ils soient. L’éthique est la mise en œuvre de la morale, sa mise en action, son guide de comportements. Il s’agit de mettre en pratique « ici et maintenant » les principes d’une morale heureuse et positive pour tous. « Ici et maintenant », car selon la confrontation complexe des cultures, des lieux et des périodes, l’éthique humaniste se doit d’être adaptée finement à chaque culture pour être à même d’élever les esprits sans les violenter, de les séduire sans les abuser, et de les convaincre de rendre plus justes et plus aimants les comportements individuels et collectifs. Il s’agit de créer en soi des réflexes conscients, puis naturels, en faveur du bien, du juste et du bon. Viser à l’amélioration de la réalité de la nature humaine, souvent regrettable ou répréhensible, implique l’esprit de finesse adapté aux 118 Points de Vue Initiatiques N° 162 Yves Bergman êtres et aux circonstances, car la liberté de la conscience de chacun reste un impératif. Vertus de l’humanisme concret L’éthique fraternelle des Francs-maçons incite à rassembler les pensées et les actes vers les hauteurs de l’idée du bien, et vers une fraternité ouverte à tous les êtres vivants, pour créer la dynamique d’une vie collective instituée en bonne intelligence de bonté réciproque et de respect mutuel. « Obéir à la Loi morale » et « Être des Hommes bons et loyaux » : C’est en cela que l’éthique humaniste des Francs-maçons se double d’une esthétique des comportements personnels et sociaux. Par la mise en œuvre des vertus de l’humanisme concret, le Franc-maçon veille à développer en lui des comportements volontairement tournés vers la cordialité : « sourire et être aimable pour être aimé », « écouter avec tolérance », « être bienveillant et bienfaisant », « chercher d’abord les qualités chez autrui », « pratiquer la fraternité », etc. Ainsi, l’élégance consciente des comportements sociaux élève le Frère vers les notions apaisantes de l’équité, de la justice et de l’harmonie humaine. Du mimétisme de l’aimable à l’implication responsable Face à la brutalité, à l’indifférence ou à la méfiance qui sévissent dans la société humaine, la démarche du Franc-maçon nécessite un effort mental et comportemental qui conduit à une conversion de l’esprit et de la raison, tous deux inséparables et tous deux interactifs. Conversion du regard sur soi-même et conversion du regard porté sur autrui et sur l’ensemble de tout le vivant. L’entraînement à l’amabilité et au respect modifie la pensée, la parole et les gestes. Axée selon une orientation librement choisie vers l’intégrité du Bien, du Bon et du Juste, la personnalité affinée en conscience par sa propre volonté éprouve les bienfaits de l’apaisement moral, de la mise en Dans le bouddhisme, l’éthique est basée sur le fait que les actions du corps, de la parole et de l’esprit ont des conséquences pour nous-mêmes et pour ce qui nous entoure. La pratique de l’éthique est donc une purification du corps, de la parole et de l’esprit. Points de Vue Initiatiques N° 162 119 De l’éthique à l’esthétique : être Franc-maçon pratique de l’éthique et, par mimétisme de la douceur, elle invite autrui à en ressentir aussi les bienfaits. Cela peut paraître puéril ou insuffisant au regard du manque de relations harmonieuses sociales dans trop de pays, mais la pratique démontre le contraire. On convainc mieux, on négocie mieux, on est mieux apprécié, voire mieux aimé quand notre attitude s’inspire d’une courtoisie respectueuse et fraternelle. Cela crée un état d’esprit de paix, de joie, d’amitié ou d’amour humain. Rien ne justifie la morgue d’un visage fermé, d’un regard dur ou d’une parole hautaine ou méprisante. Rien ne justifie cela… sauf la peur que l’on a de soi-même et de l’Autre. Plotin, deux siècles après J-C., conseillait « Retourne en toimême et vois… Ne cesse pas de sculpter ta propre statue jusqu’à ce que brille en toi la splendeur ». Il ne suggérait pas de s’enorgueillir de soi, mais de se penser en idée de beauté intérieure à même de s’exprimer en actes extérieurs. Le Franc-maçon se forge ainsi, sans forfanterie, l’ouverture à une confiance en soi tournée vers autrui ; confiance sereine qui peut rayonner et être perçue alentour. Le rapport avec chacun en est alors adouci. Cette esthétique du comportement intériorisé et extériorisé se vit et s’exprime sans effet déclamatoire, (être discret est d’ailleurs une des vertus prônées par la Franc-maçonnerie), mais elle transparaît naturellement au quotidien. On pourrait d’ailleurs la nommer la politesse de l’esprit puisqu’il s’agit de polir à la fois sa propre mentalité et celle de ses relations à l’autre et aux autres… qu’ils soient humains, animaux ou végétaux. Car tout le vivant nous concerne, et nous sommes responsables de tout le vivant pour être à même d’aspirer à une certaine grâce du bonheur de vivre en conscience et en sagesse… autant que faire se peut. Nulle vanité dans cette démarche, mais une vraie prise de conscience que toute pensée, tout acte accompli, toute parole peut avoir un impact valeureux, héroïque ou enthousiasmant. Nous avons le choix entre l’offrande de la joie offerte et vivifiée ou celle de la tristesse indifférente et accablante. Le Franc-maçon convient librement de défendre les couleurs de la joie, de la paix et de l’amour humaniste en agissant selon une perspective de sagesse, de détermination et de beauté des pensées et des actes. À l’opposé des sectes qui visent, par une dictature psychique, à créer une armada de clones soumis, la Francmaçonnerie, elle, laisse à chacun le développement personnel de ses 120 Points de Vue Initiatiques N° 162 Yves Bergman propres qualités selon une énergie orientée vers le rassemblement heureux des êtres, des pensées et des cœurs. Développement intime qui se singularise en s’affinant au contact d’autres personnalités. « Il faut frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui » disait Montaigne. C’est à quoi chaque Franc-maçon s’attelle régulièrement quand il est en Tenue pour faire travailler son esprit en connexion et en relation intelligente avec et pour les autres. Connecter les espérances multiples et interactives d’humanité Dans chaque Loge, nous travaillons individuellement, au sein d’un groupe de frères en humanité, sur les forces et qualités sensibles et interactives de notre esprit et de notre champ culturel. Nous en développons ainsi les nuances créatives, réflexives, méditatives, intuitives, voire impulsives mais chargées d’espérance humaniste. S’il ne fallait retenir qu’une qualité à la démarche assidue de la Franc-maçonnerie, ce serait celle de faire se rencontrer, dans une égalité et une équité parfaites, des gens très différents de cultures et de niveaux sociaux et qui, sans la maçonnerie, n’auraient jamais voulu ou osé parler ensemble. Le partage des pensées multiples, exprimées en toute liberté et indépendance d’esprit, mais dans le respect d’autrui, développe l’intensité de se connaître mieux et de s’épurer, et il encourage la pratique de connaître et de comprendre mieux la complexité de l’esprit humain en progression constante. Toujours, derrière la complexité des uns et des autres, nous cherchons le fil rouge de l’intériorité et de l’extériorité de la simplicité fraternelle en humanité. En soi on n’est que soi. Ensemble, tournés vers la même espérance, on se découvre mieux qu’on espérait et plus riche d’un avenir qui parie que la vie vaut d’être vécue quand elle est vécue en conscience et en confiance. Au fil du temps et en fonction de notre ardeur, cela nous aide à mieux percevoir le sens positif que nous donnons et pouvons donner à notre existence mise en contact avec la beauté possible du cœur des gens, comme avec le monde de tout le vivant. Mettre en œuvre l’espérance À mes yeux, l’éthique et l’esthétique de la Franc-maçonnerie se marient pour forger un idéal de foi en l’humanisme, que chaque Points de Vue Initiatiques N° 162 121 De l’éthique à l’esthétique : être Franc-maçon Franc-maçon interprète et modèle ensuite selon son propre dessein du sens dynamique et affectif à donner à sa vie d’être complexe. Car notre démarche respecte la complexité humaine de chacun. En conjuguant la fraternité éveillée, nous gardons l’enthousiasme de l’espérance d’émergence d’une société évoluée dans laquelle chacun se respecterait. Toutefois la poésie de l’espérance nécessite l’élan concret de sa mise en œuvre. Ainsi, selon nos désirs individuels, nos qualités et nos possibilités, nous mettons en pratique jour après jour cette orientation éthique, à la fois métaphysique et ancrée dans le terreau de la vie. Naturellement attaché au Bien public et au perfectionnement de l’Homme social, le Franc-maçon pratique l’entraide sociale et humanitaire. Il se retrouve donc souvent dans des associations caritatives, de solidarité ou de défense des citoyens, dans des organisations humanitaires ou de protection de la vie sur Terre, etc. La vérité intrinsèque de la Franc-maçonnerie, vécue par chaque Frère, se situe donc bien loin des caricatures agressives, méprisantes ou calomnieuses que tant de faux informateurs – et parfois faux anges de vertu – véhiculent à l’envi pour mieux faire sonner leur tiroir-caisse. Notre réponse est dans le silence et l’oubli, car il serait bien réducteur d’aller s’indigner contre des propos désobligeants qui, parfois étayés sur un exemple malencontreux et isolé, mais largement grossi et généralisé, visent à salir l’intégrité morale, la sincérité et l’honneur de centaines de milliers d’hommes et de femmes intègres. Le goût de beaucoup de personnes pour de soi-disant mystères et scandales est alors outrageusement exploité sans vergogne pour le seul prix d’un tirage augmenté d’une publication ou d’un livre, ou pour une audience télévisuelle majorée d’un fumet de soufre. Face aux détracteurs des chercheurs d’humanité, l’esthétique de l’attitude des Francs-maçons se contient dans l’usage salutaire et digne d’un silence indulgent. Oui à l’utopie d’être Frères en humanité Depuis quelques siècles, les Francs-maçons, dans leur discret pré carré triangulaire, ont conçu et aménagé une forme de synthèse de beaucoup de sagesses culturelles et cultuelles basées sur le respect et l’amour du prochain et sur l’amour actif de la vie, tant spirituelle que concrète. En Grande Loge De France, tout homme ayant l’esprit libre et un comportement moral et éthique de bonne valeur personnelle et sociale, peut devenir un Frère en humanité. Cette 122 Points de Vue Initiatiques N° 162 Yves Bergman L’aide humanitaire éthique de la pensée libre, pourvu qu’elle soit toujours respectueuse d’autrui, est un socle d’enrichissement spirituel, culturel, qui est l’antithèse de tout esprit de domination ou d’idôlatrie. Elle est, de fait, une dynamique de l’espérance humaniste. Espérance car il faut se projeter au-delà du contingent quotidien pour être à même de mieux vivre le présent en soi, pour soi, avec les autres et pour les autres. Humaniste, car l’Humain a toutes les qualités potentielles pour comprendre, rendre simple et ordonner toute la complexité du monde… et peut-être de l’univers. De plus, il possède les qualités intrinsèques pour créer et devenir la synthèse de tous les bienfaits de la nature, petit à petit dévoilés par la science. Le Franc-maçon garde une conviction : celle de toujours espérer le bonheur à venir de la complexité exponentielle de l’esprit de l’homme. C’est pourquoi il se mobilise pour dire oui à l’utopie de la fraternité universelle, en dépit même du constat actuel de la désespérance du monde, de l’insolence des cupides de la mondialisation, ou des dictateurs affameurs ou tueurs de leurs peuples. Il se mobilise en pensée et en action et se convainc que le songe enthousiaste des fervents éveillés de l’éthique et de l’esthétique de la fraternité respectueuse finira par devenir une réalité universelle. La réalité de ces orientations de la pensée et de l’action pourrait provenir d’un syncrétisme fusionnel harmonieux du meilleur de chacune des civilisations qui aujourd’hui se mènent des guerres d’ego. L’avenir heureux de la vie sur Terre serait que chaque civilisation éradique avec courage ses méfaits ancestraux et actuels et, dans le même temps, offre ses bienfaits reconnus et compatibles avec toutes les autres. Points de Vue Initiatiques N° 162 123 De l’éthique à l’esthétique : être Franc-maçon La foi en l’Homme ne peut vivre ou s’exalter sans la raison ; il serait bon que les Hommes de cœur aient enfin raison d’avoir foi dans l’union de l’éthique et de l’esthétique de l’humanisme fraternel, de la bonté et de la beauté de la vie. n Chutes en fer à cheval , Parc national de Mt Field, Tasmanie, Australie. 124 Points de Vue Initiatiques N° 162 HISTOIRE Louis Trébuchet Le Franc-maçon Écossais en quête d’éthique Le serment Si l’on parlait de Franc-maçon écossais en quête d’éthique à nos prédécesseurs, opératifs ou non, de l’Écosse de la fin du XVIIe siècle, ils ouvriraient de grands yeux, et ne saisiraient pas de quoi on parle : pour eux tout était dans le devoir, dans les anciens devoirs sur lesquels ils ont prêté serment. Un manuscrit de la loge de Kilwinning, vers 1675, stipule les anciens devoirs « qu’il appartient à chaque francmaçon de respecter ». Je le cite car il s’agit d’une des plus anciennes mentions en Écosse du mot freemason, Franc-maçon. Ces anciens devoirs placent en tout premier lieu le devoir d’être « des hommes loyaux envers Dieu et sa sainte église… », et tout de suite derrière celui d’être « hommes liges du roi sans trahison ni fausseté… ». Suit une liste précise et détaillée s’adressant aux maîtres, compagnons ou apprentis, ensemble puis séparément. Il s’agit là d’un code de déontologie professionnelle détaillé, s’appuyant sur une morale de vie elle-même fondée par une religion, qui ne laisse guère de place à l’interprétation personnelle : Aucun maître ne dénigrera le Points de Vue Initiatiques N° 162 125 Le Franc-maçon Écossais en quête d’éthique travail d’un collègue pour lui prendre son client, aucun compagnon ne séduira la fille d’un maître si ce n’est pour le bon motif, aucun maçon ne jouera fréquemment aux dés ou autres jeux de hasard interdits, de peur de déshonorer le métier. J’emploie ici à dessein le terme de morale pour bien fixer l’idée qui se trouve derrière ce mot, dans son acception actuelle, et bien mettre en relation les significations de morale, d’une part, et d’éthique de l’autre, dans le sens que nous leur donnons aujourd’hui, tout au moins que je leur donne personnellement aujourd’hui : morale reçue de l’extérieur, fondée par une religion ou un code de société, et sanctionnée par cette religion ou cette société, opposée à éthique conçue au plus profond de soi-même, perçue individuellement, et sanctionnée par sa seule conscience. Les old charges, les anciens devoirs, de Kilwinning en 1675 ou d’Atchison’s Haven en 1666 relèvent de la morale imposée, mais on verra pointer l’éthique dans un manuscrit de la loge de Dumfries, autre loge écossaise, au tout début du XVIIIe siècle. À l’histoire légendaire du métier et à la liste des devoirs, très similaires aux précédents à ceci près qu’ils se réfèrent explicitement à l’église catholique, viennent s’ajouter un ensemble de questions et réponses sur la loge et sur le temple de Salomon. C’est là qu’apparaissent pour la première fois sous le nom de piliers de la loge ce que nous appelons maintenant les trois grandes lumières de la Franc-maçonnerie : « combien de piliers a votre loge ? Trois. Quels sont-ils ? L’équerre, le compas et la Bible. » Et le manuscrit, qui est en fait un petit carnet aide-mémoire tellement usé qu’il a dû servir bien des fois en loge, se termine par quelques vers cryptés de petits dessins que l’on peut traduire à peu près comme ceci : « Une tête de mort ici vous voyez Pour vous rappeler la mortalité Attention la force des deux grandes colonnes est tombée Mais bien établies au ciel elles sont posées. Que vos actions d’équerre soient justes et vraies Car ainsi après la mort vous vivrez. Dans le cercle du compas de votre sphère restez Votre fin dernière est proche, soyez Vanité, Philippe de Champaigne, (1602-1674) prêts. » Musée de Tessé - Le Mans. 126 Points de Vue Initiatiques N° 162 Louis Trébuchet S’ajoutant au code déontologique détaillé du métier, l’équerre et le compas apparaissent comme symboles de référence d’un mode de vie, accompagnés de la Bible pour former les trois piliers de la loge. Apparition du symbole, apparition donc d’une perception personnelle. En 1726 le manuscrit Graham apporte encore des éléments nouveaux. Ce manuscrit trouvé dans des archives personnelles à York ressemble beaucoup au Dumfries et semble bien provenir lui aussi d’une loge écossaise, car dirigée par un surveillant et comprenant plusieurs maîtres. C’est le premier à introduire la notion d’une quête du sens, d’une quête des secrets perdus, d’une parole perdue. Les trois fils de Noé vont relever leur père de sa tombe, je cite « pour essayer de retrouver quelque chose à son propos qui les guiderait pour les conduire vers le secret porteur de vertu que ce fameux prêcheur possédait, car tous reconnaîtront que toutes choses nécessaires pour le nouveau monde se trouvaient dans l’arche avec Noé » En quelque sorte ils sont en quête des secrets perdus d’avant le déluge qui leur permettront de trouver le sens d’une vie vertueuse dans ce nouveau monde d’après le déluge. Et le manuscrit de préciser dans ses questions-réponses de reconnaissance : « Je reconnais que vous êtes entré, maintenant je demande si vous avez été élevé ? Oui, je l’ai été. Dans quoi avez-vous été élevé ? J’ai été élevé dans la connaissance de nos originels à la fois par la tradition et par les écritures » Cette connaissance originelle, ces secrets perdus du maître maçon qui permettront d’affronter ce nouveau monde, sont à retrouver tant dans la tradition que dans les écritures. Encore un quart de siècle et paraîtra à Dublin, en avril 1760, Les Trois Coups distincts, un livre qui divulgue en détail les rituels de la Grande Loge des Anciens, qui a revendiqué en 1751 la vraie tradition de la Franc-maçonnerie face à la Grande Loge de Londres, que les anciens traitent d’ailleurs moqueusement de moderne, car ils lui reprochent des innovations malencontreuses. Il n’y a plus dans le rituel des Anciens de lecture des anciens devoirs, ils ont disparu. La Bible, le compas et l’équerre y deviennent les trois grandes lumières de la Franc-maçonnerie. « Après qu’on vous eût ainsi conduit à la lumière, quelle fut la première chose que vous vîtes ? La Bible, l’équerre et le compas. Expliquez-les-moi, mon frère ? La Bible pour diriger et gouverner notre foi ; l’équerre pour mettre nos actions d’équerre ; le compas pour nous maintenir dans de justes bornes envers tous les hommes, particulièrement envers un frère ». L’apprenti découvre ensuite ses outils, la jauge à 24 pouces, l’équerre et le maillet : « Quels Points de Vue Initiatiques N° 162 127 Le Franc-maçon Écossais en quête d’éthique sont leurs usages ? L’équerre pour mettre d’équerre mon travail, la jauge de 24 pouces pour le mesurer, le maillet pour en retirer toutes les parties superflues afin que l’équerre se pose facilement et exactement. Mon frère, répond le maître, comme nous ne sommes pas des maçons de métier, nous les appliquons à nos mœurs, c’est ce que nous appelons nous spiritualiser. » Nous assistons ici, au milieu du XVIIIe siècle, à un premier changement radical : au lieu d’un code de comportement détaillé, le Franc-maçon de rite ancien se voit proposer la détermination personnelle du vrai, s’appuyant sur la Bible, l’équerre et le compas, dans une démarche qui s’avoue déjà spirituelle. L’orée du XIXe siècle verra l’apparition du rite écossais ancien et accepté avec la création en 1804 du Suprême Conseil de France et de la Grande Loge Générale Écossaise. Cette grande loge ne vivra que quelque mois, sous la pression de Napoléon 1er qui ne veut voir qu’une seule tête, même en Franc-maçonnerie. Après quelques années de tribulations, le Suprême Conseil reprendra lui-même directement en main les destinées des loges bleues de rite écossais. Mais dans ses quelque 45 jours d’existence cette grande loge aura eu le temps de réaliser l’unité des rituels symboliques des loges écossaises, unité qui n’existait pas auparavant, en reprenant mot pour mot le rituel des Anciens, dans une traduction fidèle mais élégante, et en n’y ajoutant que la circulation du mot issu de la tradition écossaise du XVIIe siècle. L’ossature et le fond de nos rituels actuels datent de cette époque. Comme dans les manuscrits ou divulgations précédents, on y prie le Souverain Arbitre des mondes, qui devient à cette occasion le Grand Architecte, on y affirme sa croyance en un Être Suprême et sa confiance en Dieu. Le même texte explicite les trois grandes lumières, à ceci près que la Bible ne gouverne plus notre foi, mais notre loi. Est-ce un accident de transcription ou une volonté manifeste, à une époque où les Francs-maçons font volontiers référence aux lois universelles du Grand Architecte de l’Univers ? La nouveauté réside en des développements conséquents, et un peu grandiloquents dans le style de l’époque, dont on retrouve encore les traces dans nos textes actuels : « nous travaillons sans relâche pour accoutumer notre esprit à ne se déployer qu’à de grandes affections, à ne concevoir que des idées solides de gloire et de vertu ; ce n’est qu’en réglant ainsi ses mœurs sur les principes éternels de la saine morale, qu’on parvient à donner à son âme ce juste équilibre de force et de sensibilité qui constitue la sagesse, ou plutôt la science de la vie » Un peu plus 128 Points de Vue Initiatiques N° 162 Louis Trébuchet loin on évoque « ce feu sacré dont le grand architecte de l’Univers nous a doués, aux rayons desquels nous devons discerner, aimer et pratiquer le vrai, le juste, l’équitable » Guidé par les trois grandes lumières le Franc-maçon écossais du début du XIXe siècle cherche à régler ses mœurs sur les principes éternels pour trouver la sagesse, la science de la vie, et son discernement provient de ce feu intérieur dont le Grand Architecte de l’Univers l’a doté. C’est le cœur du XIXe siècle qui verra se fixer la spiritualité de notre rite, dans ce débat sur le GADLU qui agitera le monde maçonnique et aboutira en 1877 à la suppression de l’obligation de s’y référer par le Grand Orient de France, et à la proclamation de 1875 du Convent de Lausanne par les suprêmes conseils européens du rite écossais. La Bible a disparu des loges écossaises du SCDF, remplacée par les constitutions de l’ordre, mais la référence à un être suprême subsiste et la recherche de « la Vérité qui est la vraie lumière » s’appuie sur les symboles et les allégories : « En quoi consiste le mode employé en Maçonnerie ? Dans les mystères et dans les allégories… L’étude de soi-même est la première des sciences à laquelle doit se livrer celui qui veut parvenir à la sagesse… les autres sciences ont cependant pour nous l’avantage particulier de nous faire juger sainement de nos droits et nos devoirs envers nos semblables, et de nous mettre à même d’exercer les uns et de remplir les autres avec intelligence et discernement ». Les maçons écossais ne jurent plus sur la Bible, mais ils proclament qu’ils effectuent un travail symbolique, en quête de la Vérité qui est la vraie Lumière, dans un Temple qui est le symbole de l’univers, et cherchent à exercer leurs droits et leurs devoirs avec intelligence et discernement. En 1875, le Convent de Lausanne du REAA exprime au monde sa vision spirituelle dans une proclamation, rédigée de la main même du Grand Commandeur et Grand Maître du Rite Écossais Adolphe Crémieux, si dense et si précise qu’elle sera dorénavant lue à tous les futurs maçons du rite avant leur prestation de serment : « La Francmaçonnerie proclame, comme elle l’a proclamé dès son origine, l’existence d’un principe créateur sous le nom de Grand Architecte de l’Univers. Elle n’impose aucune limite à la recherche de la Vérité, et c’est pour garantir à tous cette liberté qu’elle exige de tous la tolérance… Le créateur suprême a donné à l’homme, comme bien le plus précieux, la liberté, patrimoine de l’humanité tout entière, rayon d’en haut qu’aucun pouvoir n’a le droit d’éteindre ni d’amortir… Aux hommes pour qui la religion est la consolation suprême, la maçonnerie dit : cultivez votre religion sans obstacle, suivez les Points de Vue Initiatiques N° 162 129 Le Franc-maçon Écossais en quête d’éthique Pour la Tolérance, par Volkmar Kühn, Allemagne. inspirations de votre conscience. La Franc-maçonnerie n’est pas une religion, elle n’a pas un culte. » Dans un discours ultérieur Adolphe Crémieux développera cette vision : « La religion maçonnique n’est pas ce qu’on appelle une religion. La Franc-maçonnerie les admet toutes, elle n’en repousse aucune… Soyez catholiques, protestants, juifs, mahométans, la Maçonnerie ne vous le demande pas… Le spiritualisme est donc le fond réel de la Maçonnerie. » Nous dirions aujourd’hui : « La spiritualité est donc le fond réel de la Franc-maçonnerie écossaise. » La Bible n’est plus ouverte en loge, mais le Franc-maçon de notre rite a acquis une spiritualité. Il faudra attendre plus d’un siècle pour que la Bible fasse son retour dans les loges de la Grande Loge de France. La Bible dite « maçonnique » que l’on retrouvera alors le plus souvent dans les loges, éditée par Jean Vitiano, était dotée d’une Introduction au Volume de la Loi sacrée de sept pages expliquant et justifiant l’utilisation de la Bible pour le travail maçonnique : « Afin que chaque adepte connût bien qu’il ne devait pas à une définition dogmatique, mais à ses seules clartés personnelles de pouvoir interpréter les multiples significations du symbole, et entrer en possession de la Vérité, le Volume de la Loi Sacrée, première lumière de l’ordre, repose sur l’autel, largement ouvert et surmonté de l’équerre et du compas, les deux autres grandes lumières qui le complètent harmonieusement. » Depuis cette époque, concrétisée par les rituels de la GLDF de 1962, les textes du rite changeront peu, tout au moins sur ces points que 130 Points de Vue Initiatiques N° 162 Louis Trébuchet nous évoquons, et on peut y retrouver l’héritage de ces quatre siècles d’histoire : • « Nous travaillons sans relâche à notre amélioration… en réglant ainsi [nos] inclinations et [nos] mœurs pour parvenir à donner à [notre] âme ce juste équilibre qui constitue la sagesse, c'est-à-dire l’Art de la vie. » • « La méthode de la Franc-maçonnerie… sollicite les efforts intellectuels de chacun, tout en évitant d’inculquer des dogmes » • « Les outils symboliques [qui] constituent les trois grandes lumières éclairent la conduite des Francs-maçons. Le VLS est le symbole de la Tradition. L’équerre… est le symbole de la loi morale. Le compas… permet d’apprécier la portée et la conséquence de nos actes » • « Il appartient aux Francs-maçons de s’engager dans la voie ainsi tracée afin de marcher par eux-mêmes à la recherche de la Vérité » car ce n’est pas faire son devoir qui est le plus difficile. Le plus difficile est bien souvent de discerner quel est son devoir. • « Il ne suffit pas d’être mis en présence de la Vérité pour qu’elle nous soit intelligible. La Lumière n’éclaire l’esprit humain que lorsque rien ne s’oppose à son rayonnement. Tant que l’illusion et les préjugés nous aveuglent, l’obscurité règne en nous et nous rend insensible à la splendeur du Vrai » • « Comprenons bien que le principe suprême que nous traduisons par le symbole du GADLU est ineffable et lui donner un nom (Dieu, Jéhovah, Allah, ou tout autre) c’est le rapetisser à la mesure humaine, donc le profaner… L’homme, tout en étant infime par rapport à l’univers, porte en lui-même un reflet de cette Grande Lumière » Ainsi le Franc-maçon écossais de nos jours ne reçoit pas un code moral et déontologique, détaillé et dogmatique. Pour « discerner, aimer et pratiquer le vrai, le juste, l’équitable », il s’engage dans les voies qui lui sont tracées par son rite pour tenter d’atteindre « la splendeur du Vrai », s’appuyant sur les outils symboliques que sont les trois grandes lumières de la Franc-maçonnerie pour mieux percevoir le « reflet de la Grande Lumière » qu’il porte en lui mais qu’il ne voit qu’imparfaitement. Alors notre quête est bien celle du Royaume du Compas, caché sous le royaume de l’Équerre, et cette conversion du regard et de la pensée qu’elle implique est bien le premier pas décisif, la porte de la conscience à franchir, le mur du cartésianisme à traverser, pour trouver le sens initiatique de nos mythes et de nos légendes, de la Points de Vue Initiatiques N° 162 131 Le Franc-maçon Écossais en quête d’éthique Tradition enfouie dans les versets de la Bible, sans s’arrêter au sens exotérique des mots, ni même au sens moral qu’ils véhiculent, pour aller plus loin en quête du sens initiatique qui rassemblera ce qui est épars. Alors « Telle la lumière que vous portez, la Vérité, lumière que l’homme perçoit plus ou moins confusément, [pourra] se révéler dans tout son éclat à celui qui veut ouvrir les yeux et regarder. » Ainsi je crois que si l’on peut reprendre le mot d’Adolphe Cremieux, quand il écrivait que la Franc-maçonnerie écossaise n’était pas une religion, mais une spiritualité, il convient aussi de reprendre une autre phrase significative du Convent de Lausanne : « Elle n’impose aucune limite à la recherche de la Vérité ». Cette spiritualité a donc comme caractère essentiel d’être une spiritualité libre, exempte de tout dogme. C’est une spiritualité car elle ouvre l’esprit sur ce qu’il y a au-delà de la matérialité brute, mais ce n’est pas une religion car elle n’apporte pas de révélations toutes faites. Elle n’apporte pas de réponses, mais aide à se poser des questions. Elle n’impose pas de dogmes, mais aide à réfléchir. Elle ne propose pas de gourous ou de docteurs de la Loi, mais l’aide des frères de la Loge. Elle ne conduit pas à une croyance, mais permet de reconstruire sa propre cohérence intérieure et de donner un sens à sa vie. Cette lumière spirituelle sera le discernement qui nous permettra de connaître notre devoir lorsque nous serons au dehors du temple. Cette lumière spirituelle intérieure fera germer en nous une conscience telle qu’il y aura des actes que nous ne pourrons pas ne pas faire, comme les justes de la dernière guerre ne se posaient pas de question sur la légalité de leur action, quelque chose en eux leur imposait de venir en aide. Le discernement né de notre quête spirituelle éveillera en nous une éthique qui n’aura plus besoin de la morale imposée de l’extérieur. Ce qu’Adonaï accorda à Salomon, une nuit sur le mont Gabaon, « un cœur intelligent pour juger ton peuple, pour discerner le bien du mal », le Rite Écossais Ancien et Accepté nous propose toute une vie pour nous en approcher. n « la Franc-maçonnerie n’impose aucune limite à la recherche de la Vérité » 132 Points de Vue Initiatiques N° 162 BIBLIOGRAPHIE R. Aron, Les désillusions du progrès, essai sur la dialectique de la modernité, Tel Gallimard, 1969. E-E. Baulieu, Changements de la science, progrès pour l’Homme ? Séance solennelle de rentrée des cinq Académies, Institut de France, 2003. A. Begag, L’intégration, Le Cavalier bleu 2003. S. Carfantan, Philosophie et spiritualité, Leçon 32 : Logique et progrès des sciences, http://sergecar.perso.neuf.fr/cours/théorie3.htm. F. de Closets, En danger de progrès, Denoël, 1970. A. Comte-Sponville, L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Albin Michel 2006. C. Dejours, Travail, usure mentale, Bayard, 1993. C. 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Pour les nombreuses notoriétés intervenantes dans l’ouvrage : Gorbatchev, Borloo, Jacquard et quelques religieux, il faut encore noter la prestation de Jean-Jacques Gabut, membre honoris causa de la Grande Loge de France. Les interrogations abondent dans un ouvrage prospectif : Finances et Économie peuvent-elles prendre le pas sur la Politique ? La « loi du marché » est-elle une loi « naturelle » ? Un niveau de vie acceptable pour tous est-il réalisable ? Faut-il mondialiser certaines politiques et en régionaliser d’autres ? Comment réconcilier les diverses spiritualités ? Comment se délivrer de la menace nucléaire ? Un ouvrage de référence pour ceux qui font vœu de rassembler ce qui est épars. Jacques Carletto LE RITE En 33 GRADES. DE FREDERICk DALCHO à CHARLES RIAnDEy Alain Bernheim Dervy, 2011 - 696 pages - 24,50 euros Toujours rigoureux dans son exposé, l’auteur de ce gros livre nous offre une histoire panoramique du Rite Écossais Ancien et Accepté sur plus de deux siècles. L’auteur attire notre attention sur les documents fondateurs du Rite Écossais Ancien et Accepté. Leur connaissance aurait évité de graves dérives et des prises de positions insensées dans les rapports entre quelques Juridictions par l’ignorance de leurs dirigeants. Nous apprenons, page 459, par la publication du procès-verbal enregistré, qu’une conférence des Suprêmes Conseils de langue anglaise au Canada, en 1954, échappa de peu à une rupture entre Américains et Britanniques pour non-respect par ces derniers des documents fondateurs sur les critères de reconnaissance. Plus grave, des décisions incohérentes, prises en France en 1965 et Points de Vue Initiatiques N° 162 135 Livres dont les effets perdurent ont brisé l’union entre les Suprêmes Conseil du monde : Jusqu’aux années 1960, l’appartenance à une Juridiction permettait d’être reçu fraternellement dans chaque État où le rite est pratiqué. Le 4 septembre 1964, fut signé, et adopté ensuite par le Convent de la Grande Loge de France, obédience symbolique, un Traité d’Alliance Fraternelle avec le Grand Orient de France. Texte bien anodin d’un accord limitant les relations interobédientielles aux Grands Secrétariats respectifs pour s’informer mutuellement de la liste de leurs membres, des refusés et des radiés pour éviter que des éléments indésirables puissent passer d’une obédience à l’autre. Ce texte ne faisait qu’entériner une pratique antérieure jugée évidente. Son adoption difficile : 140 mandats pour, 82 contre et 52 abstentions (voir page 594) dans un climat de tension maçonnique internationale, entraîna au début de l’année suivante le départ de deux membres du Suprême Conseil de France et la création d’un autre Suprême Conseil, en contradiction totale avec les Règlements Généraux du Suprême Conseil, dont Alain Bernheim donne un extrait page 128. Le prétexte étant que la Grande Loge de France, qui n’avait changé en rien, était par ce traité devenue irrégulière. Quarante-sept ans plus tard, un Protocole Administratif et Disciplinaire de même nature, signé le 24 avril 2002, entre La Grande Loge Nationale Française et le Grand Orient de France (voir page 596) ajoute que les deux Obédiences reconnaissent la qualité de l’initiation délivrée par chacune… sans provoquer le moindre remous international. Ce livre, fruit d’une vingtaine d’années d’un travail rigoureux reprend l’essentiel de l’histoire du Rite avec une grande clarté avec la citation de nombreux documents significatifs, dont certains sont reproduits en annexe. Il est terminé par une très utile chronologie, une bibliographie précise et un index des noms. C’est, après « Le Rite Écossais Ancien et Accepté » publié par Albert Lantoine en 1930 et qui vient d’être réimprimé par le même éditeur, le plus important traité d’ensemble sur le REAA jusqu’à notre époque avec une vision claire de la période postérieure à la seconde guerre mondiale et de la scission de 1965 qui, très minoritaire en France, à rompu l’unité du Rite dans l’ensemble du monde. Parmi les sources originales pour l’histoire récente, il faut mentionner les importantes archives de Charles Riandey et de Raoul Mattei - il lui consacre un chapitre – que ce dernier déposa, par mon intermédiaire, les 16 et 21 mai 2001 aux archives du Suprême Conseil de France, reconnaissant ainsi sa légitimité. La publication, en projet des Mémoires de Raoul Mattei complétera cet important travail. Cette vue impartiale de l’histoire contemporaine est un exercice difficile qui méritait d’être souligné. Alain Bernheim a reçu, en 2011, le Prix Caroubi décerné par le Suprême Conseil de France. Claude Gagne 136 Points de Vue Initiatiques N° 162 Livres DICTIOnnAIRE HISTORIqUE DES FRAnCSMAçOnS à LyOn Jean-François Decraene éditions Lyonnaises d’art et d’histoire Voici un Dictionnaire historique des Francs-maçons à Lyon qui ravira certes les Frères lyonnais mais qui dépasse de très loin les frontières Saône-Rhône tant les personnages évoqués ont connu souvent une gloire nationale, voire internationale. Si, bien sûr, les noms d’Augagneur, Gailleton, Napoléon Bullukian, Johannès Ambre ou André Mure parlent surtout aux Lyonnais, ceux de Garibaldi, La Fayette, Auguste Lumière, du préfet Lépine, des architectes Morand et Soufflot, de Charles Hernu, voire de Bakounine – cité pour son bref passage à Lyon en 1870 – ou de Fouché, le bourreau de Lyon, « l’un des rares Francs-maçons à opter pour la Révolution de bout en bout, la plupart ayant choisi soit le camp royaliste, soit le camp modéré » comme le souligne l’auteur, Jean-François Decraene, ne sont pas de ceux que l’Histoire néglige. M. Decraene, cet historien qui milite pour la discipline histoire citoyenne alliée à l’instruction civique, nous offre avec ce Dictionnaire - qui n’a rien de petit - un ouvrage de réflexion utile et d’une grande honnêteté intellectuelle. On trouvera dans ces pages nombre de destinées exemplaires et (ou) tragiques. Celle du chansonnier Pierre Dupont, de l’astronome Jérôme Lalande, du botaniste Gillibert, du génial inventeur que fut le marquis Jouffroy d’Abbans, du marquis Prost de Royer, archétype de l’édile humaniste et charitable, du maréchal de Castellane, du général de Messimy, ancien ministre des colonies qui succéda à son Frère Jules Ferry, du baron poète et savant Jean-Baptiste Laurencin, du très érudit Abbé Rozier ou du duc de Villeroy, ancien gouverneur de Lyon. Et, bien sûr, des Francs-maçons plus connus encore, tels Louis-Claude de Saint-Martin, Jean-Baptiste Willermoz ou le fascinant aventurier que fut Cagliostro. Sans oublier le grand organisateur de l’Ordre que fut Bacon de la Chevalerie, né dans le quartier Saint-Paul. On aura une pensée émue pour Victor Basch ou Constant Chevillon, assassinés par la Milice, pour René Pellet, le directeur du Centre Gallieni et Albert Chambonnet fusillés par la Gestapo, mais aussi pour tous les Francsmaçons victimes de la Terreur révolutionnaire tels l’architecte Morand ou le chirurgien Jean-Jacques Coindre, tous eux guillotinés en 1793. Deux ou trois femmes aussi laissent leur nom dans ces pages telles Marie-Louise de Monspey, « l’Agent inconnu » de J.B. Willermoz et Marie Bonnevial, l’une des toutes premières militantes féministes. Un lexique, des annexes particulièrement bien choisies et une bibliographie ajoutent encore à l’intérêt de l’ouvrage. Jean-Jacques Gabut Points de Vue Initiatiques N° 162 137 Livres ESPÉRAnCE ET FOI D’Un FRAnC-MAçOn - POUR UnE SPIRITUALITÉ SAnS DIEU Jacques Rolland Maison de Vie éditeur – 12 € Pour Jacques Rolland, la source de la crise de la spiritualité moderne est à trouver d’une part dans une foi en un dieu telle que les doctrines monothéistes les révèrent, et d’autre part dans une foi au monde, négative à toute transcendance hormis celle du progrès technique et de l’argent. Pourtant, l’humanité est en quête de sacré. J. Rolland propose au lecteur une nouvelle foi en l’Univers, afin de faire se lever une nouvelle espérance. Il dénonce les spiritualités de bazar ou de pacotille, la spiritualité laïque, aux relents de marxisme et de lutte des classes, et la pensée mondialiste unique. Surtout, il dénonce ce qu’il considère comme une aliénation, prônant à l’inverse une spiritualité qui se veut adogmatique pour une éthique de liberté, qu’il s’agisse de liberté de pensée ou d’action, en combattant toutes les oppressions. Pour éviter tout malentendu, l’auteur distingue la spiritualité sans Dieu d’une spiritualité athée en ce qu’elle n’a rien contre Dieu tandis qu’elle prône le règne de l’esprit. Il évoque la Table Ronde pour développer la notion de chevalerie de l’esprit et la conquête de la Parole Perdue. Jacques Rolland distingue tout autant la spiritualité sans Dieu d’une spiritualité agnostique, car elle est basée sur l’espérance et la foi. Non pas une foi contraignante mais une foi libérée, ou en tout cas en quête de libération. Sans évoquer d’aucune manière précise ni le Rite, ni aucun des « mystères » de la Franc-maçonnerie, Jacques Rolland nous invite à le suivre dans son cheminement d’initié. Un livre fort, parfois troublant, qui s’écarte du « politiquement correct » pour convier le lecteur à une mise à nu de ses propres convictions spirituelles. Que l’on partage ou non la vision de Jacques Rolland, l’exercice est salutaire. Jean-Jacques Zambrowski 138 Points de Vue Initiatiques N° 162 Livres TRAITÉ DU DÉTACHEMEnT Jacques Rolland Maison de Vie éditeur - 13€ Ouvrage après ouvrage, Jacques Rolland témoigne de son expérience maçonnique en en détaillant les aspects. Surtout, il offre le témoignage d’une quête de sagesse jamais achevée, d’une permanente interrogation à la recherche de l’absolu et de ce qui, en chacun de nous, nous relie à cet absolu. Dans ce livre à l’écriture légère autant que rigoureuse, l’auteur prône le détachement, tant à l’égard du temporel que du spirituel. Se détacher, c’est s’affranchir, se libérer : l’enjeu est ici celui de la liberté de l’homme. En se détachant, en se dépouillant des contenus accumulés, en retrouvant une, sinon la, virginité, on peut véritablement s’ouvrir et s’emplir de nouveaux contenus. Jacques Rolland invite le lecteur à se détacher activement, à s’engager avec résolution dans la conquête de sa propre liberté, à utiliser ses facultés de discernement. Il stigmatise « les religions institutionnalisées à outrance et totalitaires » et assure que pour lui, « Dieu ne saurait se situer en dehors de l’homme », ce qui le conduit à inviter les humains à « être les athées de ce Dieu qui est dans les créatures et qui n’est que l’expression d’un multiple absolu ». L’ouvrage ne comporte aucune allusion directe à la Franc-maçonnerie ; tout au plus est-il émaillé d’expressions empruntées au Rite et aux rituels que les initiés reconnaîtront sans qu’elles troublent la lecture pour un profane. Mais sur la profondeur du vécu initiatique de l’auteur, pas de doute : les initiés le reconnaîtront comme tel. Jean-Jacques Zambrowski Points de Vue Initiatiques N° 162 139 Livres ROSSLyn, SPLEnDEURS, MyTHES, RÉALITÉS. Robert L. D. Cooper Éditions de la Hutte - 366 pages, 29 euros. Terre de légendes, l’Écosse a suscité de nombreux « hoax » pour reprendre le terme concis du titre original de ce livre. La chapelle de Rosslyn, dont les fondations datent de 1446. - une partie seulement en fut construite et souvent remaniée - en est sans doute le plus important exemple. Son succès légendaire est attribuable au mélange de la Franc-maçonnerie à une hypothétique résurgence templière, que rien ne confirme et dont les anti-maçons furent les premiers propagateurs. Une dizaine d’années avant la parution du Da Vinci code, la chapelle, proche d’Édimbourg, que je visitai guidé par l’auteur, Robert L. D. Cooper, était déjà un lieu touristique important et prospère, grâce à l’amalgame entre le néotemplarisme et la Franc-maçonnerie. Le mérite de cette importante étude est de reprendre les documents historiques et de les confronter au « soufflé » actuel dont, après un sérieux examen, il ne reste rien. Très documenté et argumenté, ce livre décapant restera ignoré des amateurs de fariboles, mais peut éviter aux autres « les sentiers fleuris de l’erreur ». C’est à ce titre une œuvre de salubrité. Un autre apport très important consiste en la mise en lumière de la fondation de l’actuelle Grande Loge d’Écosse en 1736. Également, des informations précieuses sur l’Ordre Royal d’Écosse en 1842, époque de son déclin, sinon de sa fin en France où il compta une trentaine de chapitres. Tous ces éléments contribuent à une meilleure connaissance de la Franc-maçonnerie d’Écosse qui a su échapper à la médiatisation et éviter les dérives qu’elle entraîne. Claude Gagne 140 Points de Vue Initiatiques N° 162 40 ANS DE POINTS DE VUE INITIATIQUE 160 NUMÉROS Points de Vue Initiatiques Revue de la Grande Loge de France PC : Lecteur de CDROM, Systèmes d'exploitaion Windows 95/98/ ME/NT/2 000/XP/ Vista/2003/2008/Seven (Pour toutes ces versions, Version 32 bits obligatoire, ne foncionne pas en version 64 bits). Naviguateur : Internet Explorer 7/8/9, Firefox 3/4, Chrome, Safari, Mémoire : au moins 512 Mo, Placée d’emblée au carrefour de la raison et de l’intuition, des savoirs de son temps, puis de la connaissance englobante de la spiritualité humaine, notre revue PVI, c’est-à-dire la revue de la Grande Loge de France, n’a jamais cessé d’évoluer, de se transformer, de s’adapter à la fois bien sûr aux nouvelles techniques mais surtout et essentiellement à l’évolution de nos modes de pensée. L� G����� L��� �� F����� ��� � ����� ����������� �� ����� �����������, �� ���������� ��������� ��� 160 ������� �� P����� �� V�� I����������� ������ �� �° 1 �� 1971. P��� �� 20 000 �����, ���� �� 2000 ��������, ���� ����� ������������, ���� � ������� ��� ���������, ���� ��� �� ������ �� ��������� ��� � ���. Reproducion interdite même parielle - Mac : Lecteur de CDROM, Mac OS 10.5 (Leopard) sur plateforme Intel Navigateur : Safari, Firefox 3/4, Chrome, Internet Explorer 7/8/9, Tous droits réservés - Grande Loge de France Réalisaion : R2N IMPRESSION 0 139 570 023 C������������� �������� L'INTÉGRALE - 40 ANS DE POINTS DE VUE INITIATIQUE - 160 NUMÉROS N otre revue Points de Vue Initiatiques a quarante ans. Quarante ans de vie, quarante ans de vitalité, quarante ans d’une jeunesse d’esprit sans cesse renouvelée. 40 ans 160 numéros avec ALE… rche R G É L'INT de reche ur mote Plus de 2 000 articles 40 ans de Points de Vue Initiatiques CD 160 numéros PVI a toujours été une revue soucieuse de modernité mais en même temps d’un ancrage solide et assuré sur les fondamentaux de l’histoire de la Grande Loge de France, inscrite depuis presque trois siècles dans l’Histoire même de notre pays, et plus particulièrement dans l’Histoire de la République. Soucieuse de modernité, la revue a progressivement évolué vers des cahiers plus thématiques ; elle s’est ouverte à la collaboration d’auteurs extérieurs, apportant des points de vue différents, confrontant des oppositions nécessaires et permettant à chacun d’entre-nous de les rendre fécondes. PVI est une revue fondée sur la règle, celle du Rite Écossais Ancien et Accepté, mais ouverte et vivante dans le siècle, à l’image du Franc-maçon de la Grande Loge de France qui se doit d’être un initié dans sa loge et un acteur dans l’histoire de son temps, permettant ce que le rite nous prescrit, de voir s’ouvrir pour chacun d’entre-nous le vaste domaine de la pensée et de l’action. Disposer de la totalité des numéros de PVI depuis quarante ans sur un CD-Rom, avec un moteur de recherche permettant de trouver, à la vitesse de l’informatique, tel numéro, tel auteur, tel article ne peut que renforcer le caractère d’outil que présente cette revue pour chacun d’entre nous, et en même temps d’instrument de culture permettant de suivre l’évolution des préoccupations et de la pensée maçonnique des différents auteurs et, d’une certaine Points de Vue Initiatiques N° 162 141 40 € manière, de comprendre l’évolution de la Grande Loge de France, sa place dans le monde d’aujourd’hui et d’envisager avec sérénité son développement dans l’avenir. Quarante ans de PVI c’est quarante ans de l’histoire de la Grande Loge de France, c’est-à-dire de notre histoire. Ce n’est pas quarante ans passés dans le désert à la recherche de l’Éternel mais bien quarante ans passés à la recherche de nous-mêmes. & C’est peut-être cela qui s’appelle la Tradition, c’est-à-dire ce qui demeure pérenne pour chacun d’entre nous au milieu de tout ce qui change inéluctablement. Alain-Noël Dubart Tarif Exceptionnel pour une durée limitée L’intégrale des 160 numéros de PVI sur CD-Rom € au lieu de 40 si vous commandez avant le 20 juin 2011. Au-delà de cete date et en édiion limitée, le CD-Rom sera en vente sur www.gldf.org au prix de 40 L� G����� L��� �� F����� ��� � ����� BON DE COMMANDE ����������� �� ����� �����������, ������� P����� V�� I����������� r Je commande le CD-Rom « l’intégrale » de��PVI et �� envoie mon �� �° 1 ��à1971. 40 € par������ règlement par chèque de 33 exemplaire l’ordre de PVI, à l’adresse : PVI CD-Rom - GLDF –P��� 8, rue Puteaux – ���� 75 017 Paris �� 20 000 �����, �� 2000 �� ���������� ��������� ��� 160 ��������, ���� ����� ������������, ���� � ������� ��� ���������, Nombre d’exemplaires(s) commandés(s) : Montant en euros : 40 33 x ……………………………………………………… ���� ��� �� ������ �� ��������� ��� � ���. …………………………………………………………………………………………… C������������� � PC : Lecteur de CDROM Systèmes d'exploit Windows 95/98/ ME/NT/2 000/XP/ Vista/2003/2008/S (Pour toutes ces ve Version 32 bits obli ne foncionne pas version 64 bits). Naviguateur : Inter Explorer 7/8/9, Fire 3/4, Chrome, Safar Mémoire : au moins 512 Mo, Mac : Lecteur de CDROM Mac OS 10.5 (Leop plateforme Intel Navigateur : Safari, 3/4, Chrome, Intern Explorer 7/8/9, Nom …………………………………………………………………………………………………………………………………… Prénom Reproducion interdite même parielle - Tous droits réservés - Grande Loge de …………………………………………………………………………………………………………………………… Adresse …………………………………………………………………………………………………………………………… ……………………………………………………………………………………………………………………………………………… Code Postal Ville …………………………………………………………………………………………………………………… …………………………………………………………………………………………………………………………………… Pays …………………………………………………………………………………………………………………………………… Tél. ……………………………………………………………………………………………………………………………………… Courriel 142 …………………………………………………………………………………………………………………………… Cete souscripion n’est accessible qu’aux Sœurs et aux Frères. Pour en faire bénéicier les Sœurs et Frères de votre Loge, Points de Vue Initiatiques N° 162 merci de photocopier ce bullein. Bulletin d’abonnement Envoi sous enveloppe opaque sans signe distinctif Nouveau ! l Vous pouvez maintenant vous abonner et régler par prélèvement automatique (tacite reconduction) Tarif exceptionnel ! 1 an - 4 nos - 16 € Téléchargez le bulletin d’abonnement et l’autorisation de prélèvement sur www.gldf.org, rubrique la revue de la GLDF. l Abonnement en ligne pour 2 ans sur www.gldf.org Si vous souhaitez régler par chèque bancaire ou postal, virement postal, mandat postal, adressez votre règlement à l’ordre de « Grande Loge de France » et renvoyez le avec ce bulletin à : PVI - GLDF - 8 rue Puteaux 75 017 Paris r Je souscris à un abonnement individuel d’un an, 4 nos au prix de 20 euros r Je souscris à un abonnement individuel de deux ans, 8 nos au prix de 33 euros r Je commande les nos suivants à l’unité : ……………… Merci de remplir en LETTRES CAPITALES Nom ………………………………………………………… Prénom ……………………………………………………… Adresse ……………………………………………………… ………………………………………………………………… Code Postal …………………Ville ………………………… Téléphone ……………………e-mail ……………………… Points de Vue Initiatiques N° 162 143 Points de Vue Initiatiques Publication trimestrielle de la Grande Loge de France N° 162 8, rue Puteaux – 75 017 – Paris Comité de Rédaction Directeur de la Publication Alain-Noël DUBART Directeur de la Rédaction Louis TREBUCHET Rédacteur en chef Robert de ROSA Comité de Lecture Alain BABY Christian BONHOMME Jean-Claude ELALOUF Jean-François MAURY Patrick MSIKA Pierre PELLE Le CROISA André UGHETTO Jacques VANASSCHE Patrick VIDAL Maquette & réalisation Raphaël NICOLAS Marketing Editorial Jacques CARLETTO Relations interobédientielles Maurice LEVY Réseau de correspondants Henri AUTHENAC Commission Ethique Serge AJZENFISZ Commission Histoire Richard BRUNOIS Secrétaire de Rédaction Cécile BRIANT Archiviste François ROGNON Membres Richard CULAND Jean-Michel DARDOUR Guy DUPUY Jean ERCEAU Jean-Jacques GABUT Gil GARIBAL Jean-Yves GOEAU-BRISSONNIERE Joël GREGOGNA Franck MARTIN Guy PIAU Jean-François PLUVIAUD Alain POZARNIK Jean-Jacques ZAMBROWSKI Perry WILEY Correspondants locaux Claude ALBERT (Reims) André ALLAND (Valence) Jean-Luc AUBARBIER (Sarlat) Luc BAUDOUIN (Lyon) Jean BEAUCHARD (Orléans) François BENETIN Jacques BODINEAU (Nantes) Roger BONIFASSI (Tarbes) Jean-Marc BRAULT (Poitiers) 144 Pierre BRENER (Toulouse) Michel BREWER (Montpellier) Patrick CAUX (Thyez) Jean-Marie CHALARIS (Ajaccio) Gérard CHEDEVILLE (Lisieux) Jean-Pierre COINTOT (Saint-Malo) Michel CORNEC Stéphane COUVE (Valence) Bruno COUVRAT-DESVERGNES (Limoges) Alain DAGUIER (La Rochelle) Serge DEKRAMER Guy DEPOORTER (Lille) Francis DORFIAC Philippe DOUCET Jean-Marie DOUMBE Louis DURAN (Bordeaux) Arthur FEIBELMAN (La Réunion) Claude GAGNE Jacques GAUTIER Michel GERHART (Strasbourg) Bernard GERKE (Avignon) Philippe GIRARD (Bordeaux) Stéphane GORCE Patrick GOURDET (Périgueux) Joël GREGOGNA Stephan HEBERT (Rouen) Jean-Claude HERTZ Charles IMBERT Henri GALLOIS (Saint-Raphaël) Jacques JUBENOT (La Martinique) Alain KNAPP (Montpellier) Georges LACAUD (Rochefort) Patrice LAZAREFF Philippe FABRE (Vannes) Henri LENTILLAC (Nice) Alain LEQUIEN (Dijon) Alain LLADO (Cannes) Gérard LOUTREIN (Carcassonne) Gabriel MARIMOUTOU André MARTHE (Martinique) Michel MAZZOLA (Lille) Jean-Claude MONDET Guy MONGET Patrick MSIKA Francis PAROUTY (Angers) Bruno PHELEBON-GRIOLET (Bandol) Jean-François PIZZETTA (Finistère) Jean-Claude PIQUION (Rennes) Bernard PLATON Robert RAVON (La Roche-sur-Yon) Yves RIVIERE (Perpignan) Christian ROBLIN Pascal ROBLOT Pierre ROSENWALD Patrick SABATIER Lucien SCHURR Michaël SEGALL Jean-Pierre VELLEYEN (La Réunion) Jean-Louis VIDAL-REVEL (Nice) Georges de ZERBI (Bastia) Impression : R2N impression 40, rue des Vignobles - 78 400 CHATOU N° ISSN : 0298-0983 Crédit photo reproduction interdite CCPPAP 0511 G 88 393 CP 75 876 AS Dépôt légal : 4e trimestre 2011 Points de Vue Initiatiques N° 162