Galilée et la théorie de la connaissance Avec la mort du cardinal Bellarmin, en 1621, et l’accession au pouvoir pontifical d’Urbain VIII, les accusations s’apaisent et Galilée expose de nouveau ses théories dans L’Essayeur. © POUR LA SCIENCE Le Scienze L a publication de la Libra astronomica et sa critique virulente de la vision galiléenne créent, pour notre scientifique, une situation difficile. Si le Discours, attribué à Guiducci, peut entrer dans la catégorie des polémiques qui sont une fin en soi, une éventuelle réplique à la Libra violerait l’édit de 1616. En imposant un choix entre le Système de Tycho Brahe et celui, déjà condamné, de Copernic, une controverse ouverte avec Grassi déclencherait un conflit. Il était difficile de lancer des idées nouvelles sous la férule du Saint-Office et Galilée est particulièrement surveillé par les théologiens romains. De plus, les données scientifiques sont insuffisantes pour remplacer les croyances : Galilée, comme tous les savants de l’époque, ignorent tout de la nature des comètes. S’il existe des conjectures sur le mouvement des comètes, aucune donnée ne permet de répondre à la question : «Qu’est-ce qu’une comète?». Cependant, en septembre 1621, Robert Bellarmin meurt et, durant l’été 1623, Maffeo Barberini est élu pape sous le nom d’Urbain VIII. Le nouveau pape, quand il était cardinal, avait pris la défense de Galilée lors du débat houleux sur la mécanique des «corps flottants». Galilée peut donc, avec confiance, croire que la politique vaticane envers la science va s’infléchir. En octobre 1623, à Rome, avec une dédicace au nouveau pape, l’Académie des Lincei met finalement sous presse un volume intitulé L’Essayeur, où Galilée répond à la Libra. Le volume reprend les thèses déjà exposées dans le Discours des comètes, en ajoute d’autres, et place toute la chaîne des arguments dans un vaste contexte. Galilée énonce les premiers éléments d’une véritable théorie de la connaissance dans un style clair et argumenté. À cette fin, il reprend certains points de vue qu’il avait rendus publics dans des précédents écrits : dans les pages polémiques de L’Essayeur, ils prennent toute leur force. La mise en pièce de la théorie de Grassi est un carnage. Le premier coup critique consiste à dénoncer les arguments de Grassi : Galilée démontre que le professeur romain connaît mal les règles d’utilisation du télescope. L’exemple de la chandelle, cité précédemment, permet d’apprécier l’habileté avec laquelle Galilée avait déjà, par l’intermédiaire de Guiducci, ébranlé les positions adverses. Cette partie de l’attaque galiléenne ne se fonde pas sur une théorie des comètes qui remplacerait celle de la Libra. Galilée avoue ne pas savoir «déterminer avec précision comment se produisent les comètes7» ; il ajoute aussitôt que cette connaissance insuffisante ne lui cause aucun tort. Il n’a jamais prétendu tout comprendre et pense, bien au contraire, que le phénomène étudié se réalise peut-être «d’une manière qui dépasse de beaucoup notre pouvoir d’imaginer7». Le frontispice de L’Essayeur, œuvre de Galilée publiée en 1623. 71 Cette affirmation marque un point essentiel de la position de Galilée, tant dans le cas spécifique des comètes que, de manière générale, dans toute la science. La nature, selon l’auteur de L’Essayeur, est d’une richesse intrinsèque et infinie «dans la production de ses effets par des voies auxquelles nous ne penserions point7». Il faut donc, dans l’étude des phénomènes, garder en tête cette richesse et se rappeler la vanité de «ce que peuvent faire les autorités humaines sur les effets de la nature, sourde et inexorable à nos vains désirs7». Cette prise de position est intéressante : elle n’est pas uniquement présente dans les pages de L’Essayeur, mais constitue une donnée constante de la philosophie de Galilée. Contrairement à ce qu’il nous est souvent donné de lire et d’entendre, Galilée n’a jamais soutenu que la recherche scientifique, par l’expérience ou la démonstration mathématique, arrivait à la connaissance en s’appuyant sur des vérités absolues et incontestables. Galilée a toujours affirmé, bien au contraire, que la science n’était qu’une voie privilégiée menant à la vérité. Il fallait accepter que même les phénomènes les plus simples ne sont jamais totalement et définitivement expliqués. La science progresse de découverte en découverte, mais ne repose pas sur une connaissance définitive, justement parce que la nature est bien plus riche et imprévisible que ce que nous pouvons imaginer, ou que ce que nous voudrions imposer par le biais de lois philosophiques : la nature, «sourde et inexorable à nos vains désirs», est insensible à la volonté des autorités humaines. Dans ses lettres sur les taches solaires, par exemple, Galilée souligne qu’il est futile, et dommageable pour le savoir, d’imposer à la nature une quelconque forme de soumission à nos concepts. Il ne s’agit pas de plier la nature à nos idées, mais de modifier ces dernières, «car d’abord furent les choses et ensuite les noms1». 72 Accademia dei Lincei L’observation passe par nos sens Les armes de l’Académie des Lincei, fondée en 1603 par le prince Federico Cesi. Galilée fut l’un des premiers membres de l’Académie, qui publia L’Essayeur. Les critiques à l’encontre de Grassi l’astronome ne s’arrêtent toutefois pas au rapport entre le grossissement télescopique et l’éloignement de l’objet étudié : elles franchissent un degré supplémentaire, quand Galilée soulève la question de la réalité de ce que «voit» un astronome. En observant une comète à l’œil nu, on distingue autour d’elle un rayonnement intense. Toutefois, celui-ci, une fois analysé avec un télescope, ne semble pas grossi. Comment expliquer ce phénomène ? La réponse de L’Essayeur est la suivante : un télescope ne peut grossir que les signaux qui traversent les lentilles et qui proviennent de l’extérieur. L’instrument n’exerce aucun effet sur les signaux qui se produisent à l’intérieur des yeux et qui résultent de la structure de l’œil lui-même. La solution suggérée par Galilée pour expliquer le phénomène met en cause le fonctionnement des sens lui-même et le rapport entre ce fonctionnement et le langage. Grâce au langage, les êtres humains décrivent ce que les sens captent du monde extérieur, et la description attribue aux choses certaines propriétés. Les descriptions des choses et l’action des sens sont donc liées. Les informations que chacun d’entre nous reçoit par les yeux, le nez ou les oreilles, dépendent nécessairement de la manière dont sont faits les yeux, le nez ou les oreilles, et ne découlent pas seulement de la constitution des choses. Or, écrit Galilée, ce rapport délicat entre le langage, les sens et les objets nous impose une grande prudence : lorsque nous disons qu’une chose possède une propriété donnée, il convient de se demander si elle n’est pas uniquement due au fonctionnement d’un de nos sens. Comment distinguer la réalité de l’apparence? La question est capitale. Nos raisonnements sur les choses pourraient être faux, dans la mesure où ils © POUR LA SCIENCE Le Scienze Germanisches Nationalmuseum, Norimberga se réfèrent non pas à la réalité, mais à des apparences qui dépendent, par exemple, uniquement de la «vision des observateurs». Les apparences nous incitent à disserter de la nature de certaines choses tandis que, en vérité, il s’agit de «simulacres», d’artefacts qui disparaissent quand on élimine les aberrations dues à la perception visuelle. Il est indispensable, dit Galilée, de tracer une frontière entre les propriétés des choses et celles qui résultent des sens. Cette frontière est marquée, à son avis, par une subtilité du langage : certains noms sont «vrais» parce qu’ils décrivent des propriétés réelles des corps, tandis que d’autres sont «purs», parce que résultant du fonctionnement des sens, et ne dénotent aucune qualité réelle des objets extérieurs. La science s’intéresse uniquement aux qualités exprimées par des noms vrais : tous les autres noms doivent être bannis des descriptions scientifiques des phénomènes, car ils ne décrivent que l’observateur. Ces règles établies, on peut poser une question qui concerne directement les comètes puisque, au vu des anomalies telles que le rayonnement qui les nimbe, l’on ne peut être certain que celles-ci soient des objets dotés de propriétés réelles et non pas des illusions d’optique. À ce stade, lisons le texte de L’Essayeur, et analysons les termes avec lesquels Galilée énonce les lignes essentielles d’une théorie de la connaissance humaine : «Je dis que je me sens nécessairement amené, sitôt que je conçois une matière ou substance corporelle, à la concevoir tout à la fois comme limitée et douée de telle ou telle figure, grande ou petite par rapport à d’autres, occupant tel ou tel lieu à tel ou tel moment, en mouvement ou immobile, en contact ou non avec un autre corps, simple ou composée et, par aucun effort d’imagination, je ne puis la séparer de ces conditions.7» Telles sont les véritables propriétés des objets réels : configurations géométriques, dispositions dans l’espace, états de mouvement et nombre des parties constituant les corps. Ces propriétés ou qualités sont si vraies qu’elles sont indépendantes de notre imagination, dans le sens où cette dernière ne peut pas séparer «une matière» de ses qualités propres, intrinsèques et objectives. D’autres qualités, en revanche, n’appartiennent pas à l’objet, même si elles sont exprimées par des mots traduisant des messages envoyés par les sens. Lorsque je parle d’une «substance corporelle», dit Galilée, je peux également dire qu’elle est colorée, amère, et ainsi de suite, à condition que je sache que cet emploi du langage est ambigu : «Mais qu’elle doive être blanche ou rouge, amère ou douce, sonore ou sourde, d’odeur agréable ou désagréable, je ne vois rien qui contraigne mon esprit à l’appréhender nécessairement accompagnée de ces conditions ; et, peut-être, n’était le secours des sens, le raisonnement ni l’imagination ne les découvriraient jamais. Je pense donc que ces saveurs, odeurs, couleurs, etc., eu égard au sujet dans lequel elles nous paraissent résider, ne sont que de purs © POUR LA SCIENCE À gauche, une gravure de 1556 où apparaissent deux phénomènes qui eurent lieu à Constantinople et que de nombreuses personnes pensaient liés : l’apparition d’une grande comète et un tremblement de terre. En 1680, une comète aux dimensions remarquables (à droite) apparut et, comme à l’accoutumée, certains pensèrent que ce phénomène avait des conséquences sur d’autres aspects de la nature. Sur cette estampe, le dessinateur compare la comète et la forme des œufs de poule. 73 noms et n’ont leur siège que dans le corps sensitif, de sorte qu’une fois le vivant supprimé, toutes ces qualités sont détruites et annihilées.7 » La connaissance devait donc être indépendante des opérations du corps sensible et donc des sens de l’observateur, pour ne porter que sur les caractéristiques essentielles du monde extérieur : «Mais que, dans les corps extérieurs, il faille, pour susciter en nous les saveurs, les odeurs et les sons, autre chose que des grandeurs, des figures, des nombres et des mouvements lents ou rapides, je ne le crois pas ; et j’estime que si l’on supprime les oreilles, la langue et le nez, il reste bien les figures, les nombres et les mouvements, mais non plus les odeurs, ni les saveurs, ni les sons qui, en dehors de l’animal vivant, à ce que je crois, ne sont pas autre chose que des noms, tout comme le chatouillement et la titillation, une fois supprimées les aisselles et la peau qui entoure le nez.7» Cette manière d’envisager la connaissance reposait naturellement sur une longue tradition, parce qu’elle s’inspirait des croyances religieuses selon lesquelles Dieu avait créé le monde en ordonnant ses parties, «en mesure, en nombre et en poids». La tradition et la pensée de Galilée se distinguaient toutefois sur un point fondamental. L’auteur de L’Essayeur accordait moins d’importance au point de vue selon lequel l’Univers tout entier était fondé sur «des grandeurs, des figures, des nombres et des mouvements lents ou rapides» qu’à son opinion, selon laquelle la science avait la capacité d’effectuer des découvertes objectives le long du chemin qui mène vers la vérité. Cortesia Istuto e Museo di storia della Scienza, Firenze Aberrations instrumentales ou humaines? 74 L’Académie des Lincei suggéra en 1625, sur la proposition de Giovanni Faber, académicien et ami de Galilée, que la nouvelle invention de Galilée soit baptisée du nom de «microscope». Les académiciens firent imprimer, la même année, le premier document fondé sur des techniques microscopiques. Intitulé Melissographia Lincea, il était dédié au pape Urbain VIII. Les conjectures sur les comètes émises par Grassi en 1618 ne sont pas uniquement imputables à une conception erronée de l’observation télescopique, mais également à une fausse appréciation de la connaissance humaine. Selon Grassi, le fait que le télescope n’ait révélé aucune amplification du rayonnement lumineux entourant les comètes n’était pas la preuve de leur éloignement, mais, au contraire, la preuve que les comètes n’étaient pas des objets réels : Grassi, dans son inclination pour le Système de Tycho Brahe, confondait réalité et illusion des sens. Mais Galilée est embarrassé, car il ne peut se reposer sur une connaissance de la nature des comètes et la question subsiste : les comètes sont-elles des «artefacts» et non des choses ? Galilée avance des exemples de phénomènes optiques qui, perceptibles de la même manière par de nombreux observateurs, ne correspondent pas à des entités réelles, mais sont de simples «apparences». Il suffit, à titre d’exemple, d’analyser correctement ce qui se passe lorsque, à la surface de la mer au soleil couchant, une bande lumineuse apparaît. Existe-t-il, à la surface de l’eau, une chose matérielle qui émet de la lumière et qui prend cette forme allongée et bien visible? Pour répondre à cette question, il suffit que l’observateur marche le long de la plage : ce faisant, il modifie sa propre position, mais l’image perçue reste inchangée. La chose matérielle émettrice n’existe pas en elle-même, raisonne Galilée, mais le phénomène optique est patent. Comme ce n’est pas la mer qui émet, aucune information obtenue au moyen d’un télescope ne peut préciser notre description du phénomène. Il pouvait en être de même des comètes... En assimilant les comètes à de possibles phénomènes optiques ou atmosphériques, Galilée n’adopte cependant pas la position d’Aristote. Le scientifique grec croyait que les comètes se trouvaient au-dessous de la Lune et consistaient en des exhalaisons terrestres. Celles-ci, en montant, s’enflammaient et émettaient la lumière vue par les observateurs. © POUR LA SCIENCE NASA La comète de Halley. Ce point de vue était tiré d’une thèse de physique d’Aristote, selon laquelle le mouvement est cause de chaleur, thèse assez répandue au début du XVIIe siècle. Dans sa polémique contre Grassi, Galilée avance que la chaleur créée par le mouvement n’est pas une qualité «vraie» du corps émetteur et Galilée revient sur la distinction entre qualités vraies et «simulacres». Le chaud et le froid Galilée tourne en ridicule l’auteur de la Libra, l’accusant d’avoir une conception ingénue des phénomènes thermiques. Grassi, comme on le lit dans une page particulièrement caustique de L’Essayeur, accorde du crédit à cette fable littéraire selon laquelle les Babyloniens étaient capables de faire cuire des œufs en les faisant tourner en l’air à l’aide de frondes. Naïf Grassi, sousentend Galilée, il gobe tout, même les œufs. Toutefois, l’idée que le mouvement était cause de chaleur méritait examen. Il fallait, selon Galilée, bien comprendre la signification du terme «chaleur». En général, l’on utilisait ce terme pour communiquer à d’autres ce que nous ressentons lors d’un contact avec un objet chaud. Il était toutefois nécessaire d’établir une distinction entre la description d’une sensation et l’attribution aux corps extérieurs de qualités objectives. Si une partie de l’épiderme était irritée par un objet et si, lors de la description de cette expérience, on affirmait que l’objet était «chaud», cela n’impliquait pas que cet objet possédait une qualité spécifique : «Nous avons déjà vu que beaucoup d’affections considérées comme des qualités résidant dans les sujets externes n’ont en réalité d’existence qu’en nousmêmes et ne sont en dehors de nous que des noms ; j’incline beaucoup à croire que la chaleur est du même genre et que cette matière qui produit en nous le chaud et nous le fait sentir, et que nous désignons du nom général de feu, se compose d’une multitude de corpuscules très petits ayant telle ou telle forme, telle ou telle vitesse ; rencontrant notre corps, ils le pénètrent grâce à leur extrême subtilité, et leur contact, qui affecte notre substance à leur passage, est la sensation que nous appelons le chaud ; affection agréable ou désagréable selon le nombre et la vitesse plus ou moins grande de ces particules qui piquent et pénètrent.7» L’expérience sensorielle était ainsi ramenée à ses facteurs objectifs, c’està-dire aux qualités réelles des corps : «Mais qu’il y ait dans le feu, outre la figure, le nombre, le mouvement, la pénétration et le toucher, une autre qualité qui soit le chaud, je ne le crois certainement pas ; j’estime que le chaud nous appartient, en sorte qu’une fois ôté le corps animé et sensitif, la chaleur n’est plus qu’un simple vocable.7» L’hypothèse selon laquelle il existe dans la nature des «corpuscules très petits» expliquait-elle convenablement les sensations de chaud et de froid s’interroge Galilée. La question centrale est, d’après Galilée, que ces «cor© POUR LA SCIENCE 75 z a , Fir e n z e a S cie n a d e ll s t o ri o di use eM t o C or t e s i a I stu Microscope du XVIIe siècle, conservé à l’Institut et Musée de l’Histoire de la science à Florence. Les arguments de Galilée sur la réalité des choses matérielles utilisaient l’étrange luminosité de l’horizon au coucher du soleil. Le Scienze 76 puscules» doivent être en mouvement si l’on veut établir avec certitude que le mouvement est cause de chaleur, ainsi que pour expliquer l’effet thermique provoqué par le frottement. Les flèches décochées par Galilée avaient une double cible : elles devaient réduire à néant les arguments des philosophes in libris (Galilée traitait Grassi comme un poète plus que comme un scientifique) et exposer les principes d’une théorie de la connaissance qui se nourrirait de la science. Une cible était la mauvaise symbiose entre le Système astronomique de Tycho Brahe et la physique aristotélicienne. Puisqu’il ne pouvait pas faire l’éloge du Système copernicien, Galilée devait exposer l’ensemble des défauts du Système de Tycho et des explications physiques aristotéliciennes. La polémique galiléenne avait certainement beau jeu lorsqu’elle jetait le discrédit sur Grassi, représenté comme celui qui, devant analyser une «matière aussi obscure et douteuse», se limitait à tirer «un syllogisme acéré du carquois péripatéticien». Ce thème polémique avait déjà été soulevé dans le Discours des comètes lorsque Galilée, par la bouche de Guiducci, plaidait pour que les discussions se déroulent de telle sorte que «l’or de la vérité se distingue du vil métal de l’alchimie et de toutes les impostures»4. Dans L’Essayeur, Galilée n’épargne pas les flèches pour vider le «carquois péripatéticien» et affaiblir la crédibilité des hypothèses de Tycho. À cet égard, un argument mérite d’être rappelé, tant parce qu’il est extrêmement connu que parce qu’il peut induire de nombreux malentendus quant à la philosophie personnelle de Galilée. Il s’agit du célèbre passage de L’Essayeur qu’un grand nombre de spécialistes ont voulu interpréter comme un véritable manifeste philosophique inspiré par les idées de Platon. Avant de reproduire l’intégralité de ce passage, rappelons que celui-ci est introduit par Galilée à un moment adéquat du volume. Galilée reprochait à Grassi d’avoir choisi le sujet des comètes pour privilégier le point de vue de Tycho par rapport aux Systèmes astronomiques de Ptolémée et de Copernic. Galilée explique que l’initiative de Grassi est sans fondement, parce que Ptolémée et Copernic n’avaient pas écrit sur «les distances, les grandeurs, les mouvements, les théories des comètes»7. Le manque de fondement n’était pas uniquement de type logique ou rhétorique. Il s’expliquait, suivant Galilée, par le fait que Grassi avait «la ferme conviction qu’en philosophie il est nécessaire de s’appuyer sur l’opinion d’un auteur célèbre et que notre pensée, si elle n’épouse pas le discours d’un autre, doit rester inféconde et stérile7». Grassi, en substance, se trompait dans sa conception de la tâche philosophique. En effet, l’opinion de Galilée était que l’auteur de la Libra croyait que «la philosophie est l’œuvre de la fantaisie d’un homme, comme L’Iliade et le Roland furieux, où la vérité de ce qui y est écrit est la chose la moins importante»7. La philosophie, en revanche, devait être une entreprise complètement différente, exigeant la vérité. Voici donc le passage : «La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l’Univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue © POUR LA SCIENCE La rhétorique galiléenne est ici particulièrement affûtée, parce que c’est avec cette logomachie que Galilée doit surmonter l’obstacle de la condamnation de 1616 contre les idées de Copernic. L’on ne peut guère m’adresser de reproches, soutient Galilée, si mon seul objectif est le désir de vérité. En fait, c’est uniquement par décision de l’Église que nous apprenons que la description copernicienne du monde est fausse. Mais nous savons aussi, par nos observations, que le modèle ptoléméen n’est désormais plus défendable. Que faire, alors, lorsque nous voyons que, malgré les élucubrations de la Libra, même l’hypothèse géocentrique de Tycho n’explique pas les phénomènes? Galilée faillit avoir le dernier mot. En avril 1624, le scientifique est reçu en audience par le pape Urbain VIII, à la suite de quoi ce dernier écrit au grand-duc Ferdinand une lettre faisant l’éloge de l’auteur de L’Essayeur. Le pape encouragea alors Galilée à reprendre par écrit l’analyse et la comparaison entre les plus grands systèmes astronomiques. Le modèle copernicien pouvait aussi être pris en compte, pourvu qu’il soit clair que l’analyse était effectuée dans une perspective purement mathématique : cela signifiait, là encore, qu’une certitude mathématique n’avait rien à faire avec la vérité concernant le monde réel. Le puissant neveu du pape, le cardinal Francesco Barberini, accueille Galilée avec des marques d’amitié et, lors de cette même période romaine, Galilée offre à un autre cardinal un exemplaire de la dernière merveille technologique : le microscope, avec lequel on apercevait, en observant un insecte par exemple, des détails stupéfiants qui contribuent à accroître la réputation de celui qui avait découvert d’autres merveilles dans le ciel. Tout, en somme, semble indiquer une plus grande mansuétude des forces romaines, lesquelles avaient tant œuvré, au cours des années précédentes, pour isoler et réduire au silence l’auteur du Messager céleste. Malgré une santé précaire, Galilée se met à la rédaction d’un ouvrage dont il avait déjà, dans le Messager céleste, annoncé la publication. ■ © POUR LA SCIENCE La comète West fut visible depuis la Terre en mars 1976. L’Aula Magna del Bo, à Padoue, rend hommage à Galilée. Cortesia Università degli Studi di Padova Le goût pour la vérité nous vient de Dieu Le Scienze et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot. Sans eux, c’est une errance vaine dans un labyrinthe obscur.7» L’intention de Galilée n’est pas si obscure qu’il faille en chercher les sources dans la philosophie de Platon. Galilée veut simplement privilégier, dans le cadre de la discussion scientifique, la nécessité de juger les arguments des adversaires selon un critère de vérité, et non à l’aune de bibliographies plus ou moins «politiques». Et il n’existe pas de meilleure mesure que celle qui fait référence aux «démonstrations certaines» qu’utilisent la mathématique et la géométrie. Cette position n’était pas seulement conforme à la philosophie platonicienne ; elle était également en accord avec celle qui suivait l’empirisme aristotélicien. Aucun aristotélicien intelligent, comme pouvait l’être Buonamici, ne doutait de la vérité d’une démonstration géométrique. Ainsi, Galilée reproche à Grassi sa tendance à faire l’éloge des vertus de Tycho, plutôt que de mettre sur le tapis des arguments vrais et contrôlables dans la nature. Quelques lignes plus loin, Galilée parle de ses propres découvertes astronomiques en les plaçant dans un contexte où chaque argument doit être évalué comme «réel et tombant sous le sens»7. Aucun lien avec Platon, donc. Galilée déclare, au contraire, être d’accord avec Sénèque, dans le sens où il désire appréhender «la vraie constitution de l’univers»7. 77