OPINIONS Laïcité et diversité culturelle (I) 03/02/2010 Bahjat RIZK Dans le débat récurrent qui continue à agiter la France autour de l'identité nationale et celui encore plus répétitif autour de la déconfessionnalisation politique au Liban et de l'identité libanaise en général, il me semble impératif de faire la distinction entre deux concepts distincts : celui de la laïcité et celui de la diversité culturelle. C'est uniquement en définissant le cadre approprié de ces deux concepts historiques que nous pouvons établir une plate-forme cohérente pour un éventuel débat structurel. Je passerai donc en revue rapidement les trois conceptions historiques de la laïcité telles que généralement identifiées et entendues avant d'examiner l'interaction avec le concept de la diversité culturelle d'après Hérodote, le père identifié de l'histoire. (Extraits de mon intervention au colloque de l'USEK, « Vers une laïcité revisitée », 4 et 5 décembre 2009). I - La laïcité Concernant la laïcité, nous avons l'habitude de distinguer selon les différentes encyclopédies entre la conception française, la conception des États-Unis et la conception turque. 1) La conception française La conception française de la laïcité résulte de la révolution française qui fut une guerre civile contre la monarchie, qui tirait sa légitimité du pouvoir conféré par Dieu, avec l'appui du clergé principalement catholique. La révolution française avait fini par la terreur, avant que ne survienne le consulat puis le premier empire. Elle avait au départ proclamé la république et le culte déiste de la raison et de l'être suprême, car toute cause politique a besoin d'un idéal transcendant pour la porter. Il faudra presque un siècle pour passer de la première à la troisième république (1792-1870) et trente-cinq ans de plus pour parvenir à la loi de 1905 sur la laïcité. La conception française est avant tout une histoire conflictuelle opposant tout au long du XIXe siècle deux visions de la France, les catholiques et les révolutionnaires. La conception française est dans son principe la plus radicale des conceptions de la laïcité. Elle est le résultat d'un long et périlleux combat anticlérical, consistant non pas à séparer le pouvoir politique du fait religieux, mais à réduire l'influence de l'Église catholique et des militants catholiques chrétiens, après des siècles de guerre de religion entre catholiques et protestants qui avaient fini majoritairement par se convertir ou émigrer. Les dispositions de la loi ont donc fait l'objet d'une négociation entre l'Église catholique et le législateur. Les autres grandes religions monothéistes n'ont pas figuré à la table des négociations et leur influence était d'ailleurs marginale, d'où le déséquilibre de traitement qui existe jusqu'à nos jours entre les diverses religions. Aujourd'hui, en France, 90 % des écoles privées sont catholiques. 2) La conception américaine La conception des États-Unis d'Amérique est différente. Les États-Unis sont une république fortement imprégnée par les valeurs chrétiennes (tradition puritaine, mais aussi baptiste, méthodiste et catholique). Pourtant, dès l'époque de la révolution américaine, l'idée de la laïcité est un concept incontournable hérité des lumières. Toutefois, la révolution américaine s'est effectuée non pas contre un pouvoir de droit divin soutenu par le clergé, mais contre une puissance royale sur un autre continent, qui avait elle-même fondé les colonies. C'est bien plutôt une guerre d'émancipation. On pouvait dès lors invoquer l'idée de Dieu pour se rassembler et se soulever contre l'ennemi extérieur. La révolution américaine est la création d'une nouvelle nation et non une rupture de l'histoire, la vraie guerre civile aux États-Unis interviendra avec la guerre de sécession (1861-1865), un siècle plus tard, avec le président Abraham Lincoln et il faudra plus de 140 ans pour qu'un président noir soit élu à la tête de l'État. La déclaration d'indépendance américaine, rédigée par le déiste Thomas Jefferson en 1776, fait référence à un Dieu créateur qui légitime les droits de l'homme. Il ne s'agit pas toutefois d'un dieu précis, attaché à un culte défini, mais de fait, il s'agit de la tradition chrétienne, très largement majoritaire aux États-Unis. George Washington, premier président des Etats-Unis, fut le premier président à introduire le serment sur la Bible, alors que la Constitution ne prévoyait qu'un simple serment. La religion est considérée aux États-Unis dans un sens proche de l'étymologie (religion : créer un lien social), car toute personne se rattache par principe à une religion. 3) La conception turque Quant à la conception turque, elle est définie par la Constitution du 10 décembre 1937 « l'État turc est républicain, nationaliste, populiste, étatiste, laïque et réformateur », les « six principes » d'Atatürk. La laïcité en Turquie est une exigence d'ordre public, comme l'a rappelé la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire Leyla Sahin contre la Turquie (2004-2005) dans laquelle la CEDH a soutenu l'interdiction du voile dans certains cas. Il n'y a pas en Turquie de séparation entre la religion et l'État, mais une mise sous tutelle de la religion par l'État. Ainsi l'État finance et forme des prêtres et des écoles religieuses. La République turque a remplacé l'Empire ottoman et le sultan Commandeur des croyants après une guerre de reconquête du territoire et de prise des pouvoirs menée par Kemal Atatürk et qui n'avait nullement pour but de proclamer les droits de l'homme. Les révolutions industrielles des XVIIIe et XIXe siècles s'étaient effectuées en France et en Grande-Bretagne, et par extension aux États-Unis et elles n'avaient pas eu lieu dans l'Empire austro-hongrois, en Russie tsariste et dans l'Empire ottoman, ce qui avait entraîné leur chute, leur remplacement ou leur démantèlement. 4) Synthèse Il apparaît donc que dans le cas de la France et des États-Unis (et dans tout l'Occident en général), la laïcité reste inscrite dans un processus d'adhésion démocratique des individus à l'État à la suite de révolutions internes sociétales au sein d'une même religion, alors qu'en Turquie (et en Orient en général) elle constitue une mise sous tutelle de la même religion par l'État, à la suite de coups d'État. La laïcité démocratique telle qu'elle s'est appliquée historiquement, faut-il le répéter, est intervenue comme la séparation d'une seule religion et de l'État à la suite d'une évolution dans les mœurs (révolutions industrielles et postindustrielles, démantèlement du système patriarcal dans ses trois composantes : monarchique, religieuse et militaire et revendication des droits de l'homme). Alors que la laïcité dans les systèmes dictatoriaux est une alternative militaire au système monarchique et/ou religieux intervenant dans un pays monoreligieux ou plurireligieux (puisqu'il s'agit d'une dictature). C'est une laïcité qui nie, en tout état de cause, les droits démocratiques des individus ou des groupes. C'est probablement ce qui a poussé la France à remettre l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, car elle est soit potentiellement islamiste avec le retour tôt ou tard à la référence historique du califat de l'Empire ottoman, soit un pays laïc dictatorial tel qu'établi par Kemal Atatürk, le père de la Turquie moderne, niant les droits de l'homme et ceux des groupes. Une brève comparaison entre la déclaration française des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et la déclaration universelle des droits de l'homme des Nations unies de 1948 concerne les droits des groupes, la première étant nationale à la suite d'une révolution, la seconde internationale après une guerre mondiale. Selon leur constitution, nous faisons aujourd'hui une différence entre les pays constitutionnellement laïques (France, Inde, Japon, Mexique, Uruguay, Éthiopie, Bolivie), ceux dits laïcs avec préférence religieuse (États-Unis, Turquie, Portugal), les pays athées (Cuba), les pays séculiers (pays reconnaissant aux églises un statut spécial : Allemagne, Autriche, Belgique, Canada, Espagne, Italie, Irlande, Luxembourg, Pays-Bas, Russie, Suisse), les pays avec religion d'État : États bouddhistes (Cambodge, Thaïlande, Birmanie, Sri Lanka et Tibet), États chrétiens avec les différentes églises : anglicane (Angleterre), catholique romaine (Malte, Monaco, Liechtenstein et Saint-Marin), luthérienne (Danemark, Finlande, Islande, Norvège et Suède), orthodoxe (Grèce), presbytérienne (Écosse), État juif (Israël) ou États musulmans (Qatar, Bahreïn, Oman, Émirats arabes unis, Yémen, Jordanie, Irak, Algérie, Tunisie, Maroc, Libye, Mauritanie, Somalie, Soudan, Afghanistan, Pakistan, Bangladesh, Malaisie), et les pays théocratiques (dont le pouvoir provient de Dieu (Vatican, Arabie saoudite, République islamique d'Iran, République des Maldives). Seul le Liban apparaît, avec sa diversité culturelle caractéristique, étant un assemblage de minorités, comme une exception avec son système unitaire confessionnel. Bahjat RIZK (À suivre) OPINIONS Laïcité et diversité culturelle (II) vendredi, février 5, 2010 Par Bahjat RIZK 1- Hérodote, père de l'anthropologie antique Hérodote, le père de l'histoire, avait défini comme suit, il y a 2 500 ans, les paramètres de structuration identitaire collective : « Le monde grec est uni par la langue, le sang, les sanctuaires et les sacrifices qui nous sont communs et nos mœurs qui sont les mêmes » (Livre VIII, page 144) (voir L'Orient-Le Jour du 2 février 2010). La référence à Hérodote est incontournable car elle est considérée comme fondatrice et neutre. Il n'a fait qu'observer et transmettre ce à quoi il avait assisté lors des guerres médiques qui ont constitué le premier choc des civilisations entre les Grecs et les Perses. Il n'intervient dans son discours aucun parti pris, ni aucun jugement de valeur, politique ou moral. Les Grecs avaient développé, y compris dans l'adversité, un discours rationnel et impartial, quasi scientifique. Les mêmes paramètres réapparaissent dans l'article premier de la Charte de l'Unesco de 1945 qui prône le respect « des droits de l'homme et des libertés fondamentales sans distinction de race, de sexe, de langue et de religion ». Ainsi, il semble que ces paramètres servent comme des éléments structurants pour établir et cimenter l'identité du groupe (identité nationale ou communautaire) et qu'il faille s'en abstraire et s'en émanciper pour asseoir l'identité humaine basée sur l'individu. Cette double injonction paradoxale sinon contradictoire pose la problématique du choix entre la priorité du groupe ou de l'individu, notamment dans les entités constituées de groupes divers. Il me semble que l'élément de la laïcité touche en même temps celui de la croyance religieuse à proprement parler et la gestion qui en est proposée au niveau des mœurs. Il y a un aspect de la religion qui touche la métaphysique, et l'autre qui touche la gestion politique dans son aspect dynamique de structuration identitaire. Ces éléments interagissent entre eux, dans le cadre sans cesse recommencé du processus d'identification. Parfois, c'est la langue qui prend le dessus, parfois la race, parfois la religion et parfois les mœurs, engendrant des conflits culturels qui vont emprunter l'un ou l'autre paramètre qui, selon le cas, deviendra un élément significatif sinon déterminant entraînant la nécessité de le tempérer ou de l'apaiser par d'autres éléments d'appartenance. Les paramètres opèrent dans le cadre d'une grille compensatoire. Pour cela, il faudrait toujours les envisager dans leur ensemble Il me semble important de souligner que nous n'avons pas de cas de laïcité démocratique avérée dans le cadre d'une diversité culturelle religieuse significative et que la laïcité elle-même rentre dans un processus plus large de structuration identitaire qui, outre l'aspect religieux à proprement parler, touche un autre paramètre, celui des mœurs. Il est impensable d'envisager une laïcité démocratique dans un système patriarcal ou semi-patriarcal (comme au Liban). Il me semble donc impératif tout d'abord de faire la différence entre une laïcité individuelle démocratique consentie et une laïcité patriarcale dictatoriale imposée, et puis de faire la distinction entre la laïcité en tant qu'évolution des mœurs au sein d'un espace monoculturel et le concept de diversité culturelle qui, en mettant en avant les différences culturelles religieuses structurantes et leurs revendications politiques, introduit la notion de multiculturalisme qui prend le pas sur le système démocratique classique car, à ce moment, c'est le sort des minorités en tant que groupes structurants identitaires et politiques qui est mis en avant. Comment préserver les libertés individuelles, celles des groupes et la cohésion nationale ? Telle est la question couvrant toutes les formes de diversité culturelle. Le cas hier du Liban, de la France, de l'Europe et de l'Occident dans son ensemble aujourd'hui sont là pour le rappeler. Le Liban s'est construit autour de ses communautés sans jamais devenir un État-nation alors qu'en Occident, dans les Étatsnations bouleversés par la mondialisation, on parle désormais de montée du communautarisme sous tous ses aspects (religieux, linguistique, racial et de mœurs) 2- Claude Lévi-Strauss, père de l'anthropologie moderne et de la diversité culturelle. Claude Lévi-Strauss, inventeur du structuralisme et de l'anthropologie moderne, s'est également penché sur la question de la diversité culturelle et les illusions du multiculturalisme dans « Race et culture » à l'Unesco en 1971, après avoir pourfendu le colonialisme et l'ethnocentrisme occidental dans « Race et histoire » à l'Unesco en 1952. « Les bouleversements déclenchés par les civilisations industrielles en expansion, la rapidité accrue des moyens de transport et de communication ont abattu les barrières (...) Sans doute nous berçons-nous du rêve que l'égalité et la fraternité régneront un jour entre les hommes sans que soit compromise leur diversité (...) Car on ne peut à la fois se fondre dans la jouissance de l'autre, s'identifier à lui et se maintenir différent. Pleinement réussie, la communication intégrale avec l'autre condamne à plus ou moins brève échéance l'originalité de sa et de ma création » (p.172). « Les conflits découlent de la saturation démographique de notre planète. Pour circonvenir ces périls, ceux d'aujourd'hui et ceux plus redoutables encore d'un proche avenir, il faut nous persuader que leurs causes sont plus profondes que celles imputables à l'ignorance et aux préjugés » (p.173). Claude Lévi-Strauss aimait à répéter : « C'est dans l'homme même qu'il faut étudier l'homme : il ne s'agit pas d'imaginer ce qu'il aurait dû ou pu faire, mais de regarder ce qu'il fait. » Il me semble, de ce fait, plus important de repenser la question de la diversité culturelle dans son ensemble, à travers les paramètres d'Hérodote et la réflexion de Claude Lévi-Strauss en essayant de l'aménager dans un espace mondialisé car la laïcité telle qu'elle s'est appliquée jusqu'à aujourd'hui l'a toujours été, selon certaines conditions historiques dans des États-nations monoculturels. J'ai privilégié l'approche anthropologique car elle me paraît structurale et neutre même si elle a besoin, bien entendu, d'être renforcée par d'autres valeurs d'humanisme et de spiritualité. Mon approche, tout en étant partielle, ne se veut pas réductrice, elle tente de poser dans des termes concrets, exacts et précis la problématique de la laïcité dans la diversité culturelle, sans prétendre en aucun cas la résoudre ou l'épuiser. Bahjat RIZK 4 décembre 2009 - Kaslik