AGENDA ________________________________________________________________ ______________________ Stimmhorn Christian Zehnder / Balthasar Streiff Mardi 6 et mercredi 7 janvier (Meyrin) En manteau rouge, le matin traverse la rosée qui sur son passage paraît du sang. Ou Ham. and ex by William Shakespeare un cabaret. Annulation > Lire page 148. William Shakespeare / Matthias Langhoff Mardi 13 et mercredi 14 janvier (Meyrin) Stück mit Flügel Anna Huber / Susanne Huber Vendredi 16 janvier (Meyrin) Candide Voltaire / Yves Laplace Du vendredi 16 janvier au dimanche 8 février (Carouge) __________________________________________________________________________________________________________ Spectacles Trio Wanderer Vincent Coq / Jean-Marc Phillips-Varjabédian / Raphael Pidoux Vendredi 20 février (Meyrin) Renseignements pratiques L’ingénu Voltaire / Arnaud Denis Mardi 24 et mercredi 25 février (Meyrin) Faust Cartoun Sardines Théâtre Vendredi 27 février (Meyrin) Expositions Notre combat Linda Ellia Du mardi 13 janvier au mercredi 18 février (Meyrin) En voiture : direction Aéroport-Meyrin; sur la route de Meyrin, après l’aéroport, prendre à droite direction Cité Meyrin puis suivre les signalisations. Deux grands parkings gratuits à disposition. En bus : N° 28 / 29 / 55 / 56 arrêt Forum Meyrin En Tram : N° 14 ou 16 jusqu’à Avanchet, puis prendre le bus N° 29 / 55 / 56 Location Achat sur place et au +41 (0)22 989 34 34, du lundi au samedi de 14h00 à 18h00 Achat en ligne : www.forum-meyrin.ch / [email protected] Service culturel Migros, Rue du Prince 7 / Genève / Tél. 022 319 61 11 Stand Info Balexert / Migros Nyon-La Combe Administration Théâtre Forum Meyrin 1, place des Cinq-Continents / Cp 250 / 1217 Meyrin 1 / Genève / Suisse Tél. administration : +41 (0)22 989 34 00 [email protected] / www.forum-meyrin.ch Linda Ellia La grande question, etc. Wolf Erlbruch Du ma 13 janvier au me 18 février (Meyrin) Films William Nadylam, comédien Woyzeck Georg Büchner / Andrea Novicov Du mardi 20 au samedi 24 janvier (Meyrin) Un champ de forces Compagnie Heddy Maalem Mercredi 28 et jeudi 29 janvier (Meyrin) Le neveu de Wittgenstein Thomas Bernhard / Serge Merlin Mardi 3 et mercredi 4 février (Meyrin) Cet enfant Joël Pommerat Du lundi 16 au mercredi 18 février (Meyrin) Minetti Thomas Bernhard / André Engel / Michel Piccoli Du mercredi 18 février au dimanche 8 mars (Carouge) Les Nibelungen Fritz Lang (1924) Samedi 17 janvier (Meyrin) Café des sciences Grands hommes, qui donc fûtes-vous ? La Réforme revisitée Mardi 24 février (Genève) Goûters des sciences 1535 : Genève s’agite ! / La Réforme Samedi 28 février (Meyrin) Ateliers La Nuit des Rois Formation continue pour comédiens professionnels Du lundi 5 au samedi 17 janvier (Carouge) Renseignements pratiques En voiture : sortie autoroute de contournement A1 : Carouge Centre. Sur la route de Saint-Julien, tout droit jusqu’à la place du Rondeau (ne pas s’engager à droite dans le tunnel – route du Val d’Arve). Deux grands parkings à disposition. En bus : N° 11 / 21 arrêts Armes ou Marché En tram : N° 12 / 13 / 14 arrêt Ancienne Location Achat sur place et au +41 (0)22 343 43 43, du lundi au vendredi de 10h00 à 13h00 et de 14h00 à 18h00, le samedi de 10h00 à 14h00 Achat en ligne : www.theatredecarouge-geneve.ch Service culturel Migros, Rue du Prince 7 / Genève / Tél. 022 319 61 11 Stand Info Balexert / Migros Nyon-La Combe Administration Théâtre de Carouge – Atelier de Genève Rue Ancienne 57 / Cp 2031 / 1227 Carouge / Suisse Tél. administration : +41 (0)22 343 25 55 [email protected] www.theatredecarouge-geneve.ch ________________________________________________________________ ______________________ No 3 I Janvier_Février 2009 Publication commune du THÉÂTRE FORUM MEYRIN et du THÉÂTRE DE CAROUGE – ATELIER DE GENÈVE ÉDITO DE L’AMOUR CHEZ MARIVAUX À L’ESPRIT EN GERMANIE ! Dialogue sur la première création de Jean Liermier à Carouge et la théma Geist du Théâtre Forum Meyrin Pp. 106–107 Candide Pp. 96–101 Notre Combat Pp. 116–117 Woyzeck SOMMAIRE 91 92–93 94 95 96–97 98–99 100–101 102–103 104–105 106–107 108–109 110–111 112–113 114–115 116–117 118–119 120–121 122–123 124–125 126–127 128–129 130–131 132–133 134 135 136–137 138 139 140 141 142 143 144 145 146–147 148–149 150 151 152 Edito. Par Jean Liermier et Mathieu Menghini Théma Geist. L’esprit germanique en débat. Par Mathieu Menghini Stimmhorn. Par Laurence Carducci La grande question, etc. Par Laurence Carducci Notre combat. Par Jean-Marie Antenen Dossier Notre combat. L’art face à la barbarie. Entretien avec Linda Ellia. Par Ushanga Élébé Dossier Notre combat. L’art connaît-il des tabous ? Entretien avec Thierry Illouz. Par Ushanga Élébé Annulation > Lire page 148. Ham. and Ex by William Shakespeare un cabaret. Par Rita Freda En marge d’Hamlet. Langhoff, l’Allemagne et le Berliner Ensemble. Trajectoire d’un exil. Par Delphine de Stoutz Candide. Par François Jacob En marge de Candide. L’œil de Candide. Par Yves Laplace et William Nadylam Stück mit Flügel. Entretien avec Anna Huber. Par Julie Decarroux-Dougoud Les Nibelungen. Par Vincent Adatte En marge des Nibelungen. Histoire et déboires d’une légende. Des origines d’un mythe à son exploitation. Par René Wetzel Woyzeck. Regard sur Woyzeck. Par Ludivine Oberholzer et Mathieu Menghini Autour du Woyzeck de Büchner. L’irruption de la modernité. Analyse des enjeux d’un texte. Par Mathieu Menghini Un champ de forces. Par Anne Davier Le neveu de Wittgenstein. Entretien avec Serge Merlin. Par Sylvain De Marco Thomas Bernhard : l’Autrichien. Comme l’oiseau souillant son propre nid. Par Sylvain De Marco Cet enfant. Par Mathieu Menghini Minetti. Par Delphine de Stoutz et Jean Liermier Autour de Minetti. Entretien avec Michel Piccoli. Par Lucie Rihs Trio Wanderer. Par Jean-Philippe Bauermeister Café des sciences. Grands hommes, qui donc fûtes-vous ? La Réforme revisitée. Entretien avec Marc Vial. Par Sylvain De Marco Goûters des sciences. 1535 : Genève s’agite / La Réforme. Entretien avec Maud Ulmann-Cagnat et Philip Benedict. Par Sylvain De Marco En marge du Café et des Goûters de sciences. L’Allemagne et la Réforme. Par Florent Lézat L’ingénu. Par Ludivine Oberholzer En marge de L’ingénu. Du conte au théâtre. Par Anne-Marie Garagnon Faust. Par Mathieu Menghini En marge de Faust. La légende de Faust. Naissance et évolution d’un mythe. Par Edith Kunz Improvisations sur l’Allemagne. Entre mythe et réalité. Impromptu sur une nation à la recherche d’elle-même. Par Mathieu Menghini Bibliothèque du Forum Meyrin. Coup de projecteur sur la précieuse voisine du Théâtre Forum Meyrin. Par Laurence Carducci Atelier d’écriture. Fragments autobiographiques II. Atelier d’éveil musical. Par Laurence Carducci et Julie Decarroux-Dougoud La nuit des rois. Stage n°2 du Théâtre de Carouge. Par Jacques Vincey Les caprices de Marianne. Une aventure télévisuelle. Entretien avec Elena Hazanov. Par Lucie Rihs É…mois passés. Culture populaire. Débat autour d’une nouvelle orientation de la Fondation Pro Helvetia. Par Mathieu Menghini Impressum. Partenaires. Agenda. Renseignements pratiques. — 90 — Mathieu Menghini : Cher Jean, je tiens à te féliciter de ton Marivaux – ta première création carougeoise. D’elle émane un savoir-faire indéniable. Sa facture est élégante, délicate et sémillante ; son interprétation, de qualité et équilibrée. De la belle ouvrage ! Toutefois, quelques questions me demeurent. Celle-ci, par exemple : pourquoi avoir attribué la physicalité la plus dominée à Dorante et à Arlequin la balourdise (je pense à son entrée) ? Jean Liermier : Arlequin n'est pas balourd : les chaussures que son Maître lui a prétées pour jouer son rôle sont juste un peu trop petites, et gravir des escaliers peut devenir une épreuve dangereuse... Quant à Dorante, il n’est clairement pas le jeune premier attendu ou convenu. C’est un jeune homme de bonne famille, qui a été dressé dans la croyance que les êtres inférieurs à sa classe sociale sont méprisables, et Marivaux le pousse à s’affranchir de son éducation par le biais du jeu. Silvia tombera amoureuse de lui surtout parce qu’elle se reconnaît dans ses manières, dans son esprit ; c’est cela qui la trouble, et non pas son profil hollywoodien. Encore que la silhouette de Mompart soit évocatrice du Casanova de Fellini... L’important est surtout de distribuer au plus juste afin qu’aujourd’hui on puisse croire au rapport de force dans le « couple » dominant/dominé. Que Mompart/ Dorante soit plus «frêle» que Nadin/Arlequin est pour moi un moyen de le crédibiliser. Quand au savoir-faire, je t’assure que je n’en ai aucun. C’est parce que je ne sais pas faire que j’aime faire du théâtre, et que c’est une recherche en perpétuel mouvement. MM : Que ressent Bourguignon (Arlequin ?) lorsqu’il est enveloppé sous un aristocratique costume ? JL : Au début de l’histoire, tout cela n’est qu’un jeu sans conséquences pour Arlequin. Il s’agit d’obéir à l’ordre de se déguiser en Maître, et le costume lui procure des avantages qui le grisent. Tout va basculer quand il va prendre conscience qu’une supposée Maîtresse pourrait l’aimer. Mais elle l’aime avec un costume d’emprunt, qui n’est pas sa livrée. L’aimerait-elle également si elle savait qu’il n’était «qu’un» domestique ? Et Arlequin de sentir le poids de la supercherie, car il se prend à rêver d’accéder à un statut qui bouleverserait sa vie. Il lui faudra avouer qui il est réellement, au risque de tout perdre. Finalement, Arlequin est un opportuniste au cœur d’artichaut. MM : On se prend à apprécier le père, bonhomme et ludique ; pourtant, sa manigance est une perversité, non ? JL : Marivaux rompt avec Molière : les pères ne sont plus des barbons qui obligent leurs enfants à des mariages d’intérêts. Il casse ainsi le personnage-caractère en lui dessinant un profil plus «psychologique». Orgon, le papa de Silvia, ne cessera de s’étonner que la génération de ses enfants ait tant de peine à s’engager dans une relation ; une génération qui veut des garanties, être sur de ne pas se faire mal, une génération qui finalement a peur. Mais peut-on tomber amoureux sans prendre le risque de se faire un bleu ? Et d’ailleurs, peut-on contrôler la venue de l’amour ? Orgon, pour le bien de sa fille, pour qu’elle grandisse, et parce qu’elle l’a choisi, va la laisser souffrir, en allant même jusqu’à exaspérer cette souffrance. C’est plus un paradoxe qu’une perversité : parfois par amour, on fait du mal ! C’est une des fabuleuses singularités de l’écriture de Marivaux. Jean Liermier: Mathieu, pourquoi tu as programmé cette théma Geist ? Mathieu Menghini : Nous ne décidons pas en amont de nos thémas. Nous choisissons des spectacles qui nous enthousiasment, puis cherchons des transversalités de contenus ou formelles entre certains d’entre eux ; enfin, la théma s’étoffe d’ajouts (les conférences, débats, etc.), eux, en effet, choisis en fonction du sujet – une fois défini. Entre autres interrogations, le festival Geist ou l’esprit germanique en débat (lire pages 92-93) permet d’approcher une culture à laquelle participent, avec des accents propres, nos voisins alémaniques, autrichiens et allemands. Elle prolonge, en outre, la fameuse question de Karl Kraus : comment le peuple des poètes et penseurs (das Volk der Dichter und Denker) a-t-il pu devenir celui des juges et des bourreaux (der Richter und Henker) ? JL : Y a-t-il un rapport entre ce que tu vis et les thémas que tu choisis de développer ? MM : Pas spécialement. Je veux dire que tout un chacun peut être touché par les sujets abordés par le Théâtre Forum Meyrin : L’art, c’est délicieux sur notre rapport à la gourmandise (2006), Le jardin cultivé sur le lien natureculture (2006), Miroirs du monde sur nos représentations du village planétaire (2006), Tripalium sur le travail, Infinita sur la manière dont nous apprivoisons notre finitude, Tracas d’Eros sur les déboires amoureux (2008) – entre autres exemples. Les sentiments, le labeur, la tombe, l’idée que je me fais de l’Autre, etc., tous ces sujets préoccupent vraisemblablement chacun de nous. Même lorsque le théâtre semble s’évader dans des fantasmagories éthérées, il dit quelque chose de l’humain et du monde. L’art dramatique nous met en présence sensible d’individus s’exhibant, simulant ou en transe, donnant corps à une re-présentation de notre univers ; il nous invite à nous quitter un peu nous-mêmes pour suivre ces fantasmes. Or, se quitter soimême est un peu le préliminaire de la générosité et d’une interprétation plus lucide de soi et des autres. JL : Je crois savoir que tu essaies de retrouver du temps pour toi, notamment pour écrire. L’écriture est-elle ton jardin secret, ta part la plus créatrice ? MM : Un jardin secret qui se dit est une duperie. Permets que je me taise. Par contre, il m’est agréable de rappeler combien le programmateur qui arpente les salles – comme tout spectateur, du reste – s’implique dans ce qu’il voit d’une manière qui m’apparaît créative. Pour les philosophes Bergson et Croce, d’ailleurs, la contemplation ne pouvait être distinguée de la création artistique. Avant eux, Raphaël affirmait, même, que comprendre l’œuvre revenait à l’égaler. «Égaler» est un peu fort, à mon avis ; mais je suis assez de l’avis que toute contemplation attentive est recréation. L’œuvre d’art parle si nous la faisons parler. C’est au développement de cette part créatrice nichée en tout spectateur que nos thémas s’emploient. — 91 — THÉMA GEIST L’ESPRIT GERMANIQUE EN DÉBAT Festival pluridisciplinaire du Théâtre Forum Meyrin, du 6 janvier au 8 mars 2009 Une interrogation de la culture germanique. Entre désespérance et espièglerie, le romantisme musical allemand sera également à l’affiche avec trois trios de légende : l’archiduc de Beethoven, le second trio de Schubert et le premier de Mendelssohn-Bartholdy. Le paradoxe allemand Pays de l’art et de la philosophie les plus subtils, l’Allemagne fut aussi le théâtre de l’horreur. Comment, se demandait l’auteur Karl Kraus, le peuple des poètes et des penseurs (das Volk der Dichter und Denker) a-t-il pu devenir celui des juges et des bourreaux (der Richter und Henker) ? Geist interrogera ce paradoxe. On sait combien Les Nibelungen de Lang furent diversement interprétés : certains y virent l’image d’une jeunesse refusant de se soumettre à une vie routinière ; d’autres – dont Hitler, le premier – en firent l’appel à la rébellion nationaliste après l’infâmante défaite de 1918 et l’insolent traité de Versailles. Faust pactisant avec Méphistophélès autorise, là aussi, une seconde lecture. De même que Woyzeck sacrifiant sa santé en devenant le cobaye d’expérimentations scientifiques qui annoncent les pages les plus sombres du XXe siècle. Autre révolté face à un passé trop opportunément escamoté, Thomas Bernhard sera présent à Meyrin et Carouge, avec deux textes : l’un évoquant l’art dans une vie singulière (Minetti) ; l’autre fustigeant la place qui lui est réservée dans une société superficiellement «éprise» de culture (Le neveu de Wittgenstein). De la musique, donc ; des films (parmi les plus puissants du septième art), de la danse, du théâtre (avec, notamment, l’accueil prestigieux de l’un des grands héritiers de la tradition brechtienne : Matthias Langhoff), des créations plastiques, des débats et une recherche bibliographique réalisée par la Bibliothèque Forum Meyrin qui permettra aux passionnés d’aller plus loin encore dans l’étude de cette culture majeure de l’Occident. Objectif des thémas Il est plusieurs manières de dire la vérité d’un objet d’étude, plusieurs manières de l’envisager. Chaque approche, progressivement, alimente la compréhension que l’on en a. Nous avons choisi, au Théâtre Forum Meyrin – lieu d’art et de connaissance, disposant d’une salle multidisciplinaire, de galeries d’exposition, d’une salle de projections filmiques, d’ateliers et d’espaces de débat – de les additionner et de les confronter. Aussi les points de vue de chorégraphes, de dramaturges, d’écrivains, de musiciens, de cinéastes, d’académiciens et de plasticiens s’agrégeront-ils pour approfondir le regard que nous portons sur le monde. Gageons que par l’appréciation de ces perspectives distinctes seront également éclairées les spécificités propres au langage de chacune des disciplines convoquées ! Mathieu Menghini MM Le programme Spectacles _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Stimmhorn > 6 et 7 janvier Par Christian Zehnder et Balthasar Streiff Hamlet > 13 et 14 janvier Annulation > Lire page 148. De William Shakespeare par Matthias Langhoff Stück mit Flügel > 16 janvier De Anna Huber et Susanne Huber Woyzeck > 20 au 24 janvier De Georg Büchner par Andrea Novicov Le neveu de Wittgenstein > 3 et 4 février De Thomas Bernhard par Bernard Levy Minetti > 18 février au 8 mars De Thomas Bernhard par André Engel au Théâtre de Carouge Trio Wanderer > 20 février Beethoven, Schubert, Mendelssohn-Bartholdy Faust > 27 février De Friedrich Wilhelm Murnau par le Cartoun Sardines Théâtre Expositions _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Linda Ellia, Notre combat > 13 janvier au 18 février Dessins, collages, objets Wolf Erlbruch > 13 janvier au 18 février Illustrations Café des sciences _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Grands hommes, qui donc fûtes-vous? La Réforme revisitée > 24 février Avec le professeur Philip Benedict et les docteurs Béatrice Nicollier et Marc Vial Modérateur : Emmanuel Gripon, journaliste Goûters des sciences _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 1535 : Genève s’agite ! > 28 février Tout public, dès 5 ans Ce samedi de l’UNIGE aura lieu en ville de Genève. Bibliothèque Forum Meyrin _ _ _ _ _ _ _ _ _ La Bibliothèque Municipale de Meyrin proposera une vitrine bibliographique sur le sujet de cette théma. Image extraite du film Les Nibelungen, de Fritz Lang (1924) La création meyrinoise de l’exposition Notre combat de l’étonnante Linda Ellia interrogera le — 92 — Films _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Les Nibelungen >17 janvier De Fritz Lang — 93 — ........................................................................................... La figure de Martin Luther et sa Réforme (lire pages 136-137) – dans ses liens avec celle qu’entreprit Jean Calvin à Genève – seront au cœur de notre collaboration avec l’université de Genève (lire plus loin la présentation des Goûters et du Café des sciences). À hauteur d’enfant, mais qui ravira les adultes aussi, l’accueil d’illustrations originales du fameux artiste Wolf Erlbruch. Avec lui, nous relirons Goethe et questionnerons le pourquoi de la vie. pouvoir de l’art, sa responsabilité et ses possibles rebonds face à l’inadmissible. ........................................................................................... Retour sur la mythologie Nous tutoierons le génie germanique au travers de ses mythes les plus fameux : Faust, d’une part, à travers son adaptation filmique par Murnau revue par les Marseillais du Cartoun Sardines ; Les Nibelungen, de l’autre, dans la formidable réalisation de Fritz Lang. Autre classique, l’œuvre qui, la première, fit du Lumpenproletariat le principal protagoniste d’un drame – celui que Georg Büchner tira d’un fait divers : Woyzeck. ........................................................................................... Deuxième théma de la saison 08/09, Geist interroge la culture germanique, incluant dans cet adjectif des œuvres de plusieurs pays de langue allemande : l’Allemagne, l’Autriche (par l’entremise de Thomas Bernhard et du « premier » Fritz Lang) et la Suisse alémanique (on pense ici à nos deux duos : Anna Huber et Susanne Huber ; Christian Zehnder et Balthasar Streiff, ces derniers revivifiant la tradition musicale de l’est de notre pays). STIMMHORN Musiciens : Balthasar Streiff et Christian Zehnder (Suisse) Ce concert intègre la théma Geist du Théâtre Forum Meyrin présentée pages 92-93. (Lire aussi Si n°2, page 82). Musique / Tout public dès 9 ans Mardi 6 et mercredi 7 janvier à 19h00 Au Théâtre Forum Meyrin Durée 1h15 LA GRANDE QUESTION, ETC. Plein tarif : Fr. 20.– Tarif réduit : Fr. 17.– Tarif étudiant, chômeur, enfant : Fr. 10.– Exposition bilingue français-allemand ____________________________ Par Wolf Erlbruch, illustrateur (Allemagne) Réalisée en collaboration avec les éditions La Joie de lire et le Goethe-Institut de Nancy, cette exposition intègre la théma Geist ou l’esprit germanique en débat du Théâtre Forum Meyrin (lire Si n° 3, janvier-février 09). Émerveillé par ce qu’il découvre, le duo Stimmhorn dégage une vitalité extraordinaire. Exposition Du mardi 13 janvier au mercredi 18 février Vernissage le mardi 13 janvier à 18h30 Au Théâtre Forum Meyrin Galerie du Couchant Ouverture publique : mercredi et samedi de 10h00 à 12h00 et de 14h00 à 18h00, ainsi qu’une heure avant les représentations. Accueil scolaire : du lundi au vendredi sur rendez-vous au 022 989 34 00. Entrée libre ____________________________ Il faut s’attendre à découvrir deux extraterrestres, Balthasar Streiff et Christian Zehnder. Ces deux musiciens de formation ont choisi de visiter leurs galaxies intérieures en sortant du temps et de l’espace. La voix de Christian et le souffle de Balthasar forment un duo sidérant, mais ils n’oublient jamais pour autant de s’amuser. les contraintes. Cette curiosité et cette liberté lui ont ouvert toutes les portes. Il est capable aujourd’hui de raconter tout ce qui lui passe par la tête en jouant avec sa voix, sans jamais prononcer la moindre parole, certain désormais d’être compris partout sur la planète. La youtse de Christian Zehnder, les cors des Alpes et autres instruments à vent de Balthasar Streiff appartiennent bien à l’enfance de la musique. On peut les imaginer à l’aise avec les Homo sapiens sapiens découvrant ensemble l’emprise magique des sons sur l’âme humaine. Pour eux, il ne paraît pas y avoir de différence essentielle entre nous et une époque d’avant l’évolution du langage, lorsque l’expression sonore devait transmettre la notion de mystère et l’approche des forces de la nature, bien mieux que les mots. C’es d’ailleurs toujours le propre de la musique. Même si le décor peut changer, les grands espaces périphériques, les zones industrielles être remplacés par les vallées et les sommets, les échos intérieurs demeurent. Le jeune public convié au Théâtre Forum Meyrin n’aura qu’à tendre l’oreille pour découvrir les surprises sonores de la ville. C’est probablement leur ancrage urbain qui a permis aux deux complices de se débarrasser de la carapace folklorique pour s’intégrer tout naturellement dans la création contemporaine, composée à partir de sources culturelles multiples. Avec eux, il semble que les frontières aient fondu pour laisser ressurgir l’essentiel, un bagage intime et universel qui se traduit sans codes ni limites. L’intuition complice et farfelue Pour Christian Zehnder, la découverte de la puissance du yodle en dehors des traditions folkloriques n’est pas fortuite, comme il s’en explique dans le film Heimatklänge - Echoes of home de Stefan Schwietert (disponible en DVD). Il vit à Bâle aujourd’hui, mais les souvenirs acoustiques des Alpes de ses vacances d’enfance vivent encore en lui. Il se veut disponible comme alors, quand il se laissait surprendre par le rythme du train et celui des deux oiseaux surgissant alternativement du coucou de sa grand-mère. Totalement disponible aux déclics émotifs, il refuse Le patrimoine alpestre revalorisé Échappés des conventions de cartes postales, ils ne trahissent pas pour autant l’écho des sonorités étranges du cor des Alpes et l’appel des esprits à l’origine des chants de la montagne. Le duo invente avec ses instruments et le chant des voyages acoustiques en passant aisément de l’héritage à l’expérimental. Avec eux, le patrimoine encore vivant de quelques régions de Suisse prend une nouvelle épaisseur. Trop de générations l’ont intégré dans la caisse de résonance naturelle des lieux pour qu’il ne s’agisse que d’une routine villageoise. Les orchestres — 94 — traditionnels sont maintenant rejoints par un courant novateur, représenté par le duo Stimmhorn, reconnu pour son authenticité et sa créativité. Aux limites de la musique et du son pur, ces vocalises hors du temps ont été utilisées comme un appel aux esprits, tant elles sont saisissantes. Aujourd’hui encore, elles peuvent surprendre et subjuguer. Dans le contexte actuel, cette musique trouve sa place partout. En fait, les barrières entre les publics sont artificielles pour des musiciens tels que Christian Zehnder et Balthasar Streiff. Laurence Carducci Cadre biographique Christian Zehnder s’intéresse avant tout à l’expression non verbale de la voix humaine, ainsi qu’au perfectionnement des techniques de chant diphonique. Une grande affinité le relie à Balthasar Streiff formé au jazz, trompette et chant. En plus de ses spectacles de théâtre musical, le duo monte régulièrement des productions hybrides, combinant la musique contemporaine, le théâtre, le cinéma et la littérature. Les interférences entre les expressions artistiques sont de formidables stimulants pour ces deux complices qui élaborent des projets comme solistes, des performances, des sculptures sonores et diverses commandes de composition. L’illustrateur allemand Wolf Erlbruch possède le surprenant talent d’aller droit au cœur des idées et des émotions avec une douce ironie. La force et la clarté des images séduisent les petits et les grands, mais sous la patte du nounours veillent les questions existentielles. Privilège du regard en direct, les originaux de La grande question et Cuisine de sorcière sont présentés à Meyrin. Savoir sourire des réalités les plus graves sans les déguiser, en toute simplicité, serait-ce une des facettes du Geist germanique ? L’exposition dédiée au grand illustrateur Wolf Erlbruch permet d’approcher ce précieux point d’équilibre, ambitieux sous son apparente modestie. Pour les enfants, c’est une occasion rare d’entrer en contact à plusieurs niveaux avec le monde de ce grand bonhomme. Les leçons d’allemand vont prendre une forme nouvelle à la vue des documents bilingues présentés, des livres et des jeux à disposition des classes et des familles. À tous les niveaux, le questionnement sur le monde en découle tout naturellement. Il faut prendre le temps de consulter les albums à disposition (que l’on obtient également en prêt à la bibliothèque voisine, voir page 143). Sur des cahiers d’écoliers Wolf Erlbruch dessine ses découvertes depuis l’âge de deux ans. La différence avec tous les autres bambins, c’est qu’il regardait et tentait déjà des transpositions d’une manière très personnelle avec un réalisme surprenant. C’est bien après, à l’issue de ses études d’art, qu’il a choisi de raconter le monde à sa manière sur le support le plus anodin, comme le papier quadrillé des cahiers sur lesquels il fait évoluer ses personnages. Christian Bruel, éditeur et auteur qui lui consacre une monographie, relève cette particularité comme une nécessité d’ancrage à la fois visuelle et symbolique dans la trame du quotidien. Une omniprésence de quelque chose de normé qu’Erlbruch traduit par le temps quadrillé. À partir de là, l’illustrateur pratique les pas de côté et sort de la seule copie conforme et rassurante une réalité dans l’image. Des individus passent plus loin pour fuir la contrainte que l’histoire leur impose, parfois ils se regardent d’une page à l’autre. À les contempler attentivement, les albums sont accompagnés d’indices, objets ou personnages secondaires, qui jouent apparemment un rôle discret, mais qui n’échappent pas à l’œil attentif des enfants. Ces éléments appartiennent tout simplement à la symbolique des contes et comportent leur part de rêve. En multipliant les approches et en les montrant, j’interroge la diversité de la vie en la considérant vraiment comme la normalité. Attiré par une réflexion constante sur la signification cachée des choses, Wolf Erlbruch s’est inspiré du texte de Goethe Das Hexen Einmal — 95 — Eins, paru aux éditions La Joie de lire sous le titre Cuisine de sorcière. Les originaux de l’illustration sont présentés dans l’exposition, tout comme ceux de La grande question. L’auteur ne cache pas sa fascination pour le questionnement philosophique. À y regarder de plus près, c’est aussi celui des très jeunes enfants qui ne ratent pas une occasion de mettre les adultes dans l’embarras par la pertinence de leurs interrogations. Au lieu de leur répondre parce que c’est comme ça, on peut les amener à chercher par eux-mêmes et à trouver des pistes à travers les merveilleux albums de cet auteur incomparable. Laurence Carducci Cadre biographique Wolf Erlbruch est né en Allemagne, à Wuppertal, grande ville industrielle de la Ruhr. Il a étudié le dessin à Essen-Werden et est resté très attaché à cette ville qu’il considère comme une ville vraie, c’est-à-dire habitée par des gens d’origines diverses. Il est lui-même fils unique de parents très modestes qui ne l’ont jamais empêché de suivre sa formation artistique. Actuellement, à côté de son activité d’illustrateur, il est professeur d’art graphique, de musique et de musicologie (il s’est mis à la cornemuse assez tardivement). Traduit dans plus de vingt langues, il est considéré comme l’un des grands illustrateurs de notre époque. Il a reçu le prix Gutenberg en 2003. NOTRE COMBAT Exposition Du mardi 13 janvier au mercredi 18 février Vernissage le mardi 13 janvier à 18h30 Dès 19h00, rencontre-débat avec Linda Ellia, Thierry Illouz et Jean-Marie Antenen Dessins, collages, objets par Linda Ellia (France), peintre et photographe Commissaires d’exposition Thierry Ruffieux & Jean-Marie Antenen Ouverture publique les mercredis et samedis de 10h00 à 12h00 et de 14h00 à 18h00, ainsi qu’une heure avant les représentations. Au Théâtre Forum Meyrin Galeries du Levant Cette exposition intègre la théma Geist du Théâtre Forum Meyrin, présentée pages 92-93. Lire aussi pages 98 à 101. Visites scolaires du lundi au vendredi sur rendez-vous au 022 989 34 00. Entrée libre Accueil réalisé en collaboration avec les éditions du Seuil. Il est des souvenirs trop laids pour qu’on les garde chez soi, trop douloureux pour qu’on les brûle avec les vieux papiers. On les enfouit alors dans les sous-sols de notre mémoire, espérant qu’une poussière d’oubli les recouvre à tout jamais. Mais la vie est ainsi faite que le passé remonte toujours à la surface. Et ce sont souvent les enfants qui nous reviennent les poches pleines de ces bribes d’histoire. Linda Ellia n’a pas échappé à cette loi. Un jour, sa fille de douze ans est rentrée à la maison avec un exemplaire de Mein Kampf trouvé dans une cave. Que faire de ces lignes de haine exhumées par l’innocence d’une enfant ? Comment transmettre l’espoir en présence de ces pages de malheur ? À l’agression de ces mots elle a choisi de répondre avec ses armes, celles de l’artiste, recouvrant les pages du livre avec ses images. Après avoir réalisé une trentaine d’images, elle a passé le relais à d’autres. Parce qu’il fallait opposer un geste collectif à ce texte et à la barbarie qu’il a engendrée. Plus de sept cents personnes, artistes connus, mais aussi quidams rencontrés dans la rue, inconnus du monde entier informés par Internet, ont participé à ce grand happening voulu par Linda Ellia. L’œuvre a été publiée aux éditions du Seuil en 2007. C’est Notre combat. Un livre né de la volonté de «faire un autre livre, non pas seulement un livre contre, un livre opposé, mais un livre à la place», dit Thierry Illouz dans sa pré- face à l’ouvrage. Cette idée de substitution imposait donc le livre comme forme « naturelle », évidente. Mais cette relation de conflit entre le texte et l’image fait de Notre combat un objet singulier, voire unique, dans la production éditoriale. L’image antidote du texte La comparaison avec les deux autres expositions présentées simultanément est intéressante de ce point de vue. Wolf Erlbruch (lire Si n° 2, pages 80-81 et Si n° 3, page 95), ainsi que Renaud Perrin (lire Si n° 3, page 117) créent des albums dans lesquels l’imbrication du texte et de l’image constitue un langage graphique particulier. Il y a donc chez eux une relation de complémentarité, de sympathie entre le texte et l’image. Ces deux démarches sont assez représentatives de la manière d’aborder cette relation texteimage aujourd’hui, aussi bien dans le livre d’artiste que dans l’album, souvent dit « pour enfants ». La frontière entre ces genres n’est d’ailleurs souvent que le reflet de la fragmentation économique des marchés. Les créateurs, eux, ont un seul et même souci : réaliser le livre qu’ils souhaitent. Dans Notre combat, le texte est omniprésent mais illisible. Effacé, gratté, recouvert, il nous saute à la figure à chaque page. Ce texte, seuls quelques historiens l’ont lu ces cinquante dernières années. Pas nous, et cela ne fait pas partie de nos projets. Est-ce que vous vous imaginez entrer dans une échoppe et demander : — 96 — ____________________________ « Bonjour, madame la libraire, j’aimerais Mein Kampf de Hitler Adolf, chez F. Acho éditeur ? ». L’idée est glaçante, car ce livre apparaît un peu comme une relique de son auteur, une incarnation de sa haine. Chacune des pages de Notre combat fait œuvre de mémoire. Chasser la lettre de l’auteur de Mein Kampf revient à convoquer l’esprit de ses victimes, à recouvrir l’inhumain comme on panserait une plaie. Restera une cicatrice, mais l’espoir aura survécu par la grâce d’un geste simple et beau. L’image a pour vocation d’étouffer ces mots qui gisent comme des braises, pour que l’incendie ne reprenne pas, elle est l’antidote de ce texte vénéneux. Ni progression dramatique ou logique, ni narration dans ce livre. Plutôt des strates, comme celles que le temps dépose sur les ruines des empires. Un livre-sol sur lequel construire l’avenir mais qui conserve enfouie dans ses entrailles la mémoire du passé. Notre combat a connu un grand succès en librairie. Les dessins originaux sont exposés en première mondiale au Théâtre Forum Meyrin, et nous n’en sommes pas peu fiers ! L’exposition présentera l’intégralité des images reproduites dans le livre ainsi que plus de deux cents inédits. Au total, six cents originaux seront présentés dans cette exposition-événement à ne manquer sous aucun prétexte ! Jean-Marie Antenen DOSSIER NOTRE COMBAT L’ART FACE À LA BARBARIE Entretien avec Linda Ellia, artiste et conceptrice de cette exposition «L’émotion véhiculée par l’art est une arme redoutable…» Entretien Ushanga Élébé : Comment est né le projet Notre combat ? Linda Ellia : Je pense que j’ai été très marquée, dans mon enfance, par le récit de mon père lorsqu’il m’a expliqué l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Plus tard, lorsque j’ai visité les camps de concentration à Dachau, j’ai subi un autre choc. Je me suis retrouvée enfermée quelques secondes dans une salle de douche. Les mots me manquent pour raconter ce que j’ai vécu à ce moment-là. Je peux juste dire que pendant ces éternelles secondes, j’étais une déportée, les yeux rivés sur les pommeaux des douches, attendant l’eau en sachant que le gaz sortirait. C’est une sensation que je garde toujours en moi. En rentrant à Paris, je suis devenue asthmatique et claustrophobe, sans doute pour ne jamais oublier. Un sentiment profond de rage, de colère, de révolte m’anime depuis. Tant d’injustice, de cruauté, exercée sur des frères de sang parce qu’ils étaient différents ! Tout est si fragile, encore aujourd’hui. Les massacres ethniques sont, hélas, toujours d’actualité. Les tyrans ne s’appellent plus Hitler et les victimes ne sont pas forcément des juifs, des communistes, des handicapés... Ce livre, je ne l’ai pas cherché, il est tombé entre mes mains, comme par magie. Il a brusquement arrêté le cours de ma vie de peintre. Je me suis dès lors concentrée sur mes pensées. Comment allais-je me débattre contre ces écrits qui ont engendré tant de massacres ? Je n’avais de cesse que je trouve une solution à mon tourment. Je me suis mise à écrire la nuit, pendant mes insomnies. Un soir, alors que je scrutais le livre, comme à mon habitude, j’ai eu l’idée de recopier quelques-unes de mes phrases sur les écrits de Mein Kampf. Tout est parti de là. J’ai finalement utilisé ce livre comme un instrument de réplique, de défense. Intervenir sur ces pages a-t-il été difficile ? Trouver l’idée a été le plus difficile pour moi. J’en ai pratiquement perdu le sommeil pendant trois mois. J’étais comme tétanisée, obsédée, incapable de faire autre chose. J’avais l’impression de détenir ce tyran entre mes mains. L’occasion m’était donnée de ne pas laisser ce livre intact. Intervenir sur les pages a été un véritable soulagement. Je ne voulais plus m’arrêter. Pourquoi avoir demandé à d’autres personnes de vous emboîter le pas ? Au bout d’une quarantaine de pages, j’ai voulu partager ce que je ressentais. Je ne pouvais pas garder cette exaltation pour moi seule. Je désirais donner la parole à tous. Je suis alors descendue dans la rue. La grande difficulté a été ensuite de me faire entendre, sans effrayer les gens, puis de récupérer les pages. Il était très important pour moi que se soit des inconnus. Je désirais prendre le temps de bien choisir les gens dans la rue, de les convaincre d’exprimer leur émotion, leur répulsion face à — 98 — un tel support. Ils étaient libres de faire ce qu’ils voulaient sur leur page. Certains la lisaient, d’autres pas, certains dessinaient devant moi, d’autres la rendaient le mois suivant ou pas du tout. Il a même fallu que j’achète deux autres livres de la même année d’édition parce qu’il me manquait des pages ! Aviez-vous un lieu de prédilection pour ces rencontres ? J’affectionnais tout particulièrement le Palais de Tokyo pour rencontrer les futurs participants. La plupart de mes rendez-vous étaient pris dans ce lieu chaleureux où tant de pages m’ont été rendues. Vous avez fait appel à des artistes reconnus mais aussi à des anonymes. L’intervention de personnes de tous bords a-t-elle une importance toute particulière ? Les artistes auxquels j’ai fait appel sont ceux que j’affectionne et que je respecte. Ils me touchent par leur talent et par leur engagement dans leur travail. Ils ont été d’un soutien précieux. Ils m’ont donné l’énergie de ne jamais baisser les bras. J’aurais voulu avoir d’autres personnalités que je n’ai hélas pu atteindre. Oui, faire intervenir des personnes de tous bords a son importance : la diversité à travers l’art pour une cause commune, la paix. On a tous notre mot à dire, artiste ou non. J’ai fait plusieurs rencontres extraordinaires, intenses, riches en émotions. Certains sont devenus des amis très proches. Ma rencontre avec Thierry Illouz est de l’ordre du miracle. Thierry Illouz est aujourd’hui un ami essentiel à ma vie. En comparant le résultat et l’intention de départ, que pouvez-vous en dire ? J’ai été agréablement surprise par ce que ce projet collectif a suscité et suscite encore. Mon désir était que ce combat m’accompagne tout au long de ma vie de peintre, pour le livrer bien plus tard. Mais tout est allé très vite : des messagers fantastiques ont pris le relais, une chaîne humaine s’est formée dans le monde ; grâce à eux le projet fut terminé au bout de 3 ans. Je les remercie de tout mon cœur. Ils ont permis de réaliser mon vœu le plus cher : rendre possible ce combat par un acte de résistance. Est-ce que ce geste artistique s’est révélé libérateur ? Oui, dans mon travail. Pendant cette aventure, un autre regard s’est imposé à moi. J’ai exploré de nouveaux supports, d’autres matériaux. J’ai, par exemple, fabriqué des poupées en tulles de diverses couleurs, ligotées avec de la ficelle, du fil de fer, des élastiques, de la corde. Certaines n’ont que la tête, d’autres sont immenses et sans membres. La première, je l’ai collée sur une page de Mein Kampf (Notre combat, page 375). Je vois les choses différemment à présent. C’est peut-être ça, la liberté : créer, voir ce qui se passe autour de soi et pouvoir le dénoncer, le montrer. Que peut l’art face à la barbarie ? Justement, se soulever, se révolter face à toutes sortes d’injustices à travers un art engagé. L’émotion véhiculée par l’art est une arme redoutable qui fait sont chemin. Il faut être très patient. Tout fini par arriver un jour. Il suffit d’y mettre toute sa sincérité, son cœur. Est-ce-que l’artiste a une responsabilité particulière face à l’histoire ? Si l’histoire le touche, oui. On a tous une responsabilité face au passé. Il faudrait qu’il nous serve d’exemple, pour que les injustices ne se reproduisent plus jamais. « À l’avenir, l’odieux peut encore nous tomber sur la tête» (Notre combat, page 39). Arrivé à la dernière page du livre, que souhaiteriez-vous que le lecteur retienne ? Chaque personne possède en elle la force d’agir, de combattre, de se rebeller contre l’adversité, de ne jamais subir. Il suffit de le vouloir, de le décider et d’agir. L’union fait aussi la force, levons-nous pour le bien et non pour le pire ! Propos recueillis par Ushanga Élébé Le regard de Simone Veil Il faut aussi lire l’œuvre de Linda Ellia entre les lignes, elle nous appelle alors à la plus grande vigilance car la haine continue de se cacher au plus profond des consciences humaines. Aujourd’hui encore, les exemples de cette haine sont légion. L’antisémitisme et la xénophobie demeurent, en France comme ailleurs, des sujets d’actualité. Se confronter à notre passé, rappeler la teneur du nazisme et l’ampleur de ses crimes, participe d’un combat aussi inlassable que nécessaire contre les sources de la haine. La distance de l’Histoire ne doit pas nous induire en erreur quant à la proximité du risque. Il faut toujours garder à l’esprit que le nazisme est né et s’est développé dans une société démocratique, la Shoah fut l’œuvre d’individus que l’on disait civilisés. Simone Veil, extrait de la préface de Linda Ellia, Notre combat DOSSIER NOTRE COMBAT L’ART CONNAÎT-IL DES TABOUS ? Entretien avec Thierry Illouz, écrivain ayant participé à l’exposition «Linda Ellia est une artiste essentielle.» Thierry Illouz, auteur de pièces de théâtre et de romans, a rencontré Linda Ellia (lire pages 96 à 101) au Palais de Tokyo à Paris, alors qu’il savourait sereinement une crème aux marrons. Elle l’a abordé sans le connaître, lui a exposé son projet. Ce jour-là, il est reparti sans sa page, pour la réclamer au bout de quelques semaines. Ce n’est qu’après un an de réflexion qu’est née la page revisitée, la page 365 de Notre combat. Entretien Ushanga Élébé : Comment avez-vous réagi à la proposition de Linda Ellia ? Thierry Illouz : La proposition m’a d’abord désarçonné, remué, perturbé. Il s’agissait de toucher l’intouchable, de s’y confronter physiquement. J’ai d’abord cru en être incapable tant Mein Kampf relève du tabou, de la répulsion. J’ai tenu la page à distance, je l’ai conservée dans un tiroir que je me gardais d’ouvrir, pensant qu’un jour il me faudrait renoncer purement et simplement. Mais de sa place la page m’a travaillé. Je la sentais proche et tant que je n’en avais rien fait la tranquillité m’était interdite, il me fallait lui faire face. C’est le projet, l’art de Linda Ellia qui m’ont convaincu. Sa démarche avait un sens, celui du recouvrement, celui de la substitution d’un livre à un autre, un livre du bien sur un livre du mal. Sans elle, je n’aurais pas eu la force de cet acte. Ce qu’elle a accompli tient dans cette révélation de ce qui, en nous, attendait un tel affrontement et du soulagement qui en découle. Comment avez-vous choisi la page sur laquelle intervenir ? Je n’ai pas voulu choisir la page, je ne voulais pas répondre au contenu littéral de cette page. Je voulais en annuler la nature, être un des relais de ce travail d’effacement, une main parmi d’autres, soudées dans un geste unique contre une page parmi d’autres, unies par la même folie. Je crois que chaque page du livre d’Hitler est la même, chaque page de ce livre en reconduit l’abjection. Je ne voulais pas commenter un texte mais le défaire. Quel fut votre processus de création une fois face à la page ? Je me suis vite trouvé face à la difficulté de la transformation matérielle de la page. N’étant pas artiste plasticien, le défi était sur ce terrain plus aigu. Il me fallait faire de mon travail d’écriture une des modalités d’intervention mais, cette fois, pas uniquement du point de vue de l’idée du texte seul, mais bien de la confrontation entre l’écrit lui-même et son double, écrit contre écrit, comme une joute. J’ai donc eu l’idée de faire coïncider le sens de mon texte avec le geste même : l’effraction, l’entrée de force à l’intérieur de la page maudite pour mieux la ruiner. J’ai fait apparaître en surimpression un texte sur un autre comme une correction absolue. Quel enjeu recouvre cet exercice ? L’exercice porte en lui une forme de nécessité première et jusque-là retenue. Le projet de Linda Ellia conduit, par son impulsion, à cette découverte d’une possibilité de changer par sa main la nature des choses. Il met en lumière une — 100 — des formes d’abolition, d’extinction de la barbarie : œuvrer, agir, inscrire. Participer à ce travail d’enfouissement, d’enterrement de l’horreur et mieux encore de dépassement, peut-être même, si l’on peut oser le mot, de victoire sur cela. Que souhaitez-vous que ce livre inspire ? Il m’apparaît important que ce livre existe. Il exprime une des implications majeures de l’artiste : donner à voir les contours d’une lutte. Donner à voir, n’est-ce pas finalement la fonction de l’art ? Linda Ellia est en ce sens une artiste essentielle, ce qu’elle met à jour est un geste salutaire, salvateur. Ce livre est une preuve au sens où il est la manifestation d’un engagement, d’une volonté, celle de Linda Ellia, reliée, relayée, prolongée, accomplie par mille autres. Un passage de l’intime au collectif comme l’est tout projet historique et artistique. Mais c’est aussi une œuvre esthétiquement bouleversante et éthiquement fascinante, où, par le dessein de Linda, la trace des anonymes s’unit à la main de grands de l’art. Celle des morts à celle des vivants. Je voudrais que ce livre soit perçu comme recelant la définition d’un art engagé, au sens premier du terme. Un art mêlé aux terreurs, qui en découd avec le pire, avec l’horreur, qui prend à parti, qui prend le monde à bras-le-corps. Pour hier et pour demain. Propos recueillis par Ushanga Élébé EN MANTEAU ROUGE, LE MATIN TRAVERSE LA ROSÉE QUI SUR SON PASSAGE PARAÎT DU SANG. OU HAM. AND EX BY WILLIAM SHAKESPEARE UN CABARET. De William Shakespeare / Mise en scène de Matthias Langhoff (Allemagne) Annulation > Lire page 148. Interprétation Marc Barnaud / François Chattot / Agnès Dewitte / Gilles Geenen / Jean-Claude Jay / Anatole Koama / Philippe Marteau / Patricia Pottier / Jean-Marc Stehlé / Emmanuelle Wion / Delphine Zingg et le Tobetobe-Orchestra : Piano Osvaldo Caló Trompettiste Antoine Berjaut Percussionniste Antoine Delavaux Violoncelliste Jean-Christophe Marq Bassoniste Christophe Tessier Mise en scène et décor Matthias Langhoff Musique Olivier Dejours Traduction Jörn Cambreleng Assistanat à la mise en scène Hélène Bensoussan Stagiaire mise en scène Alexandre Plank Lumières Frédéric Duplessier Son Antoine Richard Costumes et accessoires Arielle Chanty Accessoires Hervé Faisandaz Habilleuse Florence Jeunet Assistanat costumes Bruno Jouvet Couturière Violaine Lambert Régie générale Jean-Pierre Dos Régie plateau Patrick Buoncristiani Régie lumière Félix Jobard Régie cavalière Freddy Kunz avec la complicité de Jean-Albert Minster Machiniste Jean-Michel Brunetti Patines Marie-Cécile Kolli Assistante patines Stéphanie Miroy Peintures Catherine Rankl Construction Louis Yerli et Alexis Thiemard Production déléguée CDN – Théâtre Dijon Bourgogne Coproduction Espace Malraux-Chambéry / Odéon-Théâtre de l’Europe / Théâtre de Sartrouville / Théâtre national de Strasbourg Avec la participation artistique du Jeune Théâtre national Avec le soutien de la Fondation Orange Théâtre / Création Mardi 13 et mercredi 14 janvier à 2oh30 Au Théâtre Forum Meyrin Durée 4h25 (entracte compris) Plein tarif : Fr. 39.– / Fr. 32.– Tarif réduit : Fr. 30.– / Fr. 25.– Tarif étudiant, chômeur : Fr. 18.– / Fr. 15.– Cette exposition intègre la théma Geist du Théâtre Forum Meyrin, présentée pages 92-93. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ WILLIAM’S PARTY À peine nommé à la direction du Théâtre Dijon Bourgogne, François Chattot propose à Matthias Langhoff – ancien disciple de l’école brechtienne du Berliner Ensemble (lire pages 104 et 105) – de faire enfin son «cabaret Shakespeare ». C’est ainsi que le metteur en scène se saisit à nouveau d’Hamlet – dont l’action s’articule autour d’un fils qui, pour venger la mort de son père, commence par feindre la folie. En 1977, à la demande de Benno Besson – alors directeur de la Volksbühne de Berlin – Langhoff avait en effet travaillé avec Heiner Müller à la traduction allemande de la pièce. Aujourd’hui, il confie à Jörn Cambreleng la version française de ce texte et non l’original anglais. Il affirme par là même que l’expérience menée aux côtés de celui qui fut son «maître» et son «ami 1 » a été pour lui fondatrice. «Au début, je crée le chaos pour faire perdre aux acteurs leurs repères.» Matthias Langhoff Langhoff donne à sa mise en scène d’Hamlet le titre, le sous-titre et le genre suivants : En manteau rouge, le matin traverse la rosée qui sur son passage paraît du sang. Ou Ham. and Ex by William Shakespeare. Un cabaret. Les deux vers choisis en guise d’intitulé sont présentés comme extraits de la pièce et ainsi commentés dans L’Acteur public: « Une image surgit de ces deux vers, celle du matin rougi par le lever du soleil. Le matin symbolise le commencement, le rouge originel est la couleur de l’espoir, des révolutions. Transparente jusqu’à ce que le soleil la traverse, la rosée prend alors l’apparence du sang. Ce basculement qui touche la perception n’affecte pas le réel : la rosée reste la rosée, seule l’image que nous en avons change. Ces deux vers reflètent une insupportable contradiction à laquelle nous sommes quotidiennement confrontés : celle d’un monde où se produit simultanément l’image de l’avenir radieux rêvé par la nature humaine (l’aurore) et la chute dans le sang, qu’elle soit réelle ou métaphorique. Hamlet contient tout cela. 2 » Le filigrane de Müller En fait, les vers retenus sont ceux d’un poème signé Müller, vers que l’auteur d’Hamlet-machine avait intégrés dans sa traduction allemande d’Hamlet 3. Langhoff rend donc aussi hommage, à travers sa réalisation, au double engagement poétique et politique du dramaturge allemand. Ci-dessous, les extraits d’une lettre adressée en novembre 2007 par Langhoff à Chattot. Au fil des pages, avec humour et une fine connaissance du répertoire shakespearien, le metteur en scène évoque « un possible Hamlet» : «Lettre à un tribun de Bourgogne. Hélas, pauvre François, n’as-tu pas assez de plaies dans ta maison pour y inviter encore à ta table l’égaré, le prince danois ? Comment peux-tu, au pays de la sébile, désirer à ce point l’échec ? Ou bien est-ce l’esprit d’Old William qui joue le père et crie ven— 102 — geance pour ses enfants mille fois assassinés. (…) Être, ce n’est plus la question, on est. Le coup de fouet et l’époque du mépris, la pression des forts et la brutalité envers les fiers, la souffrance de l’amour dédaigné, les atermoiements de la justice, l’arrogance des fonctionnaires et les coups portés par la lie de la société contre le mérite silencieux, tout cela, on ne le supporte qu’après signature de la convention collective. Et qu’à la fin, quelqu’un veuille faire savoir au monde ignorant comment tout cela a pu advenir – les crimes de chair, de sang, contre nature ; la justice arbitraire, les meurtres aveugles, la mort multiple causée par la violence et par la ruse ; et pour finir les plans dont l’échec est retombé sur la tête de leurs auteurs – ce n’est que pisser dans la neige et attendre le printemps. Il y a quelques années, voilà comment j’ai fait : AU THÉÂTRE PASSERELLE ENTRE L’HOMME ET L’HOMME DANS L’OCÉAN DE LA PEUR LA PEUR DU PUBLIC PERSONNE SUR LA SCÈNE DES MACHINES PARLENT JOUENT MARCHENT LA PEUR DES ACTEURS EN BAS AUCUN HOMME DES MACHINES QUI RIENT ET CHUCHOTENT FROISSENT LEURS HABITS ET CLAQUENT DES MAINS PAR-CI PAR-LÀ DES REGARDS D’ŒIL DE VERRE BRILLENT DANS LE NOIR LE POÈTE CHANTE SA CHANSON ET GARDE L’HUMOUR L’HUMOUR DU BOUCHER OU DU DÉSESPOIR… DANS LES QUARTIERS PAUVRES DE SON ÂME MUET UN ASSASSIN ATTEND SON HEURE PARFOIS IL TAPE LE MINCE PLAFOND COMME POUR RÉVEILLER LES HABITANTS Je suis ici. C’est ici que je suis. Et plus ici. QUAND ILS SONT SUR LE PAS DE SA PORTE DÉCHAÎNÉS MATRAQUE EN MAIN C’EST D’UNE AUTRE PIÈCE DÉJÀ QU’IL TAPE Je suis ici Yes it’s me the mocking killer Entendez-vous mon couteau fouetter l’air À bientôt mes chers (Heiner Müller ANATOMIE TITUS FALL OF ROME) Hamlet : ses blêmes pensées lui donnent un air maladif (sicklied o’er with the pale cast of thought) chez lui devant la télévision. Dans la boîte et devant la porte les Murderers de Shakespeare. 1 M. Langhoff, in Matthias Langhoff, Introduction et entretien par O. Aslan, Paris, Actes Sud-Papiers / CNSAD, 2005, p. 27. 2 L’Acteur public, n° 1, trimestriel du Théâtre Dijon Bour- gogne, novembre 2008, p. 4. 3 «Où est le matin que nous vîmes hier | L’oiseau de l’aube chante toute la nuit | En manteau rouge le matin traverse | La rosée qui, sur son passage, paraît du sang. Je lis ce que j’ai écrit il y a trois, cinq, vingt ans, comme le texte d’un auteur mort, d’une époque où la mort pouvait encore coller dans le vers » : H. Müller, Projection 1975, in Hamlet-machine. Horace-Mauser-Héraclès 5 et autres pièces, traduit de l’allemand par J. Jourdheuil et H. Schwarzinger, Paris, Minuit, 1979/1985, p. 85. NOW I AM ALONE O, WHAT A ROGUE AND PLEASANT SLAVE AM I ! IS IT NOT MONSTROUS, THAT THIS PLAYER HERE, BUT IN A FICTION, IN A DREAM OF PASSION, COULD FORCE HIS SOUL SO TO HIS OWN CONCEIT, THAT, FROM HER WORKING, ALL HIS VISAGE WANN’D TEARS IN HIS EYES, DISTRACTION IN’S ASPECT A BROKEN VOICE, AND HIS WHOLE FUNCTION SUITING WITH FORMS TO HIS CONCEIT ? AND ALL FOR NOTHING ! où pendant que la qualité de l’image se dégrade IS THIS A DAGGER WHICH I SEE BEFORE ME… Dans la chambre à coucher, OPHÉLIE, ivre, attend l’amour ou bien un orgasme comme promis par le docteur PÉRICLÈS, elle chante : comme autrefois DESDÉMONE : WILLOW, WILLOW, WILLOW. GERTRUDE et LADY MACBETH, déguisées en sorcières, dansent autour du lit et font un concours d’air d’opérette. HAMLET change de programme. Le crime n’aura pas lieu. LE JT Les MURDERERS effarés : se disent adieu avec des TO-MORROW, AND TO-MORROV, AND TO-MORROW OPHÉLIE dort d’un sommeil bienheureux à côté du cadavre de POLONIUS qu’elle trouve dans la penderie. Hamlet se métamorphose en PROSPERO et empoisonne le monde. Pendant que ça meurt en masse, JACQUES apparaît sur l’écran portant le masque d’un quelconque candidat à l’élection présidentielle, du chancelier allemand, du couple royal belge ou du ministre de l’Intérieur de Weimar et exportateur d’œuvres d’art J.W. Goethe, il chante pour gagner des voix : ALL THE WORLD’S A STAGE AND ALL THE MEN AND WOMEN MERELY PLAYERS: THEY HAVE THEIR EXITS AND THEIR ENTRANCES… Shakespeare comme un auteur de séries télé. Un exercice d’improvisation pour des comédiens errant sur le marché du travail dans le but d’une meilleure approche du kitsch médiatique. Pour exclure tout malentendu, je souhaite ajouter que ce que tu viens de lire n’est nullement un texte de théâtre, mais un poème. (…) J’espère t’avoir maintenant suffisamment embrouillé pour renforcer ton désir d’Hamlet qui est aussi le mien. Et que les joyeux acheteurs soient rassurés. Qu’ils ne s’attendent pas de notre part à quelque chose d’aussi navrant qu’une idée nouvelle ou qu’une vision contemporaine : rien que du beau. L’époque sort peut-être de ses gonds, mais ce n’est pas à nous de la remettre en place. Hamlet, un cabaret ? Et pourquoi pas puisque c’est une tragédie. (…) Bonne nuit, mon doux prince. Le reste est silence, Matthias L., pas encore sur Avon.» Extraits introduits par Rita Freda — 103 — EN MARGE D’HAMLET TRAJECTOIRE D’UN EXIL Langhoff, l’Allemagne et le Berliner Ensemble «Aujourd’hui, le Berliner Ensemble reste la Mecque d’un théâtre révolu, ou, comme l’écrivit Heiner Müller, un mausolée faisant retentir les trois coups des morts.» On pourrait écrire brièvement l’histoire du Berliner Ensemble et s’interroger sur le rôle que joua ou pourrait encore jouer Matthias Langhoff (lire pages 102-103) dans cette aventure, mais cela reviendrait à reconnaître un échec ou une succession de désillusions. En revanche, posons-nous la question de l’incroyable attraction de ce lieu. Les seuls à y avoir connu leur heure de gloire furent Brecht et les acteurs de la troupe. Les metteurs en scène s’exprimèrent ailleurs. Mais ce n’est pas la créativité et l’avantgarde de la Volksbühne ou les moyens du Deutsches Theater qui leur firent écrire les grandes pages de l’histoire du théâtre sous la dictature est-allemande, mais bien l’incommensurable espoir véhiculé par le Berliner Ensemble. Les années d’apprentissage Matthias Langhoff est né à Zurich, en exil. Il retourne à Berlin avec sa famille en 1947. Il a six ans et découvre «des gens qui dans leur image étaient défigurés et ne ressemblaient plus à ce qu’[il] connaissait des hommes dans leurs diversités. (...) C’était des monstres» 1. Il est le fils de Wolfgang Langhoff, acteur, metteur en scène et directeur du Deutsches Theater qui fut le premier à accueillir Brecht et son ensemble, de retour d’exil. Tout prédestine donc le jeune Matthias à faire du théâtre ; pourtant, cela l’ennuie et il s’oriente vers la chimie, jusqu’en 1957. Shakespeare le happe alors et le ramène au théâtre. Tout d’abord du côté de la scénographie, du travail des mains, dira-t-il, puis en 1961 au Berliner Ensemble (BE) où il entre dans les brigades brechtiennes. Brecht est décédé cinq ans plus tôt, et grâce à l’appui du compositeur Hanns Eisler, Helene Weigel l’engage comme assistant « non sans avoir pleuré misère». Matthias Langhoff veut aller vite et c’est avec un autre assistant, Manfred Karge, qu’il convainc «la Weigel» de monter en 1963 Das kleine Mahagonny. Contre toute attente, Karge et Langhoff parviennent à reconstruire la pièce (il ne restait que les lieder). De 1963 à 1969, Karge et Langhoff monteront au BE trois autres spectacles : L’achat du cuivre (1963) et Der Brotladen (1967) de Bertolt Brecht, et Les sept contre Thèbes (1969) d’Eschyle. Malgré le succès d’estime rencontré par ces mises en scène, elles seront peu jouées en comparaison des pièces du répertoire. En effet, à la mort de Brecht (1956), Helene Weigel reprend la direction du théâtre et impose avec les « héritiers » officiels du dramaturge la mise en place d’un répertoire strict reprenant à la lettre la doctrine brechtienne. Le Berliner Ensemble sert alors de vitrine du théâtre estallemand en RFA et dans le monde entier. Ce théâtre-propagande n’en reste pas moins une institution extrêmement exigeante artistiquement. Seuls un ou deux spectacles sont produits par an. Le travail dramaturgique est brillant. Les répétitions durent six mois, parfois plus. Le contrepoint de cette austérité et de cette rigueur fut que la deuxième génération d’assistants, dont fit partie Langhoff, n’eut que trop rarement la possibilité de s’exprimer. Benno Besson l’avait le premier senti en quittant en 1962 le BE pour rejoindre le Deutsches Theater. — 104 — Beaucoup d’autres suivront son exemple et chercheront des contrats dans d’autres théâtres ou au cinéma. De ces années d’apprentissage, Langhoff retiendra l’absence de cloisonnement entre les différents corps de métiers, l’importance du texte et de son analyse, le développement du sens critique, et l’acquisition d’une mémoire phénoménale. Mais celui que Bernard Dort considérait comme le metteur en scène le plus brechtien qu’il connut revendique encore farouchement l’influence reçue de son père, metteur en scène sensible aux relations humaines. Mettre en scène, selon lui, c’est d’abord parler au théâtre des relations entre les gens. 1969. Un souffle nouveau emporte le monde bouleversé par la révolution estudiantine de mai 1968. Benno Besson prend la direction de la Volksbühne et entraîne dans son sillon une nouvelle génération de metteurs en scène dont Matthias Langhoff et Manfred Karge. De 1969 à 1976, Karge et Langhoff signeront huit mises en scène dans ce lieu et s’affranchiront peu à peu de la doctrine brechtienne pour explorer toutes les facettes d’un théâtre total. C’est aussi pendant cette période que Langhoff travaillera à la traduction et l’adaptation de Hamlet avec Heiner Müller pour une mise en scène de Benno Besson. 1 «Das Wiederfinden der Biographien nach dem Faschismus», in Heiner Müller, Gesammelte Irrtümer. Interviews und Gespräche, Frankfurt am Main, Verlag der Autoren, 1990, p. 8 (traduit de l’allemand par Jean-Pierre Morel Guignot) Un citoyen européen 1978-1991. Pour des raisons «politiques et sentimentales», Langhoff quitte l’Allemagne de l’Est et commence son «errance» européenne : Hollande, RFA, Suisse, France. Il monte Shakespeare, Tchekhov, Eschyle, Kleist, mais aussi des auteurs contemporains allemands tels que Heiner Müller et Thomas Brasch. Il découvre de nouveaux lieux, de nouveaux acteurs ainsi qu’une nouvelle manière de travailler – hors alternance et troupe. Les frustrations naissant de cette nouvelle manière de pratiquer le théâtre le conduisent à rechercher la direction d’un lieu. Son idée du lieu théâtre verra le jour au Centre dramatique de Lausanne qu’il rebaptise «Théâtre de Vidy-Lausanne. Un théâtre au bord de l’eau» et qu’il dirigera de 1988 à 1990. Cette direction sera marquée par un engagement total de l’équipe restreinte du théâtre. Tous ses membres seront mis à contribution dans des rôles qui dépassaient souvent leurs attributions. Tout comme pour les brigades brechtiennes, il n’est plus ici question de hiérarchie et de cahier des charges. Retour au Berliner Ensemble Langhoff semble avoir renoncé à l’Allemagne, voire l’avoir reniée (il est naturalisé français en 1995). Il revient pourtant au Berliner Ensemble après la chute du Mur. En effet, ce théâtre se privatise et recherche un nouveau mode de fonctionnement. En 1992, doté d’un budget colossal, il met à sa tête un quintumvirat alliant des personnalités majeures venant de l’Ouest et de l’Est, tout en respectant l’importance de la « famille » et de la descendance brechtienne : Heiner Müller, Matthias Langhoff, Fritz Marquardt, Peter Zadek et Peter Palitzsch. Les compagnons de la première heure, peutêtre finalement les « vrais » brechtiens, reviennent, dans un pays (re)devenu un, et reprennent les rênes pour faire vibrer les cordes d’un idéal, et non plus le diktat imposé par des hommes en perte de repères et d’«idée». Ce système ne tiendra qu’une saison. Suite à une brouille avec Peter Zadek au sujet de la mise en scène controversée de Wessis in Weimar d’Einar Schleef, Langhoff se retire. Les démissions s’enchaîneront jusqu’en 1995, année où Heiner Müller dirige seul cette institution. Ce dernier meurt quelques mois plus tard d’un cancer. Depuis 1999, le Berliner Ensemble est dirigé par Claus Peymann, «le» metteur en scène de Thomas Bernhard. Ironie du sort, les fils de Brecht furent dépossédés par la marche de l’Histoire, cette Histoire qui fut le matériau-théâtre de leur œuvre. La chute du Mur fit place à l’économie de marché, à la toute-puissance de l’individu, et rendit caduque la mise en scène du peuple. Aujourd’hui, le Berliner Ensemble reste la Mecque d’un théâtre révolu, ou, comme l’écrivit Heiner Müller, « un mausolée faisant retentir les trois coups des morts ». Cependant, assis dans cette salle décorée par Picasso, on ne peut s’empêcher d’entendre bruire l’urgence d’un théâtre engagé, d’un idéal pour demain qui se construit maintenant. Delphine de Stoutz — 105 — Le Theater am Schiffbauerdamm, théâtre du Berliner Ensemble CANDIDE De Voltaire et Yves Laplace, mise en scène d’Hervé Loichemol (Suisse) Interprétation François Allaz / Pierre Byland / Juan Antonio Crespillo / Anne Durand / Michel Kullmann / William Nadylam / Daniel Perrin / Barbara Tobola Scénographie et costumes Pierre-André Weitz Lumières Christophe Pitoiset Univers sonore Manu Rutka Maquillages et coiffures Katrin Zingg Couturières Paola Mulone / Verena Dubach Production Théâtre de Carouge-Atelier de Genève / For, compagnie Hervé Loichemol Spectacle réalisé avec le soutien de la banque Wegelin & Co. Théâtre / Création Du vendredi 16 janvier au dimanche 8 février (ma, je et sa à 19h00 / me et ve à 20h00 / di à 17h00 ; relâche le lundi) Au Théâtre de Carouge-Atelier de Genève Salle François-Simon Durée (spectacle en création) Plein tarif : Fr. 35.– / 23 euros Etudiant, apprenti : Fr. 15.– / 10 euros Chômeur, AVS, AI : Fr. 25.– / 17 euros Groupe : Fr. 30.– / 20 euros ____________________________ Lire Si n° 2, pages 72-73, et Si n° 3, pages 138-139. Jérôme Bosch, Le jardin des délices, 1503-1504, triptyque Le jeune Candide fête cette année ses 250 ans et pourtant jamais peut-être auparavant il n’a semblé si urgent de faire résonner ce texte au présent. Yves Laplace, depuis un an, s’attelle au périlleux travail d’«écriture » d’une œuvre théâtrale de Candide (lire Si n°2, pages 72-73 et encadré page ci-contre) pour Hervé Loichemol qui offre au Théâtre de Carouge la première mise en scène de cette œuvre. La rédaction de Si a voulu interroger un spécialiste voltairien sur la pérennité de cette démarche et les échos de ce conte aujourd’hui. La parole est laissée à François Jacob, conservateur de l’Institut et Musée Voltaire à Genève. Pouvons-nous rester candides aujourd’hui ? La chose, à première vue, paraît difficile. On a certes perdu, en ce début de troisième millénaire, le goût des autodafés, mais d’autres mœurs ont hélas pris le relais : des tours s’effondrent, des barbus abares affrontent des Bulgares d’un nouveau genre, et les bourreaux troquent leur cagoule noire pour des gants blancs. Comment croire, dans ces conditions, que la philosophie du bon docteur Pangloss ait quelque chance d’être, en 2008, couronnée de quelque succès ? L’optimisme, plus de deux cent cinquante ans après la rédaction du conte voltairien, n’est toujours pas de saison. Sauf, bien entendu, de saison théâtrale. Il est d’ailleurs bon de s’interroger, un instant, sur cette tentation, renouvelée après la Seconde Guerre mondiale, de faire du conte voltairien une adaptation pour la scène. Candide sur les planches : est-ce bien raisonnable ? Non, disent certains puristes. Mais si, répondent quelques illuminés, parmi lesquels Hervé Loichemol : le théâtre a en effet le double avantage de nous faire redécouvrir ce que le texte, dans son impitoyable déroulé chronologique, recèle de force, et d’en isoler, afin de les mettre en pleine lumière, les épisodes les plus significatifs. C’est déjà ce qu’avait compris la dramaturge américaine Lilian Hellman lorsqu’elle suggérait à Leonard Bernstein, en 1950, d’écrire un opéra sur le thème de Candide. Plusieurs questions, voire plusieurs doutes, avaient alors surgi : comment transposer pour la scène un roman court, dans lequel chaque chapitre transporte le lecteur dans un pays différent et chaque paragraphe présente de nouvelles aventures ? Il pouvait en effet paraître difficile de rendre à la scène un rythme aussi soutenu et le public risquait fort d’être déconcerté par les nombreux changements de lieux. La force corrosive du texte voltairien ne risquait-elle pas, d’un autre côté, d’être quelque peu gommée, ou amoindrie, par le contexte particulier des années cinquante (souvenir de la Seconde Guerre mondiale, montée du maccarthysme) ? On sait comment Bernstein est venu à bout de toutes ces interrogations : mais il n’est arrivé à une version définitive de sa partition, ne l’oublions pas, qu’une trentaine d’années après les premières ébauches… — 106 — Un besoin constant de réécriture C’est que Candide demande à être constamment réécrit. Non pas, bien entendu, reformulé (quel cuistre oserait corriger Voltaire ?) mais bien réinterprété, associé, si l’on veut, aux vicissitudes du monde contemporain. S’il convient d’éviter les rodomontades de mises en scène pour le moins aventureuses (ainsi Robert Carsen faisant défiler, sur la scène du théâtre du Châtelet, pour l’épisode du carnaval de Venise, George Bush, Tony Blair, Jacques Chirac et Silvio Berlusconi), le théâtre apparaît bien comme le lieu possible d’un salutaire effet de miroir. Le grand écran, voire le petit, peuvent naturellement, et de manière efficace, remplir aussi cette fonction : qui ne se souvient pas du Candide de Norbert Carbonnaux dans lequel Jean-Pierre Cassel se faisait embrigader par un Michel Simon trop heureux de livrer, sur le champ des Bulgares et des Abares, une nouvelle victime ? époque, sans doute, qui faisait dire à Paul Souday, alors chroniqueur au Temps, que c’est en Amérique du Sud que Voltaire avait situé l’Eldorado, «seul pays où règnent la vertu et le bonheur, et où, du reste, sauf l’exception presque miraculeuse de Candide et de Cacambo, personne ne peut entrer, entouré qu’il est de montagnes et de précipices pratiquement infranchissables…» Ce dont on se souvient peut-être moins, c’est que le film de Carbonnaux a été, en son temps, soumis à une censure féroce : passages tronqués, pellicule coupée, admonestations solennelles ont, par un phénomène de révélation a contrario, stigmatisé l’importance, l’insolence, l’impertinence et donc l’actualité toujours opérante du texte voltairien. Nos amis d’outreAtlantique n’ont-ils pas eux-mêmes, dans les années vingt, interdit non plus telle adaptation lyrique, tel film ou telle pièce de théâtre, mais bel et bien le texte même de Voltaire ? L’affaire se passe à Boston, au temps de la prohibition : il en coûtait alors autant, à celui qui était tenté de lire Voltaire, que s’il buvait un whisky… Triste François Jacob Que faire aujourd’hui, pour entrer, à notre tour, en Eldorado ? Aiguiser, tout d’abord, notre sens critique. Prendre ensuite, par rapport à nousmêmes, la mesure d’un nouveau regard. Nous efforcer, enfin, sans désespoir mais sans trop d’illusions, de refaire, à défaut du monde, le récit de notre propre histoire. Telles sont les recettes d’un conte qui nous invite, et avec lui le théâtre, à nous redire hommes et seulement hommes, une fois de plus. Candide, théâtre Sortie du livre Candide, théâtre aux éditions Théâtrales, collection En Scène. « Me voici, Candide. » Fait-on parler Candide sur un plateau, aussitôt surgissent avec lui le sang, la chair, l’os du théâtre. C’est-à-dire le comique, le tragique, le politique et l’épique, soudain incarnés. Candide sur les planches traverse un théâtre qui est à la fois celui de la vie et celui de la guerre, celles d’hier et celles d’aujourd’hui. Il n’est plus l’ectoplasme du conte, mais cet homme que voici, entraînant dans son sillage, d’une galère à l’autre, un précipité d’humanité cabossée. Pour cultiver quel jardin, à la fin, vers la mer de Marmara ? À cette question, Yves Laplace propose ici une réponse littéraire inédite. Son écriture foisonnante, à l’ironie fulgurante, et la vivacité de sa langue parlée construisent une grande épopée au sens brechtien du terme. Sa pièce aux accents céliniens révèle la théâtralité et la modernité du chef-d’œuvre de Voltaire. — 107 — Après avoir, dans de précédents spectacles, évoqué cet immense écrivain des Lumières, et riposté à la censure tacite de sa tragédie Mahomet, Yves Laplace et Hervé Loichemol tentent d’opérer, en scène, son plus grand texte – à travers Candide, théâtre créé en janvier 2009 au Théâtre de Carouge-Atelier de Genève (avec William Nadylam dans le rôletitre), puis en tournée en France et ailleurs. EN MARGE DE CANDIDE L’ŒIL DE CANDIDE Échange entre un auteur et un comédien Yves Laplace par Valerie Frey Romancier et dramaturge, auteur de Candide, théâtre (lire pages 106-107), Yves Laplace a écrit une dizaine de pièces le plus souvent mises en scène par Hervé Loichemol. La photographie joue aussi un grand rôle dans son travail. Il a notamment publié, avec Valérie Frey, un livre de textes et photos mêlés sur la Bosnie et le Liban : Les Dépossédés (Stock, 2001), et réalisé diverses expositions communes avec elle. Le 15 septembre dernier, au lendemain de la première lecture par les comédiens de Candide dans la salle de répétition du Théâtre de Carouge, il photographiait à Genève William Nadylam, interprète du personnage de Candide. L’écrivain et le comédien poursuivent pour Si cette étrange séance. Cher William, Quand Hervé Loichemol m’a dit – très tôt : je commençais tout juste Candide, théâtre – qu’il songeait à toi pour le rôle-titre, j’en ai ressenti de la joie. Ce bonheur a influé sur l’écriture. Je ne connaissais pourtant que ton image, ton visage, ta réputation. Je savais que tu étais acteur (de théâtre, de cinéma, de télévision) et metteur en scène. Tu avais monté ou joué, selon les cas, des auteurs contemporains décisifs à mes yeux : je pense à Heiner Müller et à Aimé Césaire. Tu avais été, voici cinq ou six ans, un Hamlet mémorable dans la mise en scène de Peter Brook. J’ai appris enfin que tu étais français d’origine camerounaise par ton père et indienne par ta mère. Cela m’a touché, car le Candide de Voltaire n’a vraiment rien d’un autochtone westphalien. Il est montré comme étranger – y compris étranger à lui-même. On se demande si ce n’est pas par antiphrase que Voltaire évoque l’extrême «blancheur» et le parfait «incarnat» de sa peau. Ces indices ne font pas une dramaturgie, et pourtant ils ont compté, de façon subtile ou souterraine, dans le travail d’élaboration, qui fut pour moi un travail de réappropriation du texte original. Mon espoir ? Que Candide sur les planches puisse s’incarner vraiment. Autrement dit, que le personnage théâtral ne soit pas un pur ectoplasme, ou un pur esprit, comme on se le représente d’abord – sans doute à tort. Quand je t’ai vu et entendu lire le rôle, pour la première fois, en compagnie des autres comédiens, dans la salle de répétition du Théâtre de Carouge, cette incarnation s’est imposée dans un regard, dans un maintien, dans une voix à peine décalée. Le lendemain matin, un froid lundi venteux de septembre, nous avions une heure pour réaliser ensemble une photo destinée à la vignette de couverture de Candide, théâtre. Et destinée par ricochet à notre «entretien» écrit. (À ce propos, je t’envoie cette lettre par courriel, et tu me répondras si tu le veux par la même voie électronique, qui en dit long sur nos voyages immobiles et sur nos déplacements instantanés. Voilà une première différence de taille avec l’époque de Voltaire. Je me demande cependant si Voltaire, comme tout écrivain, n’était pas lui aussi, longtemps avant Internet, un praticien du voyage immobile et du déplacement instantané.) et la poste de Montbrillant. Il y a là, dans cet univers urbain mais flottant, une sorte de passerelle flanquée d’un muret en tôle et béton mêlés. Sur le béton, des lambeaux d’affiches délavées qui semblaient issus du proche siècle passé – le XXe. À (sa)voir : un buste de jeune femme légendé «SE MARIER / bien choisir son photographe» ; une affichette de magazine annonçant, entre autres sujets SEXE, «SE MARIER ENCEINTE » et «REMARIAGES DE STARS » ; enfin un pauvre marteau et une malheureuse faucille jaunes imprimés sur le fond rouge d’un «papillon» à moitié décollé… J’ignore ce que cet univers de déshérence ou de mélancolie urbaine, mais aussi intime, avait en commun avec Voltaire, avec Candide; avec ce que la figure de Candide et sa possibilité de transposition théâtrale pourraient nous dire, aujourd’hui. Mais je sais une chose : te photographiant dans ce décor-là, songeant à toi «en Candide », et songeant donc à l’écart qui se creuse davantage chaque jour entre nos rêves, nos projets, nos révoltes (que le théâtre au meilleur de lui-même ne suffit plus à porter) et le monde réel, fait de tôle et de béton, d’effilochures de mots ou de signifiants et même d’effilochures de visages, tel celui de l’improbable Cunégonde à marier sur l’affiche délavée – j’ai soudain eu l’impression de croiser l’œil de Candide. Peut-être est-ce pour cela, au bout du compte, que tu m’as dit avoir vu dans cet œil, « le tien » sur la photo, quelque chose que tu n’aurais pas voulu y voir. Avec ma vive amitié, Tu avais un train à reprendre pour Paris. On s’était donné rendez-vous entre la gare Cornavin — 108 — Yves Laplace William Nadylam par Yves Laplace Mon cher Yves, Jouer Candide serait d’abord déjouer Candide ou l’optimisme ; redécouvrir ce que recèle l’œuvre de Voltaire pour l’imprudent qui se serait arrêté au titre de la couverture du livre. C’est donc alimenter le cours magnifique et vigoureux de ton adaptation par une prise de parole et par une prise de corps. Littéralement «se ravir du texte». Le verbe est mordant, l’esprit acéré, le sarcasme joyeux au coin des lèvres, et la candeur est le paravent de la malice du narrateur. Il y a un peu de Buster Keaton dans le personnage de Candide. Tel un James Dean ou un Steve McQueen, Candide prend les coups comme un héros postmoderne. Sans fanfare, avec ironie. L’ironie est une posture d’une extrême élégance devant la tyrannie des dogmes quels qu’ils soient. Je songe aussi à un de mes héros, Mohamed Ali ; à sa façon souveraine d’encaisser les coups et de conjurer sa peur en se moquant de la situation. À sa danse de papillon qui rendait fou l’adversaire. Candide me fait un peu penser à Rodrigue dans Le Cid parce qu’il est lui aussi amoureux, ce qui est un acte de courage en soi, et en plus parce qu’il est ballotté par un destin brutal dont en réalité des hommes tirent les fils. Mais la comparaison s’arrête là. Candide porte une idée de révolution intellectuelle et idéologique qui n’appartient pas à Corneille. On peut sûrement tirer quelques cheveux du côté de Hamlet également. Par exemple imaginer que le Prince au manteau d’encre lui aussi découvre avec douleur qu’une fois sorti du jardin de son père (après tout Voltaire fut embastillé pour avoir écrit sur un régent incestueux), le monde peut être dégoû- tant. Une fois encore, la comparaison s’arrête tôt. Candide éprouve jusqu’au bout l’enseignement leibnizien de Pangloss. Son voyage ne se termine pas par la mort. Il ne quitte pas ce monde tel un Hamlet exsangue empoisonné par son histoire. La Cunégonde qu’il retrouve n’est plus que l’ombre de sa gloire. Candide lui n’en démord pas, il mange des cédrats confits et des pistaches. Comme un chanteur de gospel mord avec plaisir dans un pain au maïs. Comme loin des regards, des millions d’anonymes à travers le monde survivent doucement à la misère de leur sort. Peut-être parfois brillant secrètement d’un sourire inextinguible. J’imagine que Candide aujourd’hui serait effaré de la sophistication des tourments que l’homme s’inflige. Il serait médusé par l’industrie de notre effort à nous rendre la vie invivable. Je pense qu’il observerait que chaque jour nous nous inventons de nouveaux Cacambo pour cultiver nos jardins à notre place et pour avoir encore plus de sucre à saupoudrer sur nos caries. Peut-être dirait-il que notre besoin de confort et de sécurité, notre terreur de nous en départir sont si grands, que nous avons réussi à aliéner l’idée même de la pensée libre ou celle de la contestation. William Nadylam — 109 — «… un mouvement minimaliste sur une musique romantique grandiose.» STÜCK MIT FLÜGEL Danse Vendredi 16 janvier à 20h30 Au Théâtre Forum Meyrin Durée 50 minutes Par Anna Huber et Susanne Huber (Suisse) Concept, chorégraphie, interprétation Anna Huber Conception musicale, piano Susanne Huber Musiques György Kurtág / György Ligeti / Franz Liszt Musique électronique Martin Schütz Lumières Thilo Reuther Costumes Inge Zysk Objets Brezihouse Proz Plein tarif : Fr. 35.– / Fr. 28.– Tarif réduit : Fr. 25.– / Fr. 22.– Tarif étudiant, chômeur : Fr. 15.– Production Annahuber.compagnie Avec le soutien du Conseil administratif pour la recherche, la science et la culture – Berlin / Kultur Stadt Bern / Amt für Kultur des Kantons Berlin / Pro Helvetia – Fondation suisse pour la culture En collaboration avec le Theater am Halleschen Ufer – Berlin / Luzerntanz am Luzernertheater Ce spectacle intègre la théma Geist, présentée pages 92-93. ____________________________ Anna Huber a ce corps qui se contorsionne, se désarticule. Une physionomie frêle et légère, si légère, qu’elle pourrait s’envoler, cette danseuse… Comme le suggère le titre de sa pièce, d’ailleurs. Stück mit Flügel (en remplacement de handundfuss), titre polysémique où se confondent l’aile de l’oiseau et le piano à queue. Anna Huber ne s’envolera pas, Susanne Huber restera, elle, devant ses touches blanches et noires. Triangle parfait : une pianiste, une danseuse, une scène. sement. C’est véritablement un dialogue à différents niveaux entre la danse, la musique et l’espace. Parfois le mouvement suit et donne l’impulsion à la musique, parfois c’est l’inverse ; et, à d’autres moments, danse et musique se contrastent l’une l’autre ; on trouvera par exemple un mouvement minimaliste sur une musique romantique grandiose où l’on traite le dramatique de la musique avec un clin d’œil. Entretien Julie Decarroux-Dougoud : Vos créations sont souvent le fruit d’une collaboration avec un musicien. Avec Stück mit Flügel, vous partagez la scène avec votre sœur, Susanne Huber. Pourquoi avoir choisi de collaborer ensemble ? Anna Huber : Je suis très intéressée par la collaboration avec des artistes venant de divers domaines. Depuis quelque temps, je m’associe avec des musiciens, qui m’accompagnent dans la recherche et parfois sur scène. Avec Susanne Huber, une pianiste classique, nous avons décidé de travailler ensemble quand nous étions toutes deux à Berlin, en répétition. Jusqu’ici, j’avais toujours collaboré avec des musiciens qui créaient une musique pour mes pièces. Avec Stück mit Flügel, je voulais me confronter à des partitions musicales existantes et de différentes périodes, tout en souhaitant toujours qu’elles soient jouées sur scène. Vous confrontez ici les compositions structurées de Kurtág, Ligeti et Liszt aux interventions électroniques de Martin Schütz… Le choix des compositions est le fruit d’une recherche attentive que nous avons menée, Susanne et moi. Les compositions finalement retenues nous ont permis de laisser de la place au mouvement, à une approche visuelle et à diverses associations. Certaines pièces musicales fragmentées sont en étroite proximité avec ma propre approche de la chorégraphie ; avec elles, nous voulions ouvrir différentes temporalités. Nous travaillons avec des compositions structurées et des interventions électroniques. Ces sons contemporains viennent épouser et parfois perturber les compositions écrites modernes et romantiques jouées par Susanne. Pouvez-vous nous expliquer ce titre polysémique? J’aime d’une part la simplicité du titre, d’autre part son double sens. Effectivement, il y a bien un piano présent sur scène, mais j’aime aussi la poésie qu’évoque le double sens du mot Flügel, convoquant le rêve, éternel, de l’homme à voler. Cette pièce questionne l’état du cheminement qu’il soit réel – par le voyage, ou intellectuel – par la pensée. En regardant Stück mit Flügel, on ressent ce travail mené en étroite collaboration avec votre sœur, à tel point qu’aucune servitude entre la danse et la musique n’apparaît. Néanmoins, est-ce que l’une donne l’impulsion à l’autre ? Nous avons collaboré très intimement pour cette pièce. Aussi, la danse ne seconde pas la musique, n’est pas moins importante, et inver— 110 — Ici, le mouvement semble décortiqué, et chaque partie de votre corps semble autonome… Stück mit Flügel questionne l’état du cheminement et la simultanéité de différents niveaux de temps. Le désir de tenir des moments éphémères, et d’apparente constance. Oscillation entre agitation et immobilité, entre déstabilisation et recherche d’une orientation. Chaque partie du corps essaie d’aller sur des chemins différents et à chaque instant, nous devons décider quelle direction prendre. Parfois une main veut s’envoler ; un pied, s’échapper ou nous essayons d’attraper une pensée. Êtes-vous préoccupée et touchée par la «juxtaposition» des arts ? J’aime travailler sur des niveaux distincts de perception permettant ainsi des approches et perspectives différentes. La danse peut toucher visuellement, émotionnellement, sensuellement et intellectuellement. La danse, comme la musique et les objets, peuvent se contraster puis se compléter les uns les autres, aboutissant enfin à la création d’un nouvel univers. Propos recueillis et traduits par Julie Decarroux-Dougoud LES NIBELUNGEN De Fritz Lang (1924 / Allemagne) Première partie La mort de Siegfried Seconde partie La vengeance de Kriemhild Scénario Thea von Harbou Interprétation Hans Adalbert von Schlettow / Gertrud Arnold / Erwin Biswanger / Bernard Goetzke / Georg John / Rudolf Klein-Rogge / Georg August Koch / Theodore Loos / Hans Carl Müller / Hanna Ralph / Paul Richter / Rudolph Rittner / Margaret Schön Musique Gottfried Huppertz Photographie Carl Hoffmann / Günther Rittau Décor Otto Hutte / Eric Kettelhut / Karl Vollbrecht Costumes Paul Gerd Guderian / Heinrich Umlauff / Anne Willkomm Production Decla-Bioscop-UFA Ce spectacle intègre la théma Geist du Théâtre Forum Meyrin présentée pages 92-93. Accueil réalisé en collaboration avec l’Association des Habitants de la Ville de Meyrin (AHVM). Diptyque magistral et légendaire, immortalisant sur le plan cinématographique l’expressionnisme déjà disparu, Les Nibelungen était semble-t-il l’un des films préféré d’Hitler et de Goebbels… Un avis de « cinéphiles » un brin embarrassant qui rend sa vision absolument passionnante ! Les Nibelungen : le fascisme en lui-même ? Quand l’Universum Film Aktiengesellschaft, la fameuse UFA née en 1917 de la volonté du général Erich Ludendorff, lequel voyait dans le cinéma une arme de guerre efficace, confie six ans plus tard à Fritz Lang la réalisation d’une épopée nationale, le jeune cinéaste ne peut décemment refuser. Avec Thea von Harbou, une archéologue férue de mythologie et amatrice de feuilletons populaires – qu’il épousera pendant le tournage –, il porte à l’écran le mythe germanique par excellence (lire pages 114-115) en le dépouillant de ses fastes wagnériens. Tirant parti des moyens illimités que met à sa disposition la seule société de production européenne à même de rivaliser avec les majors américaines, Lang divise le récit fabuleux en deux parties, La mort de Siegfried et La vengeance de Kriemhild. Pour mémoire, dans la première et très «glorieuse» partie, le héros aryen terrasse le dragon, se baigne dans son sang et devient invulnérable, exception faite d’un endroit entre les omoplates, la faute à une malheureuse feuille morte. À la cour des Burgondes, Siegfried demande au roi Gunther la main de sa sœur Kriemhild. En échange, le preux chevalier jure Film Samedi 17 janvier à 17h00 Au Théâtre Forum Meyrin Durée 6h00 entracte compris Première partie à 17h00 (La mort de Siegfried) Seconde partie à 20h30 (La vengeance de Kriemhild) Restauration d’inspiration germanique possible à l’entracte ! Plein tarif : Fr. 20.– Tarif réduit : Fr. 17.– Tarif étudiant, chômeur : Fr. 10.– ____________________________ d’aider le monarque à conquérir le cœur de Brunhild, reine amazone régnant sur l’Islande. Ce marchandage cause la perte de Siegfried… La seconde partie, dans une furia totale, raconte comment Kriemhild venge la mort de son époux en montant les Burgondes félons contre les Huns dont elle épouse le chef de horde par ruse. Le piège de l’analyse rétroactive Pendant les trente semaines de tournage des Nibelungen, la crise économique éclate. Emprisonné après le putsch raté de Munich en novembre 1923, Hitler rédige Mein Kampf et les nationalistes purs et durs font une percée décisive aux élections… Certains théoriciens affirment que le film de Lang a aussi contribué à préparer le terrain à la peste brune. En mettant en avant la future adhésion au parti nazi de Thea von Harbou, ils tombent pourtant dans le piège de l’analyse rétroactive. En aucune manière, ce chef-d’œuvre n’aurait pu être récupéré par l’idéologie frappée au sceau de la croix gammée. En effet, rarement un film aura aussi directement dénoncé les chimères nationalistes et les dérives meurtrières de la volonté de puissance. Aux fastes héroïques de la première partie font écho les destructions colossales de la deuxième, au point que les nazis, une fois arrivés au pouvoir, escamotèrent purement et simplement cette dernière, s’émouvant sans doute de sa dimension très négative. Hitler et Goebbels admiratifs Le 28 mars 1933, Goebbels salue pourtant dans un discours «la modernité et la qualité» du film de Lang. Peu après, le ministre de la Propagande — 112 — du nouveau régime le convoque pour lui annoncer que le Führer lui demande de prendre la direction du cinéma national. Hitler ne cache pas son admiration pour l’auteur des Nibelungen, il a aussi apprécié Metropolis (1927), que le cinéaste a réalisé entre-temps, un film d’anticipation ambigu, surtout dans son appel à la collaboration entre classes, dont Lang regrettera plus tard les naïvetés idéologiques qu’il mettra volontiers sur le compte de sa future ex-femme. Le Viennois arrive peu rassuré au rendez-vous, car il n’ignore pas que Goebbels vient d’interdire son dernier film en date, Le testament du docteur Mabuse, où il a placé dans la bouche d’un criminel dément des propos ouvertement nazis. Pour dissuader son interlocuteur de l’engager, Lang lui révèle non sans audace que sa mère était juive (convertie au catholicisme). Le soir même, il prend le premier train pour Paris. Débutant une seconde carrière à Hollywood, l’exilé n’a alors de cesse d’essayer de comprendre pourquoi ses films avaient tant fasciné ses ennemis. Procédant à une épure radicale, rompant avec le mouvement expressionniste et son grand art des ombres et des lumières recyclé «en vrai» au Congrès de Nuremberg pour édifier les esprits, Lang réalise des films déconcertants qui en sont l’antithèse, une déconstruction froide et analytique des puissances du faux, et peut-être la manière de se guérir du fascisme en soi ! Vincent Adatte Fritz Lang EN MARGE DES NIBELUNGEN HISTOIRE ET DÉBOIRES D’UNE LÉGENDE Des origines d’un mythe à son exploitation par le professeur René Wetzel de l’Université de Genève « Le problème des Nibelungen, c’est qu’ils ne vivent plus en liberté depuis des éternités. Ils sont emprisonnés par des phrases, par les phrases nazies d’abord, puis par les phrases wagnériennes et du reste aussi par des milliers de phrases de germanistes. Ces phrases pèsent comme des pierres tombales sur les personnages. 1 » Cet amer constat – d’ailleurs amplement justifié – invite à s’attarder un instant sur les origines et l’histoire des Nibelungen. Essayons de soulever quelque peu ces pierres tombales qui pèsent sur ces personnages et leur sort (lire aussi pages 112-113). Des sources historiques Les origines sont à la fois historiques et légendaires, voire mythiques. Historiques d’abord, car liées à des faits marquants de l’histoire des Burgondes, des Huns et des rois mérovingiens. Les Burgondes, une peuplade germanique qui a franchi le Rhin en 406 ou 407 pour s’implanter en Gaule romaine, sont anéantis en 436 ou 437 par les troupes d’auxiliaires huns du commandant romain Aetius. Le roi Gundahari (Gunther) et toute la famille royale trouvent la mort dans la bataille. Les Romains installent les rares survivants en Sapaudia (l’actuelle Savoie) où naît un second empire burgonde. La légende établit quant à elle un rapport entre la fin des anciens Burgondes et le célèbre souverain hun Attila (Etzel en allemand) qui, en réalité, n’a nullement été mêlé à la bataille contre les Burgondes. Toutefois, on note qu’il meurt en 453 aux côtés de sa concubine germanique Hildico (Kriemhild), suspectée à tort par l’historien Marcellinus Comes (VIe s.) de l’avoir assassiné. Quatre siècles plus tard, le poète Saxo donne pour mobile la vengeance du meurtre de son père. La légende des Nibelungen lui attribue encore une autre motivation : avec l’aide d’Etzel, Kriemhild venge le meurtre de son époux Siegfried en provoquant la perte de ses propres frères (Gunther, Gernot, Giselher) et de l’assassin, le vassal burgonde Hagen. Le meurtre de Siegfried semble quant à lui trouver son origine dans les luttes de pouvoir qui secouent la maison royale mérovingienne au VIe siècle : le roi d’Austrasie Sigibert (Siegfried), époux de la princesse wisigothe Brunihildis (Brünhilde), est assassiné dans la forêt à l’instigation de Fredegund, d’abord concubine, puis épouse du frère de Sigibert. Une grave dispute entre les deux femmes semble avérée, ce qui permet de voir dans ces événements le fondement historique de la légende de Siegfried et de la dispute des reines. Parallèlement, la matière légendaire fut enrichie par des motifs tirés de contes et de la mythologie germaniques, transmis par les chants de l’Edda nordique et relatant le combat de Sigurd contre le dragon, sa conquête du trésor — 114 — des Nibelungen et du célèbre anneau, ainsi que sa chevauchée à travers le feu lors de la conquête de la walkyrie Brynhild. rêt général à partir des années 20, sauf dans le domaine de la philologie allemande, des arts et de la littérature. Un monument littéraire Les éléments de la légende ont finalement trouvé leur forme actuelle dans un véritable monument littéraire au tournant du XIIe siècle : La Chanson des Nibelungen (Nibelungenlied), une épopée héroïque composée de 39 livres («aventures») et riche de près de 2400 strophes à quatre vers. Cette œuvre fut composée par un clerc fort cultivé, appartenant très probablement à la chancellerie épiscopale de Passau. Il ne s’agit pas de la simple retranscription d’une légende orale, mais d’une œuvre de composition, qui ne renie pas les influences issues de la nouvelle culture courtoise, qu’elle semble toutefois critiquer. Après une période de popularité aux XIIIe et XIVe siècles, l’intérêt pour La Chanson des Nibelungen tarit rapidement au XV e pour disparaître au XVIe siècle. La période précédant la guerre franco-allemande de 1870/71 et l’unification du Reich se place sous le signe de la «charmante Kriemhild», modèle de l’épouse fidèle dans son amour et sa souffrance et qui incarne, avec Siegfried, les « vertus allemandes 2 ». Avec les victoires et l’avènement d’un nouvel Empire germanique, le personnage de Siegfried – dont le nom est composé des mots victoire (Sieg) et paix (Fried) – devient programmatique. Il incarne le héros qui réussit tout, combinant une grande fraîcheur (certains diront naïveté) avec l’égoïsme décidé du « Herrenmensch », de l’homme né pour dominer les autres. C’est l’œuvre de Richard Wagner qui popularise un Siegfried insouciant et couronné de succès, un véritable «homme du futur», tout en le reliant à son passé mythique par la mise en scène de ses exploits de jeunesse empruntés à l’Edda. Siegfried devient chez Wagner l’image de l’Allemand qui se sacrifie pour les causes qu’il embrasse et qui en oublie ses propres intérêts. Après 1870, la loyauté devient la principale vertu illustrée par La Chanson des Nibelungen. En 1909, le chancelier Bernhardt prince de Bülow va jusqu’à créer un mot qui restera partie intégrante du vocabulaire politique : celui de la « Nibelungentreue » qui jouera un rôle fatal lors de la Première Guerre mondiale. La redécouverte de La Chanson des Nibelungen au milieu du XVIII e siècle va de pair avec l’enthousiasme de l’époque pour Homère. La Chanson des Nibelungen: une Iliade allemande – son auteur : un Homère allemand ! Cette idée rencontre un grand succès chez les intellectuels allemands de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. La Chanson des Nibelungen est proclamée épopée nationale et l’histoire des Nibelungen célébrée comme mythe national. Mais une fois les guerres de libération contre Napoléon passées, l’engouement pour La Chanson des Nibelungen fait rapidement place à un désinté- De Himmler à Meinhof Avec la défaite allemande en 1918, c’est à l’opiniâtre Hagen de prendre le relais de Kriemhild et de Siegfried en tant que modèle d’identification. On découvre en lui des traits utiles à la situation politique de l’époque : sa loyauté sans faille, sa volonté inflexible de faire ce qu’il pense être son devoir, son dévouement total et sa disposition à assumer jusqu’au bout une faute. Après 1918, Hagen reflète l’obstination de l’Allemagne humiliée et mal aimée qui, après la banqueroute de la pensée humaniste et démocratique, prendra, au nom de la fidélité sans faille à Hitler, le chemin de la destruction sans se soucier ni du sens, ni du succès, ni de la morale. Sous le régime nazi, La Chanson des Nibelungen devient lecture de classe obligatoire, l’État nazi se présentant comme une association d’hommes liée par une loyauté absolue. Dans un article de la revue Germania de 1937, on présente le Reichsführer-SS Himmler comme un Hagen réincarné, une interprétation du personnage résumée par cette affirmation sans ambiguïté : «les garçons allemands pleins d’idéalisme sont attachés à Hagen, le meurtrier dur et sans amour, ils lui sont attachés d’une fidélité sans faille et d’un amour mystique.» On ne s’étonne donc guère de voir les Nibelungen, avec leur passé imprégné d’idéologie nationaliste et national-socialiste, devenir suspects pour l’Allemagne d’après 1945, où le récit n’est plus guère apprécié. Ce n’est qu’avec les «Nibelungen Festspiele» qui ont lieu à Worms depuis 2002 et qui rencontrent un vif succès, qu’une certaine renaissance populaire des Nibelungen dans les pays germanophones peut être observée, et ceci grâce au dramaturge Moritz Rinke (cf. note 1) à qui on demanda de rédiger à cette — 115 — occasion un spectacle. Rinke débarrasse la légende des Nibelungen de son poids idéologique et politique en renouant avec La Chanson des Nibelungen médiévale afin de montrer son actualité, mettant en scène une Kriemhild rebelle dont le périple n’est pas sans rappeler Ulrike Meinhof de la bande à Baader et les conséquences désastreuses d’une jeunesse désillusionnée qui possède tout, sauf des idéaux. René Wetzel 1 Moritz Rinke, Die Nibelungen, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 2000 (citation p. 111, traduction R.W.). 2 Cf. pour ce qui suit Klaus von See, «Das Nibelungenlied – ein Nationalepos ?», in Die Nibelungen. Ein deutscher Wahn, ein deutscher Alptraum. Studien und Dokumente zur Rezeption des Nibelungenstoffs im 19. und 20. Jahrhundert, ed. Joachim Heinzle et Anneliese Waldschmidt, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, pp. 43-110. WOYZECK De Georg Büchner / Mise en scène d’Andrea Novicov (Suisse) Sur scène : Roger Atikpo / Michel Barras / Jean-Paul Favre / Sonia Floire / Vincent Fontannaz / Andrès García / Renaud Gensane / Jorge Mendelievich / Tania Nerfin / Julio D’Santiago Hors scène : Dramaturgie , traduction et assistanat Yvan Rihs Musique originale Andrès García et Jorge Mendelievich Scénographie Yvett Rotscheid Lumières Jonas Bühler Régie générale Hervé Jabveneau Espace sonore José Luis «Sarten» Asaresi Régie son Nicola Frediani Costumes Anna Van Bree Maquillage Julie Monot Photos Isabelle Meister Administration France Jaton Production Ludivine Oberholzer / Carmen Pennella Production Compagnie Angledange Coproduction Théâtre Forum Meyrin – Genève / Maison des Arts – Thonon-Évian / Théâtre Populaire Romand – La Chaux-de-Fonds / Théâtre Arsenic – Lausanne Avec le soutien de Service des affaires culturelles de l’État de Vaud / Fondation meyrinoise pour la promotion culturelle sportive et sociale / République et canton de Genève / Pro Helvetia Fondation suisse pour la culture / Loterie Romande / Corodis / Pour-cent culturel Migros et Fondation Leenaards La Compagnie Angledange bénéficie du soutien du Département de la culture de la Ville de Genève et du Service de la culture de la Ville de Lausanne. Comme cela est souvent le cas avec les chefsd’œuvre, Woyzeck de Georg Büchner se prête à de multiples lectures (lire pages 118-119). En choisissant de transposer l’histoire de ce jeune soldat allemand du XIXe siècle dans un contexte actuel, sorte de tropiques utopiques – un pays de l’hémisphère sud, une banlieue d’une grande mégalopole ou tout autre lieu mêlant diverses ethnies –, Andrea Novicov a choisi d’entamer un nouveau voyage autour de cette pièce. Cette version métissée, mêlant chants, danses et acteurs de divers horizons culturels se lit comme une prémonition des profonds contrastes entre pays riches et pays dits émergents et de l’éclatement des équilibres du monde que ces contrastes impliquent. Woyzeck, Allemagne, 1837. Le soldat Franz Woyzeck vit de besognes ingrates et étranges. Sa vie se déroule exclusivement dans les limites que constituent ses travaux misérables, ses sorties au café et une vie de famille réduite au minimum, avec sa compagne Marie et leur tout jeune enfant. L’équilibre précaire de sa santé physique et psychique se rompt lorsque Marie se laisse séduire par un jeune et fat tambour-major. Woyzeck, blessé dans son honneur, voudra d’abord se battre avec ce dernier, mais ayant perdu ce duel, il finira dans un accès de démence, par poignarder Marie avant de jeter le corps de celle-ci dans un étang. La pièce prend fin, sans explication ni épilogue, lorsque le crime est découvert. Yvan Rihs, dramaturge : Woyzeck est une pièce écrite au couteau. Une vive lame posée sur la gorge d’une époque suffoquant entre les certitudes de son passé, les spasmes d’une révolution hypothétique, les nouveaux élans scientifiques et le récent génie du progrès économique. En passant, pour se donner un peu d’air, cette époque-là jugeait et condamnait avec satisfaction le plus insignifiant de ses pions, l’ancien soldat Woyzeck, qui avait assassiné sa maîtresse par jalousie, et dont l’état psychique défectueux ne pouvait constituer, selon le rapport d’un éminent représentant de la jeune discipline psychiatrique, la moindre circonstance atténuante. Ce simple fait divers, Büchner n’a pas voulu le découper en parts régulières, n’en a pas retranché les bas morceaux, ne l’a pas gratifié des beaux gestes de la démonstration: il a cherché à disséquer l’organisme d’un petit drame ordinaire et à plonger ainsi dans le système nerveux de son temps. Woyzeck, Tropiques Utopiques, 2008 La transposition de la pièce de Büchner entend ne pas se restreindre à une seule perspective, qu’elle soit politique, esthétique, sociologique ou culturelle. Elle consistera plutôt à créer, par divers moyens dramaturgiques et scénographiques, un terrain de questionnement sur les rapports qu’entretiennent les deux hémisphères de la planète. Andrea Novicov, metteur en scène : J’avais déjà lu et vu monter Woyzeck à maintes reprises et n’avais jamais ressenti le besoin de le mettre en scène, bien que ce soit un texte majeur et que — 116 — Théâtre / Création Du mardi 20 au samedi 24 janvier à 20h30 Au Théâtre Forum Meyrin Durée (spectacle en création) Plein tarif : Fr. 35.– / Fr. 28.– Tarif réduit : Fr. 25.– / Fr. 22.– Tarif étudiant, chômeur : Fr. 15.– Ce spectacle intègre la théma Geist du Théâtre Forum Meyrin présentée pages 92-93. ____________________________ l’écriture de Büchner me plaise. Il a fallu un déclic lors d’un voyage aux Antilles pour que j’entraperçoive l’univers dans lequel j’allais pouvoir plonger ce texte. En effet, lors de ce séjour, j’ai été confronté à une situation proche de celle de la pièce. Ma position d’homme « riche » – avec une poignée de dollars en poche – attirait l’attention des filles de l’île ; les hommes – leurs frères, cousins, maris – eux, se trouvaient impuissants face à moi, mais manifestaient – par leurs regards – leur colère ou leur désapprobation. Cela m’a rappelé le triangle amoureux et destructeur entre Woyzeck, Marie et le tambour-major. J’ai su alors quelle direction j’allais pouvoir redonner à ma mise en scène. Je souhaite que la «folie» de Woyzeck soit emblématique de la condition des jeunes de l’hémisphère sud – 60% des gens y ont moins de 25 ans – débordant d’énergie, de force, de rêves, mais qui n’ont pas la possibilité de s’exprimer. Woyzeck est le symbole de cette jeunesse impuissante qui, faute de pouvoir agir face à l’oppresseur, laisse imploser cette énergie, cette colère ou qui la retourne contre elle-même. Y.R. : Le texte de Büchner nous ramène avec force aux fondements mêmes de notre civilisation, aujourd’hui encore basée sur des rapports sournois de domination, dont les mécanismes ne se laissent jamais clairement identifier. Sans lui imposer un contexte trop restrictif, ce Woyzeck se situe aisément dans notre monde d’aujourd’hui, un monde suspendu dans le vide, tout prêt de se désintégrer dans la misère et la folie globalisées, mais dont les fondations précaires semblent pourtant comme définitivement établies. On rencontre cette éternelle précarité Regard sur Woyzeck Par Renaud Perrin, graveur Ouverture publique… En parallèle à la création d’Andrea Novicov, le Foyer du Levant du Théâtre Forum Meyrin accueillera des gravures du plasticien Renaud Perrin illustrant la fable même de Woyzeck. L’image fournit un instrument efficace pour cristalliser les hallucinations de Woyzeck et l’ambiance apocalyptique qui les caractérise. Aussi Perrin exploite-t-il naturellement le dérangement mental de Woyzeck, actualise-t-il volontiers le monde perçu à travers le prisme de son égarement. L’abandon par Perrin de la monofocale classique crée un sentiment d’éclatement de la perception. Un certain expressionnisme, fidèle à l’esprit de Büchner, distingue aussi ses illustrations : celle notamment de la ville dérangée offrant des angles aiguisés comme des dents. On retrouvera aussi, dans les linogravures exposées, l’idée – présente chez Büchner – d’un monde creux, d’une vision souterraine, celle aussi d’une fusion de l’humanité et de la bestialité. Relativement à la question de la responsabilité de Woyzeck (qui divisa, déjà, les contemporains du fait divers : lire pages 118-119), on retiendra deux visages que Renaud Perrin prête au fusilier. L’un – quand Woyzeck surprend Marie étreignant le tambour-major à l’auberge – dans lequel on discerne de la mélancolie mais également une détermination qui appuie indirectement la responsabilité de Woyzeck ; l’autre, au contraire, escamote complètement la conscience de celui-ci pour ne retenir que ses nerfs (des nerfs qui captivaient le Büchner scientifique) et ses pulsions : on songe ici aux gravures captant le soldat dans l’acte et après celui-ci. Certes, l’image fractionnée de Woyzeck révèle aussi une soudaine conscience ; mais elle succède au crime et prend les traits du remord. Mathieu Menghini Lire aussi Renaud Perrin & Eddy Devolder, Woyzeck (Quiquandquoi, Genève, 2008) dans bien des pays, en particulier ceux du Sud, héritiers d’un système imposé par le haut. Et c’est précisément en quoi Büchner nous provoque le plus vivement, lui qui nous soumet une réalité fragmentaire, insaisissable et languissante, au milieu de laquelle se perd le geste tragique d’un pauvre hère qui cherche confusément à la trancher… en égorgeant celle qu’il aime. Distribution métissée et musique live Le métissage important de la distribution assure la cohérence de la transposition, ainsi qu’une générosité et des vécus qui permettent de ne jamais perdre de vue la perspective sociale sous laquelle Novicov envisage ce geste artistique. Les rôles de Woyzeck et de Marie sont tenus par des comédiens originaires d’Afrique afin que la rage et les espoirs des peuples du Sud soient représentés par qui de droit. Les rôles du capitaine, du docteur et du tambourmajor sont incarnés par des comédiens suisses romands, prêts à interroger l’aveuglement qui empêche de comprendre les autres. Ils incarnent ainsi l’arrogance des nantis face à une certaine innocence des autres cultures, souvent considérée à tort comme de la naïveté. Les autres rôles sont tenus par un quintette de musiciens, également d’origine extra-européenne – en direct sur scène durant tout le spectacle. Musique «folklorique» des Caraïbes, sonorités contemporaines ; les musiciens seront tour à tour «au service» du tambour-major, des spectateurs ou en accord avec les pulsions, rêves, colères et envies des opprimés. Propos recueillis et assemblés par Ludivine Oberholzer AUTOUR DU WOYZECK DE GEORG BÜCHNER L’IRRUPTION DE LA MODERNITÉ que tout ne peut être dit, se réduire à une description linéaire. Ce laconisme rigoureux, respectueux de la fugacité du vivant, distingue Büchner des prétentions romantiques intellectualistes. Entrecroisant les dialogues, fragmentant la fable, le style du Woyzeck ne consiste pas en une gratuite recherche d’originalité formelle. Raconter une histoire en séquences interrompues par d’irrégulières béances revient à abandonner le principe d’une continuité logique dans l’échelonnement des actions humaines – le fameux post hoc, ergo propter hoc («après ceci, donc à cause de ceci »). Une idée novatrice, pour l’époque, qui bouleversera ultérieurement les sciences de l’homme. Analyse des enjeux d’un texte Comment les déterminismes sociaux, biologiques et la liberté se disputent-ils l’individu ? L’humble nu et la fraternité vraie Comme le souligne pertinemment Jan-Christoph Hauschild, Büchner s’est donné les moyens d’accomplir le programme artistique qu’il assignait à Lenz dans la nouvelle éponyme : « s’immerger une fois dans la vie la plus humble et tâcher de la restituer dans ses tressaillements, ses indices, dans toute la finesse rarement perçue de ses mimiques». Linogravures de Renaud Perrin Woyzeck est une foudre. Une fois cette pièce portée à la connaissance du public, la littérature dramatique s’en trouva transfigurée. Notre vision de l’Homme, aussi. Certes, l’ouvrage fut inspiré par un crime passionnel comme il s’en commit de tout temps. Toutefois, le traitement formel de cette intrigue «banale» de même que les tenants et aboutissants vertigineux qui s’y révèlent font de l’œuvre de Georg Büchner une trouée sur la modernité (lire aussi pages 116-117). Exploitation de Woyzeck ? Pour le critique Bernard Dort, Woyzeck constitue la «première tragédie du prolétariat et de la civilisation industrielle» (La représentation émancipée). La dimension sociale l’emporte aussi dans la version du metteur en scène André Engel. Dans cette création du Centre dramatique national de Savoie (1988), l’action se situe dans une H.L.M. de banlieue, après la Seconde Guerre mondiale ; le soldat devient un chômeur accumulant les occupations précaires. Tandis que des gazettes ne retiendraient que le caractère privé de l’assassinat, ici toute une société semble tenir le couteau du crime. L’enjeu, pourtant, de ces quelques fragments inachevés à l’ordre incertain, est pluriel : 1° Pour la première fois, un drame allemand élit son principal protagoniste parmi les plus humbles. 2° Par le devenir de cet individu dérangé et inculte, nous sont adressées d’abyssales interrogations : Pourquoi l’Homme ? Pourquoi la science ? Comment les déterminismes sociaux et biologiques et la liberté se disputent-ils l’individu ? Quels sont les conditions et les soubassements de la morale ? Les bornes de la nature humaine ? 3° Jamais la langue n’avait produit semblables accents ; et rarement structure textuelle colla si bien à la psyché humaine. À la suite de George Steiner, on comparera le foudroiement Büchner à ceux provoqués par Van Gogh, en peinture, et Schoenberg, en musique. Avec Woyzeck, Büchner «ajoute aux moyens d’expression une voix nouvelle» (La mort de la tragédie). Selon la catégorisation sociologique marxiste, on serait en présence d’un lumpenprolétaire, un travailleur irrégulier dénué de conscience de classe, non habité par l’espoir d’une révolution sociale. Nous soulignons « de classe » car toute conscience ne fait pas défaut à Woyzeck : il a celle de l’inégalité qui sépare riches et pauvres et celle, plus subtile, du rapport entre ces deux situations et la vertu. Dans une scène avec laquelle certaines traductions font débuter le drame, Franz et Andrès s’assurent un supplément de solde en taillant des joncs. Or, ceux-ci servent à la punition des soldats du plus bas échelon qui, de ce fait, ne peuvent être dégradés. Sans commentaire aucun, par cette simple action, Büchner donne la mesure de l’aliénation de son héros. Sans recourir à la scène en question, l’esprit de ce trait fut superbement transposé par Josef Nadj (Woyzeck ou l’ébauche du vertige, accueilli en novembre 2007 au Théâtre Forum Meyrin). Sa recherche scénographique donnait une forme à la manipulation du pauvre hère, de même la mécanisation de ses gestes. Le dernier des hommes Difficile de trouver archétype plus saisissant de l’antihéros. Pour la première fois, un pauvre bougre accède à la tragédie ; ou pour reprendre le mot d’Alfons Glück : « La pauvreté occupe (…) dans Woyzeck la place que le destin occupait dans la tragédie attique » (La mort économique). Franz Woyzeck a 30 ans ; soldat, père d’un enfant, il est un être simple, la créature nue, pour ainsi dire, presqu’un autre Gaspard Hauser. Face à lui, ses dresseurs : le docteur et le capitaine – deux censeurs issus d’institutions d’État, se piquant de métaphysique et de morale. Le docteur, le capitaine mais aussi le tambourmajor et, d’une certaine façon, son amie Marie participent à l’humiliation de ce grand méprisé. L’interprétation du drame soulève toutefois une première question – renouvelée par chaque nouvelle adaptation : faut-il voir en Woyzeck un opprimé ou un être traversé par d’irrépressibles pulsions qui finit par sombrer dans la folie ? — 118 — Autre aliénation qu’aucune version ne tait : celle des infâmes expérimentations scientifiques auxquelles le fusilier se soumet, pour s’assurer quelques groschen supplémentaires. Ce gagne-pain gros de sa perdition future annonce ces actualités récurrentes nous apprenant que tel Indien sans le sou – survivant jusque-là en faisant commerce de ses organes – est mort des suites d’une ablation. Büchner faisait de l’inégalité «la source de tous les maux» (Walter Grab, Georg Büchner und die Revolution von 1848). Pourtant, réduire la portée de ce chef-d’œuvre à sa seule dimension sociale n’emporte pas notre complète adhésion. Il semble que le Woyzeck historique, celui du fait divers qui inspira Büchner, était – au moment du crime – sans travail, qu’il vivait d’aumônes et couchait dehors. Pourquoi Büchner aurait-il rehaussé sa situation s’il s’agissait d’en faire l’idéal type du lumpenprolétaire ? D’autres versions contredisent cette lecture marxisante ; ainsi, Jean-Louis Hourdin a-t-il proposé une mise en scène agreste et onirique aux rencontres d’Hérisson (en 1980 puis dans sa recréation de 2003). L’atmosphère champêtre et l’absence de tout manichéisme dans la direction des acteurs y accusaient davantage le conflit pulsionnel en Woyzeck, son «animalité» que son positionnement social. Et la forme du conte, encadrée par le bonimenteur du cirque, élevait cette balade tragique à l’universel, à «une sorte de fatalité biblique métaphysique» (Hourdin). Folie de Woyzeck ? On sait l’intérêt de Büchner pour les maladies mentales ; un intérêt sensible dans La mort de Danton déjà, mais surtout dans sa nouvelle Lenz. Les troubles de Woyzeck connaissent divers paliers : 1° Plusieurs séquences nous révèlent sa superstition, sa foi dans le pouvoir occulte des francs-maçons. 2° Des hallucinations successives l’assaillent, lui montrant notamment le monde en creux et lui donnant à entendre des voix. À plusieurs reprises, le débordement pulsionnel du malheureux soldat semble briser en lui la séparation du dedans et du dehors. Pour Véronique Perruchon (« Woyzeck, un personnage sous (haute) surveillance » in Études théâtrales n° 36, 2006), Woyzeck est bien saisi par le délire, seule «issue pour le trop-plein de contrainte et de frustration ». Au sentiment d’impuissance devant ceux qui l’humilient s’ajoute la détresse consécutive à la perte de son amour. Faut-il in fine choisir entre un Woyzeck opprimé et un Woyzeck extravagant ? Le sens du crime diffère sans doute selon que l’on appuie sur l’exploitation du soldat ou sur son dérangement. L’un et l’autre des éclairages nuancent toutefois sa responsabilité. Si nous n’avions crainte de céder à l’obsession des catégorisations si irritante entre les lèvres du docteur, nous dirions que le caractère révolutionnaire de la pièce tient peut-être à ce lien entre misère noire et folie. C’est ainsi que nous comprenons la fatalité sociale invoquée par Büchner dans d’autres écrits. Une forme morcelée Convulsive comme sa hâte et trouée comme ses poches, la langue de Woyzeck rend un son inouï. Les mots qui lui viennent du plus profond ou d’ailleurs (« ça » parle) sont âpres mais non dénués d’une poésie qui tient précisément au rythme heurté de leur épiphanie. La structure morcelée de la pièce, par sa discontinuité, ses ellipses, ouvre le sens ; elle indique — 119 — Dans sa Conscience des mots, Elias Canetti ajoute que l’auteur « réussit le bouleversement le plus complet de la littérature : la découverte de l’humble. Cette découverte suppose la compassion ; mais, seulement si cette compassion demeure dissimulée, si elle est muette, si elle ne se formule pas, l’humble reste intact. Le poète qui parade avec ses sentiments, qui gonfle publiquement l’humble avec sa compassion, le souille et le détruit. C’est par les voix et les mots des autres que Woyzeck est traqué ; par le poète toutefois, il n’a pas été touché.» On sent en effet, chez l’auteur, la volonté de saisir – avec l’immédiateté propre au genre dramatique – un homme singulier et concret, un homme « de chair et de sang », capté dans le monde réel. Un homme qui ne saurait être réduit à une idée, contraire à l’être abstrait dont se gargarisent nombre d’humanistes, d’économistes, de naturalistes et autres «docteurs». « Le monde est fou », dit le pauvre diable. « Regardez-vous vous-mêmes », clame-t-il ailleurs. Regardons-nous par-delà les ornières réductrices ; dans la complexité se niche la fraternité authentique. Mathieu Menghini «... Dans ma danse, je m’évertue d’abord à donner à voir le corps de l’autre. J’invite à une contemplation de ce corps dans son dénuement bouleversant, dans la simple attention de montrer comment l’autre appartient à la race humaine.» Heddy Maalem UN CHAMP DE FORCES Par la compagnie Heddy Maalem (France) Danse Mercredi 28 et jeudi 29 janvier à 20h30 Au Théâtre Forum Meyrin Durée 1h05 Chorégraphie Heddy Maalem Interprétation Aline Azcoaga / Agnès Dru / Marie-Agnès Gomis / Sidi Graoui / GnaGna Gueye / Hardo Papa Salif Ka / Keisuke Kanai / Ju Kyung Kang / Aï Koyama / Eun Young Lee / Laia Llorca Lezcano / Soile Voima Images Samuel Dravet Musique Hélène Sage Régie générale Marc Vergely Régie lumière Jérôme Le Lan Plein tarif : Fr. 39.– / Fr. 32.– Tarif réduit : Fr. 30.– / Fr. 25.– Tarif étudiant, chômeur : Fr. 18.– / Fr. 15.– Coproduction Festival Oriente Occidente, Rovereto (Italie) / Les Francophonies en Limousin / Centre de développement chorégraphique de Midi-Pyrénées / ARCADI ____________________________ Alors que Le sacre du printemps d’Heddy Maalem poursuit son périple aux quatre coins de l’Europe, Un champ de forces fait escale à Meyrin, deux ans après sa création. Couleur, fraîcheur et saveur pour ce spectacle grand format. Fils d’un Algérien et d’une Française, né à Batna dans les Aurès, Heddy Maalem se dépatouille depuis qu’il est arrivé en France, à l’âge de dix ans, avec son identité métisse. Les racines, les cultures plurielles sont des questions qui grandissent avec cet aficionado de boxe et d’aïkido. Pour qui la découverte de la danse intervient plus tard, comme une évidence. « D’elle seule, dit-il, peut surgir le geste absolu, fondé en désaveu et contrepoint d’un monde brouillé d’images et de bruits.» Heddy Maalem cherche, avec une tranquille audace, comment ralentir la ruée générale du monde vers le rien. S’arrêter un peu, regarder l’autre ; le grain de la peau, le souffle après la course. De ces petits riens, le chorégraphe établi avec sa compagnie à Toulouse, enfante des espaces affranchis, et trouve un langage universel. Avec Black Spring, son premier grand succès en 2000, Maalem réunissait des danseurs d’origine africaine nés en France, ainsi que des Nigérians et des Sénégalais. Croisements identitaires sur la terre comme sur l’asphalte des grandes villes, en Afrique et en Europe. Benoît Dervaux, réalisateur et cadreur des frères Dardenne (les deux Belges qui ont réalisé le film Rosetta), est séduit par Heddy Maalem. Dervaux répond au besoin du chorégraphe-poète de contempler le «Monde- Terre, d’en comprendre le fruit avant que ne survienne la mort en ce jardin. » Black Spring (le film) est coproduit, et une belle complicité artistique se noue. Complicité qui se poursuit avec L’ordre de la bataille, en 2003. Une pièce poignante sur la question du sens de l’existence dans un monde baigné de sang. Après la guerre, l’amour. Dans Le sacre du printemps (2004), c’est le grand retour au corps, à sa jouissance. L’érotisme des peaux et des muscles pour quatorze interprètes africains et un succès qui ancre le travail et la visibilité du chorégraphe. Ils sont nombreux à s’être frottés à la partition rythmée de Stravinski. On compte plus de cent cinquante chorégraphies du Sacre du printemps, dont quelques-unes qui font date, comme l’originale de Nijinski, ou la néoclassique de Béjart, ou encore la contemporaine de Jérôme Bel. Tandis que son Sacre le consacrait sur les plateaux du monde, dès 2005, le chorégraphe imaginait la suite : ce fut Champ de forces, une pièce posant l’essentielle question du «vivre ensemble». «Dans ses différences, explique le chorégraphe, le monde est complexe. Cette complexité, aussi belle et nécessaire soit-elle, est en même temps cause de malentendus et de grandes souffrances, occasionnées par l’indifférence et l’intolérance. Dans ma danse, je m’évertue d’abord à donner à voir le corps de l’autre. J’invite à une contemplation de ce corps dans son dénuement bouleversant, dans la simple attention de montrer comment l’autre appartient à la race humaine. » Sur un sol blanc, douze interprètes en sous-vêtements forment une nouvelle Babel, — 120 — grappe de danseurs africains, européens et asiatiques. Trois continents annoncés, trois danses singulières, jusqu’à (re)trouver un langage du corps commun, compréhensible par tous. La pièce, créée en Italie à l’automne 2006, réussit le pari de changer le regard sur autrui. Nous sommes tous enfants de Noé. Sur une création sonore originale, faite d’enregistrements doucement folâtrés, trois quatuors – groupe noir, groupe jaune, groupe blanc, chacun différent dans sa gestuelle et dans son rapport homme-femme. Ensuite, la nécessité et la curiosité entraînent des rencontres nouvelles. On s’examine, on se frôle. On emmêle les couleurs de peaux, aussi bien en duo de femmes qu’en trio d’hommes ou en ensembles mixtes. Progressivement, l’apprivoisement des uns et des autres engendre un grand corps unique, bestiole à vingt-quatre pattes d’une beauté marmoréenne. Archaïque et contemporain tout à la fois. Jamais folklorique, encore moins exotique, la danse semble libérée de toute référence, de tout enseignement. «J’ai une confiance absolue au corps », aime dire le chorégraphe. De la confiance découle la liberté, et d’elle un état de bonheur. Le cri primal n’est plus très loin, et la patte unique d’Heddy Maalem se dessine dans un coin de ce condensé d’humanité. Anne Davier LE NEVEU DE WITTGENSTEIN De Thomas Bernhard / Avec Serge Merlin (France) Mise en scène Bernard Levy Interprétation Serge Merlin Traduction Jean-Claude Héméry Adaptation Bernard Levy / Jean-Luc Vincent Assistant à la mise en scène Jean-Luc Vincent Décor Giulio Lichtner Costume Elsa Pavanel Lumière Jean-Luc Chanonat Son Marco Bretonnière En tournée : Régie générale Pascal Rosset Régie lumière Jean-Luc Mutrux Régie son Mary Brugger Administration de tournée Xavier Munger Théâtre Mardi 3 et mercredi 4 février 2009 à 20h30 Au Théâtre Forum Meyrin Durée 1h30 Plein tarif : Fr. 35.– / Fr. 28.– Tarif réduit : Fr. 25.– / Fr. 22.– Tarif étudiant, chômeur : Fr. 15.– Production Théâtre Vidy-Lausanne / Théâtre national de Chaillot / Scène nationale de Sénart Production déléguée Scène nationale de Sénart en collaboration avec la Compagnie Lire aux éclats La Compagnie Lire aux éclats est subventionnée par la DRAC Ile-de-France L’Arche Editeur est l’agent théâtral du texte représenté. Ce spectacle intègre la théma Geist du Théâtre Forum Meyrin présentée pages 92-93. Lire aussipages 128-131. Thomas Bernhard est hospitalisé à Vienne. Il s’ennuie au pavillon de pneumologie tandis que son ami Paul Wittgenstein, le neveu du célèbre philosophe, hante celui de psychiatrie. Serge Merlin, connu des cinéphiles comme le personnage à la maladie des os de verre dans Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, incarne le prodigieux dramaturge autrichien, provocateur, sarcastique, mais aussi bouleversé par le déclin de Paul. Chez Merlin, l’objet, le souvenir, le lieu physique et le lieu poétique se confondent, comme nous vous proposons de le découvrir au fil des réponses qu’il a bien voulu nous accorder. Entretien Sylvain De Marco : Avez-vous connu Thomas Bernhard ? Serge Merlin : Non, je ne l’ai jamais rencontré. Vous rappelez-vous votre première rencontre avec son œuvre, le moment où vous avez découvert Bernhard ? Ç’a été une intense émotion. C’est par une femme, Ingeborg Bachmann 1, que j’ai été initié à ce lieu d’intensité. Au départ, Thomas Bernhard m’est apparu surtout par ses poèmes. C’est par son intensité poétique que je suis venu à son théâtre. Je traversais l’Autriche – il y avait encore le mur de Berlin – et à Vienne, je devais changer de train pour me rendre en Silésie. J’ai rencontré un professeur de philosophie qui était là pour nous accueillir, ma femme Michèle et moi. Cette personne a commencé à me transporter en paroles dans tous les endroits où Thomas Bernhard avait écrit. Il y avait un endroit où il avait été furieux parce qu’on lui avait demandé un autographe (…). De là, je suis allé sur sa tombe. Je suis allé partout où il avait laissé une trace. À Lausanne, on m’avait apporté Le Réformateur. J’ai ressenti une gravité autour de cette mémoire qui me submergeait, qui m’investissait. À la fin, je l’ai lu. Et j’ai tout lu. Je ne comprenais pas bien le théâtre : je ne comprends toujours pas, mais je le joue. Je suis entré là d’un coup, par de grands personnages furieux en train d’éructer un texte de détestation, ou d’amour : c’est la même chose. Ça m’a coûté la peau et les os, comme toujours. Lorsque vous jouez un grand personnage furieux, selon vos termes, comme dans Le neveu de Wittgenstein, quelle place peut occuper le metteur en scène, quelle part de direction lui reste-t-il ? C’est d’abord celui qui synchronise les éléments du plateau. Il peut avoir des évocations, on peut parler de choses et d’autres autour de Thomas Bernhard, mais il n’entre pas dans notre personnage. Et puis, quand un metteur en scène est en affection et comprend la grande solitude de l’acteur, il pourrait le magnifier, l’aider à extraire des choses qu’il n’a pas vues. Mais là, non : ç’a été très rapide. La grande chose a été l’adaptation, le choix des morceaux. — 122 — ____________________________ Comment a-t-on choisi ces morceaux ? Je ne m’y suis pas immiscé. Simplement, les dix derniers jours, j’ai demandé à ce qu’on rétablisse certaines choses et en supprime d’autres, pour l’équilibre de mon personnage. J’avais des nécessités. Et cette langue si particulière, ne prend-on pas le risque de la trahir en la traduisant ? Toujours ! La traduction est une trahison. Thomas Bernhard s’est beaucoup exprimé là-dessus. Dès lors, n’est-ce pas un poids supplémentaire pour le comédien ? C’est détruit, il faut l’accepter. La langue n’est plus là, on en est libéré. Il faut prendre la chose ailleurs. Je crois que la langue de Thomas Bernhard est une équation entre la langue du personnage, sa conscience profonde, les nécessités (…) qui amènent à autre chose, à la théâtralité. C’est une autre chose du monde. Thomas Bernhard disait ne pas écrire pour le public (lire page 124), qui ne le mérite pas, mais pour les comédiens, comme Minetti (lire pages 128 à 131), seuls susceptibles de le comprendre vraiment. Et vous, ne jouez-vous pas pour le public ? On ne joue pas pour le public. Le public, c’est trop grand pour qu’on joue pour lui. On joue pour le théâtre qui le comprend. On joue pour la totalité de l’œuvre théâtrale. C’est une présence de l’humain à l’intérieur d’un lieu qui s’appelle théâtre. Le jeu théâtral, c’est cet élan vers la boule, qui est plus simple que le jeu pour un public. Mais quand Thomas Bernhard dit qu’il n’écrit pas pour le public, il va très loin. Étant donné le risque vital, poétique, que prend l’acteur sur un plateau, on ne peut pas être plus en danger que lui. Il se donne intégralement et pas seulement au public ; si bien qu’il met en risque sa vie. L’acteur n’a pas à jouer pour le public, ni même à avoir le respect du public : il l’a en lui. C’est une traduction du public qu’il a en lui. De la part de Thomas Bernhard, c’est une espèce de contrepèterie. C’est parce que dire acteur, c’est accepter le passage. Pour Thomas Bernhard, dans le théâtre, l’acteur est tout. Même son texte ne traverse qu’un acteur. Cette émotivité, cette présence sera l’œuvre du théâtre. Et dans l’œuvre du théâtre, il n’y a que celui qui entend ce songe et qui l’emporte, à tout jamais. Consentez-vous à cet abandon total, à une telle intensité, pour chaque rôle ? Je n’ai pas la grâce de savoir faire la grimace. Je suis né sur un continent ainsi fait. Évidemment, je dois avoir quelques cartes à jouer à force de travail, mais ça ne sert à rien. C’est sans doute simple, mais pas simplifié, d’être là. C’est complexe, mais pas compliqué. Je n’ai pas de repères. Pourtant, Dieu sait que je suis très précis… Je ne sais pas comment on fait ça : pas simplement parce que je ne l’ai pas étudié, mais pour le bonheur que j’ai eu de jouer certaines choses qui demandent la responsabilité face à l’amour (…), je ne vois pas quoi faire à chaque fois, que de trouver l’instant d’incertitude, l’instant d’immortalité. Avez-vous toujours été comédien ? Oui, je n’ai pensé qu’à ça toute ma vie. À part ça, je ne sais pas comment on fait… pour vivre autre- ment ou s’intéresser à autre chose. Je peux faire de la sculpture, de la peinture. Je ne sais pas comment on peut dire autre chose que de la poésie. Mais vous êtes également un acteur de cinéma : qu’en est-il de cette nécessité, de cette essence poétique, au cinéma, où l’on coupe et recoupe, où l’on peut rejouer maintes fois la même scène ? C’est exactement pareil, à part le fait que le plateau est différent. Il y a des techniques : quand vous n’avez pas de caméra, vous n’avez pas de profondeur de champ. Au théâtre, c’est l’acteur qui est tout. Au cinéma, c’est le metteur en scène qui est tout, qui tient le montage. Tout cela, l’acteur le vit de façon naturelle : une caméra, c’est une intimité, tandis que le théâtre réclame de porter la voix (…). C’est la chose qui réclame, qui veut votre vie. Ce n’est pas vous qui faites. C’est la nécessité d’amour qui se projette en vous. Il est évident que ce discours ne tient pas devant des imbécilités. Mais quand une chose est bien installée, bien pensée, bien faite, bien actée dans le désir, vous vous projetez en elle. C’est tout pur ! J’ai lu quelque part que vous emportiez les gants de Thomas Bernhard, dont le frère de l’auteur vous aurait fait cadeau, en tournée… Oui, ils sont là, toujours sur une tablette de ma loge. Je les mets pour joindre les mains avant d’entrer en scène. Propos recueillis par Sylvain De Marco — 123 — 1 Née en 1926 à Klagenfurt (Autriche), Ingeborg Bachmann a fait des études de philosophie et travaillé à la radio autrichienne. Elle publie ses premiers textes poétiques en 1952 et obtient l’année suivante un prix du Groupe 47. Dès lors, elle se consacre à la littérature, écrit plusieurs recueils de poèmes, des pièces radiophoniques, des livrets d’opéra (pour Hans-Werner Henze) et de ballet. Son œuvre est à la fois symboliste et engagée. Elle est l’auteur d’un unique roman, Malina (1971). Ingeborg Bachmann est morte à Rome en 1973 dans l’incendie accidentel de son appartement. Elle partagea l’existence de Max Frisch. THOMAS BERNHARD : L’AUTRICHIEN COMME L’OISEAU SOUILLANT SON PROPRE NID À propos des relations de Thomas Bernhard avec le peuple et les dirigeants autrichiens «J’ai toujours écrit pour des comédiens, jamais pour un public car je n’écris pas pour des idiots, seulement pour des comédiens comme Minetti c’est à dire des hommes de l’esprit...» Thomas Bernhard «Mais une fois que j’ai eu prononcé, pour ainsi dire en guise de remerciement pour le prix, quelques phrases que j’avais jetées sur une feuille de papier en toute hâte et avec la plus grande répugnance, juste avant la cérémonie, une petite digression philosophique, pour ainsi dire, où je me bornais à rappeler que l’homme est misérable et que la mort lui est assurée – l’un dans l’autre, je n’avais pas parlé plus de trois minutes –, le ministre, qui n’avait absolument pas compris ce que j’avais dit, a bondi de son siège, indigné, en me brandissant son poing sous le nez. Écumant de rage, il m’a encore traité de saligaud devant toute l’assistance et il a quitté la salle non sans avoir claqué derrière lui la porte vitrée avec une telle violence qu’elle s’est brisée en mille éclats. Dans la salle, tout le monde avait bondi sur ses pieds, et avait suivi des yeux avec stupéfaction la sortie du ministre. Pendant un instant avait régné, comme on dit, un profond silence.» (in Le neveu de Wittgenstein, traduction de Jean-Claude Hémery, Éditions Gallimard) Bernhard n’a pas eu à inventer cet épisode du rappel des premiers termes de l’Ecclésiaste si mal compris (vraiment ?) par Piffl-Persevic : tout au plus le dramaturge a-t-il sans doute quelque peu adapté à sa pièce la réaction du ministre lors de son début d’allocution, à l’occasion de l’attribution du Kleiner Österreichischer Staatspreis für Literatur, prix autrichien de littérature, en 1968. Comme l’a si justement souligné JeanMarie Winkler dans la revue Colline, Thomas Bernhard «va au devant d’une cascade de scandales médiatiques et de provocations fortuites ou savamment organisées, dès lors que le spectacle dramatique rencontre physiquement son public». Et un public qui se sent insulté, parfois à juste titre, le fait savoir violemment. «J’ai toujours écrit pour des comédiens, jamais pour un public car je n’écris pas pour des idiots, seulement pour des comédiens comme Minetti c’est à dire des hommes de l’esprit, même si des idiots ont joué dans mes pièces. Le public est l’ennemi de l’esprit, c’est la raison pour laquelle je me contrefiche de lui… Il est et doit rester mon ennemi.» Voilà de quoi ravir un public autrichien (néo) fascisant… Un nid diabolique L’image de l’Autriche que véhicule l’œuvre de Bernhard est terrifiante, diabolique, monstrueuse – tandis que ses propos publics accusent l’Autriche de tous les maux, et surtout de ne pas avoir fait le deuil du national-socialisme. Ses invectives provoquent souvent la colère des Autrichiens, qui l’accusent d’être un Nestbeschutzer, c’est-à-dire de souiller son propre nid. On lui reproche de se servir de l’argent des contribuables autrichiens pour proférer des insultes à leur encontre, ce qui paraît indéniable si l’on considère notamment que le Burgtheater viennois, pour lequel a été écrit Heldenplatz, est une scène subventionnée. — 124 — C’est justement avec Heldenplatz (La place des héros), que Thomas Bernhard s’attirera le plus d’ennuis. Pour les 50 ans de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, la pièce attaque l’hypocrisie autrichienne. La «place des héros», au centre de Vienne, a été le lieu d’un discours d’Hitler qui fut acclamé par une énorme foule. Thomas Bernhard considère que les Autrichiens n’ont pas changé et l’œuvre décrit la souffrance de Juifs vivant dans la hantise de ces clameurs, cinquante années après. On peut ainsi entendre dans la pièce : «Il y a aujourd’hui plus de nazis à Vienne qu’en 1938.» Dans son testament, Bernhard interdira la diffusion et la représentation de ses œuvres en Autriche («quelle que soit la forme de son État») pour les cinquante années suivant sa mort. Ses héritiers feront annuler cette partie du testament. Thomas Bernhard a écrit 250 articles, 5 recueils de poésie, 23 grands textes en prose et nouvelles et 18 pièces de théâtre. Sylvain De Marco, d’après diverses biographies de Thomas Bernhard, ainsi que Thomas Bernhard l’Autrichien de Jean-Marie Winkler dans la revue Colline n° 9. Quelques éléments biographiques Bernhard passe une grande partie de son enfance à Salzbourg auprès de son grandpère maternel. C’est l’époque du nazisme triomphant et le début de l’enfer pour Thomas Bernhard. En 1943 son grand-père le place dans un internat à Salzbourg, où il vivra la fin de la guerre. Atteint par la tuberculose, Thomas Bernhard est soigné en sanatorium, expérience qu’il inscrira dans sa production littéraire. Il voyage à travers l’Europe, surtout en Italie et en Yougoslavie. En 1952, il travaille comme chroniqueur judiciaire au journal Demokratisches Volksblatt. Il étudie, à l’Académie de musique et d’art dramatique de Vienne ainsi qu’au Mozarteum de Salzbourg. Son premier grand roman, Gel, paraît en 1963. Il le fera connaître hors des frontières et obtiendra de nombreux prix. Par la suite, Thomas Bernhard se consacre davantage à des œuvres théâtrales. En 1970, Une fête pour Boris remporte un grand succès au Théâtre allemand de Hambourg. Il écrit un cycle de 5 oeuvres autobiographiques qui paraîtront entre 1975 et 1982 : L’origine, La cave, Le souffle, Le froid et Un enfant. En 1985, Le faiseur de théâtre, véritable machine à injures, causera un grand scandale en Autriche. Mais c’est avec Heldenplatz, son ultime pièce, que Thomas Bernhard s’attirera le plus d’ennuis. La pièce s’attaque une fois encore à l’hypocrisie autrichienne, au fanatisme et aux méfaits qui en résultent. CET ENFANT De Joël Pommerat (France) / Mise en scène de l’auteur Cet enfant a reçu le prix du Syndicat professionnel de la critique pour la meilleure création en langue française 2006. Interprétation Saadia Bentaïeb / Agnès Berthon / Lionel Codino / Ruth Olaizola / Jean-Claude Perrin / Marie Piemontese Création musicale Antonin Leymarie Trompette Aymeric Avice / Guillaume Dutrilleux Claviers, orgue, piano électrique Boris Boublil Batterie Antonin Leymarie Sax, synthé, basses Rémi Sciuto Guitares, basse Fred Pallem Scénographie et lumières Éric Soyer Costumes Isabelle Deffin Recherche et réalisation de l’écriture sonore François et Grégoire Leymarie Accessoires Thomas Ramon Documentation Évelyne Pommerat Recherche documentation Caterina Gozzi Régie lumière Yann Loric Régie son Grégoire Leymarie Régie plateau Vanessa Petit Production Compagnie Louis Brouillard Coproduction L’Espace Malraux – Scène nationale de Chambéry et de la Savoie / Théâtre Brétigny – Scène conventionnée du Val d’Orge / La Ferme de Bel Ébat de Guyancourt / Théâtre de La Coupe d’Or – Scène conventionnée de Rochefort / Théâtre Paris-Villette L’origine de Cet enfant est singulière puisqu’il s’agit d’une commande de la Caisse d’allocations familiales du Calvados, commande réalisée après une rencontre avec un groupe d’habitantes d’Hérouville-Saint-Clair. Se succèdent, dans ce texte de 2003, des scènes courtes traitant toutes de la relation parents enfants – avec des personnages à la fois durs, tourmentés et fragiles : une femme enceinte, par exemple, se réjouissant d’être meilleure mère que sa propre génitrice ; une autre sur le point d’accoucher et refusant de laisser son bébé quitter son ventre ; une petite fille avouant à son père qu’elle pourrait se passer de lui, etc. Pas un homme Une séquence – entre toutes – a retenu particulièrement mon attention, celle qui réunit, dans un appartement, un homme très affaibli d’une cinquantaine d’années, son fils de quinze ans, et une femme trentenaire, assistante sociale selon toute vraisemblance. Celle-ci vient apprendre au père qu’il perdra ses indemnités sociales s’il ne « tient » pas davantage son fils, qui, visiblement, s’est montré coupable d’incivilités répétées hors du foyer. Et, de fait, dans cette scène, le fils se montre assez indélicat ; il additionne les impertinences à l’égard de son père – un père en arrêt de travail, la faute à une maladie professionnelle. On apprendra plus tard qu’il le bat même parfois. Comme un leitmotiv, le père n’a de cesse de répéter qu’il souhaite ardemment reprendre le labeur. On comprend au fil des échanges qu’il s’agit d’un émigré et que son incapacité à travailler est vécue – par lui – comme une culpabilité, comme un déshonneur, une blessure d’estime : «Un homme – explique-t-il – qui ne gagne pas sa vie par ses propres moyens n’est pas un homme chez moi». Le père déplore, mais comprend l’attitude de son fils : comment s’attendre au respect de ses enfants quand la loi même se montre discriminatoire, quand elle interdit l’accès au travail. Il se sent devenir un sous-homme condamné à l’inutilité sociale, en un mot, à l’exclusion. L’insécurité sociale Rarement l’art dramatique aura mis si clairement en lumière les causalités sociales de l’irrespect domestique, les causalités économiques des incivilités morales. Autant qu’une perte de pouvoir d’achat – grave en elle-même, l’inactivité représente une marginalisation sociale ; elle inspire à l’intéressé un sentiment de parasitisme, de culpabilité et le plonge dans une oisiveté douloureuse. Bien que brutal et inacceptable, le rejet du père par le fils apparaît dès lors comme une révolte de l’honneur, comme un sursaut de l’orgueil devant l’aliénation d’un géniteur qui – bien que mourant – n’aspire qu’à retourner à la mine. En quelques paroles sont révélés la détresse, la difficulté à communiquer d’une famille, mais aussi le cynisme d’un système qui accuse un père d’avoir perdu le contrôle de son enfant après l’avoir lui-même exploité jusqu’à l’affai— 126 — Théâtre Du lundi 16 au mercredi 18 février à 20h30 Au Théâtre Forum Meyrin Durée 1h10 Plein tarif : Fr. 35.– / Fr. 28.– Tarif réduit : Fr. 25.– / Fr. 22.– Tarif étudiant, chômeur : Fr. 15.– Accueil réalisé en collaboration avec le Service culturel Migros Genève _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ blissement de toutes ses fonctions : physiques, psychiques et morales. Rarement on aura abordé si directement notre aliénation devant un réel toujours plus insaisissable, notre perplexité devant les déterminations sociales et inconscientes qui brouillent nos relations intimes. Un auteur-en-scène Comme Wajdi Mouawad – cet autre artiste encensé par le Théâtre Forum Meyrin –, Joël Pommerat met en scène ses propres textes, s’imposant un va-et-vient entre les planches et sa table d’écriture ; un va-et-vient au cœur de l’indéniable particularité de son œuvre. On saisit mieux l’enjeu de ce double emploi en lisant ce qu’en dit Pommerat lui-même : « Souvent les auteurs de théâtre qui ne sont pas metteurs en scène sont contraints de renforcer exagérément la clarté de leur projet, de leur propos, de simplifier leur écriture, afin d’être compris dès la première lecture (…) et afin de donner les bonnes clés d’interprétation aux metteurs en scène. (…) J’ai commencé à ressentir combien la mise en scène était elle aussi une écriture. Le texte se chargeait du langage de la parole, la mise en scène prenait en charge tous les autres langages, les autres signes, visibles ou pas, audibles ou pas, et leurs résonances entre eux. Et tout cela c’était l’écriture. Et c’est tout cela qui composait le poème dramatique » (in Joël Pommerat, Théâtres en présence, Actes Sud-Papiers, 2007). Plusieurs traits caractérisent la stylisation affirmée des réalisations scéniques de Pommerat ; ainsi, le souci de permettre une distance. Celle- ci tient à un découpage en séquences brèves, à l’absence de linéarité (par l’utilisation du procédé du flash-back entre autres), aux ellipses. La distance vient aussi d’un certain humour (volontiers sombre), de l’usage de micros, de la production de musique en direct, du hiératisme des comédiens (qui n’est pas sans nous rappeler certaines directions d’acteurs signées Valentin Rossier) – un hiératisme confirmé par une déclamation qui ne se complaît pas dans le «jeu des mots». Elle tient, enfin, à un travail, léché, de la lumière qui fait presque basculer la représentation dans l’abstraction. Pourtant, force est de constater qu’à côté de cette distance invitant les spectateurs à devenir les lecteurs adultes de la fable présentée, sourdent nombre de moments d’immédiates émotions : celles-ci tiennent à l’intensité du texte, au suspens souvent entretenu et à l’autre face de certains procédés ci-dessus évoqués : le travail de soutien électronique des voix, par exemple, permet une réalisation quasi cinématographique et crée une intimité et le sentiment de « plans rapprochés » tout en maintenant les comédiens au lointain. Une toile sombre sur laquelle s’impriment de subtils filigranes de silhouettes semble indiquer que, par-delà le visible et les évidences, l’inconscient de nos «je» et les fantasmes collectifs sont également convoqués. Si le style de Pommerat est reconnaissable entre tous, cela tient, certes, à des choix de régie affirmés, mais aussi à sa volonté de fonctionner en véritable troupe, accumulant – avec les co- médiens qui l’entourent – un savoir pratique et théorique qui fait de chacune de ses œuvres un promontoire permettant à la suivante de s’élever plus haut encore ou de chercher plus loin. Mathieu Menghini Propos choisis «Le théâtre, c’est ma possibilité à moi de capter le réel et de rendre le réel à un haut degré d’intensité et de force. Je cherche le réel. Pas la vérité. On dit que mes pièces sont étranges. Mais je passe mon temps, moi, à chercher le réel. (…) Je suis persuadé qu’on peut dire quelque chose d’actuel et brûlant de nous et notre monde par le théâtre. (…) Il est plus urgent de montrer que d’expliquer. C’est là, même, notre seul et essentiel travail au théâtre. (…) Le théâtre ne sert aucune cause, au contraire, pour moi il doit empoisonner la réflexion et tenter de nous faire sortir de nous-mêmes. En cela, peut-être, il est politique. (…) Le théâtre est un lieu possible d’interrogation et d’expérience de l’humain. (…) Un lieu de possibles, et de remises en question de ce qui nous semble acquis. Un lieu où nous n’avons pas peur de nous faire mal, puisque ce lieu est un lieu de simulacre et que les blessures que nous allons nous faire n’ont rien de commun avec celles que nous pourrions subir dans la vie qui n’est pas théâtre.» Joël Pommerat, Théâtres en présence, Actes Sud-Papiers, 2007 — 127 — MINETTI De Thomas Bernhard / Mise en scène André Engel (France) Interprétation Caroline Chaniolleau (en alternance avec Évelyne Didi) / Gilles Kneusé / Arnaud Lechien / Julie-Marie Parmentier / Michel Piccoli Traduction Claude Porcell Version scénique André Engel / Dominique Müller Dramaturgie Dominique Müller Scénographie Nicki Rieti Lumières André Diot Son Pipo Gomes Costumes Chantal de la Coste-Messelière Maquillages, coiffures Marie Luiset Assistant à la mise en scène Arnaud Lechien Production Théâtre Vidy-Lausanne Coproduction Le Vengeur Masqué / Théâtre national de la Colline (Paris) Avec le soutien de la Fondation Leenaards L’Arche Éditeur est l’agent théâtral du texte représenté. Ce spectacle intègre la théma Geist du Théâtre Forum Meyrin présentée pages 92-93. Lire aussi les pages 122 à 125 et 130-131. Minetti est un Künstlerdrama, une pièce dont le sujet est l’acteur lui-même. Loin d’être un portrait réaliste, la pièce n’en recèle pas moins des éléments autobiographiques puisés dans les années les plus noires de la vie de l’acteur Bernhard Minetti. Minetti et Minetti Lear est le personnage préféré de Minetti, il l’a joué dès dix-huit ans et aussi longtemps qu’il a été le directeur du théâtre de Flennsburg, sa ville natale. C’est aussi suite à un procès qu’il devra quitter cette ville, devenant en quelque sorte un « comédien errant ». L’opportunisme dont il fit preuve pendant le régime nazi, ainsi que l’audace de se donner à lui-même le rôle d’Hamlet à 40 ans, n’ont pas laissé Thomas Bernhard insensible. À travers la «folie» de son personnage, le passé lentement remonte à la surface. La pièce n’est pas une critique de l’artiste, mais bien une œuvre littéraire dont l’auteur maîtrise à la perfection le sujet. «Ma volonté de jeu est totale» À la question concernant la gémellité entre le personnage et l’acteur, Minetti répondra: « Parce que Bernhard nous montre toutes les difficultés des comédiens à travers les paroles d’un artiste, je n’ai jamais eu l’impression de jouer ma propre vie. On m’a souvent demandé si je suis comme le Minetti que Bernhard a créé. Je ne peux que répondre par un léger sourire, je sais bien évidemment que ma vie n’a rien à voir avec celle du personnage de la pièce. Par contre Bernhard a touché un point sensible dans mon être en tant que comédien de telle manière qu’il rend hommage à notre métier. Ainsi, le personnage de Minetti ressemble d’une certaine manière à tous les comédiens.» Manière de se prémunir contre des interprétations restrictives, cette note de l’acteur nous renseigne sur la spécificité de son métier. Minetti parle du combat de toute une vie d’un comédien pour et avec un rôle. De l’inexorable vacuité de cette quête, de la résistance aux sirènes de l’approbation du critique et du public. La volonté de jeu de cet acteur hors norme fut totale tant intellectuellement que physiquement. Bernhard et Minetti Leurs routes se croisent en mai 1974 tandis que Minetti interprète le rôle du général dans La société de chasse de Thomas Bernhard. Depuis ce jour, nous livre Minetti, ils furent liés l’un à l’autre. Le premier rôle qu’offrit Bernhard à Minetti fut celui de Garibaldi dans La force de l’habitude (juin 1974). À la sortie de la représentation, l’auteur dira de lui : « Il faut que je profite, tant qu’il en est encore temps, de ce comédien immense, sans doute le plus grand de nos comédiens, du pouvoir d’envoûtement incroyable qu’il a sur le public tout simplement parce qu’il est un homme de l’esprit du théâtre» (Geistestheaterkopf). Pour Minetti, Thomas Bernhard écrira Minetti (1976), Le réformateur (1980), Les apparences sont trompeuses (1984), et enfin ce « cadeau » qu’il lui offrit pour son 80e anniversaire, Simplement compliqué (1986). — 128 — Théâtre Du mercredi 18 février au dimanche 8 mars (ma, je et sa à 19h00 / me et ve à 20h00 / di à 17h00 ; relâche le lundi) Au Théâtre de Carouge-Atelier de Genève Salle François-Simon Durée (spectacle en création) «L’acteur Qui a une couronne sur la tête Est un pauvre vieil homme.» Plein tarif : Fr. 35.– / 23 euros Etudiant, apprenti : Fr. 15.– / 10 euros Chômeur, AVS, AI : Fr. 25.– / 17 euros Groupe : Fr. 30.– / 20 euros ____________________________ Le comédien du siècle Né en 1905 à Kiel, Bernhard Minetti meurt le 13 octobre 1998 à Berlin. Le metteur en scène Claus Peymann déclarera immédiatement : «Le comédien du siècle, Bernhard Minetti, a quitté la scène. Le roi de l’art théâtral est mort». Après 70 ans de théâtre et 300 rôles, il influença remarquablement le métier de comédien, transformant chaque feuille de papier en expérience vécue. Tout devait traverser le corps – ce qui faisait partie de l’audelà résonnait en lui, vibrait, mais lui restait étranger. Après avoir de 1920 à 1970 exploré tout le grand répertoire allemand et élisabéthain, il amorça en 1971 un tournant dans sa carrière avec La danse des morts de Strindberg mis en scène par Rudolf Noelte. Il explora alors avec intensité le répertoire de Beckett, Genet, et enfin Thomas Bernhard. Klaus Grüber, Heiner Müller, Bob Wilson, Claus Peymann, Hans Peter Cloos, Alexander Lang, sont parmi les metteurs en scènes ayant eu l’immense honneur de le diriger. Delphine de Stoutz Les citations de Bernhard Minetti sont extraites de Erinnerungen eines Schauspielers, entretiens avec Günther Rühle, 1985, traduit de l’allemand par Marjorie Evesque. Bernhard Minetti AUTOUR DE MINETTI MICHEL PICCOLI Le vertigineux abîme de Minetti «Essayer de tenir des lignes droites, courbes, pour chercher et pour trouver de temps en temps une réponse superbe, imaginaire, folle ou impossible devant l’existence.» Il a beau avoir quatre-vingt-trois ans, traversé soixante ans de théâtre et de cinéma, Michel Piccoli est infatigable. L’œil vif et la passion intacte, il campe aujourd’hui l’acteur Minetti dans la pièce éponyme de Thomas Bernhard (lire pages 128-129). Mise en scène par André Engel, cette farce dramatique raconte l’attente d’un vieux comédien à qui un directeur de théâtre a promis qu’il jouerait le roi Lear. Une mise en abyme du théâtre qui prend une ampleur encore plus vaste lorsqu’on sait qu’il y a trois ans, Michel Piccoli a interprété Lear sous la direction, justement, d’André Engel. Le vertige est puissant. Le rôle également. Et Michel Piccoli, entier, curieux et d’une modestie à toute épreuve, n’a rien perdu de sa superbe. Entretien Lucie Rihs : Pouvez-vous nous dire quelques mots sur l’origine de ce Minetti ? Michel Piccoli : C’est très privé comme histoire, mais pour nous c’est une farce formidable après avoir joué Lear de faire un spectacle sur Lear, sur un acteur, de continuer avec Shakespeare par Thomas Bernhard. C’est une pièce sur une sorte de désespérance, sur une folie d’intégrité, de rigueur vis-à-vis d’un auteur. Sur ce qu’est le théâtre, ce qu’est l’acteur, la souffrance de l’artiste. Sur ce qui fait qu’un artiste est honorable ou pas. Quelle que soit la discipline, finalement, on doit trouver le passionnel dans l’existence. Dans toute vie, il doit y avoir un délire passion- nel pour que ce mystère de la vie soit grandiose. Tout le monde peut être plus que ce qu’il est. Vous vous êtes appuyé sur votre expérience de Lear pour créer ce rôle ? Non, en rien. On n’en parle jamais. On le fait déjà suffisamment dans la pièce, on ne va pas en plus faire une dissertation philosophique sur Lear en dehors. Thomas Bernhard le fait beaucoup mieux que nous. Quels éléments vous touchent particulièrement dans ce personnage de Minetti ? Je sens une tendresse formidable pour lui. Il pourrait être mon maître à penser ou à faire. Mais je n’atteindrai jamais sa folie, je suis beaucoup trop concret. Votre personnage dit « les artistes ont tous peur »… «Les artistes ont tous peur… peur… », oui ! On a peur, pour parler très petitement, de ne pas être à la hauteur. De ce que peut être le maximum de l’art du théâtre, par exemple. Il dit aussi que le véritable artiste est celui qui a choisi d’être artiste dans sa folie, et fait de sa folie une discipline. On ne peut pas être artiste et sage. Ceux qui le sont ne sont plus des artistes, ce sont de bons faiseurs. C’est pareil dans tous les métiers. Les gens peuvent en dire ce qu’ils veulent, mais il ne faut pas que l’artiste soit froussard. Il faut qu’il ait suffisamment de rigueur, d’énergie pour ne pas écouter les jugements. Il faut rester intègre avec soi-même et avec l’idée que l’on se fait de la nature de l’art, du métier de comédien, du cinéma, tout ça. — 130 — Vous, comment vous situez-vous face à cette question de l’intégrité ? Je ne sais pas si je suis un bon exemple. J’y ai aspiré tout le temps, j’y aspire encore. Je crois que j’ai cette intégrité et la force de toujours continuer sa quête. Les gens se demandent pourquoi je ne me repose pas, se disant que je dois avoir gagné bien assez d’argent. Toutes ces vulgarités que l’on peut entendre. Eh bien, rien ni personne ne m’a détourné d’une recherche sur l’essence de mon métier. Il faut être très vigilant, attentif à ne pas se dévoyer, sous aucun prétexte. Essayer de tenir des lignes droites, courbes, pour chercher et pour trouver de temps en temps une réponse superbe, imaginaire, folle ou impossible devant l’existence. Vous avez jonglé toute votre vie entre théâtre et cinéma. Est-ce que ce sont deux passions égales pour vous ? Elles ne sont pas égales, ce sont des passions transversales. Je suis bigame, quoi ! Ce sont des passions qui peuvent s’intégrer, s’enrichir l’une l’autre. Ce n’est pas une double vie, mais une mixture extravagante entre le comédien dirigé au cinéma et celui, au théâtre, qui est apparemment, par le truchement du jeu, le créateur total. Il est responsable de tout : de la pièce qu’il n’a pas écrite, de la mise en scène qu’il n’a pas faite, de son personnage. Au cinéma, le métier d’acteur est plus un métier de laboratoire, si je puis dire. L’acteur n’est pas le grand moteur énergétique comme au théâtre, c’est le réalisateur et le monteur. Mais vous savez, au cinéma, j’ai été d’une indiscrétion, d’un culot ! J’ai parfois, c’est un bien grand mot, « psychanalysé » mes metteurs en scène. Je ne jouais pas seulement le personnage, mais aussi le metteur en scène. J’ai souvent été le miroir du réalisateur. Mais ça, c’est entrer dans une intimité qu’on n’apprend pas à l’école du théâtre. Vous aimez prendre des risques dans votre métier. Je n’ai jamais été encombré par la compétition, par la mainmise du box-office. J’ai la chance de faire ma route. Pas seul, parce que j’ai des amis metteurs en scène ou écrivains qui me guident. C’est bizarre, ils sont morts. Je ne sais pas pourquoi ils sont morts d’ailleurs... Pas tous, heureusement. Des personnes même très jeunes peuvent le faire. Me maintenir dans une discipline d’intégrité, de recherche, d’imprévoyance. J’ai eu de la chance de rencontrer des gens, comme mes parents d’ailleurs, qui n’ont pas poussé de hauts cris ni ne se sont affolés quand j’ai dit que je voulais être comédien. C’est déjà beaucoup. Ça a changé maintenant. Aujourd’hui, les filles, plus on les prostitue, plus elles sont admirables. C’est terrifiant, non ? C’est une commercialisation épouvantable de la féminité, de la sexualité, de toutes ces choses qui étaient interdites et qui maintenant ne sont même plus permissives, mais dévoyées. Vous êtes résolument tourné vers l’avenir, mais comment gérez-vous la richesse de votre passé ? J’essaie d’être un bon pilote, je regarde et devant, et derrière. Je ne suis pas un nostalgique. Parler du passé, des gens, serait indiscret et indécent. J’ai le souvenir du passé, dans tous les domaines. Je ne veux pas le quitter et c’est impos- sible de rayer un tas de choses. Mais ce qui m’intéresse, c’est demain. C’est vrai, je trouve que j’ai eu une très belle vie. Je n’ai pas honte de le dire. Je n’en tire ni honte, ni gloire, c’est du travail. Beaucoup de travail et beaucoup d’audace. Comment réagissez-vous alors quand on parle de vous comme d’une «légende», d’un «monstre sacré » ? C’est un peu beaucoup de dire ça quand même. Ou ce n’est pas suffisant. Ce sont des mots faciles. Grandioses, mais faciles. C’est terrible, les gens qui n’ont pas une grande exigence de leurs comportements, de leurs déclarations. Cette même rigueur que l’on doit avoir dans des rapports de vie. On peut tous avoir des défaillances, des incompétences ou des désespérances, mais il faut toujours être en quête du maximum d’écoute et de passion. Sinon, on tombe dans la routine ou dans le vulgaire. C’est du travail, mais vous ne croyez pas que c’est bien ? Et il ne faut pas avoir peur non plus de chercher et de recommencer. Dans tous les domaines. Propos recueillis par Lucie Rihs — 131 — Caspar David Friedrich, Le voyageur contemplant une mer de nuages, 1817–1818 TRIO WANDERER «La musique seule peut parler de la mort.» Malraux Musique Vendredi 20 février à 20h30 Au Théâtre Forum Meyrin Durée 2h10 entracte compris Piano Vincent Coq Violon Jean-Marc Phillips-Varjabédian Violoncelle Raphaël Pidoux Plein tarif : Fr. 46.– / Fr. 38.– Tarif réduit : Fr. 37.– / Fr. 30.– Tarif étudiant, chômeur : Fr. 22.– / Fr. 17.– Ludwig van Beethoven (1770-1827) Trio en si bémol majeur n° 7 op. 97, «L’archiduc» Ce spectacle intègre la théma Geist du Théâtre Forum Meyrin présentée pages 92-93. Félix Mendelssohn-Bartholdy (1809-1847) Trio en ré mineur n° 1 op. 49 Franz Schubert (1797-1828) Trio n° 2 op. 100, D. 929 en mi bémol majeur ____________________________ Voilà donc un invité de marque pour célébrer le thème de Geist chers aux premiers romantiques et qui a également préoccupé Beethoven à plusieurs reprises. La sensibilité germanique vis-àvis de la mort, du voyage, de la solitude, trouve avec des musiciens comme Schubert, Schumann et Weber une expression singulière qui n’a pas d’équivalent ailleurs, que ce soit en France ou en Italie ou encore en Russie. C’est à fois la forêt profonde, le mythe du voyage sans fin, ou bien l’hiver traduit musicalement par des thèmes qui oscillent entre majeur et mineur, soutenus par des rythmes souvent retenus, colorés par des harmonies subtiles qui usent régulièrement de retards ou de syncopes. L’inspiration puise parfois dans les mélodies populaires la matière musicale qu’elle développe. Le Trio Wanderer ou l’âme du répertoire romantique En choisissant le terme de Wanderer, le trio formé par Jean-Marc Phillips-Varjabédian, violon, Vincent Coq, piano, et Raphaël Pidoux, violoncelle, a frappé dans le mille. Évoquant ainsi le thème cher à Schubert, un thème qui trouvera son point culminant dans le Winterreise, les trois musiciens se sont beaucoup consacrés à l’interprétation du répertoire romantique, sans pour autant ignorer les autres facettes de la musique de chambre. Leur carrière exemplaire les a conduits sur tous les continents, de la Philharmonie de Berlin au Kioi Hall de Tokyo, du Teatro municipal de Rio de Janeiro à la Scala de Milan, du Théâtre des Champs-Élysées à la Grande Salle Tchaïkovski en passant par le Wig- more Hall de Londres et la Library of Congress de Washington. À chaque fois, le public comme la critique louent la perfection de leur jeu, l’équilibre subtil des registres et leur «complicité quasi télépathique». Lors de ce parcours exceptionnel, ponctué d’enregistrements avec Harmonia Mundi, le Trio Wanderer a été couronné deux fois, en 1997 et 2000, meilleur ensemble de musique de chambre de l’année aux Victoires de la musique. On mentionnera également les critiques qui ont salué leurs enregistrements : Choc de l’année du Monde de la musique, Critic’s Choice de Gramophone, Classical Internet Award 2005, et de nombreux autres, sans compter le film qu’ARTE a consacré à cet ensemble en 2003. Pour finir, on signalera une intégrale des trios de Brahms louée unanimement et en passe de devenir un enregistrement historique. L’épanouissement musical L’opus 97 de Beethoven, écrit en 1811 et plus connu sous le nom d’Archiduc, car dédié à l’archiduc Rodolphe d’Autriche, appartient à ce que l’on a coutume de nommer « la deuxième manière » du compositeur. Le premier mouvement en forme sonate, avec un magnifique et noble thème en deux parties suivi d’un second formulé en trois parties, est remarquable par son développement en trois phases et sa conclusion sur le premier thème élargi. Le scherzo bondissant et joyeux présente dans son trio un étonnant passage chromatique débouchant sur un contraste sonore frappant, avant de conclure presque éteint sur la dominante. Les variations de l’andante sont un modèle du genre. La mélodie, — 132 — admirable, scindée en deux parties, donne lieu à une démonstration d’invention où l’on découvre des enchaînements inattendus, des couleurs surprenantes, avec un passage dans une tonalité éloignée avant de conclure sur une amplification mélodique superbe. Presque populaire, le rondo final est un pétulant mouvement intégrant la manière d’Haydn – consistant à traiter brusquement les thèmes en changeant le rythme. Il se termine brillamment et apporte ainsi une vive lumière conclusive. Le Trio opus 49 de Mendelssohn est paru en 1840. Il présente à la fois toutes les facettes du génie de son auteur, mais aussi quelques-uns de ses défauts. On trouve une grande énergie dans le premier mouvement marqué par une coda splendide, mais aussi un deuxième thème un peu quelconque qui ne fait pas le poids par rapport au premier thème expressif. Le deuxième mouvement est écrit à la manière d’une Romance sans paroles dont le compositeur se montrait très friand. On y entend des mélodies toujours bien écrites à défaut d’être d’une haute inspiration. Avec le scherzo, on retrouve la manière si brillante de l’auteur du Songe d’une nuit d’été, avec cette vivacité si caractéristique, des apparitions fantastiques, une débauche rythmique rehaussée encore davantage par un usage très efficace de l’instrumentation. Le final est dansant, basé sur deux thèmes dont le second est une belle trouvaille, sincère et attrayante, qui se colore en passant par la tonalité de ré majeur avant que l’on ne conclue avec le retour du premier thème dans la coda finale habilement construite. Le chef-d’œuvre Enfin, Schubert bien entendu, puisque nos invités font clairement référence à ce compositeur dont ils interpréteront le deuxième Trio op. 100, paru en 1828, année de sa mort. À noter qu’à ce propos, il existe un mystère : comment un compositeur dont la période créatrice n’excède pas vingt ans a-t-il pu laisser un catalogue aussi important comprenant plus de six cents lieder, dix symphonies, vingt et une sonates pour piano, une quinzaine de quatuors, sans compter les autres œuvres de musique de chambre, les innombrables petites pièces pour piano, chœurs d’hommes, chœurs mixtes, messes, etc. ? Et de surcroît sans déchet… Toujours est-il que le Trio op. 100 appartient à ces œuvres de premier plan où l’inspiration règne en maître dans chaque mouvement. Que ce soit dans le premier, nourri par un travail harmonique captivant, dans le second où la mélodie serait, dit-on, un chant populaire suédois mais qui sonne comme du pur Schubert et qui induit un climat d’introspection tourmentée, dans le scherzo où la musique se fait intime pour conclure dans le mystère ou encore dans le final où les idées mélodiques semblent issues de la musique populaire et où l’art du compositeur atteint un sommet dans l’agencement des différentes sections. Tout l’art de Schubert alors au sommet de son métier et de son inspiration où se mêlent les sentiments opposés et les couleurs du jeune romantisme. Jean-Philippe Bauermeister «Si Genève est une ville où les cultures se côtoient et se mélangent, elle le doit à la Réforme.» GRANDS HOMMES, QUI DONC FÛTES-VOUS ? LA RÉFORME REVISITÉE Café des sciences Mardi 24 février de 18h30 à 20h00 Au Théâtre Forum Meyrin Dans les foyers / Entrée libre 1535 : GENÈVE S’AGITE LA RÉFORME Ce Café des sciences intègre la théma Geist du Théâtre Forum Meyrin, présentée pages 92-93. Concept et réalisation Passerelle de l’UNIGE Partenariat Théâtre Forum Meyrin Conception et réalisation Association Euroscience-Léman Avec le concours et le soutien de La Passerelle de l’UNIGE En collaboration avec le Théâtre Forum Meyrin Goûters des sciences Tout public dès 5 ans Samedi 28 février de 14h00 à 17h00 En Ville de Genève Inscriptions gérées par l’UNIGE à [email protected] ou au 022 379 73 88 Entrée Fr. 5.– Ce Goûter des sciences intègre la théma Geist du Théâtre Forum Meyrin, présentée pages 92-93. Intervenants Prof. Philip Benedict, directeur de l’Institut d’histoire de la Réformation, UNIGE / Dr Béatrice Nicollier, Faculté des lettres, UNIGE / Dr Marc Vial, Faculté de théologie, UNIGE Modérateur Emmanuel Gripon, journaliste Goûter des sciences dans le cadre des 450 ans de l’UNIGE ________________________________________________________________ ________________________ ________________________________________________________________ ________________________ À l’aube d’une date importante pour l’Église réformée – on fêtera en 2009 le 500e anniversaire de Calvin – et dans le cadre de la Théma Geist (lire aussi pages 136-137), le Café des Sciences invite trois spécialistes à partager leurs connaissances et leur enthousiasme autour des personnalités de Luther et de Calvin, souvent perçues aujourd’hui comme fort différentes. Il s’agit du Prof. Philip Benedict, directeur de l’Institut d’histoire de la Réformation, UNIGE, du Dr Béatrice Nicollier, de la Faculté des lettres, UNIGE, et du Dr Marc Vial, de la Faculté de théologie, UNIGE. C’est à ce dernier que nous avons adressé quelques questions, en guise d’avant-goût. En 2009, on célèbrera à la fois les 500 ans de Calvin et les 450 ans de l’Université de Genève. Pour marquer le coup, l’équipe des Goûters des Sciences vous convie à une fête en ville, intégrant les Samedis de l’UNIGE. Maud UlmannGagnat, géologue, UNIGE, est l’une des réalisatrices de ce Samedi de l’UNIGE. Entretien Sylvain De Marco : à en croire les images d’Épinal sur les réformateurs, Luther aurait été un homme doux, joyeux, et Calvin, pour le moins, un affreux coincé, voire un tyran. À quoi attribuez-vous une si grande différence de perception ? Marc Vial : Il est vrai que l’image de Calvin est beaucoup plus noire que celle de Luther. Luther est perçu comme un bon vivant, et Calvin comme un ascète. Il y a une légende noire autour de Calvin. On peut dire à ce sujet qu’il n’y a pas de fumée sans feu, d’une part, et d’autre part que Calvin lui-même n’a rien fait pour l’empêcher. Il y a évidemment et surtout le procès de Servet : Calvin n’a rien fait pour lui éviter le bûcher, bien au contraire. D’autre part, il faut souligner qu’il parlait très peu de lui. Nous avons très peu de témoignages directs sur sa personne. Mais, si vous le permettez, avant les divergences il me semble qu’il conviendrait d’évoquer les convergences. d’une Église puissent officier dans l’autre ! Et puis il y a des différences de hiérarchie dans les églises réformées et luthériennes, ainsi que des différences de liturgies. Je vous en prie… Il y a tout d’abord le message central de la Réforme, qui est la justification par la foi : l’homme est accepté par Dieu, par la foi et par la seule grâce de Dieu, non par son mérite. Ce message, proposé par Luther, a été repris par Calvin. Luther a théorisé la grande distinction entre le règne de Dieu et le règne de l’Etat. Calvin cherchait l’articulation : le dernier chapitre de son grand livre traite de politique. Avec lui, on est dans une accentuation plus forte de l’institution politique, et on accentue également ce qui touche à la morale. Calvin a également davantage théorisé la prédestination. Par la suite, il est vrai que Calvin a eu maille à partir avec des luthériens. Eux et lui se sont littéralement écharpés autour de la cène. Tous étaient d’accord pour rejeter la transsubstantiation, et tous étaient également contre l’idée que la communion représentait un sacrifice offert à Dieu, le seul sacrifice étant celui du Christ pour les hommes. Les disciples de Luther et de Calvin s’accordaient également quant à la présence réelle du Christ lors de la communion, mais pour Calvin, il s’agit d’une présence spirituelle, par le SaintEsprit, dans le pain et le vin, et pas d’une présence physique. C’est ce qui explique que Calvin et les successeurs de Zwingli aient pu signer un accord, et que cet accord n’ait pas inclus les disciples de Luther. Il faudra attendre la Concorde de Leuenberg, en 1973, pour que les ministres Ces différences expliquent-elles qu’il ne semble pas se préparer de grandes manifestations joyeuses pour l’imminent 500e anniversaire de Calvin ? Je crois que les réjouissances auront lieu dans les milieux des Églises, qui sont ferventes de commémorations, mais si l’on considère plus généralement la société, il y a cette légende noire de Calvin, et le fait que les gens ne connaissent pas grand-chose sur lui. Et il y a aussi le souvenir de l’affaire Servet. Dans les milieux protestants, Luther est davantage perçu comme un bon vivant, sauf peut-être à Genève. — 134 — N’est-ce pas également lié au fait que les églises se vident ? Peut-être, mais le but d’une Église n’est pas de parler de son fondateur. D’ailleurs, on ne sait toujours pas où Calvin a été enterré : il a tenu à ce qu’on l’ignore. Il ne voulait pas d’un culte de la personnalité, mais souhaitait au contraire s’effacer derrière son message, convaincu que ce qu’il disait venait de Dieu. Propos recueillis par Sylvain De Marco Entretien Sylvain De Marco : Comment intéresse-t-on les tout petits et les moins petits à la Réforme ? Maud Ulmann-Cagnat : D’abord, il faut en effet signaler que ce Samedi de l’UNIGE ne s’adresse pas qu’aux enfants, mais à tout le monde, de 5 à 95 ans. En réalité, nous allons travailler avec un comédien, comme d’habitude lors des Goûters des Sciences, afin de mettre les enfants en activité. Pour les enfants, nous essaierons de faire comprendre les changements opérés durant la Réforme et ses acquis. Et pour les tout petits, nous allons plutôt raconter une histoire de la vie à l’époque, présenter Genève un peu isolée du reste. En principe, nous aurons trois comédiens, dont Urs Bleuler, mais je ne peux pas vous donner les noms des autres pour l’instant puisque nous sommes précisément en train de travailler à la réalisation de ce Samedi. Nous savons déjà que nous allons essayer d’avoir un Calvin, et que nous allons approcher la Réforme par la démarche des historiens, c’est-à-dire en multipliant les sources et les points de vue. Il existe par exemple des caricatures protestantes d’époque qui montrent des catholiques, comme il existe des caricatures catholiques de protestants. Nous aborderons en tous les cas les aspects positifs de la Réforme, et nous les traiterons sous un jour aussi positif que possible. Nous souhaiterions montrer un autre visage de la Réforme, et démontrer que calvinisme n’est pas forcément synonyme d’austérité ou de fermeture. Vraiment, le calvinisme joyeux ?! Quels arguments apporterez-vous pour étayer votre thèse ? Nous allons par exemple évoquer la Genève multiculturelle : si Genève est une ville où les cultures se côtoient et se mélangent, elle le doit à la Réforme. C’est à ce moment qu’elle a accueilli beaucoup de réfugiés, en provenance de nombreux endroits. C’est aussi cette ouverture qui a permis à la ville de bénéficier de l’arrivée de multiples corps de métiers qui l’ont rendue florissante, et qui sont sans doute encore pour beaucoup dans sa prospérité d’aujourd’hui. Nous pourrions également parler de politique : savezvous que le Conseil d’État est un héritage de la Réforme ? À Genève, on pourrait dire de la Réforme qu’elle fut une révolution politique avant d’être une révolution religieuse. Pour les plus petits, nous pourrions par exemple montrer une image représentant les prises de décision avant 1530, peuplée de quelques rares ecclésiastiques, puis une autre image représentant une scène analogue après 1540, contenant bien plus de personnes et pas seulement des hommes d’Église… Nous avons surtout envie de faire découvrir la Réforme aux Genevois, qui, contre — 135 — toute attente, ne la connaissent pas forcément. Moi, par exemple, je n’ai jamais entendu parler de la Réforme à l’école. Le Prof. Philip Benedict, directeur de l’Institut d’histoire de la Réformation, UNIGE, est partie prenante de cette réflexion. Philip Benedict : J’ai eu une séance sur ce thème avec les animatrices, et ce n’est pas évident. Rien dans l’enseignement de l’histoire à l’école n’est basé sur le XVIe siècle. On peut essayer de suggérer le changement opéré à Genève au XVIe siècle, au moment où Genève devient un port d’accueil pour les réfugiés de la foi. On pourrait essayer de faire revivre certaines scènes de l’agitation religieuse de l’époque, et ainsi évoquer les grandes questions telles que comment créer une société plus chrétienne, plus respectueuse des droits des autres… Il y a aujourd’hui des cours de civisme à l’école. À l’époque de la Réforme, il y avait des institutions allant dans le même sens : comment gérer l’imagerie, les excès sexuels, la police des mœurs… Les mêmes questions se posent aujourd’hui. Propos recueillis par Sylvain De Marco EN MARGE L’ALLEMAGNE ET LA RÉFORME Politique et économie En politique, le bouleversement n’a pas été moindre. La Réforme n’a pu se mener qu’avec l’appui du bras séculier, puisque la nouvelle religion impliquait une disparition des monastères et du pouvoir épiscopal. Ce sont les princes allemands qui ont imposé à leurs États la nouvelle religion. D’autres implications sont à noter : le clivage entre protestants et catholiques a longtemps freiné l’unification du pays. Quand en viendra le moment, à la fin du XIXe siècle, c’est la Prusse protestante, le plus puissant État allemand, qui en sera le moteur. Et Bismarck, artisan de l’unité, persécutera le catholicisme dans ce qu’on a nommé le Kulturkampf : pour lui, cette confession est dangereuse, car tournée vers Rome, et moins allemande que le protestantisme, né en Saxe. À propos du sujet du Café et des Goûters des sciences (lire pages 134-135 et 142) «L’héritage le plus important de la Réforme reste sa contribution à faire naître le monde moderne.» Le clivage dépasse l’aspect religieux : il y a une identité allemande protestante, une autre catholique. Et Rudolf von Thadden souligne qu’en conséquence, et au contraire du cas français, la société ne s’est pas bâtie sur des bases laïques : longtemps, la vie sociale ou culturelle a été marquée par ce phénomène. En Allemagne, Églises et société entretiennent encore des relations privilégiées ; l’Église remplit par exemple un rôle caritatif fort. Immenses ont été dès le XVIe siècle les conséquences de la Réforme, mais nulle part plus qu’en Allemagne la vie d’un pays tout entier ne s’est trouvée autant bouleversée par celle-ci. L’événement contient en germe des aspects déterminants de la culture et de l’histoire allemandes. nement avant tout religieux (qui proclame le salut par la grâce seule et instaure une nouvelle ecclésiologie ainsi qu’un rapport nouveau à l’Écriture), le protestantisme demeure une composante essentielle du génie allemand ; les implications de la Réforme seront très profondes dans tous les domaines de la société. Rudolf von Thadden les évoque dans « La Réforme et son héritage », article paru dans Allemagne, peuple et culture (éd. La Découverte, 2005) : prenons-en connaissance. L’Allemagne du début du XVIe siècle se compose d’un conglomérat d’États plus ou moins grands, principautés, villes libres ou territoires ecclésiastiques ; un empereur élu règne nominativement sur cet immense territoire. Maximilien de Habsbourg, empereur dès 1493, réussit à doter l’empire d’un tribunal qui juge les différends survenus entre les sujets et leur prince ou leur cité, dans un contexte où les familles princières ont gagné en puissance au XVe siècle. L’économie minière enrichit des villes du Harz ou de Thuringe ; le commerce fait la fortune des cités hanséatiques. Cependant, les paysans souffrent d’un appauvrissement grandissant. Comme ailleurs en Europe, on remet en question certains aspects ou certaines pratiques catholiques. Traduction allemande de la Bible par Luther (1524) C’est en Saxe que naît la Réforme, le jour de 1517 où Martin Luther, un moine, placarde à Wittemberg 95 thèses contre les indulgences. Très rapidement, un vaste mouvement de renouvellement religieux se répand, jusqu’à aboutir à une situation où, en 1546, les trois quarts de la population allemande ont adopté – ou dû adopter – la nouvelle religion. Déjà divi- sée politiquement, l’Allemagne se scinde en deux au niveau confessionnel. Mais le phénomène va bien au-delà : d’une part, si d’importantes parties du territoire restent acquises au catholicisme ou sont reconquises par lui, et si, d’autre part, la Réforme est un évé— 136 — La langue Dans l’identité d’un peuple et son inconscient collectif, la langue occupe une place primordiale. La langue allemande est redevable à Luther d’une dette importante : le réformateur a grandement contribué à la fixer avec sa traduction de la Bible (terminée en 1534), choisissant ses mots dans plusieurs dialectes, employant une syntaxe proche en certains points de la langue populaire. La version de Luther, modernisée et adaptée aux progrès de la philologie, est toujours utilisée aujourd’hui par les Églises protestantes d’Allemagne. Cet emploi qui perdure (imaginons que les réformés francophones utilisent encore la version Castellion !) donne une idée de son caractère fondateur. Sur un plan scientifique, la traduction faite par Luther à partir des textes originaux a donné naissance à une tradition toujours vivace d’excellence dans la philologie des langues anciennes. Plus largement, la notion de source, devenue omniprésente dans les études historiques littéraires, trouve son origine en Allemagne. La tradition démocratique est très enracinée dans la culture luthérienne, puisque des assemblées de laïcs et d’ecclésiastiques gouvernent les Églises (toujours locales). C’est là le résultat de la révolution ecclésiologique amenée par Luther. Mais paradoxalement, le luthéranisme fait de l’ordre l’ultima ratio en politique. Il a longtemps mis de côté les problématiques sociales, sans voir dans la démocratie la forme idéale de gouvernement. Cette vision des choses aurait amené les nazis à pouvoir manipuler la démocratie. On compte pourtant de grands résistants parmi les luthériens, dont le plus célèbre est pour nous Dietrich Bonhoeffer, pasteur mort en camp de concentration en 1945, qui faisait partie de l’Église dite confessante, opposée au nazisme. Il faut mentionner enfin le nom de Max Weber, qui a montré le rôle du protestantisme dans l’apparition de l’économie capitaliste. Le protestantisme dévalorise la pauvreté au profit du travail, se démarquant d’une vision catholique du monde qui exalte l’état de pauvreté. Religion et pensée À ses débuts, la Réforme est un événement totalement subversif. En 1521, Luther comparaît devant la diète de l’empire à Worms : on le somme de renier sa doctrine, ce qu’il refuse. La postérité en a fait une figure mythique de la liberté de conscience. Si le protestantisme prône la lecture personnelle et responsable de la Bible, et s’il a, en certains endroits – dont la France – essuyé persécution et répression, il s’est peu à peu figé, dans les États dont il a formé la religion officielle, en une orthodoxie aussi intolérante que le catholicisme d’alors. Au XIXe siècle, c’est pourtant du Lucas Cranach, Portrait de Luther protestantisme que naît un mouvement de renouveau renouant avec la liberté de conscience : il s’agit du protestantisme libéral, qui inaugure un questionnement radical des dogmes et de la religion. Si des théologiens français y ont joué un grand rôle, c’est en Allemagne qu’on a commencé à étudier la Bible selon la méthode historico-critique, par quoi les textes bibliques sont examinés de manière scientifique, hors a priori spirituels. Enfin, la coexistence de deux confessions chez un même peuple a malgré tout impliqué une certaine tolérance qui a facilité l’intégration des idées des Lumières sans préjudice de la foi chrétienne, alors que la France a connu une situation opposée. Dès lors, Rudolf von Thadden parle du « leadership idéologique du protestantisme et des penseurs protestants» en ce domaine. — 137 — Ce sont là quelques aperçus, forcément réducteurs, de l’influence déterminante de la Réforme du XVIe siècle dans l’histoire et la mentalité allemandes. L’exercice pourrait se poursuivre. Selon von Thadden, «l’héritage le plus important de la Réforme reste sa contribution à faire naître le monde moderne». On voit que l’Allemagne fut le terrain d’expérimentation privilégié de cette révolution. Florent Lézat EN MARGE DE L’INGÉNU DU CONTE AU THÉÂTRE Réflexion sur l’enjeu de la forme de L’ingénu par Anne-Marie Garagnon, stylisticienne et professeur à l’Université de la Sorbonne-Paris IV L’INGÉNU D’après Voltaire / Mise en scène Arnaud Denis (France) Adaptation Jean Cosmos Interprétation Géraldine Azouelos / Jonathan Bizet / Jacques Ciron / Arnaud Denis / Alexandre Guanse / Denis Laustriat / Jean-Pierre Leroux / Monique Morisi / Stéphane Peyran / Romane Portail / Sébastien Tonnet / Geoffrey Veraghaenne Scénographie Mirjam Fruttiger Lumières Laurent Beal Maquillage Léna Karatchevski Costumes Virginie Houdinière Production Les Compagnons de la Chimère Coproduction Atelier Théâtre Actuel Lire Si n° 2, pages 72-73 et Si n° 3, pages 106-109. Théâtre Mardi 24 et mercredi 25 février 2009 à 20h30 Au Théâtre Forum Meyrin Durée 1h45 Plein tarif : Fr. 46.– / Fr. 38.– Tarif réduit : Fr. 37.– / Fr. 30.– Tarif étudiant, chômeur : Fr. 22.– / Fr. 17.– Accueil réalisé en collaboration avec le Service culturel Migros Genève _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 1689, un Indien des Amériques, un Huron – que l’on appelle l’Ingénu pour la bonne raison qu’il dit avec franchise tout ce qu’il pense – débarque en Basse-Bretagne et vient perturber le quotidien de quelques habitants de Saint-Malo. Un portrait drôle, mais acerbe et cruel, qui nous rappelle que l’esprit savoureux de Voltaire laisse entrevoir, derrière le rire, une certaine amertume. Alors que l’abbé de Kerkabon et sa sœur pleurent la mort de leur frère et de sa femme partis au Canada, arrive par un bateau anglais un jeune homme huron, l’Ingénu. Ils l’invitent à leur table et s’aperçoivent qu’il s’agit de leur neveu. Ils le convertissent alors au catholicisme et le baptisent afin de l’aider à accomplir son salut. Hélas, il tombe amoureux de sa marraine, Mlle de Saint-Yves, qu’il ne peut épouser – l’Église catholique interdisant un mariage marraine-filleul. Repoussant par hasard une invasion d’Anglais, il décide de partir pour Versailles afin de demander au roi une récompense pour sa bravoure et une dispense lui permettant d’épouser celle qu’il aime… De découvertes en désillusions, notre Ingénu – cousin très proche de Candide – va aller à la rencontre de la société des hommes. Avec le baptême, il va découvrir ce que «pécher» veut dire. Avec la religion, qu’il y a «une infinité de choses qui ne sont pas dans les livres». Que pour aimer, il faut « un contrat, un notaire ». Que la justice n’est pas forcément juste. L’esprit philosophique Sa logique enfantine et la justesse de ses questionnements vont se heurter aux contradictions de la société. Son innocence et sa naïveté qui accepte les évidences – pas encore déformée par les préjugés – en un mot son esprit philosophique, aux vertus corrosives, est bien inquiétant pour le pouvoir en place. Et lorsque, amoureux, convaincu de son bon droit et afin de libérer Mlle de Saint-Yves, enfermée dans un couvent, notre fougueux Ingénu décide de prendre la route de Paris, il doit faire face à la perversion de la religion, à l’hypocrisie des hommes et à la corruption de l’État. Son périple parisien sera de très courte durée puisque sitôt arrivé, il sera embastillé. Pendant qu’il développe son jugement au contact d’un janséniste, compagnon de cellule, l’élue de son cœur s’échappe. En cavale, la belle décide, à son tour, de venir jusqu’à Paris pour délivrer son amant injustement emprisonné. Mais cette charmante provinciale est loin d’imaginer ce dont sont capables les hommes qui composent cette cour pourtant si galante… Un théâtre de troupe Il a tant de malheurs, cet Ingénu, que l’on pourrait se demander si autant de mésaventures peuvent tenir dans le cadre étroit d’une scène. C’est chose faite grâce à l’excellente adaptation de Jean Cosmos – qui a su tirer le meilleur du texte voltairien pour en faire une comédie dramatique aux accents de satire sociale – et à la mise en scène inventive et dynamique d’Arnaud Denis. Il entraîne derrière lui une troupe homogène et à l’unisson, Les Compagnons de la Chi— 138 — mère – Grand prix du festival d’Anjou pour Les fourberies de Scapin. Ils sont douze sur scène, tellement habiles aux changements de costumes qu’on les croirait trente pour interpréter cette pièce-fleuve de quinze tableaux. Les acteurs s’amusent, dansent et chantent. Dans leur bouche, les mots de Voltaire sont d’une fluidité étonnante. Quelques notes de Mozart viennent compléter un tableau déjà très convaincant. Péripéties rocambolesques, gags, changements à vue, malice, parfait dosage d’émotion et de grand-guignol, un spectacle de nature à divertir toutes les générations de spectateurs. Ludivine Oberholzer Extrait « Le prieur résolut enfin de lui faire lire le Nouveau Testament. L’Ingénu le dévora avec beaucoup de plaisir ; mais, ne sachant ni dans quel temps ni dans quel pays toutes les aventures rapportées dans ce livre étaient arrivées, il ne douta point que le lieu de la scène ne fût en Basse-Bretagne ; et il jura qu’il couperait le nez et les oreilles à Caïphe et à Pilate si jamais il rencontrait ces marauds-là.» L’Ingénu, Voltaire Dans une lettre à d’Alembert datée du 3 août 1767, Voltaire écrivait : «Il faut que je vous dise ingénument, mon cher philosophe, qu’il n’y a point d’Ingénu, que c’est un être de raison [c’est-à-dire un fantasme, une illusion, une simple supposition] ; je l’ai fait chercher à Genève et en Hollande ; […] Vous voyez l’acharnement de ces honnêtes gens : leur ressource ordinaire est d’imputer aux gens des Ingénu pour les rendre suspects d’hérésie, et malheureusement le public les seconde ; car, s’il paraît quelque brochure avec deux ou trois grains de sel, même du gros sel, tout le monde dit : C’est lui, je le reconnais, voilà son style ; il mourra dans sa peau comme il a vécu. Quoi qu’il en soit, il n’y a point d’Ingénu, je n’ai point fait L’ingénu, je ne l’aurai jamais fait ; j’ai l’innocence de la colombe, et je veux avoir la prudence du serpent». En 1767 en effet, il était dangereux de publier L’ingénu : exil, emprisonnement, condamnation du livre au bûcher, parce qu’il évoque la rébellion contre le pouvoir central, caricature les rites et les sacrements, et, sous le voile d’une intrigue vieille de quatre-vingts ans, fustige les mœurs et les mentalités actuelles, en Basse-Bretagne, à Versailles ou dans les geôles de la Bastille. La forme du conte, ce «milieu limpide, mais non pas transparent » dont parle Michel Tournier, permettait cependant à l’auteur de se protéger. Dans une stratégie dénégative (où excellait l’avisé patriarche de Ferney), on pouvait en refuser la signature, ou prétendre que cette signature était imputable à l’imagination malveillante de certains détracteurs et d’un public friand de rumeurs. La forme théâtrale exposait davantage, ne permettant ni l’anonymat, ni la facétie d’un quelconque prête-nom, ni les jeux retors de la mystification. Son succès restait d’ailleurs plus aléatoire que celui du conte, garanti depuis Candide. Hybridité de L’ingénu Du théâtre, mais quel théâtre ? Dans ce domaine, Voltaire ne manquait ni d’expérience ni de réputation. C’était même sans doute la partie de son œuvre dont il tirait la plus grande fierté, équipant d’une salle de spectacle ses résidences successives, n’hésitant jamais à payer de sa personne et à faire l’acteur. Mais ce dramaturge passionné qu’admiraient ses contemporains restait, en matière de pensée et d’expression théâtrales, profondément conservateur et soucieux de faire perdurer l’esthétique classique. À la différence d’un Marivaux ou d’un Diderot, en décalage par rapport à la lente maturation de formes dramatiques nouvelles au XVIIIe siècle, il se refusait à mêler les genres, à reconnaître l’émergence d’une sorte de tragi-comique : toujours versifiées et souvent emphatiques, Zaïre (1732) ou Irène (1778) relevaient pour lui d’un autre univers que Nanine (1749). Dès lors, comment amener à la scène ce mélange des tons qui fait le charme singulier de L’ingénu, dont la forme hybride, mi-conte, mi-roman, quand il n’est pas satire, accueille la plaisanterie et l’émotion, le débat d’idées et le frémissement, la drôlerie bouffonne et la compassion attendrie, dans une contiguïté que Jean Starobinski qualifie de « battement perpétuel entre — 139 — les brefs accès de sensibilité et les saillies de l’ironie » ? Comment représenter une série de tableaux, la guerre ou le voyage, le bord de mer ou les antichambres du Palais, sans déroger aux unités de lieu et de temps, ni trop souvent recourir à l’artifice du récit ? Comment multiplier les personnages (une trentaine, des premiers rôles aux utilités), en respectant le lointain impératif de l’unité d’action ? Ce n’est pas que Voltaire ait ignoré l’art du spectaculaire, la recherche des effets, le dépaysement historique et géographique ou encore l’importance du décor, c’est qu’il les réservait au seul genre tragique. Le texte et son double Comme Zadig ou Candide, L’ingénu se prête à l’adaptation scénique : dialogues incisifs, tempo rapide, silhouettes et types inoubliables. La «théâtralisation» met au jour un possible ou un double du texte, aussi allègre et mélancolique, vibrant et retenu, que l’original : choc pour Voltaire théoricien prisonnier de sa formation esthétique, fête pour Voltaire s’il en eût été spectateur, merveilleuse surprise que réserve la réception d’une grande œuvre, toujours faite de démentis, de dépassements et de transgressions, à commencer par la transgression générique. Anne-Marie Garagnon EN MARGE DU FAUST DE FRIEDRICH W. MURNAU LA LÉGENDE DE FAUST Naissance et évolution d’un mythe moderne par Edith Kunst, maître-assistante du Département de langue et de littérature allemandes de l’Université de Genève FAUST Film / Tout public dès 10 ans Vendredi 27 février 2009 à 20h30 Au Théâtre Forum Meyrin Durée 1h30 Par le Cartoun Sardines Théâtre (France) Version sonorisée en direct Interprétation Patrick Ponce Musiciens Jérôme Favarel / Pierre Marcon Composition musicale Pierre Marcon Conseiller artistique Yves Fravéga Assistant artistique Stéphane Gambin Costumes Christian Burle Lumière Julô Etiévant Son Pedro Theuriet Accueil réalisé en collaboration avec l’Association des Habitants de la Ville de Meyrin (AHVM). L’intrigue est située à l’époque du Moyen Âge finissant, dont l’atmosphère mystique est représentée par des éclairages riches en contraste – dans le style de la peinture de Rembrandt. Vieillard sage et bienveillant, Faust est l’un des plus brillants alchimistes de son temps. Mais sa science reste impuissante face à l’épidémie de peste qui décime son village… Impuissante jusqu’à la découverte d’un vieux grimoire qui invite le savant à invoquer le Diable. Pactiser avec Méphisto, le maître des enfers, semble la condition du salut de la communauté ! Lorsque Friedrich Wilhelm Murnau termine le tournage de son Faust en 1926, il est à l’apogée de sa carrière. Cette production met harmonieusement à profit tous les progrès de la technique moderne. Grâce à de subtils contrastes clairs/obscurs et à des trucages époustouflants, il parvient à rendre réel le fantastique et fantastique, la réalité. La stylisation de l’image est particulièrement remarquable dans cette œuvre et produit, aujourd’hui encore, un grand effet. Le vol au-dessus des villages et des villes dans le manteau magique de Méphisto est à couper le souffle. Les images les plus saisissantes sont réalisées grâce à un parcours en montagnes russes spécialement conçu à cet effet et équipé d’une caméra intégrée. Plus loin, le cadrage de Marguerite – la tête enveloppée dans son manteau, berçant son bébé dans les ruines d’une hutte enneigée – ressemble presque à un tableau de Madone d’un peintre flamand baroque. Plein tarif : Fr. 20.– Tarif réduit : Fr. 17.– Tarif étudiant, chômeur : Fr. 10.– Ce spectacle intègre la théma Geist du Théâtre Forum Meyrin présentée pages 92-93. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Un muet sonorisé C’est pour ce chef d’œuvre du cinéma muet que l’audacieuse troupe du Cartoun Sardines Théâtre a imaginé créer une seconde vie sonore. Faust jouit ici d’une sonorisation faite de craquements de pas, de crépitements de flammes, de dialogues inventés – irrévérencieux vis à vis du grotesque des expressions mais respectueux de l’intrigue – et d’une partition inventive de Pierre Marcon, qu’il joue en direct avec Jérôme Favarel. «Il faut se précipiter pour aller vérifier, à son tour, ce que Murnau n’avait probablement pas imaginé : l’enfer est une véritable partie de plaisir.» Le Midi libre « Le trio ne se contente pas d’accompagner la projection. Il vit littéralement d’action, surtout Patrick Ponce, qu’on ne peut s’empêcher de regarder du coin de l’œil, même si on est happé par des images extraordinaires. Jusqu’au moment sublime où, comme sortant de l’écran, il est Murnau, accordant une interview. Fascinant» (La Provence). De cette confrontation aux accents farceurs, Faust ressort triomphant, nimbé d’une nouvelle jeunesse. Réalisant son rêve éternel en somme. Mathieu Menghini — 140 — De Goethe à Murnau En intégrant la tragédie de Marguerite, le film de Friedrich W. Murnau de 1926 suit – contrairement à ce que le titre allemand Faust. Eine Volkssage (Faust. Un récit populaire) fait supposer – du moins partiellement la trame de Goethe (lire page 141). Un aspect cependant l’éloigne du modèle : c’est avant tout pour une raison altruiste que Faust pactise avec le diable : afin de sauver son peuple de la peste. Néanmoins, le côté fort du film muet est moins à chercher dans son contenu, généralement peu innovateur, que dans la manière étonnante dont il manie les scènes de magie et de visions tout en profitant des nouvelles possibilités filmiques dont le théâtre ne dispose pas. Comme le drame de Goethe, le Faust de Murnau finit bien et s’écarte par là du récit populaire et moral qui mène en enfer : tandis que l’âme du Faust goethéen sera sauvée par un cortège d’anges, un simple mot du protagoniste filmique suffit pour annuler le pacte diabolique : le mot «amour». Edith Kunz Célèbre figure littéraire, Faust est tout d’abord un personnage historique aux contours flous. Alchimiste, magicien et astrologue – il aurait même été payé considérablement par l’évêque de Bamberg pour lui faire son horoscope –, Faust serait né vers 1480 à Knittlingen (Wurtemberg) et mort à Staufen im Breisgau aux alentours de 1540. La curiosité damnée D’après le peu de sources existantes et parfois contradictoires, il s’agirait d’un charlatan de fort mauvaise réputation, dont le fameux réformateur Luther raconte déjà qu’il serait étroitement lié au diable. Peu après sa mort, la légende s’empare de lui et exacerbe son image diabolique : Faust devient le personnage fictif qui pactise avec le diable. C’est ce pacte qui constituera dès lors le cœur de la légende faustienne. De cette dernière, nous retenons surtout le célèbre « Volksbuch », paru en 1587 à Francfort et intitulé Histoire du docteur Johann Faust, très célèbre magicien et nécromant. Il s’agit d’un récit anonyme traçant l’ascension et la chute exemplaire de Faust. Fils de paysans, ce dernier s’adonne d’abord à la théologie, discipline qu’il abandonnera du moment qu’elle ne lui permet pas d’expliquer les origines du ciel et de la terre. Il se tourne alors vers l’astrologie, la magie et la médecine tout en concluant – en échange du savoir et des plaisirs terrestres – un pacte avec le diable, appelé ici, comme plus tard chez Goethe, Méphistophélès. C’est lui qui permettra à Faust de descendre – de son vivant déjà – en enfer et de monter jusqu’aux étoiles ; c’est lui aussi qui lui procurera la plus belle femme du monde, Hélène de Troie. La scène d’horreur finale – les étudiants retrouvent le corps de Faust cruellement déchiqueté par le diable – est la « récompense bien méritée » pour celui qui, par curiosité (curiositas), se lie avec le diable, comme le mentionne déjà la première page du récit. L’histoire du docteur Johann Faust, qui se veut avant tout un avertissement moral pour le «lecteur chrétien», devient une sorte de bestseller qui se répand rapidement en Europe et sera traduit en plusieurs langues. Elle connaît également un grand succès auprès des spectacles de marionnettes, fort populaires à l’époque. De Marlowe à Goethe À partir de la fin du XVIe siècle, la légende faustienne se diversifie et devient plus complexe. Auteur de la Tragique histoire du docteur Faust, le dramaturge anglais Christopher Marlowe suit encore dans ses grandes lignes le « Volksbuch», mais libère la figure de Faust de son simple rôle d’exemple négatif tout en le transformant en homme de la Renaissance qui exalte, avec assurance et sans scrupules, le triomphe de la raison, la quête du savoir et le plaisir terrestre. Dans cette même tradition se situe l’esquisse d’une pièce de Lessing (1775) dont le Faust, animé par une insatiable soif de savoir et de vérité, ne désire plus se lier au diable et ne sera finalement pas damné : en effet, dans un siècle des Lumières prônant sans cesse la responsabilité de l’homme, l’ambition du savoir, — 141 — considérée auparavant comme curiositas, donc comme péché, devient légitime. L’adaptation de la légende la plus connue est sans doute celle de Goethe dont les deux parties de Faust sont l’aboutissement d’un travail de plus de soixante ans. L’œuvre, fort étendue, comporte plusieurs étapes : la première partie, Faust. Une tragédie – connue dans le monde francophone par la magnifique traduction de Gérard de Nerval qui a inspiré à son tour les opéras de Berlioz et de Gounod – paraît en 1808 ; la seconde en 1833 seulement. Le Méphistophélès de Goethe n’est plus le diable incarnant le mal par excellence, mais une figure artificielle, fort ambivalente, qui rend certes possible les désirs de Faust, mais n’en est pas le seul responsable. Dans sa tragédie, Goethe combine la matière du vieux savant insatisfait avec la tragédie de Marguerite, inspirée par l’exécution contemporaine d’un infanticide à Francfort. Faust, frustré de ne pouvoir, malgré tout son savoir, dépasser les limites qui lui sont imposées en tant qu’être humain, est tenté par le suicide. En échange de son âme, Méphistophélès le rajeunit et lui donne de nouvelles forces vitales lui permettant de séduire Marguerite, figure incarnant l’assurance de la foi. L’épisode avec cette dernière sera court et finira mal : par amour pour Faust, Marguerite tue d’abord sa mère, et, après avoir été délaissée par son amant, l’enfant qui naît de leur union. Invoquant Dieu à la prison, elle sera finalement sauvée par «une voix» venant d’en haut. Edith Kunz IMPROVISATIONS SUR L’ALLEMAGNE ENTRE MYTHE ET RÉALITÉ Impromptu sur une nation à la recherche d’elle-même Le public mis en appétit par les spectacles, concerts, conférences et expositions du Théâtre Forum Meyrin trouve de quoi nourrir sa curiosité à la bibliothèque. «…un drame auprès duquel la Révolution française ne sera qu’une innocente idylle.» BIBLIOTHÈQUE FORUM MEYRIN PRÉCIEUSE COMPAGNE DES THÉMAS Coup de projecteur sur la précieuse voisine du Théâtre Forum Meyrin À l’occasion de la théma Geist (lire pages 92-93) et sans volonté d'épuiser la littérature sur le sujet, il nous plaît de vous proposer un voyage éclair de la Germanie de Tacite à l’Allemagne de Heinrich Heine. Aux confins de l’orbis Romanus Ouvrage ethnographique et moraliste plus qu'historique, La Germanie de Tacite (99 après J.-C.) s’ingénie à décrire les Germains par opposition aux Romains. L’auteur vante la frugalité de ces peuplades des confins de l’orbis Romanus, la pureté de leur sang et celle de leurs mœurs. Face à elles, les maîtres de l’Empire paraissent veules et décadents. Pour un peu, l’historien latin ferait des Germains les héritiers de la loyauté, de la valeur militaire et autres vertus de la Rome originelle. «Pour un peu», car il y a une face sombre aussi : les mystères des Germains comporteraient des sacrifices humains et certaines peuplades mèneraient une existence hideuse. Sont pointés du doigt aussi le penchant des Germains pour la boisson par temps de paix et une oisiveté à la conséquence paradoxale : «On les persuaderait moins aisément de labourer la terre et d’attendre la saison que de provoquer un ennemi (…) ; c’est à leurs yeux paresse et lâcheté que d’acquérir par sa sueur ce qu’on peut obtenir par son sang». Oublié durant le Moyen Âge, ce texte connaît une vogue étonnante au moment où le Saint Empire romain germanique menace de se disloquer ; face à la morgue des Renaissants italiens, les Allemands se défendent en affirmant leur vaillante « germanité ». Ainsi, les protestants voient dans les figures frustes mais saines brossées par Tacite, une image héroïque à opposer à Rome. Plus près de nous, La Germanie influe encore la pensée de Herder et la formation du nationalisme allemand. D’où le jugement de la philologue Anne-Marie Ozanam établissant que l’ouvrage de Tacite «a fini par créer l’objet qu’il entendait décrire. Les Germains du premier siècle n’étaient sans doute pas tels que Tacite les a peints ; mais des hommes les ont pris pour modèles, et le texte s’est trouvé engendrer ceux qu’il avait cru représenter.» Combattre pour combattre Arrêtons-nous à présent sur le De l’Allemagne d’Heinrich Heine (1835). Dans cette sorte de biographie intellectuelle de son pays, Heine entend montrer le lien unissant le luthéranisme, le kantisme et la révolution littéraire du romantisme. Luther eut le mérite d’accorder à l’intelligence humaine et à la langue vernaculaire le droit d’interpréter les Saintes Écritures. De là le développement particulier de l’esprit outreRhin (lire aussi pages 136-137). En effet, Heine fait de la révolution philosophique kantienne la dernière conséquence du protestantisme ; un événement, au final, aussi significatif que la Révolution française. « Il me semble, commente-t-il, qu’un peuple méthodique, comme nous le sommes, devait commencer par la réforme pour s’occuper ensuite de la philosophie, et n’arriver à la révolution politique qu’après avoir passé par ces phases.» — 142 — Néanmoins, l’association d’un respect amoindri de la tradition (suite à Kant) et du mépris du danger (hérité de Fichte) au panthéisme germanique, à la communication avec les pouvoirs originels de la terre et à l’ardeur de combat des anciens Allemands engendrera, selon Heine, la volonté de combattre « pour combattre ». On exécutera alors en Allemagne, prophétise-t-il, « un drame auprès duquel la Révolution française ne sera qu’une innocente idylle». Du spectacle à la lecture, de la lecture à l’exposition, des conférences à la réflexion personnelle, tous les relais sont possibles dans le giron de Forum Meyrin. La bibliothèque ouverte de plainpied sur le patio y joue son rôle en participant aux thémas. Les relations et les informations se répondent ainsi entre vis-à-vis, et la fréquentation des deux sites s’en trouve stimulée. mand Wolf Erlbruch (lire page 95). Des titres sont venus enrichir la section Jeunes et seront en prêt, tandis que l’exposition présente une série d’albums de l’auteur en langue allemande. La théma Geist attise l’intérêt pour la littérature allemande en général. L’occasion est belle de relire les grands auteurs, notamment Goethe, et d’en découvrir d’autres. La bibliothèque propose également une bibliographie sélective d’ouvrages d’auteurs allemands. Antimodernisme et révolution Heine oppose le patriotisme français – qui s’élargit en un amour de l’humanité civilisée – à celui des Allemands – qui se ramasse en un repli ethnique. L’importance consécutive de la Kultur (par opposition à Zivilisation) explique ce mythe politique à l’origine du Reich : la Gemeinschaft, soit une communauté naturelle fondée sur une identité de sang, de tradition et d’expérience nationale. En accompagnement des programmes du Théâtre Forum Meyrin, l’équipe de la bibliothèque met en valeur les ouvrages correspondants du fonds Adultes et du fonds Jeunes, avec l’apport non négligeable des volumes documentaires situés à l’étage. Au fil des thémas, tout au long de la saison de programmation, des bibliographies sont également préparées et mises à disposition des visiteurs des deux sites. Plus encore, l’opportunité est donnée à la bibliothèque de faire l’acquisition de nouveaux ouvrages précisément axés sur les événements de son voisin. Ainsi, chaque théma laisse une trace, un enrichissement dans les rayons à disposition des Meyrinois. La révolte adolescente Cette riche théma intéresse autant les jeunes que les adultes et les rayons des deux secteurs de la bibliothèque sont déjà bien fournis de titres. La concertation ainsi établie offre l’opportunité de la réflexion sur cette période cruciale au sein des familles et dans sa vie personnelle. D’autant plus que l’atelier d’écriture prévu par Anne Brüschweiler (lire page 144) y consacrera ses fragments autobiographiques durant la même période et permettra aux participants d’explorer et de comparer les diverses expériences vécues. Dans ses Réflexions sur l’histoire allemande (Gallimard, 1992), l’historien Thomas Nipperdey observa que l’antimodernisme radical, utopique et révolutionnaire qui caractérisa le nazisme fit appel à quelque chose d’archaïque se situant en deçà de la tradition : «la guerre, la violence, la régression de l’homme au guerrier, la prédominance de la race biologique sur la nation historique» – en somme, un résumé partiel des traits retenus par Tacite. Mathieu Menghini L’univers de Wolf Erlbruch De leur côté, gagnés par le plaisir du partage et de l’animation spécifique qui règne entre les partenaires culturels du lieu, les bibliothécaires organisent leur propre présentation des ouvrages. Ainsi, on a pu voir en fin d’année dernière une girafe en papier journal, proche cousine des créatures d’Albert et Kiki Lemant, veiller sur leurs ouvrages inspirés du Girafawaland. Cette fois, la place d’honneur est donnée à l’illustrateur alle- De plain-pied sur l’agora Accueillante, lumineuse, la bibliothèque donne envie de bouquiner dès le plus jeune âge. Côté Jeunes, les plus petits prennent goût aux livres à manipuler et regarder, et les écoliers suivent leur instinct de découverte selon des balisages clairs et précis. Les fauteuils permettent de prendre le temps de choisir, de se détendre et de rêver. Un plaisir largement offert bien sûr également, en face, du côté Adultes. De là, il vaut la peine de monter à l’étage. On ne soupçonne pas la richesse d’information que l’on — 143 — y trouve dans le domaine des documentaires. Ici aussi, la lumière, l’espace et les confortables coins lecture incitent à interrompre la routine de la journée. Si le temps manque, le choix des ouvrages à prendre chez soi est aisé et l’accueil, aimable. La bibliothèque et ses propres animations L’appui apporté à l’activité du Théâtre Forum Meyrin ne fait pas oublier les animations spécifiques que la bibliothèque organise en toute indépendance. Des lectures de contes et des spectacles de marionnettes rassemblent parfois les petits le mercredi après-midi. Des soirées de contes et de rencontres autour de divers thèmes sont également proposées aux adultes. Laurence Carducci Horaires d’ouverture du prêt Lundi > Fermeture hebdomadaire Mardi > 12h à 19h Mercredi > 10h à 12h / 15h à 18h Jeudi > 15h à 19h Vendredi > 15h à 18h Samedi – hiver (octobre-avril) > 10h à 17h Samedi – été (mai-septembre) > 10h à 12h Dimanche > Fermeture hebdomadaire L’inscription se fait gratuitement sur présentation d’une carte d’inscription signée et d’une pièce d'identité (du représentant légal pour les mineurs). « Retrouver la notion du temps d’écrire. » ATELIER D’ÉCRITURE FRAGMENTS AUTOBIOGRAPHIQUES II Animé par Anne Brüschweiler, journaliste et coordonnatrice de l’association Le grain des mots Cet atelier intègre la théma Changer la vie ou le soir en grand ! du Théâtre Forum Meyrin (lire Si n° 4). La première révolte contre la routine quotidienne et la passivité peut s’exprimer par l’écrit. Ce chemin est ouvert à chacun dès l’adolescence et largement au-delà. Rendez-vous est donc donné à Meyrin, stylo en poche, à l’atelier d’écriture proposé par Anne Brüschweiler. Les idées, les souvenirs, les tourments présents ou passés, les espoirs, les dérisions, les dérives et la formidable énergie d’une vie qui se cherche trouveront de quoi prendre forme au cours des dix séances hebdomadaires prévues. La plume à la révolte adolescente Il s’agit d’un jeu de vérité ou d’imagination avec soi-même et avec les autres. De la rencontre naissent des ouvertures, des explorations imprévues. C’est le sel de l’aventure. Tous les risques peuvent être pris sauf celui de sortir par trop du sujet et de devenir obscur. L’animatrice le précise bien : «Je dessine un cadre qui garantit la possibilité d’écrire ce que l’on a envie d’écrire.» Autre consigne, le texte lu à haute voix doit être compréhensible par tous. Ce qui induit un dialogue, une recherche commune des mots et des tournures les plus riches de sens. Les trésors du hasard Autant de participants (huit à dix, réunis au même moment au même endroit), autant de révélations personnelles partagées avec les autres. Au cours des soirées, les surprises sont au rendez-vous. Toutes les pistes des libérations et des métamorphoses commencent par des images, des idées perçues individuellement par les auditeurs d’un texte d’auteur, choisi et lu en introduction par l’animatrice. Ensuite, les règles sont simples. Le geste d’écrire est mis en valeur par la trace laissée par la main sur le papier et tout change déjà. Le fougueux coursier de l’ordinateur est abandonné, le cheminement de la pensée retrouve alors une pondération oubliée. Le travail d’écriture solitaire n’en devient que plus précieux et secret. Puis vient la transmission orale. Chacun lit son premier fragment. Le texte prend vie. Sera-t-il compris ? Le grain des mots à moudre ensemble Avec le thème de l’adolescence, on peut s’amuser du langage en constante évolution de cet âge de transition, de transgression. Le style de l’atelier penche davantage vers l’essai autobiographique que vers les évocations purement esthétiques. La beauté et l’élégance des termes ne doivent pas détourner de la signification précise recherchée. Elle vient tout naturellement de la clarté et de la vérité de la phrase. Aucun jugement n’est porté sur le fond de la pensée. Le code de l’atelier exige le respect de l’opinion de chacun. «Nous ne parlons pas des personnes, nous parlons des textes », précise Anne Brüschweiler, même si le moment de la lecture peut prendre le ton de la confidence. Au fil des soirées, un climat de complicité et de confiance peut s’installer. Venir à l’atelier permet de prendre le temps d’échapper à la communication fragmentaire, de mûrir et de créer du sens en toute liberté. Un privilège dont on ne se lasse pas lorsqu’on y a goûté. Laurence Carducci Atelier d’écriture Du jeudi 5 mars au jeudi 21 mai (sauf vacances de Pâques) Horaire Les jeudis de 19h15 à 21h45 À la Bibliothèque Forum Meyrin Âges Adolescents et adultes Nombre 6 à 12 participants Tarif Fr. 375.– Renseignements et formulaires d’inscription > www.forum-meyrin.ch [email protected] / 022 989 34 70 Sous la conduite de Jacques Vincey ____________________________ Atelier d’éveil musical Robert Clerc est de retour parmi nous ! Après un petit break de deux mois et une création en poche, notre sympathique animateur revient dans nos murs pour une deuxième session de ses fameux ateliers d’éveil musical. On ne le dira jamais assez : ils sont ouverts aux enfants dès 2 ans… jusqu’à 10 ans ! Pas d’inquiétude : les bouts d’chou sont répartis en quatre groupes, en fonction de leur âge, et les plus petits peuvent évoluer sous le regard complice de leurs parents, qui sont les bienvenus. Silhouette chaloupée et regard amusé, Robert Clerc a ce petit truc en plus, ce je ne sais quoi qui captive les enfants. Naturellement, sous son impulsion, les enfants se mettent à fredonner une petite ritournelle et surtout, à s’écouter les uns les autres. Il propose alors aux bambins de mettre cet air en musique, les invitant, chacun, à s’armer d’un instrument – petit ou grand, c’est selon – et… Tous, réunis en cercle, appréhendent la musique, découvrent les infinis possibles d’un son. Les caractères s’affirment, certains sont timides, d’autres téméraires. Sous l’œil attentif de Robert Clerc, qui veille à ce que chacun évolue à son rythme, dans le respect des trois règles d’or magiques… Julie Decarroux-Dougoud — 144 — LA NUIT DES ROIS STAGE No 2 DU THEATRE DE CAROUGE La nuit des rois est une formidable mécanique de théâtre qui explore les zones troubles du désir et de l'identité. Dans cette «comédie des comédies », Shakespeare glisse très librement du lyrisme au burlesque, de l’intime à l’épique, de l’étrange au banal ; la gravité côtoie toujours la légèreté. Comme dans les rêves, il échafaude d’improbables fictions et joue avec les paradoxes pour faire affleurer l’inconscient et laisser deviner l’invisible. Les jeux de l’amour, les méprises et les quiproquos, révèlent la puissance des faux-semblants et la fragilité des certitudes. Comme dit Feste, le bouffon, rien n’est de ce qui est. Dans ce monde des apparences, l’illusion révèle la vérité des personnages et le comique, leur tragédie comme l’envers du décor : le théâtre est véritablement le piège où Shakespeare attrape la conscience des hommes. L’enjeu de notre travail pendant deux semaines sera d’explorer les différentes strates de cette écriture pour la faire résonner dans son foisonnement et sa profondeur. Nous nous attacherons aux situations et aux différents codes de jeu proposés. Nous travaillerons sur le rythme, la musicalité de cette langue afin d’ouvrir le sens à des perspectives autres que rationnelles et logiques. Atelier théâtral Du lundi 5 au samedi 17 janvier Horaire de 13h00 à 19h00, du lundi au samedi Au Théâtre de Carouge-Atelier de Genève Nombre 12 participants / stage réservé aux comédiens professionnels Tarif Le coût de cet atelier sera communiqué lors de l’inscription Inscriptions Théâtre de Carouge-Atelier de Genève / Pour tout renseignement, veuillez contacter Christine-Laure Hirsig au 022 343 25 55 ou à l’adresse suivante : [email protected] Profil de Jacques Vincey «Comment montrer autre chose que ce qui est dit ?» Comment montrer autre chose que ce qui est dit ? Comment le corps peut-il se dissocier de la parole ? Comment au contraire peut-il prolonger les mots et amplifier leur charge poétique ou émotionnelle ? Comment, ici et maintenant, s’approprier organiquement cette parole qui a traversé les siècles sans jamais perdre son actualité ? Nous apporterons, sur le plateau, des réponses provisoires à des questions que pose une œuvre dont la force est de perpétuellement faire énigme… Comme comédien, il a joué au théâtre sous la direction de Patrice Chéreau (Les paravents), Bernard Sobel (La charrue et les étoiles ; Hécube), Robert Cantarella (Baal ; Le voyage; Le siège de Numance; Le mariage, l’affaire et la mort ; Algérie 54-62), Luc Bondy (L’heure où nous ne savions rien...), André Engel (Léonce et Lena ; Le jugement dernier), Gabriel Garran, Laurent Pelly, Hubert Colas... Au cinéma et à la télévision, il a tourné notamment avec Arthur Joffe, Peter Kassovitz, Alain Tasma, Luc Béraud, Nicole Garcia, Christine Citti, Alain Chabat, François Dupeyron... Comme metteur en scène, il a créé Le belvédère d’Horváth, Mademoiselle Julie de Strindberg ainsi que Madame de Sade de Mishima. Jacques Vincey est également le collaborateur artistique de Muriel Mayette pour la création de Chat en poche de Feydeau à la Comédie-Française (Théâtre du Vieux-Colombier) en 1999 et l’assistant d’André Engel pour Léonce et Lena de Büchner et pour Le jugement dernier de Horváth présentés au théâtre de l’Odéon en 2001 et 2003. Jacques Vincey Il poursuit régulièrement une activité de formation dans les lycées et les écoles professionnelles (École des Teintureries à Lausanne, CNR de Grenoble, École supérieure TNBA, Atelier Volant TNT…). Nous chercherons la densité, la physiologie de ces personnages déchirés entre des désirs conscients et des pulsions inconscientes, entre leurs professions de foi proclamées et les tendances secrètes de l’âme ou de la chair. — 145 — LES CAPRICES DE MARIANNE UNE AVENTURE TÉLÉVISUELLE Ou comment un spectacle de théâtre devient un téléfilm «On ne pense alors plus avec sa tête, mais avec l’émotionnel. Là, on arrive à la fusion du théâtre et du cinéma.» Réalisatrice passionnée de théâtre, Elena Hazanov (La traductrice) a eu l’audace d’adapter pour la télévision la pièce de Musset mise en scène par Jean Liermier l’année dernière à Vidy. Loin des habituelles captations visibles sur le petit écran, elle propose une vision innovante du théâtre filmé en tournant en décors réels – Carouge aujourd’hui – les émois d’Octave et consorts. Diffusé sur la TSR fin 2008, le film, coréalisé avec Jean Liermier, sortira en DVD à l’occasion de la reprise de la pièce au théâtre de Carouge en mai prochain. Entretien Lucie Rihs : Comment vous est venue l’envie d’adapter Les caprices de Marianne à la télévision ? Elena Hazanov : J’étais en Pologne, il y a deux ans, pour une master class avec Andrzej Wajda. C’est là que j’ai vu, à la télévision polonaise, que l’on pouvait adapter des pièces de théâtre en décors naturels et que ça marchait. J’ai proposé à Jean Liermier de reprendre cette idée à Carouge et ça lui a plu. Ensemble, nous sommes allés voir Philippe Berthet (responsable du département des fictions, ndlr) à la TSR qui, à son tour, a été convaincu. Grâce à son soutien, tous les financements ont suivi assez rapidement. C’est très rare pour un film. Vous êtes avant tout une réalisatrice de cinéma. D’où vient votre intérêt pour le théâtre ? C’est vrai que j’ai fait principalement de la fiction au cinéma, mais les deux documentaires que j’ai faits étaient sur le théâtre. C’est un monde qui m’attire. Je vais beaucoup au théâtre, ma maman était comédienne, j’en ai fait adolescente. Le théâtre fait partie de ma vie. Ça m’intéressait donc de chercher une sorte de fusion entre les genres, une forme d’expression qui mêle théâtre, cinéma et télévision. Le texte classique de Musset est placé ici dans un contexte familier et, avec la caméra, je peux aller près des visages, chercher les gestes des comédiens, m’approcher. perdre leurs mots. Et le français est devenu ma deuxième langue maternelle, vous savez… C’est une démarche inédite en Suisse et pour le moins audacieuse. N’est-elle pas également risquée ? Je préfère, à l’inverse, parler de défi. En l’occurrence, de rendre cela intéressant aussi pour les jeunes, les adolescents. Qu’ils soient interpellés, touchés par ce texte classique dans un contexte qui leur est proche. Faire redécouvrir un vocabulaire et prouver qu’il peut être utilisé encore aujourd’hui. Que les mots de Musset ont une cohérence. Cet aspect est une des spécificités du film, il influence évidemment aussi le jeu des comédiens. N’est-ce pas compliqué de se partager ainsi la paternité d’un projet ? Non, parce que nous n’avons pas les mêmes rôles. Jean dirige les comédiens, qui sont les mêmes que pour sa pièce, et moi je m’occupe du reste : l’image, le découpage, etc. Nous avons fait des répétitions préalables pour que les comédiens adaptent leur jeu dans l’optique du cinéma, c’est-à-dire avec moins d’expressions, moins de gestes. Il faut plus de sobriété à l’écran, sinon ça fait tout de suite «trop». Si nous avons chacun notre domaine, je peux tout de même proposer des idées, faire des suggestions librement à Jean, et vice-versa. Certains comédiens avaient déjà une expérience du cinéma. Pour les autres, c’est leur première expérience. Le plus difficile a été pour eux d’enchaîner le tournage par une tournée théâtrale. Ils ont donc dû très rapidement réadapter leur jeu. Ne trouvez-vous pas étonnant que ce soit une cinéaste d’origine russe qui se soucie ainsi de mettre en lumière la langue française ? Vu comme ça, oui ! Mais je pourrais le faire en russe aussi. Quelle que soit la langue, c’est un pari intéressant. Les langues évoluent, sont chamboulées, mais il ne faut pas pour autant — 146 — Comment avez-vous scénarisé le texte de Musset pour la télévision ? Jean et moi avons fait une adaptation. Nous n’avons pas changé les mots, nous en avons juste coupé une partie. Nous avons changé les didascalies en ajoutant de l’action et des situations imaginées en fonction du thème de la pièce et de l’environnement. J’ai fait une première mouture que Jean a retravaillée et nous sommes arrivés comme ça au scénario tel qu’il a été tourné. Comment avez-vous fait pour faire exister votre regard, par-dessus un texte classique et un metteur en scène tel que Jean Liermier ? Je ne pense pas comme ça, sinon je ne ferais rien. Je me sentirais toute petite. Je vois surtout un très beau texte et un bon metteur en scène en face de moi. C’est une chance pour construire un beau film. Comme quand on travaille avec de grands acteurs, il ne faut pas y penser. Sinon on perd notre liberté et il est bien plus difficile de s’approprier le projet. Vous tournez dans les rues de Carouge. En quoi était-ce particulier ? Pour moi, c’est naturel, j’ai toujours fait mes films dans des décors réels. À Carouge, nous avons découvert des maisons et des jardins cachés magnifiques. Un tel décor donne une vérité au jeu. Par exemple, nous avons tourné la scène du suicide sur le pont Butin. Ça met le spectateur dans un état particulier : c’est une vision impressionnante, les éléments alentour influencent le jeu. On ne pense alors plus avec sa tête, mais avec l’émotionnel. Là, on arrive à la fusion du théâtre et du cinéma. Cet élément du décor naturel, plus évident pour moi que pour Jean, l’a pourtant extrêmement attiré. Il adore le cinéma, et en sortant de l’environnement d’une salle de théâtre, on fait forcément évoluer le jeu. Dans un autre genre, Romeo + Juliet (de Baz Luhrmann, 1996, ndlr) avec DiCaprio mêlait Shakespeare et un contexte contemporain déjanté. Il a trouvé son public. On peut être surpris en bien du potentiel de ce projet. Vous comptez donc continuer sur votre lancée ? Oui, le but serait vraiment d’arriver à en faire plusieurs. Avec Jean ou d’autres metteurs en scène présentés au théâtre de Carouge. Mais on verra, tout dépend de l’accueil de ce premier film. On a tout de même évoqué Les nuits blanches (de Dostoïevski, mis en scène par José Lillo, ndlr), avec la comédienne Julia Batinova, que je dirigeais dans La traductrice. Mais il faut vraiment attendre le résultat des Caprices avant de voir plus loin et de proposer d’autres projets. Propos recueillis par Lucie Rihs Pensez-vous que le public puisse être réceptif à cette nouvelle forme télévisuelle ? Pourquoi pas ? J’espère. Un film comme L’esquive (d’Abdellatif Kechiche, 2004, ndlr) parlait des contrastes entre le verbe, la théâtralité et le monde de la banlieue et il a très bien marché. — 147 — Chronologie des Caprices de Marianne Avril 2007 Création du spectacle au théâtre de Vidy-Lausanne Août 2008 Répétitions avec les comédiens en vue du tournage du téléfilm Novembre 2008 Tournage du téléfilm à Carouge 30 décembre 2008 Les caprices de Marianne présentés sur la TSR Avril 2009 Sortie du DVD du film d’Elena Hazanov et Jean Liermier Mai 2009 Reprise du spectacle au Théâtre de Carouge É… MOIS PASSÉS DE CAROUGE ET MEYRIN Où il est question de l’être et du non-être, de la mémoire et des étoiles… entre autres ! … not to be, that is the question. À une poignée de jours du bouclement du présent numéro du magazine Si, l’administratrice du Théâtre Dijon-Bourgogne m’annonce que l’Hamlet (lire pages 102 à 105) de Matthias Langhoff ne saurait entrer dans nos murs meyrinois... malgré les promesses faites quelques mois plus tôt. De l’autre côté du combiné, je suis figé par la stupeur et avachi par la déception. Dans un étranglement de gorge, la voix contrainte, je ne parviens à relativiser. Je décide alors de me rendre à Dijon pour assister à ladite production – créée quelques jours plus tôt. La représentation n’a pas encore débuté que déjà l’évidence éclate : la scène s’étend largement – latéralement, aussi bien à cour qu’à jardin ; en outre, elle colonise le parterre intégrant les spectateurs des premiers rangs à même la scène selon la volonté du metteur en scène de créer un effet « cabaret ». Un spectacle hors norme donc quant à l’espace ; mais, hors norme aussi pour ce qui est de la durée (4h25, entracte compris). Une certitude toutefois, il s’agit d’un grand « Langhoff » : sa lecture de l’œuvre de Shakespeare est allusive, cultivée, enlevée et ludique. Les interprètes mêlent distance et engagement, éveillant le sens par un phrasé relativement neutre et l’émotion par leur investissement de la salle. S’ajoute à la patte évidente du metteur en scène, celle de son Hamlet, le directeur du TDB lui-même, François Chattot, dont l’interprétation se caractérise par une authenticité et une fraternité palpables. Rarement l’atmosphère de décomposition qui étreint le Danemark, rarement notre familiarité avec le Prince irrésolu nous auront paru si concrets. La distribution offre moult surprises qui donnent à penser : bien que toujours «dans les jupes» de sa mère, Hamlet n’est pas pourtant interprété par un jeune premier (ce choix accuse encore, d’une certaine manière, son tempérament velléitaire) ; son oncle et «usurpateur» est joué, lui, par un comédien noir (ce qui, dans mon esprit «xénophile», m’a incité à entendre avec moins de sévérité les répliques de Claudius). lant au 022 989 34 34. Pour information, dans la discipline théâtrale, nous accueillerons prochainement Woyzeck mis en scène par Andrea Novicov, Cet enfant de Joël Pommerat et Littoral de Wajdi Mouawad. En plus de ce remboursement ou de cet échange et afin de nous excuser de ce désagrément, nous invitons les détenteurs de billets à assister, soit au spectacle chorégraphique Stück mit Flügel d’Anna et Susanne Huber, le vendredi 16 janvier à 20h30, soit à la projection d’un monument cinématographique, Les Nibelungen de Fritz Lang, le samedi 17 janvier à 17h (durée 6h00 entracte compris). Ces deux propositions intègrent notre théma Geist à l’instar de la pièce mise en scène par Matthias Langhoff. Nous vous remercions de votre compréhension et nous réjouissons de vous accueillir prochainement dans nos murs. Mais revenons aux conditions techniques de cet accueil. Malgré la ténacité de l’équipe du Théâtre Forum Meyrin et notre souci du respect des engagements pris vis-à-vis de notre public, le non-respect de notre fiche technique par les producteurs de ce spectacle nous contraint malheureusement à l’annulation. Tous les détenteurs de billets seront évidemment remboursés ou pourront échanger leurs billets pour une représentation d’un autre spectacle en appe- Problème de sécurité Messieurs, J’ai assisté à la représentation le dimanche 28.09 .08 à 17h00 du Cirque invisible. Le spectacle était fabuleux, mais je dois toutefois vous signaler une petite lacune concernant la sécurité. Dans la deuxième partie du spectacle un couple s’est installé sur les escaliers à la hauteur de la rangée « i 19 » ce qui m’a fortement déplu. En plus de ça ces personnes ne sentaient pas la «rose», et je crois que c’est strictement interdit. Merci d’avance d’être attentifs afin de remédier à cet état de fait. Sincèrement vôtre. J.J. Histoire de crottes Les naturalistes l’affirment : «L’examen attentif des excréments fournit des indications... ». Ce n’est pas la petite taupe de Wolf Erlbruch qui les contredira. Mathieu Menghini Poussière d’étoiles Soir après soir, la magie du Cirque invisible – celui qui fait s’écarquiller les yeux et halluciner la rétine – a opéré sur l’imaginaire du public de Carouge. Le duo Chaplin-Thierrée nous a emmené aux pays des merveilles en quelques tours de piste et de passe-passe. Surgit comme par enchantement des coulisses, un microcosme habité de créatures hybrides, de bêtes à poils et à plumes, une fresque scénique, surréaliste et fantasque où le rire répond à la mort, non sans grincer des dents. Hors scène, elle, lunaire, silhouette et regard sans âge, coud et rafistole les bribes de tissus qui prendront vie et forme le soir venu. Lui, solaire, parle de Polaire, étoile méconnue du music-hall qui enchanta Paris au début du XX e et lui inspira un roman paru en 2007. Et la peinture bien sûr, qui colonise peu à peu la loge de Monsieur. Elle & Lui poursuivent sans s’essouffler l’infinie tournée d’un spectacle hors du temps. Jusqu’à fin novembre sur la scène du Rond-Point à Paris. Nous leur souhaitons de porter ce rêve éveillé dans bien d’autres contrées encore. Christine-Laure Hirsig — 148 — La Bibliothèque Forum Meyrin proposera une lecture animée et interactive de l’album De la petite taupe qui voulait savoir qui lui avait fait sur la tête aux enfants les mercredis à 10h00 et 11h00 (durée env. 30 min.) et aux classes (sur rendez-vous) le temps de l’exposition. Des illustrations regroupées sous le titre États d’âme à la Wolf Erlbruch viendront orner les murs de l’institution et une exposition d’ouvrages de l’auteur en langue originale et en français permettra au public de mieux en apprécier l’extraordinaire talent. Cédric Pauli Les Spectacteurs Un marathon : c’est le mot qui vient à l’esprit quand on pense à la belle expérience qui vient de se terminer à la salle Gérard-Carrat. 42 représentations dont 28 scolaires pour plus de 3400 élèves (24 scolaires étaient organisées en collaboration avec la Commission Théâtre du Cycle d’orientation), un jeune public parfois… animé, souvent enthousiaste et au total une belle réussite publique. Doris Ittig, Selvi Purro, Mauro Bellucci, Thierry Jorand et Cédric Dorier, emmenés par Philippe Morand, ont su créer presque de A à Z ce que nous nous sommes plus à appeler un OTNI (où théâtral remplace volant !). Et pourtant, rien n’allait de soi dans l’idée de départ : un spectacle sur le théâtre, sur la relation qu’entretient le plateau avec la salle, sur les acteurs, et qui puisse s’adresser autant aux adolescents qu’aux adultes… Une gageure ? Avec beaucoup d’improvisations, pas mal de palabres, un zeste de grands auteurs, et aussi des créateurs complices pour les accessoires, le son, les lumières et les costumes (Eléonore Cassaigneau, Manu Rutka, Grégoire de Saint Sauveur et Cécile VercaemerIngles), en six semaines, le défi a été relevé, la chimère est devenue réalité : un lundi à 10h, 130 élèves ont assisté à la première de cette pièce qui en a étonné plus d’un, où l’illusion comique s’est vue à la fois mise à mal et – surtout – magnifiée. De quoi démystifier le théâtre et donner envie aux jeunes de retenter le coup… Quelques émois d’élèves «Les contacts réguliers avec le public nous permettent de nous intégrer dans le contexte de la pièce.» «On se sent tous concernés par la pièce.» « A mon avis, cette pièce devrait être rejouée dans les grands théâtres de Suisse romande.» «Cette pièce de théâtre était captivante car les acteurs ont osé désobéir à quelques règles fondamentales du théâtre pour rendre les scènes plus réalistes. En effet, les comédiens ont employé un langage courant, ce qui nous a permis de nous retrouver dans la pièce.» « À mon avis tout était parfait, mais juste un petit problème de confort avec pas assez de place pour les jambes.» « Le message est clair : les spectateurs ont eux aussi un rôle à jouer durant la représentation […] Les comédiens dépendent de l’attitude des spectateurs.» «Cette pièce était très drôle et à la fois instructive. Cela donne envie d’aller plus souvent au théâtre. Nous trouvons que ce spectacle a été une grande réussite, nous l’avons adoré et nous vous en remercions.» «Les scènes étaient très travaillées et ordonnées.» Florent Lézat Amnésie, contre Y a des jours comme ça, ça arrive : pas envie de se souvenir, encore. De prendre l’histoire à bras le corps, encore. Et puis, le 4 octobre dernier, j’ai rencontré Ana Simon, la femme de François Simon, acteur, metteur en scène, le père fondateur du Théâtre de Carouge. Mon aïeul en quelque sorte, puisque j’y travaille aujourd’hui. C’était dans les locaux de la Radio Suisse Romande, à Genève, pour un duplex avec Lausanne. Histoire d’assurer la promo de l’évocation de François Simon qui se déroulait le lendemain. Avait-elle senti que, ce jour-là, ça arrive, je n’avais pas envie de me souvenir, encore, de prendre l’histoire à bras le corps, encore ? En plateau, Florence Difélix, journaliste, pose sa première question : « Pourquoi se souvenir ? ». Ana répond, à mots choisis, prononcés lentement, avec l’accent roumain, l’accent de l’exil, vécu et vivant. Et puis elle se tourne vers moi, souriante, et lâche une bombe, ce jour-là où ça m’arrivait de ne pas avoir envie : « Se souvenir surtout pour ne pas devenir amnésique. Sinon, comment pourrait-on construire l’avenir. Sur quel sol ?». À ce moment-là, j’ai compris que cette évocation de François Simon n’était pas un hommage à son mari disparu. Ni même au fondateur du Théâtre de Carouge. J’ai compris, à ce momentlà, en écoutant Ana prononcer «amnésie» avec son accent de l’exil, vécu et vivant, que cette soirée était l’occasion de parler de ce qui nous fonde, de nos fondations. L’histoire du théâtre et au-delà, l’histoire des hommes qui luttent pour les idées et leur mise en partage. Pour ne pas sombrer dans l’amnésie et sans cesse fertiliser le sol sur lequel nous sommes plantés, tous. Ce 5 octobre, il y a eu une pluie fine sur Genève. «La même qu’il y a 26 ans, le jour de la mort de François et qui revient chaque année», confiait Ana qui veille à ne rien oublier. Francis Cossu Yamandú Costa époustouflant Comment ne pas s’extasier face à l’extraordinaire musicien, à l’incroyable monstre que nous avons découvert lors de la soirée Choro du 10 octobre ? Nous nous attendions à un jeune prodige à la technique irréprochable, à la vélocité stupéfiante : il était bien présent. Mais rien ne nous avait préparé à une telle sensibilité, à une musique si originale, si vraie, ni à une telle générosité. Si Yamandú Costa est un grand musicien – et les années l’érigeront sans le moindre doute à ce rang pourvu que Dieu lui prête vie – ce n’est peut-être pas tant par son incommensurable talent que par sa propension à partager sans compter sa lumière, comme il l’a fait ce soir-là pour l’un de ses pairs (qui n’a pas démérité). Sylvain De Marco Par voie de presse Au mois de février de cette année, Jean et moi tremblions dans la loge N de la Comédie-Française lors de la première de Penthésilée. Nous avons eu tort de croire que la critique comprendrait le point de vue de cette mise en scène tentant de rompre avec le schéma classique français qui a toujours voulu faire de cette femme-enfant, reine des Amazones presque malgré elle, une héroïne racinienne. Une journaliste à l’époque se montra spécialement acharnée contre ce travail tant par voie de presse écrite que par presse orale. Ce fut un coup dur pour nous mais aussi pour les comédiens qui perdirent petit à petit cette confiance ô combien nécessaire pour que la magie opère. Cette même journaliste est pourtant venue voir Le jeu de l’amour et du hasard. Elle a fait le trajet de Paris à Carouge pour voir un spectacle d’un metteur en scène qu’elle avait quelques mois auparavant décrié. Ce fut une surprise. Mais à la lecture de son article deux jours plus tard dans la presse nationale, la terre s’est renversée. Elle a littéralement été subjuguée par le spectacle. Elle a entendu Marivaux résonner dans les murs de la cité sarde. — 149 — Nous ne faisons en effet pas le même métier, mais nous reconnaîtrons le même acharnement à découvrir, débattre, défendre et aimer le théâtre. Delphine de Stoutz L’équipe du Théâtre de Carouge au complet Fin octobre, j’ai eu le plaisir d’être accueillie comme « la p’tite dernière » dans l’équipe de Jean Liermier, en tant que secrétaire de direction. Avant moi, ce fut le tour de Sandra Mills, chargée des partenariats en relation avec les entreprises et qui s’occupe également de nos soirées à thème ! Nous voilà ainsi au complet, avec une équipe chaleureuse et riche en personnages ! Et surtout une motivation et un enthousiasme contagieux qui apportent de la gaieté aux journées ! Heureuse donc de prendre part à cette nouvelle aventure, dans ce théâtre qui me tient terriblement à cœur ! Coré Cathoud Une girafe à la bibliothèque C’est son long cou que l’on a pu apercevoir par les fenêtres donnant sur le patio du Forum, comme cherchant à communiquer avec ses copines, de l’autre côté, à l’espace exposition du théâtre. La Bibliothèque Forum Meyrin a façonné «sa» girafe, pour attirer l’attention des lecteurs et les inciter tant à se rendre à l’exposition Girafes & cie qu’à consulter ou emprunter les documents sortis des rayonnages et de la stricte classification à cette occasion. Trois volets significatifs en lien avec l’exposition ont fait l’objet de bibliographies : pour tout savoir sur les girafes, mais également sur la disparition des civilisations et des espèces. (bibliographies disponibles sur le site Internet de la bibliothèque : www.meyrin.ch/bibliotheque) Cédric Pauli CULTURE POPULAIRE DÉBAT AUTOUR D’UNE NOUVELLE ORIENTATION DE LA FONDATION PRO HELVETIA L’opinion du directeur artistique du Théâtre Forum Meyrin, également conseiller de la fondation suisse pour la culture Face à ce contexte hostile, la fondation s’employa à renverser l’opinion des politiques en avalant ses contradicteurs, mais – soulignons-le d’emblée – sans rien rabattre de sa liberté de ton. Ainsi, en septembre 2006 et pour deux ans, Pro Helvetia lança-t-elle le programme «Échos» dans le but de créer un dialogue entre culture populaire et art contemporain. Au terme de celui-ci, la fondation présenta sa nouvelle stratégie – celle du «grand écart», diront d’aucuns : une stratégie intégrant la promotion de la culture populaire aux missions actuelles. À la riposte Je ne suis pas hostile à la sensibilité nouvelle de Pro Helvetia pour la culture traditionnelle bien que les canons du folklore helvétique n’aient pas assurément une origine «populaire», mais soient plus vraisemblablement nés de l’action volontariste de l’élite sociale des XVIIIe et XIXe siècles. Rien d’étonnant à ce que ce goût pour l’exotisme patrimonial, ce besoin de « faire communauté » soient advenus au moment des transformations de la révolution industrielle ; rien d’étonnant à ce que ce besoin survienne à nouveau en un temps d’intense internationalisation des économies et de brassage des peuples. La culture en un lieu et un temps donnés cristallise une conscience commune à base historique, ethnique, sociale, économique et/ou stratégique ; elle est un facteur d’autoreprésentation, d’intégration ; parfois d’exclusion. La contamination du concept de Volkskunst par les idéologues réactionnaires de la Suisse de la défense spirituelle (pendant la Seconde Guerre mondiale) ou de l’Allemagne nazie, notamment, — 150 — ne doit plus nous retenir d’examiner cette notion. Ni surtout d’en envisager de nouveaux développements. Or, il est deux manières d’entendre le mot « peuple » selon que l’on fasse remonter son étymologie latine à populus ou à plebs. Populus nous ramène à l’assemblée des citoyens romains ; c’est, peu ou prou, la tradition à laquelle se réfère le nouveau volet de la politique de Pro Helvetia. Or, il me semblerait heureux, en guise de réponse volontariste aux milieux conservateurs, d’entendre aussi «peuple» selon la seconde étymologie, celle provenant de plebs, qui qualifie le peuple en fonction de critères sociaux. Dans cette acception-là, le peuple de la Suisse est constitué de gens modestes dont une large part d’immigrés. D’où l’opportunité d’introduire – à la faveur du chantier lancé par la direction de Pro Helvetia et par-delà la démocratisation de l’accès à la culture d’art – un peu plus de démocratie culturelle : d’appuyer la culture de groupes minoritaires, défavorisés et des formes non institutionnelles (théâtre forum, de rue, etc.) mais sans perdre de vue les critères habituels de pertinence et de qualité. Si, une fois ces développements engagés, l’enveloppe budgétaire dont jouit la fondation ne devait pas s’accroître, alors on pourra convenir que les milieux de l’art d’avant-garde auront été dupés et la réaction nécessaire gagnera à se faire politique. Car, pour une part, la Suisse a la culture de ses élus. Mais de cela, le cas Hirschhorn nous aura prévenus. Mathieu Menghini Impressum ..................................................... De l’intimidation… Une nouvelle crise relaya rapidement la première. Les milieux de la culture traditionnelle, proches – pour une part importante – de la droite la plus conservatrice, menaçaient de revendiquer une seconde fondation culturelle entièrement consacrée aux pratiques issues du folklore national. Naturellement, Pro Helvetia s’en émut : à choisir entre une maison volontiers happée par la nouveauté et les marges et une autre couvant nos pratiques ancestrales d’un regard nostalgique, on devine le parti que prendraient les Chambres fédérales. Nous en sommes présentement à l’interprétation de l’épithète «populaire», au choix problématique des critères d’attribution de subventions (qualité, pertinence, professionnalisme, innovation dans la tradition, reconnaissance des pairs, écho public, etc.) et – ces deux points élucidés – à la définition du profil des «spécialistes» devant épauler la fondation dans ce nouveau champ d’action. Arrêtons-nous sur ce premier point. ................................................................................................................... L’exposition irrévérencieuse du plasticien Thomas Hirschhorn au Centre culturel suisse de Paris avait, on s’en souvient, défrayé la chronique. S’en était suivi un débat sur les relations entre culture et pouvoir. Avec une conséquence concrète : la majorité bourgeoise du Parlement fédéral concrétisa sa mauvaise humeur en rognant les moyens de la fondation Pro Helvetia. Responsables de la publication : Delphine de Stoutz (Carouge) / Mathieu Menghini (Meyrin) Comité de rédaction : Vincent Adatte (M) / Jean-Philippe Bauermeister (M) / Laurence Carducci (M) / Francis Cossu (C) / Julie Decarroux-Dougoud (M) / Ushanga Élébé (M) / Rita Freda (M) / Christine-Laure Hirsig (C) / François Jacob (C) / Yves Laplace (C) / Florent Lézat (C) / Jean Liermier (C) / Sylvain De Marco (M) / Mathieu Menghini (M) / Ludivine Oberholzer (M) / Lucie Rihs (C) / Thierry Ruffieux (M) / Delphine de Stoutz (C) Secrétariat de rédaction : Camille Dubois (M) / Correcteurs : Gaëlle Rousset (M) / Florent Lézat (C) Graphisme : Spirale Communication visuelle / Alain Florey Impression : Sro-kundig / Tirage : 12 000 exemplaires Crédits photos P. 41 (Couverture) Giorgio Skory / P. 93 Archive de la cinémathèque de Berlin / P. 94 Franziska Bieli / P. 95 Wolf Erlbruch / Pp. 96 + 97 + 99 + 101 Linda Ellia / P. 103 The tragedy of Hamlet Prince of Denmark gravure Eric Gill / P. 105 Delphine de Stoutz / Pp. 106 +107 D.R. – Jérôme Bosch / P. 108 Valérie Frey / P. 109 Yves Laplace / Pp. 110 + 111 Caroline Minjolle / P. 112 Archive de la cinémathèque de Berlin / P. 113 D.R. / P. 115 Archive de la cinémathèque de Berlin / Pp. 116 + 117 Isabelle Meister / Pp.118 + 119 Renaud Perrin / Pp. 120 + 121 Patrick Fabre / Pp. 122 + 123 Philippe Delacroix / P. 125 D.R. / P. 126 + 127 Ramon Senera – Agence CIT’ en scène / Pp. 128 Abisag Tullmann / Pp. 129 D.R. / Pp. 130 + 131 Marc Vanappelghem / P. 132 D.R. – Caspar David Friedrich / P. 133 D.R. / P. 134 D.R. / P. 135 La Passerelle de l’Université de Genève / P. 136 Bibliothèque d’État de Saxe, Dresde / P. 137 D.R. – Lucas Cranach / P. 138 Claire Besse / P. 140 Elian Bacchini / P. 143 Cédric Pauli / P. 144 D.R. / P. 145 D.R. / P. 146 + 147 Philippe Christin – TSR / P. 148 Wolf Erlbruch / P. 149 Marc Vanappelghem / P. 150 D.R. Le Théâtre de Carouge-Atelier de Genève est subventionné par la République et Canton de Genève et la Ville de Carouge. Il est soutenu par la banque Wegelin & Co., la Fondation Leenaards, le Club des 50. Il collabore avec Unireso, TPG – Transports publics genevois, le Service Culturel Migros-Genève. Il a comme partenaire Teo Jakob, le Cinéma Bio, le Chat Noir, La Semeuse, la maison Mauler. Le Théâtre Forum Meyrin est un service de la commune de Meyrin. Partenaires du Théâtre Forum Meyrin — 151 —