en marge de candide

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AGENDA
________________________________________________________________ ______________________
Stimmhorn
Christian Zehnder / Balthasar Streiff
Mardi 6 et mercredi 7 janvier (Meyrin)
En manteau rouge, le matin traverse la rosée
qui sur son passage paraît du sang.
Ou Ham. and ex by William Shakespeare
un cabaret.
Annulation > Lire page 148.
William Shakespeare / Matthias Langhoff
Mardi 13 et mercredi 14 janvier (Meyrin)
Stück mit Flügel
Anna Huber / Susanne Huber
Vendredi 16 janvier (Meyrin)
Candide
Voltaire / Yves Laplace
Du vendredi 16 janvier au dimanche 8 février
(Carouge)
__________________________________________________________________________________________________________
Spectacles
Trio Wanderer
Vincent Coq / Jean-Marc Phillips-Varjabédian /
Raphael Pidoux
Vendredi 20 février (Meyrin)
Renseignements pratiques
L’ingénu
Voltaire / Arnaud Denis
Mardi 24 et mercredi 25 février (Meyrin)
Faust
Cartoun Sardines Théâtre
Vendredi 27 février (Meyrin)
Expositions
Notre combat
Linda Ellia
Du mardi 13 janvier au mercredi 18 février
(Meyrin)
En voiture : direction Aéroport-Meyrin;
sur la route de Meyrin, après l’aéroport,
prendre à droite direction Cité Meyrin puis
suivre les signalisations.
Deux grands parkings gratuits à disposition.
En bus : N° 28 / 29 / 55 / 56 arrêt Forum Meyrin
En Tram : N° 14 ou 16 jusqu’à Avanchet,
puis prendre le bus N° 29 / 55 / 56
Location
Achat sur place et au +41 (0)22 989 34 34,
du lundi au samedi de 14h00 à 18h00
Achat en ligne : www.forum-meyrin.ch /
[email protected]
Service culturel Migros,
Rue du Prince 7 / Genève / Tél. 022 319 61 11
Stand Info Balexert / Migros Nyon-La Combe
Administration
Théâtre Forum Meyrin
1, place des Cinq-Continents / Cp 250 /
1217 Meyrin 1 / Genève / Suisse
Tél. administration : +41 (0)22 989 34 00
[email protected] / www.forum-meyrin.ch
Linda Ellia
La grande question, etc.
Wolf Erlbruch
Du ma 13 janvier au me 18 février (Meyrin)
Films
William Nadylam, comédien
Woyzeck
Georg Büchner / Andrea Novicov
Du mardi 20 au samedi 24 janvier (Meyrin)
Un champ de forces
Compagnie Heddy Maalem
Mercredi 28 et jeudi 29 janvier (Meyrin)
Le neveu de Wittgenstein
Thomas Bernhard / Serge Merlin
Mardi 3 et mercredi 4 février (Meyrin)
Cet enfant
Joël Pommerat
Du lundi 16 au mercredi 18 février (Meyrin)
Minetti
Thomas Bernhard / André Engel / Michel Piccoli
Du mercredi 18 février au dimanche 8 mars
(Carouge)
Les Nibelungen
Fritz Lang (1924)
Samedi 17 janvier (Meyrin)
Café des sciences
Grands hommes, qui donc fûtes-vous ?
La Réforme revisitée
Mardi 24 février (Genève)
Goûters des sciences
1535 : Genève s’agite ! / La Réforme
Samedi 28 février (Meyrin)
Ateliers
La Nuit des Rois
Formation continue
pour comédiens professionnels
Du lundi 5 au samedi 17 janvier (Carouge)
Renseignements pratiques
En voiture : sortie autoroute
de contournement A1 : Carouge Centre.
Sur la route de Saint-Julien, tout droit
jusqu’à la place du Rondeau (ne pas s’engager
à droite dans le tunnel – route du Val d’Arve).
Deux grands parkings à disposition.
En bus : N° 11 / 21 arrêts Armes ou Marché
En tram : N° 12 / 13 / 14 arrêt Ancienne
Location
Achat sur place et au +41 (0)22 343 43 43,
du lundi au vendredi de 10h00 à 13h00 et
de 14h00 à 18h00, le samedi de 10h00 à 14h00
Achat en ligne :
www.theatredecarouge-geneve.ch
Service culturel Migros,
Rue du Prince 7 / Genève / Tél. 022 319 61 11
Stand Info Balexert / Migros Nyon-La Combe
Administration
Théâtre de Carouge – Atelier de Genève
Rue Ancienne 57 / Cp 2031 / 1227 Carouge / Suisse
Tél. administration : +41 (0)22 343 25 55
[email protected]
www.theatredecarouge-geneve.ch
________________________________________________________________ ______________________
No 3 I Janvier_Février 2009
Publication commune du THÉÂTRE FORUM MEYRIN
et du THÉÂTRE DE CAROUGE – ATELIER DE GENÈVE
ÉDITO
DE L’AMOUR CHEZ MARIVAUX
À L’ESPRIT EN GERMANIE !
Dialogue sur la première création de Jean Liermier à Carouge
et la théma Geist du Théâtre Forum Meyrin
Pp. 106–107
Candide
Pp. 96–101
Notre Combat
Pp. 116–117
Woyzeck
SOMMAIRE
91
92–93
94
95
96–97
98–99
100–101
102–103
104–105
106–107
108–109
110–111
112–113
114–115
116–117
118–119
120–121
122–123
124–125
126–127
128–129
130–131
132–133
134
135
136–137
138
139
140
141
142
143
144
145
146–147
148–149
150
151
152
Edito. Par Jean Liermier et Mathieu Menghini
Théma Geist. L’esprit germanique en débat. Par Mathieu Menghini
Stimmhorn. Par Laurence Carducci
La grande question, etc. Par Laurence Carducci
Notre combat. Par Jean-Marie Antenen
Dossier Notre combat. L’art face à la barbarie. Entretien avec Linda Ellia. Par Ushanga Élébé
Dossier Notre combat. L’art connaît-il des tabous ? Entretien avec Thierry Illouz. Par Ushanga Élébé
Annulation > Lire page 148. Ham. and Ex by William Shakespeare un cabaret. Par Rita Freda
En marge d’Hamlet. Langhoff, l’Allemagne et le Berliner Ensemble. Trajectoire d’un exil. Par Delphine de Stoutz
Candide. Par François Jacob
En marge de Candide. L’œil de Candide. Par Yves Laplace et William Nadylam
Stück mit Flügel. Entretien avec Anna Huber. Par Julie Decarroux-Dougoud
Les Nibelungen. Par Vincent Adatte
En marge des Nibelungen. Histoire et déboires d’une légende. Des origines d’un mythe à son exploitation. Par René Wetzel
Woyzeck. Regard sur Woyzeck. Par Ludivine Oberholzer et Mathieu Menghini
Autour du Woyzeck de Büchner. L’irruption de la modernité. Analyse des enjeux d’un texte. Par Mathieu Menghini
Un champ de forces. Par Anne Davier
Le neveu de Wittgenstein. Entretien avec Serge Merlin. Par Sylvain De Marco
Thomas Bernhard : l’Autrichien. Comme l’oiseau souillant son propre nid. Par Sylvain De Marco
Cet enfant. Par Mathieu Menghini
Minetti. Par Delphine de Stoutz et Jean Liermier
Autour de Minetti. Entretien avec Michel Piccoli. Par Lucie Rihs
Trio Wanderer. Par Jean-Philippe Bauermeister
Café des sciences. Grands hommes, qui donc fûtes-vous ? La Réforme revisitée. Entretien avec Marc Vial. Par Sylvain De Marco
Goûters des sciences. 1535 : Genève s’agite / La Réforme.
Entretien avec Maud Ulmann-Cagnat et Philip Benedict. Par Sylvain De Marco
En marge du Café et des Goûters de sciences. L’Allemagne et la Réforme. Par Florent Lézat
L’ingénu. Par Ludivine Oberholzer
En marge de L’ingénu. Du conte au théâtre. Par Anne-Marie Garagnon
Faust. Par Mathieu Menghini
En marge de Faust. La légende de Faust. Naissance et évolution d’un mythe. Par Edith Kunz
Improvisations sur l’Allemagne. Entre mythe et réalité.
Impromptu sur une nation à la recherche d’elle-même. Par Mathieu Menghini
Bibliothèque du Forum Meyrin. Coup de projecteur sur la précieuse voisine du Théâtre Forum Meyrin. Par Laurence Carducci
Atelier d’écriture. Fragments autobiographiques II. Atelier d’éveil musical.
Par Laurence Carducci et Julie Decarroux-Dougoud
La nuit des rois. Stage n°2 du Théâtre de Carouge. Par Jacques Vincey
Les caprices de Marianne. Une aventure télévisuelle. Entretien avec Elena Hazanov. Par Lucie Rihs
É…mois passés.
Culture populaire. Débat autour d’une nouvelle orientation de la Fondation Pro Helvetia. Par Mathieu Menghini
Impressum. Partenaires.
Agenda. Renseignements pratiques.
— 90 —
Mathieu Menghini : Cher Jean, je tiens à te féliciter de ton Marivaux – ta
première création carougeoise. D’elle émane un savoir-faire indéniable. Sa
facture est élégante, délicate et sémillante ; son interprétation, de qualité
et équilibrée. De la belle ouvrage ! Toutefois, quelques questions me
demeurent. Celle-ci, par exemple : pourquoi avoir attribué la physicalité la
plus dominée à Dorante et à Arlequin la balourdise (je pense à son entrée) ?
Jean Liermier : Arlequin n'est pas balourd : les chaussures que son Maître lui
a prétées pour jouer son rôle sont juste un peu trop petites, et gravir des
escaliers peut devenir une épreuve dangereuse... Quant à Dorante, il n’est
clairement pas le jeune premier attendu ou convenu. C’est un jeune
homme de bonne famille, qui a été dressé dans la croyance que les êtres
inférieurs à sa classe sociale sont méprisables, et Marivaux le pousse à
s’affranchir de son éducation par le biais du jeu. Silvia tombera amoureuse
de lui surtout parce qu’elle se reconnaît dans ses manières, dans son esprit ;
c’est cela qui la trouble, et non pas son profil hollywoodien. Encore que la
silhouette de Mompart soit évocatrice du Casanova de Fellini... L’important
est surtout de distribuer au plus juste afin qu’aujourd’hui on puisse croire
au rapport de force dans le « couple » dominant/dominé. Que Mompart/
Dorante soit plus «frêle» que Nadin/Arlequin est pour moi un moyen de le
crédibiliser.
Quand au savoir-faire, je t’assure que je n’en ai aucun. C’est parce que je ne
sais pas faire que j’aime faire du théâtre, et que c’est une recherche en perpétuel mouvement.
MM : Que ressent Bourguignon (Arlequin ?) lorsqu’il est enveloppé sous un
aristocratique costume ?
JL : Au début de l’histoire, tout cela n’est qu’un jeu sans conséquences pour
Arlequin. Il s’agit d’obéir à l’ordre de se déguiser en Maître, et le costume lui
procure des avantages qui le grisent. Tout va basculer quand il va prendre
conscience qu’une supposée Maîtresse pourrait l’aimer. Mais elle l’aime
avec un costume d’emprunt, qui n’est pas sa livrée. L’aimerait-elle également si elle savait qu’il n’était «qu’un» domestique ? Et Arlequin de sentir
le poids de la supercherie, car il se prend à rêver d’accéder à un statut qui
bouleverserait sa vie. Il lui faudra avouer qui il est réellement, au risque de
tout perdre. Finalement, Arlequin est un opportuniste au cœur d’artichaut.
MM : On se prend à apprécier le père, bonhomme et ludique ; pourtant, sa
manigance est une perversité, non ?
JL : Marivaux rompt avec Molière : les pères ne sont plus des barbons qui
obligent leurs enfants à des mariages d’intérêts. Il casse ainsi le personnage-caractère en lui dessinant un profil plus «psychologique». Orgon, le
papa de Silvia, ne cessera de s’étonner que la génération de ses enfants ait
tant de peine à s’engager dans une relation ; une génération qui veut des
garanties, être sur de ne pas se faire mal, une génération qui finalement a
peur. Mais peut-on tomber amoureux sans prendre le risque de se faire un
bleu ? Et d’ailleurs, peut-on contrôler la venue de l’amour ?
Orgon, pour le bien de sa fille, pour qu’elle grandisse, et parce qu’elle l’a choisi,
va la laisser souffrir, en allant même jusqu’à exaspérer cette souffrance.
C’est plus un paradoxe qu’une perversité : parfois par amour, on fait du
mal ! C’est une des fabuleuses singularités de l’écriture de Marivaux.
Jean Liermier: Mathieu, pourquoi tu as programmé cette théma Geist ?
Mathieu Menghini : Nous ne décidons pas en amont de nos thémas. Nous
choisissons des spectacles qui nous enthousiasment, puis cherchons des
transversalités de contenus ou formelles entre certains d’entre eux ; enfin,
la théma s’étoffe d’ajouts (les conférences, débats, etc.), eux, en effet, choisis en fonction du sujet – une fois défini.
Entre autres interrogations, le festival Geist ou l’esprit germanique en
débat (lire pages 92-93) permet d’approcher une culture à laquelle participent, avec des accents propres, nos voisins alémaniques, autrichiens et
allemands. Elle prolonge, en outre, la fameuse question de Karl Kraus : comment le peuple des poètes et penseurs (das Volk der Dichter und Denker)
a-t-il pu devenir celui des juges et des bourreaux (der Richter und Henker) ?
JL : Y a-t-il un rapport entre ce que tu vis et les thémas que tu choisis de
développer ?
MM : Pas spécialement. Je veux dire que tout un chacun peut être touché
par les sujets abordés par le Théâtre Forum Meyrin : L’art, c’est délicieux sur
notre rapport à la gourmandise (2006), Le jardin cultivé sur le lien natureculture (2006), Miroirs du monde sur nos représentations du village planétaire (2006), Tripalium sur le travail, Infinita sur la manière dont nous apprivoisons notre finitude, Tracas d’Eros sur les déboires amoureux (2008) –
entre autres exemples. Les sentiments, le labeur, la tombe, l’idée que je me
fais de l’Autre, etc., tous ces sujets préoccupent vraisemblablement chacun
de nous.
Même lorsque le théâtre semble s’évader dans des fantasmagories éthérées, il dit quelque chose de l’humain et du monde. L’art dramatique nous
met en présence sensible d’individus s’exhibant, simulant ou en transe,
donnant corps à une re-présentation de notre univers ; il nous invite à nous
quitter un peu nous-mêmes pour suivre ces fantasmes. Or, se quitter soimême est un peu le préliminaire de la générosité et d’une interprétation
plus lucide de soi et des autres.
JL : Je crois savoir que tu essaies de retrouver du temps pour toi, notamment
pour écrire. L’écriture est-elle ton jardin secret, ta part la plus créatrice ?
MM : Un jardin secret qui se dit est une duperie. Permets que je me taise.
Par contre, il m’est agréable de rappeler combien le programmateur qui
arpente les salles – comme tout spectateur, du reste – s’implique dans ce
qu’il voit d’une manière qui m’apparaît créative. Pour les philosophes Bergson et Croce, d’ailleurs, la contemplation ne pouvait être distinguée de la
création artistique. Avant eux, Raphaël affirmait, même, que comprendre
l’œuvre revenait à l’égaler. «Égaler» est un peu fort, à mon avis ; mais je suis
assez de l’avis que toute contemplation attentive est recréation. L’œuvre
d’art parle si nous la faisons parler. C’est au développement de cette part
créatrice nichée en tout spectateur que nos thémas s’emploient.
— 91 —
THÉMA GEIST
L’ESPRIT GERMANIQUE EN DÉBAT
Festival pluridisciplinaire du Théâtre Forum Meyrin, du 6 janvier au 8 mars 2009
Une interrogation de la culture germanique.
Entre désespérance et espièglerie, le romantisme musical allemand sera également à l’affiche avec trois trios de légende : l’archiduc de
Beethoven, le second trio de Schubert et le premier de Mendelssohn-Bartholdy.
Le paradoxe allemand
Pays de l’art et de la philosophie les plus subtils,
l’Allemagne fut aussi le théâtre de l’horreur.
Comment, se demandait l’auteur Karl Kraus, le
peuple des poètes et des penseurs (das Volk der
Dichter und Denker) a-t-il pu devenir celui des
juges et des bourreaux (der Richter und Henker) ?
Geist interrogera ce paradoxe.
On sait combien Les Nibelungen de Lang furent
diversement interprétés : certains y virent l’image
d’une jeunesse refusant de se soumettre à une
vie routinière ; d’autres – dont Hitler, le premier –
en firent l’appel à la rébellion nationaliste après
l’infâmante défaite de 1918 et l’insolent traité
de Versailles.
Faust pactisant avec Méphistophélès autorise, là
aussi, une seconde lecture. De même que Woyzeck sacrifiant sa santé en devenant le cobaye
d’expérimentations scientifiques qui annoncent
les pages les plus sombres du XXe siècle.
Autre révolté face à un passé trop opportunément escamoté, Thomas Bernhard sera présent
à Meyrin et Carouge, avec deux textes : l’un évoquant l’art dans une vie singulière (Minetti) ;
l’autre fustigeant la place qui lui est réservée
dans une société superficiellement «éprise» de
culture (Le neveu de Wittgenstein).
De la musique, donc ; des films (parmi les plus
puissants du septième art), de la danse, du théâtre (avec, notamment, l’accueil prestigieux de
l’un des grands héritiers de la tradition brechtienne : Matthias Langhoff), des créations plastiques, des débats et une recherche bibliographique réalisée par la Bibliothèque Forum Meyrin
qui permettra aux passionnés d’aller plus loin
encore dans l’étude de cette culture majeure de
l’Occident.
Objectif des thémas
Il est plusieurs manières de dire la vérité d’un
objet d’étude, plusieurs manières de l’envisager.
Chaque approche, progressivement, alimente la
compréhension que l’on en a.
Nous avons choisi, au Théâtre Forum Meyrin –
lieu d’art et de connaissance, disposant d’une
salle multidisciplinaire, de galeries d’exposition,
d’une salle de projections filmiques, d’ateliers et
d’espaces de débat – de les additionner et de les
confronter.
Aussi les points de vue de chorégraphes, de
dramaturges, d’écrivains, de musiciens, de
cinéastes, d’académiciens et de plasticiens
s’agrégeront-ils pour approfondir le regard
que nous portons sur le monde. Gageons que
par l’appréciation de ces perspectives distinctes seront également éclairées les spécificités
propres au langage de chacune des disciplines
convoquées !
Mathieu Menghini
MM
Le programme
Spectacles _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Stimmhorn > 6 et 7 janvier
Par Christian Zehnder et Balthasar Streiff
Hamlet > 13 et 14 janvier
Annulation > Lire page 148.
De William Shakespeare
par Matthias Langhoff
Stück mit Flügel > 16 janvier
De Anna Huber et Susanne Huber
Woyzeck > 20 au 24 janvier
De Georg Büchner par Andrea Novicov
Le neveu de Wittgenstein > 3 et 4 février
De Thomas Bernhard par Bernard Levy
Minetti > 18 février au 8 mars
De Thomas Bernhard par André Engel au
Théâtre de Carouge
Trio Wanderer > 20 février
Beethoven, Schubert,
Mendelssohn-Bartholdy
Faust > 27 février
De Friedrich Wilhelm Murnau
par le Cartoun Sardines Théâtre
Expositions _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Linda Ellia, Notre combat >
13 janvier au 18 février
Dessins, collages, objets
Wolf Erlbruch > 13 janvier au 18 février
Illustrations
Café des sciences _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Grands hommes, qui donc fûtes-vous? La
Réforme revisitée > 24 février
Avec le professeur Philip Benedict et
les docteurs Béatrice Nicollier et Marc Vial
Modérateur : Emmanuel Gripon, journaliste
Goûters des sciences _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
1535 : Genève s’agite ! > 28 février
Tout public, dès 5 ans
Ce samedi de l’UNIGE aura lieu en ville
de Genève.
Bibliothèque Forum Meyrin _ _ _ _ _ _ _ _ _
La Bibliothèque Municipale de Meyrin
proposera une vitrine bibliographique
sur le sujet de cette théma.
Image extraite du film Les Nibelungen, de Fritz Lang (1924)
La création meyrinoise de l’exposition Notre
combat de l’étonnante Linda Ellia interrogera le
— 92 —
Films _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Les Nibelungen >17 janvier
De Fritz Lang
— 93 —
...........................................................................................
La figure de Martin Luther et sa Réforme (lire
pages 136-137) – dans ses liens avec celle qu’entreprit Jean Calvin à Genève – seront au cœur de
notre collaboration avec l’université de Genève
(lire plus loin la présentation des Goûters et du
Café des sciences).
À hauteur d’enfant, mais qui ravira les adultes
aussi, l’accueil d’illustrations originales du
fameux artiste Wolf Erlbruch. Avec lui, nous relirons Goethe et questionnerons le pourquoi de
la vie.
pouvoir de l’art, sa responsabilité et ses possibles rebonds face à l’inadmissible.
...........................................................................................
Retour sur la mythologie
Nous tutoierons le génie germanique au travers
de ses mythes les plus fameux : Faust, d’une
part, à travers son adaptation filmique par
Murnau revue par les Marseillais du Cartoun Sardines ; Les Nibelungen, de l’autre, dans la formidable réalisation de Fritz Lang.
Autre classique, l’œuvre qui, la première, fit du
Lumpenproletariat le principal protagoniste
d’un drame – celui que Georg Büchner tira d’un
fait divers : Woyzeck.
...........................................................................................
Deuxième théma de la saison 08/09, Geist interroge la culture germanique, incluant dans cet
adjectif des œuvres de plusieurs pays de langue allemande : l’Allemagne, l’Autriche (par l’entremise de Thomas Bernhard et du « premier »
Fritz Lang) et la Suisse alémanique (on pense ici
à nos deux duos : Anna Huber et Susanne
Huber ; Christian Zehnder et Balthasar Streiff,
ces derniers revivifiant la tradition musicale de
l’est de notre pays).
STIMMHORN
Musiciens : Balthasar Streiff et Christian Zehnder (Suisse)
Ce concert intègre la théma Geist du Théâtre Forum Meyrin présentée pages 92-93.
(Lire aussi Si n°2, page 82).
Musique / Tout public dès 9 ans
Mardi 6 et mercredi 7 janvier à 19h00
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 1h15
LA GRANDE QUESTION, ETC.
Plein tarif : Fr. 20.–
Tarif réduit : Fr. 17.–
Tarif étudiant, chômeur, enfant : Fr. 10.–
Exposition bilingue français-allemand
____________________________
Par Wolf Erlbruch, illustrateur (Allemagne)
Réalisée en collaboration avec les éditions La Joie de lire et le Goethe-Institut de Nancy,
cette exposition intègre la théma Geist ou l’esprit germanique en débat du Théâtre Forum Meyrin
(lire Si n° 3, janvier-février 09).
Émerveillé par ce qu’il découvre,
le duo Stimmhorn dégage une vitalité extraordinaire.
Exposition
Du mardi 13 janvier au mercredi 18 février
Vernissage le mardi 13 janvier à 18h30
Au Théâtre Forum Meyrin
Galerie du Couchant
Ouverture publique : mercredi et samedi
de 10h00 à 12h00 et de 14h00 à 18h00,
ainsi qu’une heure avant les représentations.
Accueil scolaire : du lundi au vendredi
sur rendez-vous au 022 989 34 00.
Entrée libre
____________________________
Il faut s’attendre à découvrir deux extraterrestres, Balthasar Streiff et Christian Zehnder. Ces
deux musiciens de formation ont choisi de visiter leurs galaxies intérieures en sortant du
temps et de l’espace. La voix de Christian et le
souffle de Balthasar forment un duo sidérant,
mais ils n’oublient jamais pour autant de
s’amuser.
les contraintes. Cette curiosité et cette liberté
lui ont ouvert toutes les portes. Il est capable
aujourd’hui de raconter tout ce qui lui passe par
la tête en jouant avec sa voix, sans jamais prononcer la moindre parole, certain désormais
d’être compris partout sur la planète.
La youtse de Christian Zehnder, les cors des
Alpes et autres instruments à vent de Balthasar
Streiff appartiennent bien à l’enfance de la
musique. On peut les imaginer à l’aise avec les
Homo sapiens sapiens découvrant ensemble
l’emprise magique des sons sur l’âme humaine.
Pour eux, il ne paraît pas y avoir de différence
essentielle entre nous et une époque d’avant
l’évolution du langage, lorsque l’expression
sonore devait transmettre la notion de mystère
et l’approche des forces de la nature, bien
mieux que les mots. C’es d’ailleurs toujours le
propre de la musique.
Même si le décor peut changer, les grands espaces périphériques, les zones industrielles être
remplacés par les vallées et les sommets, les
échos intérieurs demeurent. Le jeune public
convié au Théâtre Forum Meyrin n’aura qu’à
tendre l’oreille pour découvrir les surprises
sonores de la ville. C’est probablement leur
ancrage urbain qui a permis aux deux complices de se débarrasser de la carapace folklorique
pour s’intégrer tout naturellement dans la création contemporaine, composée à partir de sources culturelles multiples. Avec eux, il semble
que les frontières aient fondu pour laisser ressurgir l’essentiel, un bagage intime et universel
qui se traduit sans codes ni limites.
L’intuition complice et farfelue
Pour Christian Zehnder, la découverte de la
puissance du yodle en dehors des traditions folkloriques n’est pas fortuite, comme il s’en explique dans le film Heimatklänge - Echoes of home
de Stefan Schwietert (disponible en DVD). Il vit à
Bâle aujourd’hui, mais les souvenirs acoustiques des Alpes de ses vacances d’enfance vivent
encore en lui. Il se veut disponible comme alors,
quand il se laissait surprendre par le rythme du
train et celui des deux oiseaux surgissant alternativement du coucou de sa grand-mère. Totalement disponible aux déclics émotifs, il refuse
Le patrimoine alpestre revalorisé
Échappés des conventions de cartes postales,
ils ne trahissent pas pour autant l’écho des
sonorités étranges du cor des Alpes et l’appel
des esprits à l’origine des chants de la montagne. Le duo invente avec ses instruments et le
chant des voyages acoustiques en passant aisément de l’héritage à l’expérimental. Avec eux, le
patrimoine encore vivant de quelques régions
de Suisse prend une nouvelle épaisseur. Trop de
générations l’ont intégré dans la caisse de résonance naturelle des lieux pour qu’il ne s’agisse
que d’une routine villageoise. Les orchestres
— 94 —
traditionnels sont maintenant rejoints par un
courant novateur, représenté par le duo
Stimmhorn, reconnu pour son authenticité et
sa créativité.
Aux limites de la musique et du son pur, ces vocalises hors du temps ont été utilisées comme un
appel aux esprits, tant elles sont saisissantes.
Aujourd’hui encore, elles peuvent surprendre et
subjuguer. Dans le contexte actuel, cette musique trouve sa place partout. En fait, les barrières entre les publics sont artificielles pour des
musiciens tels que Christian Zehnder et Balthasar
Streiff.
Laurence Carducci
Cadre biographique
Christian Zehnder s’intéresse avant tout à
l’expression non verbale de la voix humaine,
ainsi qu’au perfectionnement des techniques de chant diphonique. Une grande affinité le relie à Balthasar Streiff formé au jazz,
trompette et chant. En plus de ses spectacles
de théâtre musical, le duo monte régulièrement des productions hybrides, combinant
la musique contemporaine, le théâtre, le
cinéma et la littérature.
Les interférences entre les expressions
artistiques sont de formidables stimulants
pour ces deux complices qui élaborent des
projets comme solistes, des performances,
des sculptures sonores et diverses commandes de composition.
L’illustrateur allemand Wolf Erlbruch possède
le surprenant talent d’aller droit au cœur des
idées et des émotions avec une douce ironie. La
force et la clarté des images séduisent les
petits et les grands, mais sous la patte du nounours veillent les questions existentielles.
Privilège du regard en direct, les originaux de
La grande question et Cuisine de sorcière sont
présentés à Meyrin.
Savoir sourire des réalités les plus graves sans
les déguiser, en toute simplicité, serait-ce une
des facettes du Geist germanique ? L’exposition
dédiée au grand illustrateur Wolf Erlbruch permet d’approcher ce précieux point d’équilibre,
ambitieux sous son apparente modestie.
Pour les enfants, c’est une occasion rare d’entrer
en contact à plusieurs niveaux avec le monde
de ce grand bonhomme. Les leçons d’allemand
vont prendre une forme nouvelle à la vue des
documents bilingues présentés, des livres et
des jeux à disposition des classes et des familles. À tous les niveaux, le questionnement sur le
monde en découle tout naturellement. Il faut
prendre le temps de consulter les albums à disposition (que l’on obtient également en prêt à la
bibliothèque voisine, voir page 143).
Sur des cahiers d’écoliers
Wolf Erlbruch dessine ses découvertes depuis
l’âge de deux ans. La différence avec tous les
autres bambins, c’est qu’il regardait et tentait
déjà des transpositions d’une manière très personnelle avec un réalisme surprenant. C’est
bien après, à l’issue de ses études d’art, qu’il a
choisi de raconter le monde à sa manière sur le
support le plus anodin, comme le papier quadrillé des cahiers sur lesquels il fait évoluer ses
personnages. Christian Bruel, éditeur et auteur
qui lui consacre une monographie, relève cette
particularité comme une nécessité d’ancrage à
la fois visuelle et symbolique dans la trame du
quotidien. Une omniprésence de quelque chose
de normé qu’Erlbruch traduit par le temps quadrillé. À partir de là, l’illustrateur pratique les
pas de côté et sort de la seule copie conforme et
rassurante une réalité dans l’image. Des individus passent plus loin pour fuir la contrainte que
l’histoire leur impose, parfois ils se regardent
d’une page à l’autre. À les contempler attentivement, les albums sont accompagnés d’indices,
objets ou personnages secondaires, qui jouent
apparemment un rôle discret, mais qui n’échappent pas à l’œil attentif des enfants. Ces éléments
appartiennent tout simplement à la symbolique
des contes et comportent leur part de rêve.
En multipliant les approches
et en les montrant, j’interroge
la diversité de la vie en la
considérant vraiment comme
la normalité.
Attiré par une réflexion constante sur la signification cachée des choses, Wolf Erlbruch s’est
inspiré du texte de Goethe Das Hexen Einmal
— 95 —
Eins, paru aux éditions La Joie de lire sous le titre
Cuisine de sorcière. Les originaux de l’illustration
sont présentés dans l’exposition, tout comme
ceux de La grande question. L’auteur ne cache
pas sa fascination pour le questionnement philosophique. À y regarder de plus près, c’est aussi
celui des très jeunes enfants qui ne ratent pas
une occasion de mettre les adultes dans l’embarras par la pertinence de leurs interrogations. Au
lieu de leur répondre parce que c’est comme ça,
on peut les amener à chercher par eux-mêmes et
à trouver des pistes à travers les merveilleux
albums de cet auteur incomparable.
Laurence Carducci
Cadre biographique
Wolf Erlbruch est né en Allemagne, à Wuppertal, grande ville industrielle de la Ruhr. Il
a étudié le dessin à Essen-Werden et est
resté très attaché à cette ville qu’il considère comme une ville vraie, c’est-à-dire habitée par des gens d’origines diverses. Il est
lui-même fils unique de parents très modestes qui ne l’ont jamais empêché de suivre sa
formation artistique. Actuellement, à côté
de son activité d’illustrateur, il est professeur d’art graphique, de musique et de musicologie (il s’est mis à la cornemuse assez tardivement). Traduit dans plus de vingt
langues, il est considéré comme l’un des
grands illustrateurs de notre époque. Il a
reçu le prix Gutenberg en 2003.
NOTRE COMBAT
Exposition
Du mardi 13 janvier au mercredi 18 février
Vernissage le mardi 13 janvier à 18h30
Dès 19h00, rencontre-débat
avec Linda Ellia, Thierry Illouz
et Jean-Marie Antenen
Dessins, collages, objets
par Linda Ellia (France), peintre et photographe
Commissaires d’exposition Thierry Ruffieux & Jean-Marie Antenen
Ouverture publique les mercredis et samedis de 10h00 à 12h00 et de 14h00 à 18h00,
ainsi qu’une heure avant les représentations.
Au Théâtre Forum Meyrin
Galeries du Levant
Cette exposition intègre la théma Geist du Théâtre Forum Meyrin, présentée pages 92-93.
Lire aussi pages 98 à 101.
Visites scolaires du lundi au vendredi
sur rendez-vous au 022 989 34 00.
Entrée libre
Accueil réalisé en collaboration avec les éditions du Seuil.
Il est des souvenirs trop laids pour qu’on les
garde chez soi, trop douloureux pour qu’on les
brûle avec les vieux papiers. On les enfouit
alors dans les sous-sols de notre mémoire,
espérant qu’une poussière d’oubli les recouvre
à tout jamais. Mais la vie est ainsi faite que le
passé remonte toujours à la surface. Et ce sont
souvent les enfants qui nous reviennent les
poches pleines de ces bribes d’histoire.
Linda Ellia n’a pas échappé à cette loi. Un jour,
sa fille de douze ans est rentrée à la maison avec
un exemplaire de Mein Kampf trouvé dans une
cave. Que faire de ces lignes de haine exhumées
par l’innocence d’une enfant ? Comment transmettre l’espoir en présence de ces pages de malheur ?
À l’agression de ces mots elle a choisi de répondre avec ses armes, celles de l’artiste, recouvrant les pages du livre avec ses images. Après
avoir réalisé une trentaine d’images, elle a
passé le relais à d’autres. Parce qu’il fallait opposer un geste collectif à ce texte et à la barbarie
qu’il a engendrée. Plus de sept cents personnes,
artistes connus, mais aussi quidams rencontrés
dans la rue, inconnus du monde entier informés
par Internet, ont participé à ce grand happening
voulu par Linda Ellia.
L’œuvre a été publiée aux éditions du Seuil en
2007. C’est Notre combat. Un livre né de la
volonté de «faire un autre livre, non pas seulement un livre contre, un livre opposé, mais un
livre à la place», dit Thierry Illouz dans sa pré-
face à l’ouvrage. Cette idée de substitution
imposait donc le livre comme forme « naturelle », évidente. Mais cette relation de conflit
entre le texte et l’image fait de Notre combat un
objet singulier, voire unique, dans la production
éditoriale.
L’image antidote du texte
La comparaison avec les deux autres expositions présentées simultanément est intéressante de ce point de vue. Wolf Erlbruch (lire Si
n° 2, pages 80-81 et Si n° 3, page 95), ainsi que
Renaud Perrin (lire Si n° 3, page 117) créent des
albums dans lesquels l’imbrication du texte et
de l’image constitue un langage graphique particulier. Il y a donc chez eux une relation de complémentarité, de sympathie entre le texte et
l’image.
Ces deux démarches sont assez représentatives
de la manière d’aborder cette relation texteimage aujourd’hui, aussi bien dans le livre
d’artiste que dans l’album, souvent dit « pour
enfants ». La frontière entre ces genres n’est
d’ailleurs souvent que le reflet de la fragmentation économique des marchés. Les créateurs,
eux, ont un seul et même souci : réaliser le livre
qu’ils souhaitent.
Dans Notre combat, le texte est omniprésent
mais illisible. Effacé, gratté, recouvert, il nous
saute à la figure à chaque page. Ce texte, seuls
quelques historiens l’ont lu ces cinquante dernières années. Pas nous, et cela ne fait pas partie de nos projets. Est-ce que vous vous imaginez entrer dans une échoppe et demander :
— 96 —
____________________________
« Bonjour, madame la libraire, j’aimerais Mein
Kampf de Hitler Adolf, chez F. Acho éditeur ? ».
L’idée est glaçante, car ce livre apparaît un peu
comme une relique de son auteur, une incarnation de sa haine.
Chacune des pages de Notre combat fait œuvre
de mémoire. Chasser la lettre de l’auteur de
Mein Kampf revient à convoquer l’esprit de ses
victimes, à recouvrir l’inhumain comme on panserait une plaie. Restera une cicatrice, mais l’espoir aura survécu par la grâce d’un geste simple
et beau. L’image a pour vocation d’étouffer ces
mots qui gisent comme des braises, pour que
l’incendie ne reprenne pas, elle est l’antidote de
ce texte vénéneux.
Ni progression dramatique ou logique, ni narration dans ce livre. Plutôt des strates, comme
celles que le temps dépose sur les ruines des
empires. Un livre-sol sur lequel construire l’avenir mais qui conserve enfouie dans ses entrailles la mémoire du passé.
Notre combat a connu un grand succès en
librairie. Les dessins originaux sont exposés en
première mondiale au Théâtre Forum Meyrin, et
nous n’en sommes pas peu fiers ! L’exposition
présentera l’intégralité des images reproduites
dans le livre ainsi que plus de deux cents inédits.
Au total, six cents originaux seront présentés
dans cette exposition-événement à ne manquer
sous aucun prétexte !
Jean-Marie Antenen
DOSSIER NOTRE COMBAT
L’ART FACE À LA BARBARIE
Entretien avec Linda Ellia, artiste et conceptrice de cette exposition
«L’émotion véhiculée par l’art est une arme redoutable…»
Entretien
Ushanga Élébé : Comment est né le projet Notre
combat ?
Linda Ellia : Je pense que j’ai été très marquée,
dans mon enfance, par le récit de mon père
lorsqu’il m’a expliqué l’histoire de la Seconde
Guerre mondiale. Plus tard, lorsque j’ai visité les
camps de concentration à Dachau, j’ai subi un
autre choc. Je me suis retrouvée enfermée quelques secondes dans une salle de douche. Les
mots me manquent pour raconter ce que j’ai vécu
à ce moment-là. Je peux juste dire que pendant
ces éternelles secondes, j’étais une déportée, les
yeux rivés sur les pommeaux des douches,
attendant l’eau en sachant que le gaz sortirait.
C’est une sensation que je garde toujours en
moi. En rentrant à Paris, je suis devenue asthmatique et claustrophobe, sans doute pour ne
jamais oublier.
Un sentiment profond de rage, de colère, de
révolte m’anime depuis. Tant d’injustice, de
cruauté, exercée sur des frères de sang parce
qu’ils étaient différents !
Tout est si fragile, encore aujourd’hui. Les massacres ethniques sont, hélas, toujours d’actualité. Les tyrans ne s’appellent plus Hitler et les
victimes ne sont pas forcément des juifs, des
communistes, des handicapés...
Ce livre, je ne l’ai pas cherché, il est tombé entre
mes mains, comme par magie. Il a brusquement
arrêté le cours de ma vie de peintre. Je me suis
dès lors concentrée sur mes pensées. Comment
allais-je me débattre contre ces écrits qui ont
engendré tant de massacres ? Je n’avais de cesse
que je trouve une solution à mon tourment. Je
me suis mise à écrire la nuit, pendant mes
insomnies. Un soir, alors que je scrutais le livre,
comme à mon habitude, j’ai eu l’idée de recopier
quelques-unes de mes phrases sur les écrits de
Mein Kampf. Tout est parti de là. J’ai finalement
utilisé ce livre comme un instrument de réplique, de défense.
Intervenir sur ces pages a-t-il été difficile ?
Trouver l’idée a été le plus difficile pour moi. J’en
ai pratiquement perdu le sommeil pendant
trois mois. J’étais comme tétanisée, obsédée,
incapable de faire autre chose. J’avais l’impression de détenir ce tyran entre mes mains. L’occasion m’était donnée de ne pas laisser ce livre
intact. Intervenir sur les pages a été un véritable
soulagement. Je ne voulais plus m’arrêter.
Pourquoi avoir demandé à d’autres personnes
de vous emboîter le pas ?
Au bout d’une quarantaine de pages, j’ai voulu
partager ce que je ressentais. Je ne pouvais pas
garder cette exaltation pour moi seule. Je désirais donner la parole à tous. Je suis alors descendue dans la rue. La grande difficulté a été ensuite de me faire entendre, sans effrayer les
gens, puis de récupérer les pages.
Il était très important pour moi que se soit des
inconnus. Je désirais prendre le temps de bien
choisir les gens dans la rue, de les convaincre
d’exprimer leur émotion, leur répulsion face à
— 98 —
un tel support. Ils étaient libres de faire ce qu’ils
voulaient sur leur page. Certains la lisaient,
d’autres pas, certains dessinaient devant moi,
d’autres la rendaient le mois suivant ou pas du
tout. Il a même fallu que j’achète deux autres
livres de la même année d’édition parce qu’il me
manquait des pages !
Aviez-vous un lieu de prédilection pour ces rencontres ?
J’affectionnais tout particulièrement le Palais
de Tokyo pour rencontrer les futurs participants. La plupart de mes rendez-vous étaient
pris dans ce lieu chaleureux où tant de pages
m’ont été rendues.
Vous avez fait appel à des artistes reconnus
mais aussi à des anonymes. L’intervention de
personnes de tous bords a-t-elle une importance toute particulière ?
Les artistes auxquels j’ai fait appel sont ceux
que j’affectionne et que je respecte. Ils me touchent par leur talent et par leur engagement
dans leur travail. Ils ont été d’un soutien précieux. Ils m’ont donné l’énergie de ne jamais
baisser les bras. J’aurais voulu avoir d’autres
personnalités que je n’ai hélas pu atteindre.
Oui, faire intervenir des personnes de tous
bords a son importance : la diversité à travers
l’art pour une cause commune, la paix. On a tous
notre mot à dire, artiste ou non.
J’ai fait plusieurs rencontres extraordinaires,
intenses, riches en émotions. Certains sont devenus des amis très proches. Ma rencontre avec
Thierry Illouz est de l’ordre du miracle. Thierry
Illouz est aujourd’hui un ami essentiel à ma vie.
En comparant le résultat et l’intention de départ,
que pouvez-vous en dire ?
J’ai été agréablement surprise par ce que ce projet collectif a suscité et suscite encore.
Mon désir était que ce combat m’accompagne
tout au long de ma vie de peintre, pour le livrer
bien plus tard. Mais tout est allé très vite : des
messagers fantastiques ont pris le relais, une
chaîne humaine s’est formée dans le monde ;
grâce à eux le projet fut terminé au bout de 3 ans.
Je les remercie de tout mon cœur. Ils ont permis
de réaliser mon vœu le plus cher : rendre possible
ce combat par un acte de résistance.
Est-ce que ce geste artistique s’est révélé
libérateur ?
Oui, dans mon travail. Pendant cette aventure,
un autre regard s’est imposé à moi. J’ai exploré
de nouveaux supports, d’autres matériaux. J’ai,
par exemple, fabriqué des poupées en tulles de
diverses couleurs, ligotées avec de la ficelle, du
fil de fer, des élastiques, de la corde. Certaines
n’ont que la tête, d’autres sont immenses et
sans membres. La première, je l’ai collée sur une
page de Mein Kampf (Notre combat, page 375).
Je vois les choses différemment à présent. C’est
peut-être ça, la liberté : créer, voir ce qui se passe
autour de soi et pouvoir le dénoncer, le montrer.
Que peut l’art face à la barbarie ?
Justement, se soulever, se révolter face à toutes
sortes d’injustices à travers un art engagé.
L’émotion véhiculée par l’art est une arme
redoutable qui fait sont chemin. Il faut être très
patient. Tout fini par arriver un jour. Il suffit d’y
mettre toute sa sincérité, son cœur.
Est-ce-que l’artiste a une responsabilité particulière face à l’histoire ?
Si l’histoire le touche, oui. On a tous une responsabilité face au passé. Il faudrait qu’il nous serve
d’exemple, pour que les injustices ne se reproduisent plus jamais. « À l’avenir, l’odieux peut
encore nous tomber sur la tête» (Notre combat,
page 39).
Arrivé à la dernière page du livre, que souhaiteriez-vous que le lecteur retienne ?
Chaque personne possède en elle la force d’agir,
de combattre, de se rebeller contre l’adversité,
de ne jamais subir. Il suffit de le vouloir, de le
décider et d’agir. L’union fait aussi la force,
levons-nous pour le bien et non pour le pire !
Propos recueillis par Ushanga Élébé
Le regard de Simone Veil
Il faut aussi lire l’œuvre de Linda Ellia entre
les lignes, elle nous appelle alors à la plus
grande vigilance car la haine continue de se
cacher au plus profond des consciences
humaines. Aujourd’hui encore, les exemples
de cette haine sont légion. L’antisémitisme
et la xénophobie demeurent, en France
comme ailleurs, des sujets d’actualité. Se
confronter à notre passé, rappeler la teneur
du nazisme et l’ampleur de ses crimes, participe d’un combat aussi inlassable que nécessaire contre les sources de la haine. La distance de l’Histoire ne doit pas nous induire
en erreur quant à la proximité du risque. Il
faut toujours garder à l’esprit que le nazisme
est né et s’est développé dans une société
démocratique, la Shoah fut l’œuvre d’individus que l’on disait civilisés.
Simone Veil,
extrait de la préface de Linda Ellia, Notre combat
DOSSIER NOTRE COMBAT
L’ART CONNAÎT-IL DES TABOUS ?
Entretien avec Thierry Illouz, écrivain ayant participé à l’exposition
«Linda Ellia est une artiste essentielle.»
Thierry Illouz, auteur de pièces de théâtre et de
romans, a rencontré Linda Ellia (lire pages 96 à
101) au Palais de Tokyo à Paris, alors qu’il savourait sereinement une crème aux marrons.
Elle l’a abordé sans le connaître, lui a exposé
son projet. Ce jour-là, il est reparti sans sa page,
pour la réclamer au bout de quelques semaines.
Ce n’est qu’après un an de réflexion qu’est née la
page revisitée, la page 365 de Notre combat.
Entretien
Ushanga Élébé : Comment avez-vous réagi à la
proposition de Linda Ellia ?
Thierry Illouz : La proposition m’a d’abord désarçonné, remué, perturbé. Il s’agissait de toucher
l’intouchable, de s’y confronter physiquement.
J’ai d’abord cru en être incapable tant Mein
Kampf relève du tabou, de la répulsion. J’ai tenu
la page à distance, je l’ai conservée dans un
tiroir que je me gardais d’ouvrir, pensant qu’un
jour il me faudrait renoncer purement et simplement. Mais de sa place la page m’a travaillé.
Je la sentais proche et tant que je n’en avais rien
fait la tranquillité m’était interdite, il me fallait
lui faire face. C’est le projet, l’art de Linda Ellia
qui m’ont convaincu. Sa démarche avait un
sens, celui du recouvrement, celui de la substitution d’un livre à un autre, un livre du bien sur
un livre du mal. Sans elle, je n’aurais pas eu la
force de cet acte. Ce qu’elle a accompli tient
dans cette révélation de ce qui, en nous, attendait un tel affrontement et du soulagement qui
en découle.
Comment avez-vous choisi la page sur laquelle
intervenir ?
Je n’ai pas voulu choisir la page, je ne voulais pas
répondre au contenu littéral de cette page. Je
voulais en annuler la nature, être un des relais
de ce travail d’effacement, une main parmi d’autres, soudées dans un geste unique contre une
page parmi d’autres, unies par la même folie. Je
crois que chaque page du livre d’Hitler est la
même, chaque page de ce livre en reconduit
l’abjection. Je ne voulais pas commenter un texte
mais le défaire.
Quel fut votre processus de création une fois
face à la page ?
Je me suis vite trouvé face à la difficulté de la
transformation matérielle de la page. N’étant
pas artiste plasticien, le défi était sur ce terrain
plus aigu. Il me fallait faire de mon travail d’écriture une des modalités d’intervention mais,
cette fois, pas uniquement du point de vue de
l’idée du texte seul, mais bien de la confrontation entre l’écrit lui-même et son double, écrit
contre écrit, comme une joute. J’ai donc eu
l’idée de faire coïncider le sens de mon texte
avec le geste même : l’effraction, l’entrée de force
à l’intérieur de la page maudite pour mieux la ruiner. J’ai fait apparaître en surimpression un texte
sur un autre comme une correction absolue.
Quel enjeu recouvre cet exercice ?
L’exercice porte en lui une forme de nécessité
première et jusque-là retenue. Le projet de
Linda Ellia conduit, par son impulsion, à cette
découverte d’une possibilité de changer par sa
main la nature des choses. Il met en lumière une
— 100 —
des formes d’abolition, d’extinction de la barbarie :
œuvrer, agir, inscrire. Participer à ce travail d’enfouissement, d’enterrement de l’horreur et mieux
encore de dépassement, peut-être même, si l’on
peut oser le mot, de victoire sur cela.
Que souhaitez-vous que ce livre inspire ?
Il m’apparaît important que ce livre existe. Il
exprime une des implications majeures de l’artiste : donner à voir les contours d’une lutte.
Donner à voir, n’est-ce pas finalement la fonction
de l’art ? Linda Ellia est en ce sens une artiste
essentielle, ce qu’elle met à jour est un geste
salutaire, salvateur.
Ce livre est une preuve au sens où il est la manifestation d’un engagement, d’une volonté, celle
de Linda Ellia, reliée, relayée, prolongée, accomplie par mille autres. Un passage de l’intime au
collectif comme l’est tout projet historique et
artistique. Mais c’est aussi une œuvre esthétiquement bouleversante et éthiquement fascinante, où, par le dessein de Linda, la trace des
anonymes s’unit à la main de grands de l’art.
Celle des morts à celle des vivants.
Je voudrais que ce livre soit perçu comme recelant la définition d’un art engagé, au sens premier du terme. Un art mêlé aux terreurs, qui en
découd avec le pire, avec l’horreur, qui prend à
parti, qui prend le monde à bras-le-corps. Pour
hier et pour demain.
Propos recueillis par Ushanga Élébé
EN MANTEAU ROUGE, LE MATIN
TRAVERSE LA ROSÉE QUI SUR SON PASSAGE
PARAÎT DU SANG. OU HAM. AND EX
BY WILLIAM SHAKESPEARE UN CABARET.
De William Shakespeare / Mise en scène de Matthias Langhoff (Allemagne)
Annulation > Lire page 148.
Interprétation Marc Barnaud / François Chattot / Agnès Dewitte / Gilles Geenen / Jean-Claude Jay / Anatole Koama /
Philippe Marteau / Patricia Pottier / Jean-Marc Stehlé / Emmanuelle Wion / Delphine Zingg
et le Tobetobe-Orchestra : Piano Osvaldo Caló Trompettiste Antoine Berjaut Percussionniste Antoine Delavaux
Violoncelliste Jean-Christophe Marq Bassoniste Christophe Tessier Mise en scène et décor Matthias Langhoff
Musique Olivier Dejours Traduction Jörn Cambreleng Assistanat à la mise en scène Hélène Bensoussan
Stagiaire mise en scène Alexandre Plank Lumières Frédéric Duplessier Son Antoine Richard
Costumes et accessoires Arielle Chanty Accessoires Hervé Faisandaz Habilleuse Florence Jeunet
Assistanat costumes Bruno Jouvet Couturière Violaine Lambert Régie générale Jean-Pierre Dos
Régie plateau Patrick Buoncristiani Régie lumière Félix Jobard Régie cavalière Freddy Kunz avec la complicité de
Jean-Albert Minster Machiniste Jean-Michel Brunetti Patines Marie-Cécile Kolli Assistante patines Stéphanie Miroy
Peintures Catherine Rankl Construction Louis Yerli et Alexis Thiemard
Production déléguée CDN – Théâtre Dijon Bourgogne Coproduction Espace Malraux-Chambéry /
Odéon-Théâtre de l’Europe / Théâtre de Sartrouville / Théâtre national de Strasbourg
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre national Avec le soutien de la Fondation Orange
Théâtre / Création
Mardi 13 et mercredi 14 janvier à 2oh30
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 4h25 (entracte compris)
Plein tarif : Fr. 39.– / Fr. 32.–
Tarif réduit : Fr. 30.– / Fr. 25.–
Tarif étudiant, chômeur : Fr. 18.– / Fr. 15.–
Cette exposition intègre la théma Geist du
Théâtre Forum Meyrin, présentée pages 92-93.
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WILLIAM’S PARTY
À peine nommé à la direction du Théâtre Dijon
Bourgogne, François Chattot propose à Matthias Langhoff – ancien disciple de l’école
brechtienne du Berliner Ensemble (lire pages
104 et 105) – de faire enfin son «cabaret Shakespeare ». C’est ainsi que le metteur en scène se
saisit à nouveau d’Hamlet – dont l’action s’articule autour d’un fils qui, pour venger la mort de
son père, commence par feindre la folie. En
1977, à la demande de Benno Besson – alors
directeur de la Volksbühne de Berlin – Langhoff
avait en effet travaillé avec Heiner Müller à la
traduction allemande de la pièce. Aujourd’hui,
il confie à Jörn Cambreleng la version française
de ce texte et non l’original anglais. Il affirme
par là même que l’expérience menée aux côtés
de celui qui fut son «maître» et son «ami 1 » a
été pour lui fondatrice.
«Au début, je crée le chaos
pour faire perdre aux acteurs leurs
repères.»
Matthias Langhoff
Langhoff donne à sa mise en scène d’Hamlet le
titre, le sous-titre et le genre suivants : En manteau rouge, le matin traverse la rosée qui sur
son passage paraît du sang. Ou Ham. and Ex by
William Shakespeare. Un cabaret.
Les deux vers choisis en guise d’intitulé sont
présentés comme extraits de la pièce et ainsi
commentés dans L’Acteur public: « Une image
surgit de ces deux vers, celle du matin rougi par
le lever du soleil. Le matin symbolise le commencement, le rouge originel est la couleur de
l’espoir, des révolutions. Transparente jusqu’à
ce que le soleil la traverse, la rosée prend alors
l’apparence du sang. Ce basculement qui touche la perception n’affecte pas le réel : la rosée
reste la rosée, seule l’image que nous en avons
change. Ces deux vers reflètent une insupportable contradiction à laquelle nous sommes quotidiennement confrontés : celle d’un monde où
se produit simultanément l’image de l’avenir
radieux rêvé par la nature humaine (l’aurore) et
la chute dans le sang, qu’elle soit réelle ou métaphorique. Hamlet contient tout cela. 2 »
Le filigrane de Müller
En fait, les vers retenus sont ceux d’un poème
signé Müller, vers que l’auteur d’Hamlet-machine
avait intégrés dans sa traduction allemande
d’Hamlet 3. Langhoff rend donc aussi hommage,
à travers sa réalisation, au double engagement
poétique et politique du dramaturge allemand.
Ci-dessous, les extraits d’une lettre adressée en
novembre 2007 par Langhoff à Chattot. Au fil des
pages, avec humour et une fine connaissance du
répertoire shakespearien, le metteur en scène
évoque « un possible Hamlet» :
«Lettre à un tribun de Bourgogne. Hélas, pauvre
François, n’as-tu pas assez de plaies dans ta maison pour y inviter encore à ta table l’égaré, le
prince danois ? Comment peux-tu, au pays de la
sébile, désirer à ce point l’échec ? Ou bien est-ce
l’esprit d’Old William qui joue le père et crie ven— 102 —
geance pour ses enfants mille fois assassinés.
(…) Être, ce n’est plus la question, on est. Le coup
de fouet et l’époque du mépris, la pression des
forts et la brutalité envers les fiers, la souffrance de l’amour dédaigné, les atermoiements
de la justice, l’arrogance des fonctionnaires et
les coups portés par la lie de la société contre le
mérite silencieux, tout cela, on ne le supporte
qu’après signature de la convention collective.
Et qu’à la fin, quelqu’un veuille faire savoir au
monde ignorant comment tout cela a pu advenir – les crimes de chair, de sang, contre nature ;
la justice arbitraire, les meurtres aveugles, la
mort multiple causée par la violence et par la
ruse ; et pour finir les plans dont l’échec est
retombé sur la tête de leurs auteurs – ce n’est
que pisser dans la neige et attendre le printemps. Il y a quelques années, voilà comment
j’ai fait :
AU THÉÂTRE PASSERELLE ENTRE L’HOMME
ET L’HOMME DANS L’OCÉAN DE LA PEUR LA PEUR
DU PUBLIC PERSONNE SUR LA SCÈNE
DES MACHINES PARLENT JOUENT MARCHENT LA PEUR
DES ACTEURS EN BAS AUCUN HOMME DES MACHINES
QUI RIENT ET CHUCHOTENT FROISSENT LEURS HABITS
ET CLAQUENT DES MAINS PAR-CI PAR-LÀ
DES REGARDS D’ŒIL DE VERRE BRILLENT DANS LE NOIR
LE POÈTE CHANTE SA CHANSON ET GARDE L’HUMOUR
L’HUMOUR DU BOUCHER OU DU DÉSESPOIR…
DANS LES QUARTIERS PAUVRES DE SON ÂME
MUET UN ASSASSIN ATTEND SON HEURE
PARFOIS IL TAPE LE MINCE PLAFOND
COMME POUR RÉVEILLER LES HABITANTS
Je suis ici. C’est ici que je suis. Et plus ici.
QUAND ILS SONT SUR LE PAS DE SA PORTE DÉCHAÎNÉS MATRAQUE EN
MAIN
C’EST D’UNE AUTRE PIÈCE DÉJÀ QU’IL TAPE
Je suis ici Yes it’s me the mocking killer
Entendez-vous mon couteau fouetter l’air À bientôt mes chers
(Heiner Müller ANATOMIE TITUS FALL OF ROME)
Hamlet : ses blêmes pensées lui donnent un air maladif (sicklied o’er
with the pale cast of thought) chez lui devant la télévision. Dans la boîte
et devant la porte les Murderers de Shakespeare.
1 M. Langhoff, in Matthias Langhoff, Introduction et
entretien par O. Aslan, Paris, Actes Sud-Papiers / CNSAD,
2005, p. 27.
2 L’Acteur public, n° 1, trimestriel du Théâtre Dijon Bour-
gogne, novembre 2008, p. 4.
3 «Où est le matin que nous vîmes hier | L’oiseau de
l’aube chante toute la nuit | En manteau rouge le matin
traverse | La rosée qui, sur son passage, paraît du sang.
Je lis ce que j’ai écrit il y a trois, cinq, vingt ans, comme
le texte d’un auteur mort, d’une époque où la mort
pouvait encore coller dans le vers » : H. Müller, Projection
1975, in Hamlet-machine. Horace-Mauser-Héraclès 5
et autres pièces, traduit de l’allemand par J. Jourdheuil et
H. Schwarzinger, Paris, Minuit, 1979/1985, p. 85.
NOW I AM ALONE
O, WHAT A ROGUE AND PLEASANT SLAVE AM I !
IS IT NOT MONSTROUS, THAT THIS PLAYER HERE,
BUT IN A FICTION, IN A DREAM OF PASSION,
COULD FORCE HIS SOUL SO TO HIS OWN CONCEIT,
THAT, FROM HER WORKING, ALL HIS VISAGE WANN’D
TEARS IN HIS EYES, DISTRACTION IN’S ASPECT
A BROKEN VOICE, AND HIS WHOLE FUNCTION SUITING
WITH FORMS TO HIS CONCEIT ? AND ALL FOR NOTHING !
où pendant que la qualité de l’image se dégrade
IS THIS A DAGGER WHICH I SEE BEFORE ME…
Dans la chambre à coucher, OPHÉLIE, ivre, attend l’amour ou bien un
orgasme comme promis par le docteur PÉRICLÈS, elle chante : comme
autrefois DESDÉMONE : WILLOW, WILLOW, WILLOW.
GERTRUDE et LADY MACBETH, déguisées en sorcières, dansent autour
du lit et font un concours d’air d’opérette.
HAMLET change de programme. Le crime n’aura pas lieu.
LE JT
Les MURDERERS effarés : se disent adieu avec des
TO-MORROW, AND TO-MORROV, AND TO-MORROW
OPHÉLIE dort d’un sommeil bienheureux à côté du cadavre de POLONIUS
qu’elle trouve dans la penderie.
Hamlet se métamorphose en PROSPERO et empoisonne le monde.
Pendant que ça meurt en masse, JACQUES apparaît sur l’écran portant
le masque d’un quelconque candidat à l’élection présidentielle,
du chancelier allemand, du couple royal belge ou du ministre
de l’Intérieur de Weimar et exportateur d’œuvres d’art J.W. Goethe,
il chante pour gagner des voix :
ALL THE WORLD’S A STAGE
AND ALL THE MEN AND WOMEN MERELY PLAYERS:
THEY HAVE THEIR EXITS AND THEIR ENTRANCES…
Shakespeare comme un auteur de séries télé. Un exercice d’improvisation pour des comédiens errant sur le marché du travail dans le but
d’une meilleure approche du kitsch médiatique.
Pour exclure tout malentendu, je souhaite ajouter que ce que tu viens
de lire n’est nullement un texte de théâtre, mais un poème.
(…)
J’espère t’avoir maintenant suffisamment embrouillé pour renforcer
ton désir d’Hamlet qui est aussi le mien. Et que les joyeux acheteurs
soient rassurés. Qu’ils ne s’attendent pas de notre part à quelque chose
d’aussi navrant qu’une idée nouvelle ou qu’une vision contemporaine :
rien que du beau. L’époque sort peut-être de ses gonds, mais ce n’est pas
à nous de la remettre en place. Hamlet, un cabaret ? Et pourquoi pas
puisque c’est une tragédie. (…) Bonne nuit, mon doux prince.
Le reste est silence,
Matthias L., pas encore sur Avon.»
Extraits introduits par Rita Freda
— 103 —
EN MARGE D’HAMLET
TRAJECTOIRE D’UN EXIL
Langhoff, l’Allemagne et le Berliner Ensemble
«Aujourd’hui, le Berliner Ensemble reste la Mecque
d’un théâtre révolu, ou, comme l’écrivit Heiner Müller, un mausolée
faisant retentir les trois coups des morts.»
On pourrait écrire brièvement l’histoire du Berliner Ensemble et s’interroger sur le rôle que
joua ou pourrait encore jouer Matthias Langhoff (lire pages 102-103) dans cette aventure,
mais cela reviendrait à reconnaître un échec ou
une succession de désillusions. En revanche,
posons-nous la question de l’incroyable attraction de ce lieu. Les seuls à y avoir connu leur
heure de gloire furent Brecht et les acteurs de
la troupe. Les metteurs en scène s’exprimèrent
ailleurs. Mais ce n’est pas la créativité et l’avantgarde de la Volksbühne ou les moyens du Deutsches Theater qui leur firent écrire les grandes
pages de l’histoire du théâtre sous la dictature
est-allemande, mais bien l’incommensurable
espoir véhiculé par le Berliner Ensemble.
Les années d’apprentissage
Matthias Langhoff est né à Zurich, en exil. Il
retourne à Berlin avec sa famille en 1947. Il a six
ans et découvre «des gens qui dans leur image
étaient défigurés et ne ressemblaient plus à ce
qu’[il] connaissait des hommes dans leurs diversités. (...) C’était des monstres» 1.
Il est le fils de Wolfgang Langhoff, acteur, metteur en scène et directeur du Deutsches Theater
qui fut le premier à accueillir Brecht et son
ensemble, de retour d’exil. Tout prédestine donc
le jeune Matthias à faire du théâtre ; pourtant,
cela l’ennuie et il s’oriente vers la chimie,
jusqu’en 1957. Shakespeare le happe alors et le
ramène au théâtre. Tout d’abord du côté de la
scénographie, du travail des mains, dira-t-il, puis
en 1961 au Berliner Ensemble (BE) où il entre
dans les brigades brechtiennes. Brecht est
décédé cinq ans plus tôt, et grâce à l’appui du
compositeur Hanns Eisler, Helene Weigel l’engage comme assistant « non sans avoir pleuré
misère».
Matthias Langhoff veut aller vite et c’est avec
un autre assistant, Manfred Karge, qu’il convainc
«la Weigel» de monter en 1963 Das kleine Mahagonny. Contre toute attente, Karge et Langhoff
parviennent à reconstruire la pièce (il ne restait
que les lieder). De 1963 à 1969, Karge et Langhoff
monteront au BE trois autres spectacles : L’achat
du cuivre (1963) et Der Brotladen (1967) de Bertolt Brecht, et Les sept contre Thèbes (1969)
d’Eschyle. Malgré le succès d’estime rencontré
par ces mises en scène, elles seront peu jouées
en comparaison des pièces du répertoire.
En effet, à la mort de Brecht (1956), Helene Weigel reprend la direction du théâtre et impose
avec les « héritiers » officiels du dramaturge la
mise en place d’un répertoire strict reprenant à
la lettre la doctrine brechtienne. Le Berliner
Ensemble sert alors de vitrine du théâtre estallemand en RFA et dans le monde entier. Ce
théâtre-propagande n’en reste pas moins une
institution extrêmement exigeante artistiquement. Seuls un ou deux spectacles sont produits
par an. Le travail dramaturgique est brillant. Les
répétitions durent six mois, parfois plus. Le
contrepoint de cette austérité et de cette
rigueur fut que la deuxième génération d’assistants, dont fit partie Langhoff, n’eut que trop
rarement la possibilité de s’exprimer. Benno
Besson l’avait le premier senti en quittant en
1962 le BE pour rejoindre le Deutsches Theater.
— 104 —
Beaucoup d’autres suivront son exemple et
chercheront des contrats dans d’autres théâtres ou au cinéma.
De ces années d’apprentissage, Langhoff retiendra l’absence de cloisonnement entre les différents corps de métiers, l’importance du texte et
de son analyse, le développement du sens critique, et l’acquisition d’une mémoire phénoménale. Mais celui que Bernard Dort considérait
comme le metteur en scène le plus brechtien
qu’il connut revendique encore farouchement
l’influence reçue de son père, metteur en scène
sensible aux relations humaines. Mettre en
scène, selon lui, c’est d’abord parler au théâtre
des relations entre les gens.
1969. Un souffle nouveau emporte le monde
bouleversé par la révolution estudiantine de
mai 1968. Benno Besson prend la direction de la
Volksbühne et entraîne dans son sillon une nouvelle génération de metteurs en scène dont
Matthias Langhoff et Manfred Karge. De 1969 à
1976, Karge et Langhoff signeront huit mises en
scène dans ce lieu et s’affranchiront peu à peu
de la doctrine brechtienne pour explorer toutes
les facettes d’un théâtre total. C’est aussi pendant cette période que Langhoff travaillera à
la traduction et l’adaptation de Hamlet avec
Heiner Müller pour une mise en scène de Benno
Besson.
1 «Das Wiederfinden der Biographien nach dem
Faschismus», in Heiner Müller, Gesammelte Irrtümer.
Interviews und Gespräche, Frankfurt am Main,
Verlag der Autoren, 1990, p. 8 (traduit de l’allemand
par Jean-Pierre Morel Guignot)
Un citoyen européen
1978-1991. Pour des raisons «politiques et sentimentales», Langhoff quitte l’Allemagne de l’Est
et commence son «errance» européenne : Hollande, RFA, Suisse, France. Il monte Shakespeare, Tchekhov, Eschyle, Kleist, mais aussi des
auteurs contemporains allemands tels que Heiner Müller et Thomas Brasch. Il découvre de
nouveaux lieux, de nouveaux acteurs ainsi
qu’une nouvelle manière de travailler – hors
alternance et troupe. Les frustrations naissant
de cette nouvelle manière de pratiquer le théâtre le conduisent à rechercher la direction d’un
lieu. Son idée du lieu théâtre verra le jour au
Centre dramatique de Lausanne qu’il rebaptise
«Théâtre de Vidy-Lausanne. Un théâtre au bord
de l’eau» et qu’il dirigera de 1988 à 1990. Cette
direction sera marquée par un engagement
total de l’équipe restreinte du théâtre. Tous ses
membres seront mis à contribution dans des
rôles qui dépassaient souvent leurs attributions. Tout comme pour les brigades brechtiennes, il n’est plus ici question de hiérarchie et de
cahier des charges.
Retour au Berliner Ensemble
Langhoff semble avoir renoncé à l’Allemagne,
voire l’avoir reniée (il est naturalisé français en
1995). Il revient pourtant au Berliner Ensemble
après la chute du Mur. En effet, ce théâtre se privatise et recherche un nouveau mode de fonctionnement. En 1992, doté d’un budget colossal,
il met à sa tête un quintumvirat alliant des personnalités majeures venant de l’Ouest et de
l’Est, tout en respectant l’importance de la
« famille » et de la descendance brechtienne :
Heiner Müller, Matthias Langhoff, Fritz Marquardt, Peter Zadek et Peter Palitzsch.
Les compagnons de la première heure, peutêtre finalement les « vrais » brechtiens, reviennent, dans un pays (re)devenu un, et reprennent
les rênes pour faire vibrer les cordes d’un idéal,
et non plus le diktat imposé par des hommes en
perte de repères et d’«idée».
Ce système ne tiendra qu’une saison. Suite à
une brouille avec Peter Zadek au sujet de la
mise en scène controversée de Wessis in Weimar
d’Einar Schleef, Langhoff se retire. Les démissions s’enchaîneront jusqu’en 1995, année où
Heiner Müller dirige seul cette institution.
Ce dernier meurt quelques mois plus tard d’un
cancer.
Depuis 1999, le Berliner Ensemble est dirigé par
Claus Peymann, «le» metteur en scène de Thomas Bernhard. Ironie du sort, les fils de Brecht
furent dépossédés par la marche de l’Histoire,
cette Histoire qui fut le matériau-théâtre de
leur œuvre. La chute du Mur fit place à l’économie de marché, à la toute-puissance de l’individu,
et rendit caduque la mise en scène du peuple.
Aujourd’hui, le Berliner Ensemble reste la Mecque d’un théâtre révolu, ou, comme l’écrivit Heiner Müller, « un mausolée faisant retentir les
trois coups des morts ». Cependant, assis dans
cette salle décorée par Picasso, on ne peut s’empêcher d’entendre bruire l’urgence d’un théâtre
engagé, d’un idéal pour demain qui se construit
maintenant.
Delphine de Stoutz
— 105 —
Le Theater am Schiffbauerdamm,
théâtre du Berliner Ensemble
CANDIDE
De Voltaire et Yves Laplace,
mise en scène d’Hervé Loichemol (Suisse)
Interprétation François Allaz / Pierre Byland / Juan Antonio Crespillo / Anne Durand / Michel Kullmann /
William Nadylam / Daniel Perrin / Barbara Tobola Scénographie et costumes Pierre-André Weitz
Lumières Christophe Pitoiset Univers sonore Manu Rutka Maquillages et coiffures Katrin Zingg
Couturières Paola Mulone / Verena Dubach
Production Théâtre de Carouge-Atelier de Genève / For, compagnie Hervé Loichemol
Spectacle réalisé avec le soutien de la banque Wegelin & Co.
Théâtre / Création
Du vendredi 16 janvier
au dimanche 8 février
(ma, je et sa à 19h00 / me et ve à 20h00 /
di à 17h00 ; relâche le lundi)
Au Théâtre de Carouge-Atelier de Genève
Salle François-Simon
Durée (spectacle en création)
Plein tarif : Fr. 35.– / 23 euros
Etudiant, apprenti : Fr. 15.– / 10 euros
Chômeur, AVS, AI : Fr. 25.– / 17 euros
Groupe : Fr. 30.– / 20 euros
____________________________
Lire Si n° 2, pages 72-73, et Si n° 3, pages 138-139.
Jérôme Bosch, Le jardin des délices, 1503-1504, triptyque
Le jeune Candide fête cette année ses 250 ans
et pourtant jamais peut-être auparavant il n’a
semblé si urgent de faire résonner ce texte au
présent. Yves Laplace, depuis un an, s’attelle au
périlleux travail d’«écriture » d’une œuvre théâtrale de Candide (lire Si n°2, pages 72-73 et encadré page ci-contre) pour Hervé Loichemol qui
offre au Théâtre de Carouge la première mise
en scène de cette œuvre. La rédaction de Si a
voulu interroger un spécialiste voltairien sur la
pérennité de cette démarche et les échos de ce
conte aujourd’hui. La parole est laissée à François Jacob, conservateur de l’Institut et Musée
Voltaire à Genève.
Pouvons-nous rester candides aujourd’hui ?
La chose, à première vue, paraît difficile. On a
certes perdu, en ce début de troisième millénaire, le goût des autodafés, mais d’autres
mœurs ont hélas pris le relais : des tours s’effondrent, des barbus abares affrontent des Bulgares d’un nouveau genre, et les bourreaux troquent leur cagoule noire pour des gants blancs.
Comment croire, dans ces conditions, que la
philosophie du bon docteur Pangloss ait quelque
chance d’être, en 2008, couronnée de quelque
succès ? L’optimisme, plus de deux cent cinquante ans après la rédaction du conte voltairien,
n’est toujours pas de saison.
Sauf, bien entendu, de saison théâtrale. Il est
d’ailleurs bon de s’interroger, un instant, sur
cette tentation, renouvelée après la Seconde
Guerre mondiale, de faire du conte voltairien
une adaptation pour la scène. Candide sur les
planches : est-ce bien raisonnable ? Non, disent
certains puristes. Mais si, répondent quelques
illuminés, parmi lesquels Hervé Loichemol : le
théâtre a en effet le double avantage de nous
faire redécouvrir ce que le texte, dans son impitoyable déroulé chronologique, recèle de force,
et d’en isoler, afin de les mettre en pleine
lumière, les épisodes les plus significatifs.
C’est déjà ce qu’avait compris la dramaturge
américaine Lilian Hellman lorsqu’elle suggérait
à Leonard Bernstein, en 1950, d’écrire un opéra
sur le thème de Candide. Plusieurs questions,
voire plusieurs doutes, avaient alors surgi : comment transposer pour la scène un roman court,
dans lequel chaque chapitre transporte le lecteur dans un pays différent et chaque paragraphe présente de nouvelles aventures ? Il pouvait
en effet paraître difficile de rendre à la scène un
rythme aussi soutenu et le public risquait fort
d’être déconcerté par les nombreux changements de lieux. La force corrosive du texte voltairien ne risquait-elle pas, d’un autre côté,
d’être quelque peu gommée, ou amoindrie, par
le contexte particulier des années cinquante
(souvenir de la Seconde Guerre mondiale, montée du maccarthysme) ? On sait comment Bernstein est venu à bout de toutes ces interrogations : mais il n’est arrivé à une version définitive
de sa partition, ne l’oublions pas, qu’une trentaine d’années après les premières ébauches…
— 106 —
Un besoin constant de réécriture
C’est que Candide demande à être constamment réécrit. Non pas, bien entendu, reformulé
(quel cuistre oserait corriger Voltaire ?) mais
bien réinterprété, associé, si l’on veut, aux vicissitudes du monde contemporain. S’il convient
d’éviter les rodomontades de mises en scène
pour le moins aventureuses (ainsi Robert Carsen faisant défiler, sur la scène du théâtre du
Châtelet, pour l’épisode du carnaval de Venise,
George Bush, Tony Blair, Jacques Chirac et Silvio
Berlusconi), le théâtre apparaît bien comme le
lieu possible d’un salutaire effet de miroir. Le
grand écran, voire le petit, peuvent naturellement, et de manière efficace, remplir aussi cette
fonction : qui ne se souvient pas du Candide de
Norbert Carbonnaux dans lequel Jean-Pierre
Cassel se faisait embrigader par un Michel
Simon trop heureux de livrer, sur le champ des
Bulgares et des Abares, une nouvelle victime ?
époque, sans doute, qui faisait dire à Paul Souday,
alors chroniqueur au Temps, que c’est en Amérique du Sud que Voltaire avait situé l’Eldorado,
«seul pays où règnent la vertu et le bonheur, et
où, du reste, sauf l’exception presque miraculeuse de Candide et de Cacambo, personne ne
peut entrer, entouré qu’il est de montagnes et de
précipices pratiquement infranchissables…»
Ce dont on se souvient peut-être moins, c’est
que le film de Carbonnaux a été, en son temps,
soumis à une censure féroce : passages tronqués, pellicule coupée, admonestations solennelles ont, par un phénomène de révélation a
contrario, stigmatisé l’importance, l’insolence,
l’impertinence et donc l’actualité toujours opérante du texte voltairien. Nos amis d’outreAtlantique n’ont-ils pas eux-mêmes, dans les
années vingt, interdit non plus telle adaptation
lyrique, tel film ou telle pièce de théâtre, mais
bel et bien le texte même de Voltaire ? L’affaire
se passe à Boston, au temps de la prohibition : il
en coûtait alors autant, à celui qui était tenté de
lire Voltaire, que s’il buvait un whisky… Triste
François Jacob
Que faire aujourd’hui, pour entrer, à notre tour,
en Eldorado ? Aiguiser, tout d’abord, notre sens
critique. Prendre ensuite, par rapport à nousmêmes, la mesure d’un nouveau regard. Nous
efforcer, enfin, sans désespoir mais sans trop
d’illusions, de refaire, à défaut du monde, le
récit de notre propre histoire. Telles sont les
recettes d’un conte qui nous invite, et avec lui le
théâtre, à nous redire hommes et seulement
hommes, une fois de plus.
Candide, théâtre
Sortie du livre Candide, théâtre aux éditions Théâtrales,
collection En Scène.
« Me voici, Candide. » Fait-on parler Candide
sur un plateau, aussitôt surgissent avec lui le
sang, la chair, l’os du théâtre. C’est-à-dire le
comique, le tragique, le politique et l’épique,
soudain incarnés.
Candide sur les planches traverse un théâtre
qui est à la fois celui de la vie et celui de la
guerre, celles d’hier et celles d’aujourd’hui. Il
n’est plus l’ectoplasme du conte, mais cet
homme que voici, entraînant dans son sillage,
d’une galère à l’autre, un précipité d’humanité cabossée. Pour cultiver quel jardin, à la
fin, vers la mer de Marmara ?
À cette question, Yves Laplace propose ici une
réponse littéraire inédite. Son écriture foisonnante, à l’ironie fulgurante, et la vivacité de sa
langue parlée construisent une grande épopée au sens brechtien du terme. Sa pièce aux
accents céliniens révèle la théâtralité et la
modernité du chef-d’œuvre de Voltaire.
— 107 —
Après avoir, dans de précédents spectacles,
évoqué cet immense écrivain des Lumières, et
riposté à la censure tacite de sa tragédie
Mahomet, Yves Laplace et Hervé Loichemol
tentent d’opérer, en scène, son plus grand
texte – à travers Candide, théâtre créé en janvier 2009 au Théâtre de Carouge-Atelier de
Genève (avec William Nadylam dans le rôletitre), puis en tournée en France et ailleurs.
EN MARGE DE CANDIDE
L’ŒIL DE CANDIDE
Échange entre un auteur et un comédien
Yves Laplace par Valerie Frey
Romancier et dramaturge, auteur de Candide,
théâtre (lire pages 106-107), Yves Laplace a écrit
une dizaine de pièces le plus souvent mises en
scène par Hervé Loichemol. La photographie
joue aussi un grand rôle dans son travail. Il a
notamment publié, avec Valérie Frey, un livre
de textes et photos mêlés sur la Bosnie et le
Liban : Les Dépossédés (Stock, 2001), et réalisé
diverses expositions communes avec elle. Le 15
septembre dernier, au lendemain de la première lecture par les comédiens de Candide
dans la salle de répétition du Théâtre de
Carouge, il photographiait à Genève William
Nadylam, interprète du personnage de Candide.
L’écrivain et le comédien poursuivent pour Si
cette étrange séance.
Cher William,
Quand Hervé Loichemol m’a dit – très tôt : je commençais tout juste Candide, théâtre – qu’il songeait à toi pour le rôle-titre, j’en ai ressenti de la
joie. Ce bonheur a influé sur l’écriture. Je ne
connaissais pourtant que ton image, ton visage,
ta réputation. Je savais que tu étais acteur (de
théâtre, de cinéma, de télévision) et metteur en
scène. Tu avais monté ou joué, selon les cas, des
auteurs contemporains décisifs à mes yeux : je
pense à Heiner Müller et à Aimé Césaire. Tu avais
été, voici cinq ou six ans, un Hamlet mémorable
dans la mise en scène de Peter Brook. J’ai appris
enfin que tu étais français d’origine camerounaise par ton père et indienne par ta mère. Cela
m’a touché, car le Candide de Voltaire n’a vraiment rien d’un autochtone westphalien. Il est
montré comme étranger – y compris étranger à
lui-même. On se demande si ce n’est pas par
antiphrase que Voltaire évoque l’extrême «blancheur» et le parfait «incarnat» de sa peau.
Ces indices ne font pas une dramaturgie, et pourtant ils ont compté, de façon subtile ou souterraine, dans le travail d’élaboration, qui fut pour
moi un travail de réappropriation du texte original. Mon espoir ? Que Candide sur les planches
puisse s’incarner vraiment. Autrement dit, que le
personnage théâtral ne soit pas un pur ectoplasme, ou un pur esprit, comme on se le représente d’abord – sans doute à tort. Quand je t’ai vu
et entendu lire le rôle, pour la première fois, en
compagnie des autres comédiens, dans la salle
de répétition du Théâtre de Carouge, cette incarnation s’est imposée dans un regard, dans un
maintien, dans une voix à peine décalée.
Le lendemain matin, un froid lundi venteux de
septembre, nous avions une heure pour réaliser
ensemble une photo destinée à la vignette de
couverture de Candide, théâtre. Et destinée par
ricochet à notre «entretien» écrit.
(À ce propos, je t’envoie cette lettre par courriel,
et tu me répondras si tu le veux par la même voie
électronique, qui en dit long sur nos voyages
immobiles et sur nos déplacements instantanés.
Voilà une première différence de taille avec l’époque de Voltaire. Je me demande cependant si
Voltaire, comme tout écrivain, n’était pas lui
aussi, longtemps avant Internet, un praticien du
voyage immobile et du déplacement instantané.)
et la poste de Montbrillant. Il y a là, dans cet univers urbain mais flottant, une sorte de passerelle
flanquée d’un muret en tôle et béton mêlés. Sur
le béton, des lambeaux d’affiches délavées qui
semblaient issus du proche siècle passé – le XXe.
À (sa)voir : un buste de jeune femme légendé «SE
MARIER / bien choisir son photographe» ; une affichette de magazine annonçant, entre autres
sujets SEXE, «SE MARIER ENCEINTE » et «REMARIAGES DE
STARS » ; enfin un pauvre marteau et une malheureuse faucille jaunes imprimés sur le fond rouge
d’un «papillon» à moitié décollé…
J’ignore ce que cet univers de déshérence ou de
mélancolie urbaine, mais aussi intime, avait en
commun avec Voltaire, avec Candide; avec ce
que la figure de Candide et sa possibilité de
transposition théâtrale pourraient nous dire,
aujourd’hui. Mais je sais une chose : te photographiant dans ce décor-là, songeant à toi «en Candide », et songeant donc à l’écart qui se creuse
davantage chaque jour entre nos rêves, nos projets, nos révoltes (que le théâtre au meilleur de
lui-même ne suffit plus à porter) et le monde réel,
fait de tôle et de béton, d’effilochures de mots ou
de signifiants et même d’effilochures de visages,
tel celui de l’improbable Cunégonde à marier sur
l’affiche délavée – j’ai soudain eu l’impression de
croiser l’œil de Candide. Peut-être est-ce pour
cela, au bout du compte, que tu m’as dit avoir vu
dans cet œil, « le tien » sur la photo, quelque
chose que tu n’aurais pas voulu y voir.
Avec ma vive amitié,
Tu avais un train à reprendre pour Paris. On
s’était donné rendez-vous entre la gare Cornavin
— 108 —
Yves Laplace
William Nadylam par Yves Laplace
Mon cher Yves,
Jouer Candide serait d’abord déjouer Candide ou
l’optimisme ; redécouvrir ce que recèle l’œuvre
de Voltaire pour l’imprudent qui se serait arrêté
au titre de la couverture du livre. C’est donc alimenter le cours magnifique et vigoureux de ton
adaptation par une prise de parole et par une
prise de corps. Littéralement «se ravir du texte».
Le verbe est mordant, l’esprit acéré, le sarcasme
joyeux au coin des lèvres, et la candeur est le
paravent de la malice du narrateur. Il y a un peu
de Buster Keaton dans le personnage de Candide. Tel un James Dean ou un Steve McQueen,
Candide prend les coups comme un héros postmoderne. Sans fanfare, avec ironie. L’ironie est
une posture d’une extrême élégance devant la
tyrannie des dogmes quels qu’ils soient. Je songe
aussi à un de mes héros, Mohamed Ali ; à sa façon
souveraine d’encaisser les coups et de conjurer
sa peur en se moquant de la situation. À sa danse
de papillon qui rendait fou l’adversaire.
Candide me fait un peu penser à Rodrigue dans
Le Cid parce qu’il est lui aussi amoureux, ce qui
est un acte de courage en soi, et en plus parce
qu’il est ballotté par un destin brutal dont en
réalité des hommes tirent les fils. Mais la comparaison s’arrête là. Candide porte une idée de
révolution intellectuelle et idéologique qui
n’appartient pas à Corneille. On peut sûrement
tirer quelques cheveux du côté de Hamlet également. Par exemple imaginer que le Prince au
manteau d’encre lui aussi découvre avec douleur
qu’une fois sorti du jardin de son père (après tout
Voltaire fut embastillé pour avoir écrit sur un
régent incestueux), le monde peut être dégoû-
tant. Une fois encore, la comparaison s’arrête
tôt. Candide éprouve jusqu’au bout l’enseignement leibnizien de Pangloss. Son voyage ne se
termine pas par la mort. Il ne quitte pas ce
monde tel un Hamlet exsangue empoisonné par
son histoire. La Cunégonde qu’il retrouve n’est
plus que l’ombre de sa gloire.
Candide lui n’en démord pas, il mange des cédrats
confits et des pistaches.
Comme un chanteur de gospel mord avec plaisir
dans un pain au maïs.
Comme loin des regards, des millions d’anonymes à travers le monde survivent doucement à la
misère de leur sort. Peut-être parfois brillant
secrètement d’un sourire inextinguible.
J’imagine que Candide aujourd’hui serait effaré
de la sophistication des tourments que l’homme
s’inflige. Il serait médusé par l’industrie de notre
effort à nous rendre la vie invivable. Je pense
qu’il observerait que chaque jour nous nous
inventons de nouveaux Cacambo pour cultiver
nos jardins à notre place et pour avoir encore
plus de sucre à saupoudrer sur nos caries.
Peut-être dirait-il que notre besoin de confort et
de sécurité, notre terreur de nous en départir
sont si grands, que nous avons réussi à aliéner
l’idée même de la pensée libre ou celle de la
contestation.
William Nadylam
— 109 —
«… un mouvement minimaliste sur une musique romantique grandiose.»
STÜCK MIT FLÜGEL
Danse
Vendredi 16 janvier à 20h30
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 50 minutes
Par Anna Huber et Susanne Huber (Suisse)
Concept, chorégraphie, interprétation Anna Huber Conception musicale, piano Susanne Huber
Musiques György Kurtág / György Ligeti / Franz Liszt Musique électronique Martin Schütz Lumières Thilo Reuther
Costumes Inge Zysk Objets Brezihouse Proz
Plein tarif : Fr. 35.– / Fr. 28.–
Tarif réduit : Fr. 25.– / Fr. 22.–
Tarif étudiant, chômeur : Fr. 15.–
Production Annahuber.compagnie Avec le soutien du Conseil administratif pour la recherche, la science
et la culture – Berlin / Kultur Stadt Bern / Amt für Kultur des Kantons Berlin / Pro Helvetia – Fondation suisse pour
la culture En collaboration avec le Theater am Halleschen Ufer – Berlin / Luzerntanz am Luzernertheater
Ce spectacle intègre la théma Geist, présentée pages 92-93.
____________________________
Anna Huber a ce corps qui se contorsionne, se
désarticule. Une physionomie frêle et légère, si
légère, qu’elle pourrait s’envoler, cette danseuse… Comme le suggère le titre de sa pièce,
d’ailleurs. Stück mit Flügel (en remplacement
de handundfuss), titre polysémique où se confondent l’aile de l’oiseau et le piano à queue.
Anna Huber ne s’envolera pas, Susanne Huber
restera, elle, devant ses touches blanches et
noires. Triangle parfait : une pianiste, une danseuse, une scène.
sement. C’est véritablement un dialogue à différents niveaux entre la danse, la musique et l’espace. Parfois le mouvement suit et donne l’impulsion à la musique, parfois c’est l’inverse ; et,
à d’autres moments, danse et musique se contrastent l’une l’autre ; on trouvera par exemple
un mouvement minimaliste sur une musique
romantique grandiose où l’on traite le dramatique de la musique avec un clin d’œil.
Entretien
Julie Decarroux-Dougoud : Vos créations sont
souvent le fruit d’une collaboration avec un
musicien. Avec Stück mit Flügel, vous partagez
la scène avec votre sœur, Susanne Huber. Pourquoi avoir choisi de collaborer ensemble ?
Anna Huber : Je suis très intéressée par la collaboration avec des artistes venant de divers
domaines. Depuis quelque temps, je m’associe
avec des musiciens, qui m’accompagnent dans la
recherche et parfois sur scène. Avec Susanne
Huber, une pianiste classique, nous avons décidé
de travailler ensemble quand nous étions toutes
deux à Berlin, en répétition. Jusqu’ici, j’avais toujours collaboré avec des musiciens qui créaient
une musique pour mes pièces. Avec Stück mit
Flügel, je voulais me confronter à des partitions
musicales existantes et de différentes périodes,
tout en souhaitant toujours qu’elles soient
jouées sur scène.
Vous confrontez ici les compositions structurées de Kurtág, Ligeti et Liszt aux interventions
électroniques de Martin Schütz…
Le choix des compositions est le fruit d’une
recherche attentive que nous avons menée,
Susanne et moi. Les compositions finalement
retenues nous ont permis de laisser de la place
au mouvement, à une approche visuelle et à
diverses associations. Certaines pièces musicales fragmentées sont en étroite proximité avec
ma propre approche de la chorégraphie ; avec
elles, nous voulions ouvrir différentes temporalités. Nous travaillons avec des compositions
structurées et des interventions électroniques.
Ces sons contemporains viennent épouser et
parfois perturber les compositions écrites
modernes et romantiques jouées par Susanne.
Pouvez-vous nous expliquer ce titre polysémique?
J’aime d’une part la simplicité du titre, d’autre
part son double sens. Effectivement, il y a bien
un piano présent sur scène, mais j’aime aussi la
poésie qu’évoque le double sens du mot Flügel,
convoquant le rêve, éternel, de l’homme à voler.
Cette pièce questionne l’état du cheminement
qu’il soit réel – par le voyage, ou intellectuel –
par la pensée.
En regardant Stück mit Flügel, on ressent ce travail mené en étroite collaboration avec votre
sœur, à tel point qu’aucune servitude entre la
danse et la musique n’apparaît. Néanmoins,
est-ce que l’une donne l’impulsion à l’autre ?
Nous avons collaboré très intimement pour
cette pièce. Aussi, la danse ne seconde pas la
musique, n’est pas moins importante, et inver— 110 —
Ici, le mouvement semble décortiqué, et chaque partie de votre corps semble autonome…
Stück mit Flügel questionne l’état du cheminement et la simultanéité de différents niveaux de
temps. Le désir de tenir des moments éphémères, et d’apparente constance. Oscillation entre
agitation et immobilité, entre déstabilisation et
recherche d’une orientation. Chaque partie du
corps essaie d’aller sur des chemins différents et
à chaque instant, nous devons décider quelle
direction prendre. Parfois une main veut s’envoler ; un pied, s’échapper ou nous essayons d’attraper une pensée.
Êtes-vous préoccupée et touchée par la «juxtaposition» des arts ?
J’aime travailler sur des niveaux distincts de
perception permettant ainsi des approches et
perspectives différentes. La danse peut toucher
visuellement, émotionnellement, sensuellement et intellectuellement. La danse, comme la
musique et les objets, peuvent se contraster
puis se compléter les uns les autres, aboutissant enfin à la création d’un nouvel univers.
Propos recueillis et traduits par Julie Decarroux-Dougoud
LES NIBELUNGEN
De Fritz Lang (1924 / Allemagne)
Première partie La mort de Siegfried Seconde partie La vengeance de Kriemhild
Scénario Thea von Harbou Interprétation Hans Adalbert von Schlettow / Gertrud Arnold / Erwin Biswanger /
Bernard Goetzke / Georg John / Rudolf Klein-Rogge / Georg August Koch / Theodore Loos / Hans Carl Müller /
Hanna Ralph / Paul Richter / Rudolph Rittner / Margaret Schön
Musique Gottfried Huppertz Photographie Carl Hoffmann / Günther Rittau Décor Otto Hutte / Eric Kettelhut /
Karl Vollbrecht Costumes Paul Gerd Guderian / Heinrich Umlauff / Anne Willkomm Production Decla-Bioscop-UFA
Ce spectacle intègre la théma Geist du Théâtre Forum Meyrin présentée pages 92-93.
Accueil réalisé en collaboration avec l’Association
des Habitants de la Ville de Meyrin (AHVM).
Diptyque magistral et légendaire, immortalisant sur le plan cinématographique l’expressionnisme déjà disparu, Les Nibelungen était
semble-t-il l’un des films préféré d’Hitler et de
Goebbels… Un avis de « cinéphiles » un brin
embarrassant qui rend sa vision absolument
passionnante !
Les Nibelungen : le fascisme en lui-même ?
Quand l’Universum Film Aktiengesellschaft, la
fameuse UFA née en 1917 de la volonté du général
Erich Ludendorff, lequel voyait dans le cinéma
une arme de guerre efficace, confie six ans plus
tard à Fritz Lang la réalisation d’une épopée
nationale, le jeune cinéaste ne peut décemment refuser. Avec Thea von Harbou, une archéologue férue de mythologie et amatrice de
feuilletons populaires – qu’il épousera pendant
le tournage –, il porte à l’écran le mythe germanique par excellence (lire pages 114-115) en le
dépouillant de ses fastes wagnériens. Tirant
parti des moyens illimités que met à sa disposition la seule société de production européenne
à même de rivaliser avec les majors américaines, Lang divise le récit fabuleux en deux parties, La mort de Siegfried et La vengeance de
Kriemhild. Pour mémoire, dans la première et
très «glorieuse» partie, le héros aryen terrasse
le dragon, se baigne dans son sang et devient
invulnérable, exception faite d’un endroit entre
les omoplates, la faute à une malheureuse
feuille morte. À la cour des Burgondes, Siegfried
demande au roi Gunther la main de sa sœur
Kriemhild. En échange, le preux chevalier jure
Film
Samedi 17 janvier à 17h00
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 6h00 entracte compris
Première partie à 17h00
(La mort de Siegfried)
Seconde partie à 20h30
(La vengeance de Kriemhild)
Restauration d’inspiration germanique
possible à l’entracte !
Plein tarif : Fr. 20.–
Tarif réduit : Fr. 17.–
Tarif étudiant, chômeur : Fr. 10.–
____________________________
d’aider le monarque à conquérir le cœur de
Brunhild, reine amazone régnant sur l’Islande.
Ce marchandage cause la perte de Siegfried… La
seconde partie, dans une furia totale, raconte
comment Kriemhild venge la mort de son époux
en montant les Burgondes félons contre les
Huns dont elle épouse le chef de horde par ruse.
Le piège de l’analyse rétroactive
Pendant les trente semaines de tournage des
Nibelungen, la crise économique éclate. Emprisonné après le putsch raté de Munich en novembre 1923, Hitler rédige Mein Kampf et les
nationalistes purs et durs font une percée
décisive aux élections… Certains théoriciens
affirment que le film de Lang a aussi contribué
à préparer le terrain à la peste brune. En mettant en avant la future adhésion au parti nazi de
Thea von Harbou, ils tombent pourtant dans le
piège de l’analyse rétroactive. En aucune manière, ce chef-d’œuvre n’aurait pu être récupéré
par l’idéologie frappée au sceau de la croix gammée. En effet, rarement un film aura aussi directement dénoncé les chimères nationalistes et
les dérives meurtrières de la volonté de puissance. Aux fastes héroïques de la première partie font écho les destructions colossales de la
deuxième, au point que les nazis, une fois arrivés au pouvoir, escamotèrent purement et simplement cette dernière, s’émouvant sans doute
de sa dimension très négative.
Hitler et Goebbels admiratifs
Le 28 mars 1933, Goebbels salue pourtant dans
un discours «la modernité et la qualité» du film
de Lang. Peu après, le ministre de la Propagande
— 112 —
du nouveau régime le convoque pour lui annoncer
que le Führer lui demande de prendre la direction du cinéma national. Hitler ne cache pas son
admiration pour l’auteur des Nibelungen, il a
aussi apprécié Metropolis (1927), que le cinéaste
a réalisé entre-temps, un film d’anticipation
ambigu, surtout dans son appel à la collaboration entre classes, dont Lang regrettera plus
tard les naïvetés idéologiques qu’il mettra
volontiers sur le compte de sa future ex-femme.
Le Viennois arrive peu rassuré au rendez-vous,
car il n’ignore pas que Goebbels vient d’interdire son dernier film en date, Le testament du
docteur Mabuse, où il a placé dans la bouche
d’un criminel dément des propos ouvertement
nazis. Pour dissuader son interlocuteur de l’engager, Lang lui révèle non sans audace que sa
mère était juive (convertie au catholicisme). Le
soir même, il prend le premier train pour Paris.
Débutant une seconde carrière à Hollywood,
l’exilé n’a alors de cesse d’essayer de comprendre pourquoi ses films avaient tant fasciné ses
ennemis. Procédant à une épure radicale, rompant avec le mouvement expressionniste et son
grand art des ombres et des lumières recyclé
«en vrai» au Congrès de Nuremberg pour édifier
les esprits, Lang réalise des films déconcertants
qui en sont l’antithèse, une déconstruction
froide et analytique des puissances du faux,
et peut-être la manière de se guérir du fascisme
en soi !
Vincent Adatte
Fritz Lang
EN MARGE DES NIBELUNGEN
HISTOIRE ET DÉBOIRES D’UNE LÉGENDE
Des origines d’un mythe à son exploitation par le professeur René Wetzel
de l’Université de Genève
« Le problème des Nibelungen, c’est qu’ils ne
vivent plus en liberté depuis des éternités. Ils
sont emprisonnés par des phrases, par les phrases nazies d’abord, puis par les phrases wagnériennes et du reste aussi par des milliers de
phrases de germanistes.
Ces phrases pèsent comme des pierres tombales
sur les personnages. 1 »
Cet amer constat – d’ailleurs amplement justifié – invite à s’attarder un instant sur les origines et l’histoire des Nibelungen. Essayons de
soulever quelque peu ces pierres tombales qui
pèsent sur ces personnages et leur sort (lire
aussi pages 112-113).
Des sources historiques
Les origines sont à la fois historiques et légendaires, voire mythiques. Historiques d’abord,
car liées à des faits marquants de l’histoire des
Burgondes, des Huns et des rois mérovingiens.
Les Burgondes, une peuplade germanique qui a
franchi le Rhin en 406 ou 407 pour s’implanter
en Gaule romaine, sont anéantis en 436 ou 437
par les troupes d’auxiliaires huns du commandant romain Aetius. Le roi Gundahari (Gunther)
et toute la famille royale trouvent la mort dans
la bataille. Les Romains installent les rares survivants en Sapaudia (l’actuelle Savoie) où naît
un second empire burgonde. La légende établit
quant à elle un rapport entre la fin des anciens
Burgondes et le célèbre souverain hun Attila
(Etzel en allemand) qui, en réalité, n’a nullement
été mêlé à la bataille contre les Burgondes. Toutefois, on note qu’il meurt en 453 aux côtés de sa
concubine germanique Hildico (Kriemhild), suspectée à tort par l’historien Marcellinus Comes
(VIe s.) de l’avoir assassiné. Quatre siècles plus
tard, le poète Saxo donne pour mobile la vengeance du meurtre de son père. La légende des
Nibelungen lui attribue encore une autre motivation : avec l’aide d’Etzel, Kriemhild venge le
meurtre de son époux Siegfried en provoquant
la perte de ses propres frères (Gunther, Gernot,
Giselher) et de l’assassin, le vassal burgonde
Hagen.
Le meurtre de Siegfried semble quant à lui trouver son origine dans les luttes de pouvoir qui
secouent la maison royale mérovingienne au
VIe siècle : le roi d’Austrasie Sigibert (Siegfried),
époux de la princesse wisigothe Brunihildis
(Brünhilde), est assassiné dans la forêt à l’instigation de Fredegund, d’abord concubine, puis
épouse du frère de Sigibert. Une grave dispute
entre les deux femmes semble avérée, ce qui
permet de voir dans ces événements le fondement historique de la légende de Siegfried et de
la dispute des reines.
Parallèlement, la matière légendaire fut enrichie par des motifs tirés de contes et de la mythologie germaniques, transmis par les chants
de l’Edda nordique et relatant le combat de
Sigurd contre le dragon, sa conquête du trésor
— 114 —
des Nibelungen et du célèbre anneau, ainsi que
sa chevauchée à travers le feu lors de la conquête de la walkyrie Brynhild.
rêt général à partir des années 20, sauf dans le
domaine de la philologie allemande, des arts et
de la littérature.
Un monument littéraire
Les éléments de la légende ont finalement
trouvé leur forme actuelle dans un véritable
monument littéraire au tournant du XIIe siècle :
La Chanson des Nibelungen (Nibelungenlied),
une épopée héroïque composée de 39 livres
(«aventures») et riche de près de 2400 strophes
à quatre vers. Cette œuvre fut composée par un
clerc fort cultivé, appartenant très probablement à la chancellerie épiscopale de Passau. Il
ne s’agit pas de la simple retranscription d’une
légende orale, mais d’une œuvre de composition, qui ne renie pas les influences issues de la
nouvelle culture courtoise, qu’elle semble toutefois critiquer. Après une période de popularité
aux XIIIe et XIVe siècles, l’intérêt pour La Chanson des Nibelungen tarit rapidement au XV e
pour disparaître au XVIe siècle.
La période précédant la guerre franco-allemande de 1870/71 et l’unification du Reich se
place sous le signe de la «charmante Kriemhild»,
modèle de l’épouse fidèle dans son amour et sa
souffrance et qui incarne, avec Siegfried, les
« vertus allemandes 2 ». Avec les victoires et
l’avènement d’un nouvel Empire germanique, le
personnage de Siegfried – dont le nom est composé des mots victoire (Sieg) et paix (Fried) –
devient programmatique. Il incarne le héros qui
réussit tout, combinant une grande fraîcheur
(certains diront naïveté) avec l’égoïsme décidé
du « Herrenmensch », de l’homme né pour dominer les autres. C’est l’œuvre de Richard Wagner
qui popularise un Siegfried insouciant et couronné de succès, un véritable «homme du futur»,
tout en le reliant à son passé mythique par la
mise en scène de ses exploits de jeunesse
empruntés à l’Edda. Siegfried devient chez Wagner l’image de l’Allemand qui se sacrifie pour les
causes qu’il embrasse et qui en oublie ses propres intérêts. Après 1870, la loyauté devient la
principale vertu illustrée par La Chanson des
Nibelungen. En 1909, le chancelier Bernhardt
prince de Bülow va jusqu’à créer un mot qui restera partie intégrante du vocabulaire politique :
celui de la « Nibelungentreue » qui jouera un
rôle fatal lors de la Première Guerre mondiale.
La redécouverte de La Chanson des Nibelungen
au milieu du XVIII e siècle va de pair avec l’enthousiasme de l’époque pour Homère. La Chanson des Nibelungen: une Iliade allemande – son
auteur : un Homère allemand ! Cette idée rencontre un grand succès chez les intellectuels
allemands de la fin du XVIIIe et du début du XIXe
siècle. La Chanson des Nibelungen est proclamée épopée nationale et l’histoire des Nibelungen célébrée comme mythe national. Mais une
fois les guerres de libération contre Napoléon
passées, l’engouement pour La Chanson des
Nibelungen fait rapidement place à un désinté-
De Himmler à Meinhof
Avec la défaite allemande en 1918, c’est à l’opiniâtre Hagen de prendre le relais de Kriemhild
et de Siegfried en tant que modèle d’identification. On découvre en lui des traits utiles à la
situation politique de l’époque : sa loyauté sans
faille, sa volonté inflexible de faire ce qu’il
pense être son devoir, son dévouement total et
sa disposition à assumer jusqu’au bout une
faute. Après 1918, Hagen reflète l’obstination de
l’Allemagne humiliée et mal aimée qui, après la
banqueroute de la pensée humaniste et démocratique, prendra, au nom de la fidélité sans
faille à Hitler, le chemin de la destruction sans se
soucier ni du sens, ni du succès, ni de la morale.
Sous le régime nazi, La Chanson des Nibelungen
devient lecture de classe obligatoire, l’État nazi
se présentant comme une association d’hommes liée par une loyauté absolue. Dans un article de la revue Germania de 1937, on présente le
Reichsführer-SS Himmler comme un Hagen réincarné, une interprétation du personnage résumée par cette affirmation sans ambiguïté : «les
garçons allemands pleins d’idéalisme sont attachés à Hagen, le meurtrier dur et sans amour, ils
lui sont attachés d’une fidélité sans faille et
d’un amour mystique.»
On ne s’étonne donc guère de voir les Nibelungen,
avec leur passé imprégné d’idéologie nationaliste et national-socialiste, devenir suspects
pour l’Allemagne d’après 1945, où le récit n’est
plus guère apprécié. Ce n’est qu’avec les «Nibelungen Festspiele» qui ont lieu à Worms depuis
2002 et qui rencontrent un vif succès, qu’une
certaine renaissance populaire des Nibelungen
dans les pays germanophones peut être observée, et ceci grâce au dramaturge Moritz Rinke
(cf. note 1) à qui on demanda de rédiger à cette
— 115 —
occasion un spectacle. Rinke débarrasse la
légende des Nibelungen de son poids idéologique et politique en renouant avec La Chanson
des Nibelungen médiévale afin de montrer son
actualité, mettant en scène une Kriemhild
rebelle dont le périple n’est pas sans rappeler
Ulrike Meinhof de la bande à Baader et les conséquences désastreuses d’une jeunesse désillusionnée qui possède tout, sauf des idéaux.
René Wetzel
1 Moritz Rinke, Die Nibelungen, Reinbek bei Hamburg,
Rowohlt, 2000 (citation p. 111, traduction R.W.).
2 Cf. pour ce qui suit Klaus von See, «Das Nibelungenlied
– ein Nationalepos ?», in Die Nibelungen. Ein deutscher
Wahn, ein deutscher Alptraum. Studien und Dokumente
zur Rezeption des Nibelungenstoffs im 19. und 20. Jahrhundert, ed. Joachim Heinzle et Anneliese Waldschmidt,
Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, pp. 43-110.
WOYZECK
De Georg Büchner / Mise en scène d’Andrea Novicov (Suisse)
Sur scène : Roger Atikpo / Michel Barras / Jean-Paul Favre / Sonia Floire / Vincent Fontannaz / Andrès García /
Renaud Gensane / Jorge Mendelievich / Tania Nerfin / Julio D’Santiago
Hors scène : Dramaturgie , traduction et assistanat Yvan Rihs Musique originale Andrès García et Jorge Mendelievich
Scénographie Yvett Rotscheid Lumières Jonas Bühler Régie générale Hervé Jabveneau Espace sonore José Luis
«Sarten» Asaresi Régie son Nicola Frediani Costumes Anna Van Bree Maquillage Julie Monot
Photos Isabelle Meister Administration France Jaton Production Ludivine Oberholzer / Carmen Pennella
Production Compagnie Angledange Coproduction Théâtre Forum Meyrin – Genève / Maison des Arts – Thonon-Évian /
Théâtre Populaire Romand – La Chaux-de-Fonds / Théâtre Arsenic – Lausanne
Avec le soutien de Service des affaires culturelles de l’État de Vaud / Fondation meyrinoise pour la promotion
culturelle sportive et sociale / République et canton de Genève / Pro Helvetia Fondation suisse pour la culture /
Loterie Romande / Corodis / Pour-cent culturel Migros et Fondation Leenaards
La Compagnie Angledange bénéficie du soutien du Département de la culture de la Ville de Genève
et du Service de la culture de la Ville de Lausanne.
Comme cela est souvent le cas avec les chefsd’œuvre, Woyzeck de Georg Büchner se prête à
de multiples lectures (lire pages 118-119). En
choisissant de transposer l’histoire de ce jeune
soldat allemand du XIXe siècle dans un contexte actuel, sorte de tropiques utopiques – un
pays de l’hémisphère sud, une banlieue d’une
grande mégalopole ou tout autre lieu mêlant
diverses ethnies –, Andrea Novicov a choisi d’entamer un nouveau voyage autour de cette
pièce. Cette version métissée, mêlant chants,
danses et acteurs de divers horizons culturels
se lit comme une prémonition des profonds
contrastes entre pays riches et pays dits émergents et de l’éclatement des équilibres du
monde que ces contrastes impliquent.
Woyzeck, Allemagne, 1837.
Le soldat Franz Woyzeck vit de besognes ingrates et étranges. Sa vie se déroule exclusivement
dans les limites que constituent ses travaux
misérables, ses sorties au café et une vie de
famille réduite au minimum, avec sa compagne
Marie et leur tout jeune enfant. L’équilibre précaire de sa santé physique et psychique se
rompt lorsque Marie se laisse séduire par un
jeune et fat tambour-major. Woyzeck, blessé
dans son honneur, voudra d’abord se battre
avec ce dernier, mais ayant perdu ce duel, il
finira dans un accès de démence, par poignarder Marie avant de jeter le corps de celle-ci dans
un étang. La pièce prend fin, sans explication ni
épilogue, lorsque le crime est découvert.
Yvan Rihs, dramaturge : Woyzeck est une pièce
écrite au couteau. Une vive lame posée sur la
gorge d’une époque suffoquant entre les certitudes de son passé, les spasmes d’une révolution hypothétique, les nouveaux élans scientifiques et le récent génie du progrès économique.
En passant, pour se donner un peu d’air, cette
époque-là jugeait et condamnait avec satisfaction le plus insignifiant de ses pions, l’ancien
soldat Woyzeck, qui avait assassiné sa maîtresse par jalousie, et dont l’état psychique
défectueux ne pouvait constituer, selon le rapport d’un éminent représentant de la jeune discipline psychiatrique, la moindre circonstance
atténuante. Ce simple fait divers, Büchner n’a
pas voulu le découper en parts régulières, n’en a
pas retranché les bas morceaux, ne l’a pas gratifié des beaux gestes de la démonstration: il
a cherché à disséquer l’organisme d’un petit
drame ordinaire et à plonger ainsi dans le système nerveux de son temps.
Woyzeck, Tropiques Utopiques, 2008
La transposition de la pièce de Büchner entend
ne pas se restreindre à une seule perspective,
qu’elle soit politique, esthétique, sociologique
ou culturelle. Elle consistera plutôt à créer, par
divers moyens dramaturgiques et scénographiques, un terrain de questionnement sur les rapports qu’entretiennent les deux hémisphères
de la planète.
Andrea Novicov, metteur en scène : J’avais déjà
lu et vu monter Woyzeck à maintes reprises et
n’avais jamais ressenti le besoin de le mettre en
scène, bien que ce soit un texte majeur et que
— 116 —
Théâtre / Création
Du mardi 20 au samedi 24 janvier à 20h30
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée (spectacle en création)
Plein tarif : Fr. 35.– / Fr. 28.–
Tarif réduit : Fr. 25.– / Fr. 22.–
Tarif étudiant, chômeur : Fr. 15.–
Ce spectacle intègre la théma Geist
du Théâtre Forum Meyrin présentée
pages 92-93.
____________________________
l’écriture de Büchner me plaise. Il a fallu un déclic
lors d’un voyage aux Antilles pour que j’entraperçoive l’univers dans lequel j’allais pouvoir plonger ce texte. En effet, lors de ce séjour, j’ai été
confronté à une situation proche de celle de la
pièce. Ma position d’homme « riche » – avec une
poignée de dollars en poche – attirait l’attention
des filles de l’île ; les hommes – leurs frères, cousins, maris – eux, se trouvaient impuissants face
à moi, mais manifestaient – par leurs regards –
leur colère ou leur désapprobation. Cela m’a rappelé le triangle amoureux et destructeur entre
Woyzeck, Marie et le tambour-major. J’ai su alors
quelle direction j’allais pouvoir redonner à ma
mise en scène. Je souhaite que la «folie» de Woyzeck soit emblématique de la condition des jeunes de l’hémisphère sud – 60% des gens y ont
moins de 25 ans – débordant d’énergie, de force,
de rêves, mais qui n’ont pas la possibilité de s’exprimer. Woyzeck est le symbole de cette jeunesse impuissante qui, faute de pouvoir agir face
à l’oppresseur, laisse imploser cette énergie,
cette colère ou qui la retourne contre elle-même.
Y.R. : Le texte de Büchner nous ramène avec force
aux fondements mêmes de notre civilisation,
aujourd’hui encore basée sur des rapports sournois de domination, dont les mécanismes ne se
laissent jamais clairement identifier. Sans lui
imposer un contexte trop restrictif, ce Woyzeck
se situe aisément dans notre monde d’aujourd’hui, un monde suspendu dans le vide, tout
prêt de se désintégrer dans la misère et la folie
globalisées, mais dont les fondations précaires
semblent pourtant comme définitivement établies. On rencontre cette éternelle précarité
Regard sur Woyzeck
Par Renaud Perrin, graveur
Ouverture publique…
En parallèle à la création d’Andrea Novicov,
le Foyer du Levant du Théâtre Forum Meyrin
accueillera des gravures du plasticien Renaud
Perrin illustrant la fable même de Woyzeck.
L’image fournit un instrument efficace pour
cristalliser les hallucinations de Woyzeck et
l’ambiance apocalyptique qui les caractérise. Aussi Perrin exploite-t-il naturellement
le dérangement mental de Woyzeck, actualise-t-il volontiers le monde perçu à travers
le prisme de son égarement.
L’abandon par Perrin de la monofocale classique crée un sentiment d’éclatement de la
perception. Un certain expressionnisme,
fidèle à l’esprit de Büchner, distingue aussi
ses illustrations : celle notamment de la ville
dérangée offrant des angles aiguisés comme
des dents. On retrouvera aussi, dans les linogravures exposées, l’idée – présente chez
Büchner – d’un monde creux, d’une vision
souterraine, celle aussi d’une fusion de l’humanité et de la bestialité.
Relativement à la question de la responsabilité de Woyzeck (qui divisa, déjà, les contemporains du fait divers : lire pages 118-119), on
retiendra deux visages que Renaud Perrin
prête au fusilier. L’un – quand Woyzeck surprend Marie étreignant le tambour-major à
l’auberge – dans lequel on discerne de la mélancolie mais également une détermination
qui appuie indirectement la responsabilité
de Woyzeck ; l’autre, au contraire, escamote
complètement la conscience de celui-ci
pour ne retenir que ses nerfs (des nerfs qui
captivaient le Büchner scientifique) et ses
pulsions : on songe ici aux gravures captant
le soldat dans l’acte et après celui-ci. Certes,
l’image fractionnée de Woyzeck révèle aussi
une soudaine conscience ; mais elle succède
au crime et prend les traits du remord.
Mathieu Menghini
Lire aussi Renaud Perrin & Eddy Devolder,
Woyzeck (Quiquandquoi, Genève, 2008)
dans bien des pays, en particulier ceux du Sud,
héritiers d’un système imposé par le haut. Et
c’est précisément en quoi Büchner nous provoque le plus vivement, lui qui nous soumet une
réalité fragmentaire, insaisissable et languissante, au milieu de laquelle se perd le geste tragique d’un pauvre hère qui cherche confusément
à la trancher… en égorgeant celle qu’il aime.
Distribution métissée et musique live
Le métissage important de la distribution
assure la cohérence de la transposition, ainsi
qu’une générosité et des vécus qui permettent
de ne jamais perdre de vue la perspective
sociale sous laquelle Novicov envisage ce geste
artistique. Les rôles de Woyzeck et de Marie
sont tenus par des comédiens originaires d’Afrique afin que la rage et les espoirs des peuples
du Sud soient représentés par qui de droit. Les
rôles du capitaine, du docteur et du tambourmajor sont incarnés par des comédiens suisses
romands, prêts à interroger l’aveuglement qui
empêche de comprendre les autres. Ils incarnent
ainsi l’arrogance des nantis face à une certaine
innocence des autres cultures, souvent considérée à tort comme de la naïveté. Les autres rôles
sont tenus par un quintette de musiciens, également d’origine extra-européenne – en direct sur
scène durant tout le spectacle. Musique «folklorique» des Caraïbes, sonorités contemporaines ;
les musiciens seront tour à tour «au service» du
tambour-major, des spectateurs ou en accord
avec les pulsions, rêves, colères et envies des
opprimés.
Propos recueillis et assemblés par Ludivine Oberholzer
AUTOUR DU WOYZECK DE GEORG BÜCHNER
L’IRRUPTION DE LA MODERNITÉ
que tout ne peut être dit, se réduire à une description linéaire. Ce laconisme rigoureux, respectueux de la fugacité du vivant, distingue Büchner
des prétentions romantiques intellectualistes.
Entrecroisant les dialogues, fragmentant la
fable, le style du Woyzeck ne consiste pas en une
gratuite recherche d’originalité formelle. Raconter une histoire en séquences interrompues par
d’irrégulières béances revient à abandonner le
principe d’une continuité logique dans l’échelonnement des actions humaines – le fameux
post hoc, ergo propter hoc («après ceci, donc à
cause de ceci »). Une idée novatrice, pour l’époque, qui bouleversera ultérieurement les sciences de l’homme.
Analyse des enjeux d’un texte
Comment les déterminismes sociaux, biologiques et la liberté
se disputent-ils l’individu ?
L’humble nu et la fraternité vraie
Comme le souligne pertinemment Jan-Christoph
Hauschild, Büchner s’est donné les moyens d’accomplir le programme artistique qu’il assignait à
Lenz dans la nouvelle éponyme : « s’immerger
une fois dans la vie la plus humble et tâcher de la
restituer dans ses tressaillements, ses indices,
dans toute la finesse rarement perçue de ses
mimiques».
Linogravures de Renaud Perrin
Woyzeck est une foudre. Une fois cette pièce
portée à la connaissance du public, la littérature dramatique s’en trouva transfigurée.
Notre vision de l’Homme, aussi. Certes, l’ouvrage fut inspiré par un crime passionnel
comme il s’en commit de tout temps. Toutefois,
le traitement formel de cette intrigue «banale»
de même que les tenants et aboutissants vertigineux qui s’y révèlent font de l’œuvre de Georg
Büchner une trouée sur la modernité (lire aussi
pages 116-117).
Exploitation de Woyzeck ?
Pour le critique Bernard Dort, Woyzeck constitue
la «première tragédie du prolétariat et de la civilisation industrielle» (La représentation émancipée). La dimension sociale l’emporte aussi dans
la version du metteur en scène André Engel.
Dans cette création du Centre dramatique national de Savoie (1988), l’action se situe dans une
H.L.M. de banlieue, après la Seconde Guerre mondiale ; le soldat devient un chômeur accumulant
les occupations précaires.
Tandis que des gazettes ne retiendraient que le
caractère privé de l’assassinat, ici toute une
société semble tenir le couteau du crime. L’enjeu,
pourtant, de ces quelques fragments inachevés
à l’ordre incertain, est pluriel : 1° Pour la première
fois, un drame allemand élit son principal protagoniste parmi les plus humbles. 2° Par le devenir
de cet individu dérangé et inculte, nous sont
adressées d’abyssales interrogations : Pourquoi
l’Homme ? Pourquoi la science ? Comment les
déterminismes sociaux et biologiques et la
liberté se disputent-ils l’individu ? Quels sont les
conditions et les soubassements de la morale ?
Les bornes de la nature humaine ? 3° Jamais la
langue n’avait produit semblables accents ; et
rarement structure textuelle colla si bien à la
psyché humaine. À la suite de George Steiner,
on comparera le foudroiement Büchner à ceux
provoqués par Van Gogh, en peinture, et Schoenberg, en musique. Avec Woyzeck, Büchner «ajoute
aux moyens d’expression une voix nouvelle» (La
mort de la tragédie).
Selon la catégorisation sociologique marxiste,
on serait en présence d’un lumpenprolétaire, un
travailleur irrégulier dénué de conscience de
classe, non habité par l’espoir d’une révolution
sociale. Nous soulignons « de classe » car toute
conscience ne fait pas défaut à Woyzeck : il a
celle de l’inégalité qui sépare riches et pauvres
et celle, plus subtile, du rapport entre ces deux
situations et la vertu.
Dans une scène avec laquelle certaines traductions font débuter le drame, Franz et Andrès s’assurent un supplément de solde en taillant des
joncs. Or, ceux-ci servent à la punition des soldats du plus bas échelon qui, de ce fait, ne peuvent être dégradés. Sans commentaire aucun,
par cette simple action, Büchner donne la
mesure de l’aliénation de son héros. Sans recourir à la scène en question, l’esprit de ce trait fut
superbement transposé par Josef Nadj (Woyzeck
ou l’ébauche du vertige, accueilli en novembre
2007 au Théâtre Forum Meyrin). Sa recherche scénographique donnait une forme à la manipulation du pauvre hère, de même la mécanisation
de ses gestes.
Le dernier des hommes
Difficile de trouver archétype plus saisissant de
l’antihéros. Pour la première fois, un pauvre bougre accède à la tragédie ; ou pour reprendre le
mot d’Alfons Glück : « La pauvreté occupe (…)
dans Woyzeck la place que le destin occupait
dans la tragédie attique » (La mort économique).
Franz Woyzeck a 30 ans ; soldat, père d’un enfant,
il est un être simple, la créature nue, pour ainsi
dire, presqu’un autre Gaspard Hauser. Face à lui,
ses dresseurs : le docteur et le capitaine – deux
censeurs issus d’institutions d’État, se piquant
de métaphysique et de morale.
Le docteur, le capitaine mais aussi le tambourmajor et, d’une certaine façon, son amie Marie
participent à l’humiliation de ce grand méprisé.
L’interprétation du drame soulève toutefois
une première question – renouvelée par chaque
nouvelle adaptation : faut-il voir en Woyzeck un
opprimé ou un être traversé par d’irrépressibles
pulsions qui finit par sombrer dans la folie ?
— 118 —
Autre aliénation qu’aucune version ne tait : celle
des infâmes expérimentations scientifiques auxquelles le fusilier se soumet, pour s’assurer quelques groschen supplémentaires. Ce gagne-pain
gros de sa perdition future annonce ces actualités récurrentes nous apprenant que tel Indien
sans le sou – survivant jusque-là en faisant commerce de ses organes – est mort des suites d’une
ablation.
Büchner faisait de l’inégalité «la source de tous
les maux» (Walter Grab, Georg Büchner und die
Revolution von 1848). Pourtant, réduire la portée
de ce chef-d’œuvre à sa seule dimension sociale
n’emporte pas notre complète adhésion. Il semble que le Woyzeck historique, celui du fait
divers qui inspira Büchner, était – au moment du
crime – sans travail, qu’il vivait d’aumônes et
couchait dehors. Pourquoi Büchner aurait-il
rehaussé sa situation s’il s’agissait d’en faire
l’idéal type du lumpenprolétaire ?
D’autres versions contredisent cette lecture
marxisante ; ainsi, Jean-Louis Hourdin a-t-il proposé une mise en scène agreste et onirique aux
rencontres d’Hérisson (en 1980 puis dans sa
recréation de 2003). L’atmosphère champêtre et
l’absence de tout manichéisme dans la direction
des acteurs y accusaient davantage le conflit
pulsionnel en Woyzeck, son «animalité» que son
positionnement social. Et la forme du conte,
encadrée par le bonimenteur du cirque, élevait
cette balade tragique à l’universel, à «une sorte
de fatalité biblique métaphysique» (Hourdin).
Folie de Woyzeck ?
On sait l’intérêt de Büchner pour les maladies
mentales ; un intérêt sensible dans La mort de
Danton déjà, mais surtout dans sa nouvelle Lenz.
Les troubles de Woyzeck connaissent divers
paliers : 1° Plusieurs séquences nous révèlent sa
superstition, sa foi dans le pouvoir occulte des
francs-maçons. 2° Des hallucinations successives
l’assaillent, lui montrant notamment le monde
en creux et lui donnant à entendre des voix. À
plusieurs reprises, le débordement pulsionnel
du malheureux soldat semble briser en lui la
séparation du dedans et du dehors.
Pour Véronique Perruchon (« Woyzeck, un personnage sous (haute) surveillance » in Études
théâtrales n° 36, 2006), Woyzeck est bien saisi par
le délire, seule «issue pour le trop-plein de contrainte et de frustration ». Au sentiment d’impuissance devant ceux qui l’humilient s’ajoute la
détresse consécutive à la perte de son amour.
Faut-il in fine choisir entre un Woyzeck opprimé
et un Woyzeck extravagant ? Le sens du crime diffère sans doute selon que l’on appuie sur l’exploitation du soldat ou sur son dérangement. L’un et
l’autre des éclairages nuancent toutefois sa responsabilité. Si nous n’avions crainte de céder à
l’obsession des catégorisations si irritante entre
les lèvres du docteur, nous dirions que le caractère révolutionnaire de la pièce tient peut-être à
ce lien entre misère noire et folie. C’est ainsi que
nous comprenons la fatalité sociale invoquée
par Büchner dans d’autres écrits.
Une forme morcelée
Convulsive comme sa hâte et trouée comme ses
poches, la langue de Woyzeck rend un son inouï.
Les mots qui lui viennent du plus profond ou
d’ailleurs (« ça » parle) sont âpres mais non
dénués d’une poésie qui tient précisément au
rythme heurté de leur épiphanie.
La structure morcelée de la pièce, par sa discontinuité, ses ellipses, ouvre le sens ; elle indique
— 119 —
Dans sa Conscience des mots, Elias Canetti
ajoute que l’auteur « réussit le bouleversement
le plus complet de la littérature : la découverte
de l’humble. Cette découverte suppose la compassion ; mais, seulement si cette compassion
demeure dissimulée, si elle est muette, si elle ne
se formule pas, l’humble reste intact. Le poète
qui parade avec ses sentiments, qui gonfle publiquement l’humble avec sa compassion, le souille
et le détruit. C’est par les voix et les mots des
autres que Woyzeck est traqué ; par le poète toutefois, il n’a pas été touché.»
On sent en effet, chez l’auteur, la volonté de saisir – avec l’immédiateté propre au genre dramatique – un homme singulier et concret, un
homme « de chair et de sang », capté dans le
monde réel. Un homme qui ne saurait être réduit
à une idée, contraire à l’être abstrait dont se gargarisent nombre d’humanistes, d’économistes,
de naturalistes et autres «docteurs».
« Le monde est fou », dit le pauvre diable.
« Regardez-vous vous-mêmes », clame-t-il ailleurs. Regardons-nous par-delà les ornières
réductrices ; dans la complexité se niche la fraternité authentique.
Mathieu Menghini
«... Dans ma danse, je m’évertue d’abord à donner à voir le corps
de l’autre. J’invite à une contemplation de ce corps dans son dénuement
bouleversant, dans la simple attention de montrer comment l’autre
appartient à la race humaine.»
Heddy Maalem
UN CHAMP DE FORCES
Par la compagnie Heddy Maalem (France)
Danse
Mercredi 28 et jeudi 29 janvier à 20h30
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 1h05
Chorégraphie Heddy Maalem Interprétation Aline Azcoaga / Agnès Dru / Marie-Agnès Gomis / Sidi Graoui /
GnaGna Gueye / Hardo Papa Salif Ka / Keisuke Kanai / Ju Kyung Kang / Aï Koyama / Eun Young Lee /
Laia Llorca Lezcano / Soile Voima Images Samuel Dravet Musique Hélène Sage Régie générale Marc Vergely
Régie lumière Jérôme Le Lan
Plein tarif : Fr. 39.– / Fr. 32.–
Tarif réduit : Fr. 30.– / Fr. 25.–
Tarif étudiant, chômeur : Fr. 18.– / Fr. 15.–
Coproduction Festival Oriente Occidente, Rovereto (Italie) / Les Francophonies en Limousin /
Centre de développement chorégraphique de Midi-Pyrénées / ARCADI
____________________________
Alors que Le sacre du printemps d’Heddy Maalem
poursuit son périple aux quatre coins de l’Europe, Un champ de forces fait escale à Meyrin,
deux ans après sa création. Couleur, fraîcheur et
saveur pour ce spectacle grand format.
Fils d’un Algérien et d’une Française, né à Batna
dans les Aurès, Heddy Maalem se dépatouille
depuis qu’il est arrivé en France, à l’âge de dix
ans, avec son identité métisse. Les racines, les
cultures plurielles sont des questions qui grandissent avec cet aficionado de boxe et d’aïkido.
Pour qui la découverte de la danse intervient
plus tard, comme une évidence. « D’elle seule,
dit-il, peut surgir le geste absolu, fondé en désaveu et contrepoint d’un monde brouillé d’images et de bruits.» Heddy Maalem cherche, avec
une tranquille audace, comment ralentir la ruée
générale du monde vers le rien. S’arrêter un peu,
regarder l’autre ; le grain de la peau, le souffle
après la course. De ces petits riens, le chorégraphe établi avec sa compagnie à Toulouse, enfante des espaces affranchis, et trouve un langage universel.
Avec Black Spring, son premier grand succès en
2000, Maalem réunissait des danseurs d’origine
africaine nés en France, ainsi que des Nigérians
et des Sénégalais. Croisements identitaires sur
la terre comme sur l’asphalte des grandes villes,
en Afrique et en Europe. Benoît Dervaux, réalisateur et cadreur des frères Dardenne (les deux
Belges qui ont réalisé le film Rosetta), est séduit
par Heddy Maalem. Dervaux répond au besoin
du chorégraphe-poète de contempler le «Monde-
Terre, d’en comprendre le fruit avant que ne survienne la mort en ce jardin. » Black Spring (le
film) est coproduit, et une belle complicité artistique se noue. Complicité qui se poursuit avec
L’ordre de la bataille, en 2003. Une pièce poignante sur la question du sens de l’existence
dans un monde baigné de sang.
Après la guerre, l’amour. Dans Le sacre du printemps (2004), c’est le grand retour au corps, à sa
jouissance. L’érotisme des peaux et des muscles
pour quatorze interprètes africains et un succès qui ancre le travail et la visibilité du chorégraphe. Ils sont nombreux à s’être frottés à la
partition rythmée de Stravinski. On compte plus
de cent cinquante chorégraphies du Sacre du
printemps, dont quelques-unes qui font date,
comme l’originale de Nijinski, ou la néoclassique de Béjart, ou encore la contemporaine de
Jérôme Bel. Tandis que son Sacre le consacrait
sur les plateaux du monde, dès 2005, le chorégraphe imaginait la suite : ce fut Champ de forces, une pièce posant l’essentielle question du
«vivre ensemble».
«Dans ses différences, explique le chorégraphe,
le monde est complexe. Cette complexité, aussi
belle et nécessaire soit-elle, est en même temps
cause de malentendus et de grandes souffrances, occasionnées par l’indifférence et l’intolérance. Dans ma danse, je m’évertue d’abord à
donner à voir le corps de l’autre. J’invite à une
contemplation de ce corps dans son dénuement bouleversant, dans la simple attention de
montrer comment l’autre appartient à la race
humaine. » Sur un sol blanc, douze interprètes
en sous-vêtements forment une nouvelle Babel,
— 120 —
grappe de danseurs africains, européens et
asiatiques. Trois continents annoncés, trois
danses singulières, jusqu’à (re)trouver un langage du corps commun, compréhensible par
tous. La pièce, créée en Italie à l’automne 2006,
réussit le pari de changer le regard sur autrui.
Nous sommes tous enfants de Noé.
Sur une création sonore originale, faite d’enregistrements doucement folâtrés, trois quatuors –
groupe noir, groupe jaune, groupe blanc, chacun différent dans sa gestuelle et dans son rapport homme-femme. Ensuite, la nécessité et la
curiosité entraînent des rencontres nouvelles.
On s’examine, on se frôle. On emmêle les couleurs de peaux, aussi bien en duo de femmes
qu’en trio d’hommes ou en ensembles mixtes.
Progressivement, l’apprivoisement des uns et
des autres engendre un grand corps unique,
bestiole à vingt-quatre pattes d’une beauté
marmoréenne. Archaïque et contemporain tout
à la fois. Jamais folklorique, encore moins exotique, la danse semble libérée de toute référence,
de tout enseignement. «J’ai une confiance absolue au corps », aime dire le chorégraphe. De la
confiance découle la liberté, et d’elle un état de
bonheur. Le cri primal n’est plus très loin, et la
patte unique d’Heddy Maalem se dessine dans
un coin de ce condensé d’humanité.
Anne Davier
LE NEVEU DE WITTGENSTEIN
De Thomas Bernhard / Avec Serge Merlin (France)
Mise en scène Bernard Levy Interprétation Serge Merlin Traduction Jean-Claude Héméry
Adaptation Bernard Levy / Jean-Luc Vincent Assistant à la mise en scène Jean-Luc Vincent Décor Giulio Lichtner
Costume Elsa Pavanel Lumière Jean-Luc Chanonat Son Marco Bretonnière
En tournée : Régie générale Pascal Rosset Régie lumière Jean-Luc Mutrux Régie son Mary Brugger
Administration de tournée Xavier Munger
Théâtre
Mardi 3 et mercredi 4 février 2009 à 20h30
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 1h30
Plein tarif : Fr. 35.– / Fr. 28.–
Tarif réduit : Fr. 25.– / Fr. 22.–
Tarif étudiant, chômeur : Fr. 15.–
Production Théâtre Vidy-Lausanne / Théâtre national de Chaillot / Scène nationale de Sénart
Production déléguée Scène nationale de Sénart en collaboration avec la Compagnie Lire aux éclats
La Compagnie Lire aux éclats est subventionnée par la DRAC Ile-de-France
L’Arche Editeur est l’agent théâtral du texte représenté.
Ce spectacle intègre la théma Geist du Théâtre Forum Meyrin présentée pages 92-93.
Lire aussipages 128-131.
Thomas Bernhard est hospitalisé à Vienne. Il
s’ennuie au pavillon de pneumologie tandis
que son ami Paul Wittgenstein, le neveu du
célèbre philosophe, hante celui de psychiatrie.
Serge Merlin, connu des cinéphiles comme le
personnage à la maladie des os de verre dans Le
fabuleux destin d’Amélie Poulain, incarne le
prodigieux dramaturge autrichien, provocateur, sarcastique, mais aussi bouleversé par le
déclin de Paul.
Chez Merlin, l’objet, le souvenir, le lieu physique
et le lieu poétique se confondent, comme nous
vous proposons de le découvrir au fil des réponses qu’il a bien voulu nous accorder.
Entretien
Sylvain De Marco : Avez-vous connu Thomas
Bernhard ?
Serge Merlin : Non, je ne l’ai jamais rencontré.
Vous rappelez-vous votre première rencontre
avec son œuvre, le moment où vous avez découvert Bernhard ?
Ç’a été une intense émotion. C’est par une
femme, Ingeborg Bachmann 1, que j’ai été initié
à ce lieu d’intensité. Au départ, Thomas Bernhard m’est apparu surtout par ses poèmes. C’est
par son intensité poétique que je suis venu à
son théâtre. Je traversais l’Autriche – il y avait
encore le mur de Berlin – et à Vienne, je devais
changer de train pour me rendre en Silésie. J’ai
rencontré un professeur de philosophie qui
était là pour nous accueillir, ma femme Michèle
et moi. Cette personne a commencé à me transporter en paroles dans tous les endroits où Thomas Bernhard avait écrit. Il y avait un endroit où
il avait été furieux parce qu’on lui avait demandé un autographe (…). De là, je suis allé sur
sa tombe. Je suis allé partout où il avait laissé
une trace. À Lausanne, on m’avait apporté Le
Réformateur. J’ai ressenti une gravité autour de
cette mémoire qui me submergeait, qui m’investissait. À la fin, je l’ai lu. Et j’ai tout lu. Je ne
comprenais pas bien le théâtre : je ne comprends toujours pas, mais je le joue. Je suis entré
là d’un coup, par de grands personnages furieux
en train d’éructer un texte de détestation, ou
d’amour : c’est la même chose. Ça m’a coûté la
peau et les os, comme toujours.
Lorsque vous jouez un grand personnage
furieux, selon vos termes, comme dans Le neveu
de Wittgenstein, quelle place peut occuper le
metteur en scène, quelle part de direction lui
reste-t-il ?
C’est d’abord celui qui synchronise les éléments
du plateau. Il peut avoir des évocations, on peut
parler de choses et d’autres autour de Thomas
Bernhard, mais il n’entre pas dans notre personnage. Et puis, quand un metteur en scène est en
affection et comprend la grande solitude de
l’acteur, il pourrait le magnifier, l’aider à extraire
des choses qu’il n’a pas vues. Mais là, non : ç’a
été très rapide. La grande chose a été l’adaptation, le choix des morceaux.
— 122 —
____________________________
Comment a-t-on choisi ces morceaux ?
Je ne m’y suis pas immiscé. Simplement, les dix
derniers jours, j’ai demandé à ce qu’on rétablisse certaines choses et en supprime d’autres,
pour l’équilibre de mon personnage. J’avais des
nécessités.
Et cette langue si particulière, ne prend-on pas
le risque de la trahir en la traduisant ?
Toujours ! La traduction est une trahison. Thomas
Bernhard s’est beaucoup exprimé là-dessus.
Dès lors, n’est-ce pas un poids supplémentaire
pour le comédien ?
C’est détruit, il faut l’accepter. La langue n’est
plus là, on en est libéré. Il faut prendre la chose
ailleurs. Je crois que la langue de Thomas Bernhard est une équation entre la langue du personnage, sa conscience profonde, les nécessités (…)
qui amènent à autre chose, à la théâtralité. C’est
une autre chose du monde.
Thomas Bernhard disait ne pas écrire pour le
public (lire page 124), qui ne le mérite pas, mais
pour les comédiens, comme Minetti (lire pages
128 à 131), seuls susceptibles de le comprendre
vraiment. Et vous, ne jouez-vous pas pour le
public ?
On ne joue pas pour le public. Le public, c’est trop
grand pour qu’on joue pour lui. On joue pour le
théâtre qui le comprend. On joue pour la totalité
de l’œuvre théâtrale. C’est une présence de l’humain à l’intérieur d’un lieu qui s’appelle théâtre.
Le jeu théâtral, c’est cet élan vers la boule, qui est
plus simple que le jeu pour un public. Mais quand
Thomas Bernhard dit qu’il n’écrit pas pour le
public, il va très loin. Étant donné le risque vital,
poétique, que prend l’acteur sur un plateau, on
ne peut pas être plus en danger que lui. Il se
donne intégralement et pas seulement au
public ; si bien qu’il met en risque sa vie. L’acteur
n’a pas à jouer pour le public, ni même à avoir le
respect du public : il l’a en lui. C’est une traduction du public qu’il a en lui. De la part de Thomas
Bernhard, c’est une espèce de contrepèterie.
C’est parce que dire acteur, c’est accepter le passage. Pour Thomas Bernhard, dans le théâtre,
l’acteur est tout. Même son texte ne traverse
qu’un acteur. Cette émotivité, cette présence
sera l’œuvre du théâtre. Et dans l’œuvre du théâtre, il n’y a que celui qui entend ce songe et qui
l’emporte, à tout jamais.
Consentez-vous à cet abandon total, à une telle
intensité, pour chaque rôle ?
Je n’ai pas la grâce de savoir faire la grimace. Je
suis né sur un continent ainsi fait. Évidemment,
je dois avoir quelques cartes à jouer à force de
travail, mais ça ne sert à rien. C’est sans doute
simple, mais pas simplifié, d’être là. C’est complexe, mais pas compliqué. Je n’ai pas de repères. Pourtant, Dieu sait que je suis très précis… Je
ne sais pas comment on fait ça : pas simplement
parce que je ne l’ai pas étudié, mais pour le
bonheur que j’ai eu de jouer certaines choses qui
demandent la responsabilité face à l’amour (…), je
ne vois pas quoi faire à chaque fois, que de trouver
l’instant d’incertitude, l’instant d’immortalité.
Avez-vous toujours été comédien ?
Oui, je n’ai pensé qu’à ça toute ma vie. À part ça,
je ne sais pas comment on fait… pour vivre autre-
ment ou s’intéresser à autre chose. Je peux faire
de la sculpture, de la peinture. Je ne sais pas comment on peut dire autre chose que de la poésie.
Mais vous êtes également un acteur de cinéma :
qu’en est-il de cette nécessité, de cette essence
poétique, au cinéma, où l’on coupe et recoupe,
où l’on peut rejouer maintes fois la même scène ?
C’est exactement pareil, à part le fait que le plateau est différent. Il y a des techniques : quand
vous n’avez pas de caméra, vous n’avez pas de
profondeur de champ. Au théâtre, c’est l’acteur
qui est tout. Au cinéma, c’est le metteur en
scène qui est tout, qui tient le montage. Tout
cela, l’acteur le vit de façon naturelle : une
caméra, c’est une intimité, tandis que le théâtre
réclame de porter la voix (…). C’est la chose qui
réclame, qui veut votre vie. Ce n’est pas vous qui
faites. C’est la nécessité d’amour qui se projette
en vous. Il est évident que ce discours ne tient
pas devant des imbécilités. Mais quand une
chose est bien installée, bien pensée, bien faite,
bien actée dans le désir, vous vous projetez en
elle. C’est tout pur !
J’ai lu quelque part que vous emportiez les
gants de Thomas Bernhard, dont le frère de l’auteur vous aurait fait cadeau, en tournée…
Oui, ils sont là, toujours sur une tablette de ma
loge. Je les mets pour joindre les mains avant
d’entrer en scène.
Propos recueillis par Sylvain De Marco
— 123 —
1 Née en 1926 à Klagenfurt (Autriche), Ingeborg
Bachmann a fait des études de philosophie et travaillé
à la radio autrichienne. Elle publie ses premiers textes
poétiques en 1952 et obtient l’année suivante un prix
du Groupe 47. Dès lors, elle se consacre à la littérature,
écrit plusieurs recueils de poèmes, des pièces radiophoniques, des livrets d’opéra (pour Hans-Werner Henze)
et de ballet. Son œuvre est à la fois symboliste
et engagée. Elle est l’auteur d’un unique roman, Malina
(1971). Ingeborg Bachmann est morte à Rome en 1973
dans l’incendie accidentel de son appartement.
Elle partagea l’existence de Max Frisch.
THOMAS BERNHARD : L’AUTRICHIEN
COMME L’OISEAU
SOUILLANT SON PROPRE NID
À propos des relations de Thomas Bernhard avec
le peuple et les dirigeants autrichiens
«J’ai toujours écrit pour des comédiens, jamais pour un public
car je n’écris pas pour des idiots, seulement pour des comédiens
comme Minetti c’est à dire des hommes de l’esprit...»
Thomas Bernhard
«Mais une fois que j’ai eu prononcé, pour ainsi
dire en guise de remerciement pour le prix,
quelques phrases que j’avais jetées sur une
feuille de papier en toute hâte et avec la plus
grande répugnance, juste avant la cérémonie,
une petite digression philosophique, pour ainsi
dire, où je me bornais à rappeler que l’homme
est misérable et que la mort lui est assurée –
l’un dans l’autre, je n’avais pas parlé plus de
trois minutes –, le ministre, qui n’avait absolument pas compris ce que j’avais dit, a bondi de
son siège, indigné, en me brandissant son poing
sous le nez. Écumant de rage, il m’a encore
traité de saligaud devant toute l’assistance et il
a quitté la salle non sans avoir claqué derrière
lui la porte vitrée avec une telle violence qu’elle
s’est brisée en mille éclats. Dans la salle, tout le
monde avait bondi sur ses pieds, et avait suivi
des yeux avec stupéfaction la sortie du ministre. Pendant un instant avait régné, comme on
dit, un profond silence.» (in Le neveu de Wittgenstein, traduction de Jean-Claude Hémery,
Éditions Gallimard)
Bernhard n’a pas eu à inventer cet épisode du
rappel des premiers termes de l’Ecclésiaste si
mal compris (vraiment ?) par Piffl-Persevic : tout
au plus le dramaturge a-t-il sans doute quelque
peu adapté à sa pièce la réaction du ministre
lors de son début d’allocution, à l’occasion de
l’attribution du Kleiner Österreichischer Staatspreis für Literatur, prix autrichien de littérature,
en 1968. Comme l’a si justement souligné JeanMarie Winkler dans la revue Colline, Thomas
Bernhard «va au devant d’une cascade de scandales médiatiques et de provocations fortuites
ou savamment organisées, dès lors que le spectacle dramatique rencontre physiquement son
public». Et un public qui se sent insulté, parfois
à juste titre, le fait savoir violemment.
«J’ai toujours écrit pour des comédiens, jamais
pour un public car je n’écris pas pour des idiots,
seulement pour des comédiens comme Minetti
c’est à dire des hommes de l’esprit, même si des
idiots ont joué dans mes pièces. Le public est
l’ennemi de l’esprit, c’est la raison pour laquelle
je me contrefiche de lui… Il est et doit rester
mon ennemi.»
Voilà de quoi ravir un public autrichien (néo)
fascisant…
Un nid diabolique
L’image de l’Autriche que véhicule l’œuvre de
Bernhard est terrifiante, diabolique, monstrueuse – tandis que ses propos publics accusent
l’Autriche de tous les maux, et surtout de ne pas
avoir fait le deuil du national-socialisme. Ses
invectives provoquent souvent la colère des
Autrichiens, qui l’accusent d’être un Nestbeschutzer, c’est-à-dire de souiller son propre nid.
On lui reproche de se servir de l’argent des
contribuables autrichiens pour proférer des
insultes à leur encontre, ce qui paraît indéniable
si l’on considère notamment que le Burgtheater
viennois, pour lequel a été écrit Heldenplatz, est
une scène subventionnée.
— 124 —
C’est justement avec Heldenplatz (La place des
héros), que Thomas Bernhard s’attirera le plus
d’ennuis. Pour les 50 ans de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, la pièce attaque l’hypocrisie autrichienne. La «place des héros», au centre de Vienne, a été le lieu d’un discours d’Hitler
qui fut acclamé par une énorme foule. Thomas
Bernhard considère que les Autrichiens n’ont
pas changé et l’œuvre décrit la souffrance de
Juifs vivant dans la hantise de ces clameurs, cinquante années après. On peut ainsi entendre
dans la pièce : «Il y a aujourd’hui plus de nazis à
Vienne qu’en 1938.»
Dans son testament, Bernhard interdira la diffusion et la représentation de ses œuvres en Autriche («quelle que soit la forme de son État») pour
les cinquante années suivant sa mort. Ses héritiers feront annuler cette partie du testament.
Thomas Bernhard a écrit 250 articles, 5 recueils
de poésie, 23 grands textes en prose et nouvelles et 18 pièces de théâtre.
Sylvain De Marco, d’après diverses biographies
de Thomas Bernhard, ainsi que Thomas Bernhard
l’Autrichien de Jean-Marie Winkler dans la revue
Colline n° 9.
Quelques éléments
biographiques
Bernhard passe une grande partie de son
enfance à Salzbourg auprès de son grandpère maternel. C’est l’époque du nazisme
triomphant et le début de l’enfer pour Thomas Bernhard. En 1943 son grand-père le
place dans un internat à Salzbourg, où il
vivra la fin de la guerre. Atteint par la tuberculose, Thomas Bernhard est soigné en
sanatorium, expérience qu’il inscrira dans
sa production littéraire. Il voyage à travers
l’Europe, surtout en Italie et en Yougoslavie.
En 1952, il travaille comme chroniqueur judiciaire au journal Demokratisches Volksblatt.
Il étudie, à l’Académie de musique et d’art
dramatique de Vienne ainsi qu’au Mozarteum de Salzbourg. Son premier grand
roman, Gel, paraît en 1963. Il le fera connaître hors des frontières et obtiendra de nombreux prix. Par la suite, Thomas Bernhard se
consacre davantage à des œuvres théâtrales.
En 1970, Une fête pour Boris remporte un
grand succès au Théâtre allemand de Hambourg. Il écrit un cycle de 5 oeuvres autobiographiques qui paraîtront entre 1975 et 1982 :
L’origine, La cave, Le souffle, Le froid et Un
enfant. En 1985, Le faiseur de théâtre, véritable machine à injures, causera un grand
scandale en Autriche. Mais c’est avec Heldenplatz, son ultime pièce, que Thomas
Bernhard s’attirera le plus d’ennuis. La pièce
s’attaque une fois encore à l’hypocrisie
autrichienne, au fanatisme et aux méfaits
qui en résultent.
CET ENFANT
De Joël Pommerat (France) / Mise en scène de l’auteur
Cet enfant a reçu le prix du Syndicat professionnel de la critique pour la meilleure création
en langue française 2006.
Interprétation Saadia Bentaïeb / Agnès Berthon / Lionel Codino / Ruth Olaizola / Jean-Claude Perrin /
Marie Piemontese Création musicale Antonin Leymarie Trompette Aymeric Avice / Guillaume Dutrilleux
Claviers, orgue, piano électrique Boris Boublil Batterie Antonin Leymarie Sax, synthé, basses Rémi Sciuto
Guitares, basse Fred Pallem Scénographie et lumières Éric Soyer Costumes Isabelle Deffin
Recherche et réalisation de l’écriture sonore François et Grégoire Leymarie Accessoires Thomas Ramon
Documentation Évelyne Pommerat Recherche documentation Caterina Gozzi Régie lumière Yann Loric
Régie son Grégoire Leymarie Régie plateau Vanessa Petit
Production Compagnie Louis Brouillard Coproduction L’Espace Malraux – Scène nationale de Chambéry
et de la Savoie / Théâtre Brétigny – Scène conventionnée du Val d’Orge / La Ferme de Bel Ébat de Guyancourt /
Théâtre de La Coupe d’Or – Scène conventionnée de Rochefort / Théâtre Paris-Villette
L’origine de Cet enfant est singulière puisqu’il
s’agit d’une commande de la Caisse d’allocations familiales du Calvados, commande réalisée après une rencontre avec un groupe d’habitantes d’Hérouville-Saint-Clair.
Se succèdent, dans ce texte de 2003, des scènes
courtes traitant toutes de la relation parents
enfants – avec des personnages à la fois durs,
tourmentés et fragiles : une femme enceinte, par
exemple, se réjouissant d’être meilleure mère
que sa propre génitrice ; une autre sur le point
d’accoucher et refusant de laisser son bébé quitter son ventre ; une petite fille avouant à son
père qu’elle pourrait se passer de lui, etc.
Pas un homme
Une séquence – entre toutes – a retenu particulièrement mon attention, celle qui réunit, dans
un appartement, un homme très affaibli d’une
cinquantaine d’années, son fils de quinze ans, et
une femme trentenaire, assistante sociale selon
toute vraisemblance. Celle-ci vient apprendre
au père qu’il perdra ses indemnités sociales s’il
ne « tient » pas davantage son fils, qui, visiblement, s’est montré coupable d’incivilités répétées hors du foyer. Et, de fait, dans cette scène,
le fils se montre assez indélicat ; il additionne
les impertinences à l’égard de son père – un
père en arrêt de travail, la faute à une maladie
professionnelle. On apprendra plus tard qu’il le
bat même parfois.
Comme un leitmotiv, le père n’a de cesse de
répéter qu’il souhaite ardemment reprendre le
labeur. On comprend au fil des échanges qu’il
s’agit d’un émigré et que son incapacité à travailler est vécue – par lui – comme une culpabilité,
comme un déshonneur, une blessure d’estime :
«Un homme – explique-t-il – qui ne gagne pas sa
vie par ses propres moyens n’est pas un homme
chez moi». Le père déplore, mais comprend l’attitude de son fils : comment s’attendre au respect
de ses enfants quand la loi même se montre discriminatoire, quand elle interdit l’accès au travail. Il se sent devenir un sous-homme condamné
à l’inutilité sociale, en un mot, à l’exclusion.
L’insécurité sociale
Rarement l’art dramatique aura mis si clairement en lumière les causalités sociales de l’irrespect domestique, les causalités économiques des incivilités morales. Autant qu’une
perte de pouvoir d’achat – grave en elle-même,
l’inactivité représente une marginalisation
sociale ; elle inspire à l’intéressé un sentiment
de parasitisme, de culpabilité et le plonge dans
une oisiveté douloureuse. Bien que brutal et
inacceptable, le rejet du père par le fils apparaît
dès lors comme une révolte de l’honneur,
comme un sursaut de l’orgueil devant l’aliénation d’un géniteur qui – bien que mourant –
n’aspire qu’à retourner à la mine.
En quelques paroles sont révélés la détresse, la
difficulté à communiquer d’une famille, mais
aussi le cynisme d’un système qui accuse un
père d’avoir perdu le contrôle de son enfant
après l’avoir lui-même exploité jusqu’à l’affai— 126 —
Théâtre
Du lundi 16 au mercredi 18 février à 20h30
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 1h10
Plein tarif : Fr. 35.– / Fr. 28.–
Tarif réduit : Fr. 25.– / Fr. 22.–
Tarif étudiant, chômeur : Fr. 15.–
Accueil réalisé en collaboration
avec le Service culturel Migros Genève
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
blissement de toutes ses fonctions : physiques,
psychiques et morales.
Rarement on aura abordé si directement notre
aliénation devant un réel toujours plus insaisissable, notre perplexité devant les déterminations sociales et inconscientes qui brouillent
nos relations intimes.
Un auteur-en-scène
Comme Wajdi Mouawad – cet autre artiste
encensé par le Théâtre Forum Meyrin –, Joël Pommerat met en scène ses propres textes, s’imposant un va-et-vient entre les planches et sa table
d’écriture ; un va-et-vient au cœur de l’indéniable particularité de son œuvre. On saisit mieux
l’enjeu de ce double emploi en lisant ce qu’en
dit Pommerat lui-même : « Souvent les auteurs
de théâtre qui ne sont pas metteurs en scène
sont contraints de renforcer exagérément la
clarté de leur projet, de leur propos, de simplifier leur écriture, afin d’être compris dès la première lecture (…) et afin de donner les bonnes
clés d’interprétation aux metteurs en scène. (…)
J’ai commencé à ressentir combien la mise en
scène était elle aussi une écriture. Le texte se
chargeait du langage de la parole, la mise en
scène prenait en charge tous les autres langages, les autres signes, visibles ou pas, audibles
ou pas, et leurs résonances entre eux. Et tout
cela c’était l’écriture. Et c’est tout cela qui composait le poème dramatique » (in Joël Pommerat,
Théâtres en présence, Actes Sud-Papiers, 2007).
Plusieurs traits caractérisent la stylisation affirmée des réalisations scéniques de Pommerat ;
ainsi, le souci de permettre une distance. Celle-
ci tient à un découpage en séquences brèves, à
l’absence de linéarité (par l’utilisation du procédé du flash-back entre autres), aux ellipses.
La distance vient aussi d’un certain humour
(volontiers sombre), de l’usage de micros, de la
production de musique en direct, du hiératisme
des comédiens (qui n’est pas sans nous rappeler
certaines directions d’acteurs signées Valentin
Rossier) – un hiératisme confirmé par une déclamation qui ne se complaît pas dans le «jeu des
mots». Elle tient, enfin, à un travail, léché, de la
lumière qui fait presque basculer la représentation dans l’abstraction.
Pourtant, force est de constater qu’à côté de
cette distance invitant les spectateurs à devenir les lecteurs adultes de la fable présentée,
sourdent nombre de moments d’immédiates
émotions : celles-ci tiennent à l’intensité du texte,
au suspens souvent entretenu et à l’autre face
de certains procédés ci-dessus évoqués : le travail de soutien électronique des voix, par exemple,
permet une réalisation quasi cinématographique et crée une intimité et le sentiment de
« plans rapprochés » tout en maintenant les
comédiens au lointain. Une toile sombre sur
laquelle s’impriment de subtils filigranes de
silhouettes semble indiquer que, par-delà le
visible et les évidences, l’inconscient de nos
«je» et les fantasmes collectifs sont également
convoqués.
Si le style de Pommerat est reconnaissable
entre tous, cela tient, certes, à des choix de régie
affirmés, mais aussi à sa volonté de fonctionner
en véritable troupe, accumulant – avec les co-
médiens qui l’entourent – un savoir pratique et
théorique qui fait de chacune de ses œuvres un
promontoire permettant à la suivante de s’élever plus haut encore ou de chercher plus loin.
Mathieu Menghini
Propos choisis
«Le théâtre, c’est ma possibilité à moi de capter le réel et de rendre le réel
à un haut degré d’intensité et de force. Je cherche le réel. Pas la vérité.
On dit que mes pièces sont étranges. Mais je passe mon temps, moi, à chercher le réel. (…)
Je suis persuadé qu’on peut dire quelque chose d’actuel et brûlant de nous
et notre monde par le théâtre. (…)
Il est plus urgent de montrer que d’expliquer. C’est là, même, notre seul et essentiel travail
au théâtre. (…)
Le théâtre ne sert aucune cause, au contraire, pour moi il doit empoisonner la réflexion
et tenter de nous faire sortir de nous-mêmes. En cela, peut-être, il est politique. (…)
Le théâtre est un lieu possible d’interrogation et d’expérience de l’humain. (…)
Un lieu de possibles, et de remises en question de ce qui nous semble acquis. Un lieu où
nous n’avons pas peur de nous faire mal, puisque ce lieu est un lieu de simulacre
et que les blessures que nous allons nous faire n’ont rien de commun avec celles que
nous pourrions subir dans la vie qui n’est pas théâtre.»
Joël Pommerat, Théâtres en présence, Actes Sud-Papiers, 2007
— 127 —
MINETTI
De Thomas Bernhard / Mise en scène André Engel (France)
Interprétation Caroline Chaniolleau (en alternance avec Évelyne Didi) / Gilles Kneusé / Arnaud Lechien /
Julie-Marie Parmentier / Michel Piccoli Traduction Claude Porcell Version scénique André Engel / Dominique Müller
Dramaturgie Dominique Müller Scénographie Nicki Rieti Lumières André Diot Son Pipo Gomes
Costumes Chantal de la Coste-Messelière Maquillages, coiffures Marie Luiset
Assistant à la mise en scène Arnaud Lechien
Production Théâtre Vidy-Lausanne Coproduction Le Vengeur Masqué / Théâtre national de la Colline (Paris)
Avec le soutien de la Fondation Leenaards
L’Arche Éditeur est l’agent théâtral du texte représenté.
Ce spectacle intègre la théma Geist du Théâtre Forum Meyrin présentée pages 92-93.
Lire aussi les pages 122 à 125 et 130-131.
Minetti est un Künstlerdrama, une pièce dont le
sujet est l’acteur lui-même. Loin d’être un portrait réaliste, la pièce n’en recèle pas moins des
éléments autobiographiques puisés dans les
années les plus noires de la vie de l’acteur Bernhard Minetti.
Minetti et Minetti
Lear est le personnage préféré de Minetti, il l’a
joué dès dix-huit ans et aussi longtemps qu’il a
été le directeur du théâtre de Flennsburg, sa
ville natale. C’est aussi suite à un procès qu’il
devra quitter cette ville, devenant en quelque
sorte un « comédien errant ». L’opportunisme
dont il fit preuve pendant le régime nazi, ainsi
que l’audace de se donner à lui-même le rôle
d’Hamlet à 40 ans, n’ont pas laissé Thomas Bernhard insensible. À travers la «folie» de son personnage, le passé lentement remonte à la surface. La pièce n’est pas une critique de l’artiste,
mais bien une œuvre littéraire dont l’auteur
maîtrise à la perfection le sujet.
«Ma volonté de jeu est totale»
À la question concernant la gémellité entre le
personnage et l’acteur, Minetti répondra:
« Parce que Bernhard nous montre toutes les
difficultés des comédiens à travers les paroles
d’un artiste, je n’ai jamais eu l’impression de
jouer ma propre vie. On m’a souvent demandé si
je suis comme le Minetti que Bernhard a créé. Je
ne peux que répondre par un léger sourire, je
sais bien évidemment que ma vie n’a rien à voir
avec celle du personnage de la pièce. Par contre
Bernhard a touché un point sensible dans mon
être en tant que comédien de telle manière qu’il
rend hommage à notre métier. Ainsi, le personnage de Minetti ressemble d’une certaine manière à tous les comédiens.»
Manière de se prémunir contre des interprétations restrictives, cette note de l’acteur nous
renseigne sur la spécificité de son métier.
Minetti parle du combat de toute une vie d’un
comédien pour et avec un rôle. De l’inexorable
vacuité de cette quête, de la résistance aux sirènes de l’approbation du critique et du public. La
volonté de jeu de cet acteur hors norme fut totale
tant intellectuellement que physiquement.
Bernhard et Minetti
Leurs routes se croisent en mai 1974 tandis que
Minetti interprète le rôle du général dans La
société de chasse de Thomas Bernhard. Depuis
ce jour, nous livre Minetti, ils furent liés l’un à
l’autre. Le premier rôle qu’offrit Bernhard à
Minetti fut celui de Garibaldi dans La force de
l’habitude (juin 1974). À la sortie de la représentation, l’auteur dira de lui :
« Il faut que je profite, tant qu’il en est encore
temps, de ce comédien immense, sans doute le
plus grand de nos comédiens, du pouvoir d’envoûtement incroyable qu’il a sur le public tout
simplement parce qu’il est un homme de l’esprit
du théâtre» (Geistestheaterkopf).
Pour Minetti, Thomas Bernhard écrira Minetti
(1976), Le réformateur (1980), Les apparences
sont trompeuses (1984), et enfin ce « cadeau »
qu’il lui offrit pour son 80e anniversaire, Simplement compliqué (1986).
— 128 —
Théâtre
Du mercredi 18 février
au dimanche 8 mars
(ma, je et sa à 19h00 / me et ve à 20h00 /
di à 17h00 ; relâche le lundi)
Au Théâtre de Carouge-Atelier de Genève
Salle François-Simon
Durée (spectacle en création)
«L’acteur
Qui a une couronne sur la tête
Est un pauvre vieil homme.»
Plein tarif : Fr. 35.– / 23 euros
Etudiant, apprenti : Fr. 15.– / 10 euros
Chômeur, AVS, AI : Fr. 25.– / 17 euros
Groupe : Fr. 30.– / 20 euros
____________________________
Le comédien du siècle
Né en 1905 à Kiel, Bernhard Minetti meurt le
13 octobre 1998 à Berlin. Le metteur en scène
Claus Peymann déclarera immédiatement :
«Le comédien du siècle, Bernhard Minetti, a
quitté la scène. Le roi de l’art théâtral est
mort». Après 70 ans de théâtre et 300 rôles, il
influença remarquablement le métier de
comédien, transformant chaque feuille de
papier en expérience vécue. Tout devait traverser le corps – ce qui faisait partie de l’audelà résonnait en lui, vibrait, mais lui restait
étranger. Après avoir de 1920 à 1970 exploré
tout le grand répertoire allemand et élisabéthain, il amorça en 1971 un tournant dans
sa carrière avec La danse des morts de
Strindberg mis en scène par Rudolf Noelte. Il
explora alors avec intensité le répertoire de
Beckett, Genet, et enfin Thomas Bernhard.
Klaus Grüber, Heiner Müller, Bob Wilson,
Claus Peymann, Hans Peter Cloos, Alexander
Lang, sont parmi les metteurs en scènes
ayant eu l’immense honneur de le diriger.
Delphine de Stoutz
Les citations de Bernhard Minetti sont extraites
de Erinnerungen eines Schauspielers,
entretiens avec Günther Rühle, 1985,
traduit de l’allemand par Marjorie Evesque.
Bernhard Minetti
AUTOUR DE MINETTI
MICHEL PICCOLI
Le vertigineux abîme de Minetti
«Essayer de tenir des lignes droites, courbes,
pour chercher et pour trouver de temps
en temps une réponse superbe, imaginaire,
folle ou impossible devant l’existence.»
Il a beau avoir quatre-vingt-trois ans, traversé
soixante ans de théâtre et de cinéma, Michel Piccoli est infatigable. L’œil vif et la passion intacte,
il campe aujourd’hui l’acteur Minetti dans la
pièce éponyme de Thomas Bernhard (lire pages
128-129). Mise en scène par André Engel, cette
farce dramatique raconte l’attente d’un vieux
comédien à qui un directeur de théâtre a promis
qu’il jouerait le roi Lear. Une mise en abyme du
théâtre qui prend une ampleur encore plus
vaste lorsqu’on sait qu’il y a trois ans, Michel
Piccoli a interprété Lear sous la direction, justement, d’André Engel. Le vertige est puissant. Le
rôle également. Et Michel Piccoli, entier, curieux
et d’une modestie à toute épreuve, n’a rien
perdu de sa superbe.
Entretien
Lucie Rihs : Pouvez-vous nous dire quelques
mots sur l’origine de ce Minetti ?
Michel Piccoli : C’est très privé comme histoire,
mais pour nous c’est une farce formidable après
avoir joué Lear de faire un spectacle sur Lear,
sur un acteur, de continuer avec Shakespeare
par Thomas Bernhard. C’est une pièce sur une
sorte de désespérance, sur une folie d’intégrité,
de rigueur vis-à-vis d’un auteur. Sur ce qu’est le
théâtre, ce qu’est l’acteur, la souffrance de l’artiste. Sur ce qui fait qu’un artiste est honorable
ou pas. Quelle que soit la discipline, finalement,
on doit trouver le passionnel dans l’existence.
Dans toute vie, il doit y avoir un délire passion-
nel pour que ce mystère de la vie soit grandiose.
Tout le monde peut être plus que ce qu’il est.
Vous vous êtes appuyé sur votre expérience de
Lear pour créer ce rôle ?
Non, en rien. On n’en parle jamais. On le fait déjà
suffisamment dans la pièce, on ne va pas en
plus faire une dissertation philosophique sur
Lear en dehors. Thomas Bernhard le fait beaucoup mieux que nous.
Quels éléments vous touchent particulièrement dans ce personnage de Minetti ?
Je sens une tendresse formidable pour lui. Il
pourrait être mon maître à penser ou à faire.
Mais je n’atteindrai jamais sa folie, je suis beaucoup trop concret.
Votre personnage dit « les artistes ont tous
peur »…
«Les artistes ont tous peur… peur… », oui ! On a
peur, pour parler très petitement, de ne pas être
à la hauteur. De ce que peut être le maximum de
l’art du théâtre, par exemple. Il dit aussi que le
véritable artiste est celui qui a choisi d’être
artiste dans sa folie, et fait de sa folie une discipline. On ne peut pas être artiste et sage. Ceux
qui le sont ne sont plus des artistes, ce sont de
bons faiseurs. C’est pareil dans tous les métiers.
Les gens peuvent en dire ce qu’ils veulent, mais
il ne faut pas que l’artiste soit froussard. Il faut
qu’il ait suffisamment de rigueur, d’énergie
pour ne pas écouter les jugements. Il faut rester
intègre avec soi-même et avec l’idée que l’on se
fait de la nature de l’art, du métier de comédien,
du cinéma, tout ça.
— 130 —
Vous, comment vous situez-vous face à cette
question de l’intégrité ?
Je ne sais pas si je suis un bon exemple. J’y ai
aspiré tout le temps, j’y aspire encore. Je crois
que j’ai cette intégrité et la force de toujours
continuer sa quête. Les gens se demandent
pourquoi je ne me repose pas, se disant que je
dois avoir gagné bien assez d’argent. Toutes ces
vulgarités que l’on peut entendre. Eh bien, rien
ni personne ne m’a détourné d’une recherche
sur l’essence de mon métier. Il faut être très vigilant, attentif à ne pas se dévoyer, sous aucun
prétexte. Essayer de tenir des lignes droites,
courbes, pour chercher et pour trouver de
temps en temps une réponse superbe, imaginaire, folle ou impossible devant l’existence.
Vous avez jonglé toute votre vie entre théâtre
et cinéma. Est-ce que ce sont deux passions
égales pour vous ?
Elles ne sont pas égales, ce sont des passions
transversales. Je suis bigame, quoi ! Ce sont des
passions qui peuvent s’intégrer, s’enrichir l’une
l’autre. Ce n’est pas une double vie, mais une
mixture extravagante entre le comédien dirigé
au cinéma et celui, au théâtre, qui est apparemment, par le truchement du jeu, le créateur
total. Il est responsable de tout : de la pièce qu’il
n’a pas écrite, de la mise en scène qu’il n’a pas
faite, de son personnage. Au cinéma, le métier
d’acteur est plus un métier de laboratoire, si je
puis dire. L’acteur n’est pas le grand moteur
énergétique comme au théâtre, c’est le réalisateur et le monteur. Mais vous savez, au cinéma,
j’ai été d’une indiscrétion, d’un culot ! J’ai parfois, c’est un bien grand mot, « psychanalysé »
mes metteurs en scène. Je ne jouais pas seulement le personnage, mais aussi le metteur en
scène. J’ai souvent été le miroir du réalisateur.
Mais ça, c’est entrer dans une intimité qu’on
n’apprend pas à l’école du théâtre.
Vous aimez prendre des risques dans votre
métier.
Je n’ai jamais été encombré par la compétition,
par la mainmise du box-office. J’ai la chance de
faire ma route. Pas seul, parce que j’ai des amis
metteurs en scène ou écrivains qui me guident.
C’est bizarre, ils sont morts. Je ne sais pas pourquoi ils sont morts d’ailleurs... Pas tous, heureusement. Des personnes même très jeunes peuvent le faire. Me maintenir dans une discipline
d’intégrité, de recherche, d’imprévoyance. J’ai
eu de la chance de rencontrer des gens, comme
mes parents d’ailleurs, qui n’ont pas poussé de
hauts cris ni ne se sont affolés quand j’ai dit que
je voulais être comédien. C’est déjà beaucoup.
Ça a changé maintenant. Aujourd’hui, les filles,
plus on les prostitue, plus elles sont admirables.
C’est terrifiant, non ? C’est une commercialisation épouvantable de la féminité, de la sexualité, de toutes ces choses qui étaient interdites
et qui maintenant ne sont même plus permissives, mais dévoyées.
Vous êtes résolument tourné vers l’avenir, mais
comment gérez-vous la richesse de votre passé ?
J’essaie d’être un bon pilote, je regarde et devant, et derrière. Je ne suis pas un nostalgique.
Parler du passé, des gens, serait indiscret et
indécent. J’ai le souvenir du passé, dans tous les
domaines. Je ne veux pas le quitter et c’est impos-
sible de rayer un tas de choses. Mais ce qui m’intéresse, c’est demain. C’est vrai, je trouve que j’ai
eu une très belle vie. Je n’ai pas honte de le dire.
Je n’en tire ni honte, ni gloire, c’est du travail.
Beaucoup de travail et beaucoup d’audace.
Comment réagissez-vous alors quand on parle
de vous comme d’une «légende», d’un «monstre
sacré » ?
C’est un peu beaucoup de dire ça quand même.
Ou ce n’est pas suffisant. Ce sont des mots faciles. Grandioses, mais faciles. C’est terrible, les
gens qui n’ont pas une grande exigence de leurs
comportements, de leurs déclarations. Cette
même rigueur que l’on doit avoir dans des rapports de vie. On peut tous avoir des défaillances,
des incompétences ou des désespérances, mais
il faut toujours être en quête du maximum
d’écoute et de passion. Sinon, on tombe dans la
routine ou dans le vulgaire. C’est du travail, mais
vous ne croyez pas que c’est bien ? Et il ne faut
pas avoir peur non plus de chercher et de
recommencer. Dans tous les domaines.
Propos recueillis par Lucie Rihs
— 131 —
Caspar David Friedrich,
Le voyageur contemplant une mer de nuages,
1817–1818
TRIO WANDERER
«La musique seule
peut parler de la mort.»
Malraux
Musique
Vendredi 20 février à 20h30
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 2h10 entracte compris
Piano Vincent Coq
Violon Jean-Marc Phillips-Varjabédian
Violoncelle Raphaël Pidoux
Plein tarif : Fr. 46.– / Fr. 38.–
Tarif réduit : Fr. 37.– / Fr. 30.–
Tarif étudiant, chômeur : Fr. 22.– / Fr. 17.–
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Trio en si bémol majeur n° 7 op. 97, «L’archiduc»
Ce spectacle intègre la théma Geist
du Théâtre Forum Meyrin présentée
pages 92-93.
Félix Mendelssohn-Bartholdy (1809-1847)
Trio en ré mineur n° 1 op. 49
Franz Schubert (1797-1828)
Trio n° 2 op. 100, D. 929 en mi bémol majeur
____________________________
Voilà donc un invité de marque pour célébrer le
thème de Geist chers aux premiers romantiques
et qui a également préoccupé Beethoven à plusieurs reprises. La sensibilité germanique vis-àvis de la mort, du voyage, de la solitude, trouve
avec des musiciens comme Schubert, Schumann
et Weber une expression singulière qui n’a pas
d’équivalent ailleurs, que ce soit en France ou en
Italie ou encore en Russie. C’est à fois la forêt
profonde, le mythe du voyage sans fin, ou bien
l’hiver traduit musicalement par des thèmes qui
oscillent entre majeur et mineur, soutenus par
des rythmes souvent retenus, colorés par des
harmonies subtiles qui usent régulièrement de
retards ou de syncopes. L’inspiration puise parfois dans les mélodies populaires la matière
musicale qu’elle développe.
Le Trio Wanderer
ou l’âme du répertoire romantique
En choisissant le terme de Wanderer, le trio
formé par Jean-Marc Phillips-Varjabédian, violon,
Vincent Coq, piano, et Raphaël Pidoux, violoncelle, a frappé dans le mille. Évoquant ainsi le
thème cher à Schubert, un thème qui trouvera
son point culminant dans le Winterreise, les
trois musiciens se sont beaucoup consacrés à
l’interprétation du répertoire romantique, sans
pour autant ignorer les autres facettes de la
musique de chambre. Leur carrière exemplaire
les a conduits sur tous les continents, de la Philharmonie de Berlin au Kioi Hall de Tokyo, du Teatro municipal de Rio de Janeiro à la Scala de
Milan, du Théâtre des Champs-Élysées à la
Grande Salle Tchaïkovski en passant par le Wig-
more Hall de Londres et la Library of Congress
de Washington. À chaque fois, le public comme
la critique louent la perfection de leur jeu,
l’équilibre subtil des registres et leur «complicité
quasi télépathique».
Lors de ce parcours exceptionnel, ponctué d’enregistrements avec Harmonia Mundi, le Trio
Wanderer a été couronné deux fois, en 1997 et
2000, meilleur ensemble de musique de chambre de l’année aux Victoires de la musique. On
mentionnera également les critiques qui ont
salué leurs enregistrements : Choc de l’année du
Monde de la musique, Critic’s Choice de Gramophone, Classical Internet Award 2005, et de
nombreux autres, sans compter le film qu’ARTE
a consacré à cet ensemble en 2003. Pour finir, on
signalera une intégrale des trios de Brahms
louée unanimement et en passe de devenir un
enregistrement historique.
L’épanouissement musical
L’opus 97 de Beethoven, écrit en 1811 et plus
connu sous le nom d’Archiduc, car dédié à l’archiduc Rodolphe d’Autriche, appartient à ce que l’on
a coutume de nommer « la deuxième manière »
du compositeur. Le premier mouvement en
forme sonate, avec un magnifique et noble
thème en deux parties suivi d’un second formulé
en trois parties, est remarquable par son développement en trois phases et sa conclusion sur
le premier thème élargi. Le scherzo bondissant
et joyeux présente dans son trio un étonnant
passage chromatique débouchant sur un contraste sonore frappant, avant de conclure presque éteint sur la dominante. Les variations de
l’andante sont un modèle du genre. La mélodie,
— 132 —
admirable, scindée en deux parties, donne lieu à
une démonstration d’invention où l’on découvre
des enchaînements inattendus, des couleurs
surprenantes, avec un passage dans une tonalité
éloignée avant de conclure sur une amplification mélodique superbe. Presque populaire, le
rondo final est un pétulant mouvement intégrant la manière d’Haydn – consistant à traiter
brusquement les thèmes en changeant le
rythme. Il se termine brillamment et apporte
ainsi une vive lumière conclusive.
Le Trio opus 49 de Mendelssohn est paru en
1840. Il présente à la fois toutes les facettes du
génie de son auteur, mais aussi quelques-uns de
ses défauts. On trouve une grande énergie dans
le premier mouvement marqué par une coda
splendide, mais aussi un deuxième thème un
peu quelconque qui ne fait pas le poids par rapport au premier thème expressif. Le deuxième
mouvement est écrit à la manière d’une Romance sans paroles dont le compositeur se
montrait très friand. On y entend des mélodies
toujours bien écrites à défaut d’être d’une
haute inspiration. Avec le scherzo, on retrouve
la manière si brillante de l’auteur du Songe
d’une nuit d’été, avec cette vivacité si caractéristique, des apparitions fantastiques, une débauche rythmique rehaussée encore davantage par
un usage très efficace de l’instrumentation. Le
final est dansant, basé sur deux thèmes dont le
second est une belle trouvaille, sincère et
attrayante, qui se colore en passant par la tonalité de ré majeur avant que l’on ne conclue avec
le retour du premier thème dans la coda finale
habilement construite.
Le chef-d’œuvre
Enfin, Schubert bien entendu, puisque nos invités font clairement référence à ce compositeur
dont ils interpréteront le deuxième Trio op. 100,
paru en 1828, année de sa mort. À noter qu’à ce
propos, il existe un mystère : comment un compositeur dont la période créatrice n’excède pas
vingt ans a-t-il pu laisser un catalogue aussi
important comprenant plus de six cents lieder,
dix symphonies, vingt et une sonates pour
piano, une quinzaine de quatuors, sans compter les autres œuvres de musique de chambre,
les innombrables petites pièces pour piano,
chœurs d’hommes, chœurs mixtes, messes,
etc. ? Et de surcroît sans déchet… Toujours est-il
que le Trio op. 100 appartient à ces œuvres de
premier plan où l’inspiration règne en maître
dans chaque mouvement. Que ce soit dans le
premier, nourri par un travail harmonique captivant, dans le second où la mélodie serait, dit-on,
un chant populaire suédois mais qui sonne
comme du pur Schubert et qui induit un climat
d’introspection tourmentée, dans le scherzo où
la musique se fait intime pour conclure dans le
mystère ou encore dans le final où les idées
mélodiques semblent issues de la musique
populaire et où l’art du compositeur atteint un
sommet dans l’agencement des différentes sections. Tout l’art de Schubert alors au sommet de
son métier et de son inspiration où se mêlent
les sentiments opposés et les couleurs du jeune
romantisme.
Jean-Philippe Bauermeister
«Si Genève est une ville
où les cultures se côtoient
et se mélangent, elle le doit
à la Réforme.»
GRANDS HOMMES,
QUI DONC FÛTES-VOUS ?
LA RÉFORME REVISITÉE
Café des sciences
Mardi 24 février de 18h30 à 20h00
Au Théâtre Forum Meyrin
Dans les foyers / Entrée libre
1535 : GENÈVE S’AGITE
LA RÉFORME
Ce Café des sciences intègre
la théma Geist du Théâtre Forum Meyrin,
présentée pages 92-93.
Concept et réalisation Passerelle de l’UNIGE
Partenariat Théâtre Forum Meyrin
Conception et réalisation Association Euroscience-Léman
Avec le concours et le soutien de La Passerelle de l’UNIGE
En collaboration avec le Théâtre Forum Meyrin
Goûters des sciences
Tout public dès 5 ans
Samedi 28 février de 14h00 à 17h00
En Ville de Genève
Inscriptions gérées par l’UNIGE
à [email protected] ou au 022 379 73 88
Entrée Fr. 5.–
Ce Goûter des sciences intègre la théma Geist du Théâtre Forum Meyrin,
présentée pages 92-93.
Intervenants Prof. Philip Benedict, directeur de l’Institut d’histoire de la Réformation, UNIGE /
Dr Béatrice Nicollier, Faculté des lettres, UNIGE / Dr Marc Vial, Faculté de théologie, UNIGE
Modérateur Emmanuel Gripon, journaliste
Goûter des sciences dans le cadre des 450 ans de l’UNIGE
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À l’aube d’une date importante pour l’Église
réformée – on fêtera en 2009 le 500e anniversaire
de Calvin – et dans le cadre de la Théma Geist
(lire aussi pages 136-137), le Café des Sciences
invite trois spécialistes à partager leurs connaissances et leur enthousiasme autour des personnalités de Luther et de Calvin, souvent perçues
aujourd’hui comme fort différentes. Il s’agit du
Prof. Philip Benedict, directeur de l’Institut d’histoire de la Réformation, UNIGE, du Dr Béatrice
Nicollier, de la Faculté des lettres, UNIGE, et du
Dr Marc Vial, de la Faculté de théologie, UNIGE.
C’est à ce dernier que nous avons adressé quelques questions, en guise d’avant-goût.
En 2009, on célèbrera à la fois les 500 ans de Calvin et les 450 ans de l’Université de Genève.
Pour marquer le coup, l’équipe des Goûters des
Sciences vous convie à une fête en ville, intégrant les Samedis de l’UNIGE. Maud UlmannGagnat, géologue, UNIGE, est l’une des réalisatrices de ce Samedi de l’UNIGE.
Entretien
Sylvain De Marco : à en croire les images d’Épinal sur les réformateurs, Luther aurait été un
homme doux, joyeux, et Calvin, pour le moins,
un affreux coincé, voire un tyran.
À quoi attribuez-vous une si grande différence
de perception ?
Marc Vial : Il est vrai que l’image de Calvin est
beaucoup plus noire que celle de Luther. Luther
est perçu comme un bon vivant, et Calvin comme
un ascète. Il y a une légende noire autour de Calvin. On peut dire à ce sujet qu’il n’y a pas de
fumée sans feu, d’une part, et d’autre part que
Calvin lui-même n’a rien fait pour l’empêcher. Il
y a évidemment et surtout le procès de Servet :
Calvin n’a rien fait pour lui éviter le bûcher, bien
au contraire. D’autre part, il faut souligner qu’il
parlait très peu de lui. Nous avons très peu de
témoignages directs sur sa personne. Mais,
si vous le permettez, avant les divergences il
me semble qu’il conviendrait d’évoquer les
convergences.
d’une Église puissent officier dans l’autre ! Et
puis il y a des différences de hiérarchie dans les
églises réformées et luthériennes, ainsi que des
différences de liturgies.
Je vous en prie…
Il y a tout d’abord le message central de la Réforme, qui est la justification par la foi : l’homme
est accepté par Dieu, par la foi et par la seule
grâce de Dieu, non par son mérite. Ce message,
proposé par Luther, a été repris par Calvin.
Luther a théorisé la grande distinction entre le
règne de Dieu et le règne de l’Etat. Calvin cherchait l’articulation : le dernier chapitre de son
grand livre traite de politique. Avec lui, on est
dans une accentuation plus forte de l’institution politique, et on accentue également ce qui
touche à la morale. Calvin a également davantage théorisé la prédestination. Par la suite, il
est vrai que Calvin a eu maille à partir avec des
luthériens. Eux et lui se sont littéralement
écharpés autour de la cène. Tous étaient d’accord pour rejeter la transsubstantiation, et tous
étaient également contre l’idée que la communion représentait un sacrifice offert à Dieu, le
seul sacrifice étant celui du Christ pour les hommes. Les disciples de Luther et de Calvin s’accordaient également quant à la présence réelle du
Christ lors de la communion, mais pour Calvin, il
s’agit d’une présence spirituelle, par le SaintEsprit, dans le pain et le vin, et pas d’une présence physique. C’est ce qui explique que Calvin
et les successeurs de Zwingli aient pu signer un
accord, et que cet accord n’ait pas inclus les disciples de Luther. Il faudra attendre la Concorde
de Leuenberg, en 1973, pour que les ministres
Ces différences expliquent-elles qu’il ne semble
pas se préparer de grandes manifestations
joyeuses pour l’imminent 500e anniversaire de
Calvin ?
Je crois que les réjouissances auront lieu dans
les milieux des Églises, qui sont ferventes de
commémorations, mais si l’on considère plus
généralement la société, il y a cette légende
noire de Calvin, et le fait que les gens ne connaissent pas grand-chose sur lui. Et il y a aussi le
souvenir de l’affaire Servet. Dans les milieux protestants, Luther est davantage perçu comme un
bon vivant, sauf peut-être à Genève.
— 134 —
N’est-ce pas également lié au fait que les églises
se vident ?
Peut-être, mais le but d’une Église n’est pas de
parler de son fondateur. D’ailleurs, on ne sait
toujours pas où Calvin a été enterré : il a tenu à
ce qu’on l’ignore. Il ne voulait pas d’un culte de
la personnalité, mais souhaitait au contraire
s’effacer derrière son message, convaincu que
ce qu’il disait venait de Dieu.
Propos recueillis par Sylvain De Marco
Entretien
Sylvain De Marco : Comment intéresse-t-on les
tout petits et les moins petits à la Réforme ?
Maud Ulmann-Cagnat : D’abord, il faut en effet
signaler que ce Samedi de l’UNIGE ne s’adresse
pas qu’aux enfants, mais à tout le monde, de 5 à
95 ans. En réalité, nous allons travailler avec un
comédien, comme d’habitude lors des Goûters
des Sciences, afin de mettre les enfants en activité. Pour les enfants, nous essaierons de faire
comprendre les changements opérés durant la
Réforme et ses acquis. Et pour les tout petits,
nous allons plutôt raconter une histoire de la vie
à l’époque, présenter Genève un peu isolée du
reste. En principe, nous aurons trois comédiens,
dont Urs Bleuler, mais je ne peux pas vous donner les noms des autres pour l’instant puisque
nous sommes précisément en train de travailler
à la réalisation de ce Samedi. Nous savons déjà
que nous allons essayer d’avoir un Calvin, et que
nous allons approcher la Réforme par la démarche des historiens, c’est-à-dire en multipliant les
sources et les points de vue. Il existe par exemple des caricatures protestantes d’époque qui
montrent des catholiques, comme il existe des
caricatures catholiques de protestants. Nous
aborderons en tous les cas les aspects positifs
de la Réforme, et nous les traiterons sous un jour
aussi positif que possible. Nous souhaiterions
montrer un autre visage de la Réforme, et
démontrer que calvinisme n’est pas forcément
synonyme d’austérité ou de fermeture.
Vraiment, le calvinisme joyeux ?! Quels arguments apporterez-vous pour étayer votre thèse ?
Nous allons par exemple évoquer la Genève multiculturelle : si Genève est une ville où les cultures se côtoient et se mélangent, elle le doit à la
Réforme. C’est à ce moment qu’elle a accueilli
beaucoup de réfugiés, en provenance de nombreux endroits. C’est aussi cette ouverture qui a
permis à la ville de bénéficier de l’arrivée de multiples corps de métiers qui l’ont rendue florissante, et qui sont sans doute encore pour beaucoup dans sa prospérité d’aujourd’hui. Nous
pourrions également parler de politique : savezvous que le Conseil d’État est un héritage de la
Réforme ? À Genève, on pourrait dire de la Réforme qu’elle fut une révolution politique avant
d’être une révolution religieuse. Pour les plus
petits, nous pourrions par exemple montrer une
image représentant les prises de décision avant
1530, peuplée de quelques rares ecclésiastiques,
puis une autre image représentant une scène
analogue après 1540, contenant bien plus de
personnes et pas seulement des hommes
d’Église… Nous avons surtout envie de faire
découvrir la Réforme aux Genevois, qui, contre
— 135 —
toute attente, ne la connaissent pas forcément.
Moi, par exemple, je n’ai jamais entendu parler
de la Réforme à l’école.
Le Prof. Philip Benedict, directeur de l’Institut
d’histoire de la Réformation, UNIGE, est partie
prenante de cette réflexion.
Philip Benedict : J’ai eu une séance sur ce thème
avec les animatrices, et ce n’est pas évident. Rien
dans l’enseignement de l’histoire à l’école n’est
basé sur le XVIe siècle. On peut essayer de suggérer le changement opéré à Genève au XVIe siècle,
au moment où Genève devient un port d’accueil
pour les réfugiés de la foi. On pourrait essayer de
faire revivre certaines scènes de l’agitation religieuse de l’époque, et ainsi évoquer les grandes
questions telles que comment créer une société
plus chrétienne, plus respectueuse des droits
des autres… Il y a aujourd’hui des cours de
civisme à l’école. À l’époque de la Réforme, il y
avait des institutions allant dans le même sens :
comment gérer l’imagerie, les excès sexuels, la
police des mœurs… Les mêmes questions se
posent aujourd’hui.
Propos recueillis par Sylvain De Marco
EN MARGE
L’ALLEMAGNE ET LA RÉFORME
Politique et économie
En politique, le bouleversement n’a pas été
moindre. La Réforme n’a pu se mener qu’avec
l’appui du bras séculier, puisque la nouvelle religion impliquait une disparition des monastères
et du pouvoir épiscopal. Ce sont les princes allemands qui ont imposé à leurs États la nouvelle
religion.
D’autres implications sont à noter : le clivage
entre protestants et catholiques a longtemps
freiné l’unification du pays. Quand en viendra le
moment, à la fin du XIXe siècle, c’est la Prusse
protestante, le plus puissant État allemand, qui
en sera le moteur. Et Bismarck, artisan de l’unité,
persécutera le catholicisme dans ce qu’on a
nommé le Kulturkampf : pour lui, cette confession est dangereuse, car tournée vers Rome, et
moins allemande que le protestantisme, né en
Saxe.
À propos du sujet du Café et des Goûters des sciences
(lire pages 134-135 et 142)
«L’héritage le plus important de la Réforme reste sa contribution
à faire naître le monde moderne.»
Le clivage dépasse l’aspect religieux : il y a une
identité allemande protestante, une autre catholique. Et Rudolf von Thadden souligne qu’en conséquence, et au contraire du cas français, la
société ne s’est pas bâtie sur des bases laïques :
longtemps, la vie sociale ou culturelle a été marquée par ce phénomène. En Allemagne, Églises
et société entretiennent encore des relations
privilégiées ; l’Église remplit par exemple un rôle
caritatif fort.
Immenses ont été dès le XVIe siècle les conséquences de la Réforme, mais nulle part plus qu’en
Allemagne la vie d’un pays tout entier ne s’est
trouvée autant bouleversée par celle-ci. L’événement contient en germe des aspects déterminants de la culture et de l’histoire allemandes.
nement avant tout religieux (qui proclame le
salut par la grâce seule et instaure une nouvelle
ecclésiologie ainsi qu’un rapport nouveau à
l’Écriture), le protestantisme demeure une composante essentielle du génie allemand ; les
implications de la Réforme seront très profondes dans tous les domaines de la société. Rudolf
von Thadden les évoque dans « La Réforme et
son héritage », article paru dans Allemagne,
peuple et culture (éd. La Découverte, 2005) : prenons-en connaissance.
L’Allemagne du début du XVIe siècle se compose
d’un conglomérat d’États plus ou moins grands,
principautés, villes libres ou territoires ecclésiastiques ; un empereur élu règne nominativement sur cet immense territoire. Maximilien de
Habsbourg, empereur dès 1493, réussit à doter
l’empire d’un tribunal qui juge les différends
survenus entre les sujets et leur prince ou leur
cité, dans un contexte où les familles princières
ont gagné en puissance au XVe siècle. L’économie minière enrichit des villes du Harz ou de
Thuringe ; le commerce fait la fortune des cités
hanséatiques. Cependant, les paysans souffrent
d’un appauvrissement grandissant. Comme ailleurs en Europe, on remet en question certains
aspects ou certaines pratiques catholiques.
Traduction allemande de la Bible par Luther (1524)
C’est en Saxe que naît la Réforme, le jour de
1517 où Martin Luther, un moine, placarde à
Wittemberg 95 thèses contre les indulgences.
Très rapidement, un vaste mouvement de
renouvellement religieux se répand, jusqu’à
aboutir à une situation où, en 1546, les trois
quarts de la population allemande ont adopté
– ou dû adopter – la nouvelle religion. Déjà divi-
sée politiquement, l’Allemagne se scinde en
deux au niveau confessionnel.
Mais le phénomène va bien au-delà : d’une part,
si d’importantes parties du territoire restent
acquises au catholicisme ou sont reconquises
par lui, et si, d’autre part, la Réforme est un évé— 136 —
La langue
Dans l’identité d’un peuple et son inconscient
collectif, la langue occupe une place primordiale.
La langue allemande est redevable à Luther d’une
dette importante : le réformateur a grandement
contribué à la fixer avec sa traduction de la
Bible (terminée en 1534), choisissant ses mots
dans plusieurs dialectes, employant une syntaxe proche en certains points de la langue
populaire. La version de Luther, modernisée et
adaptée aux progrès de la philologie, est toujours utilisée aujourd’hui par les Églises protestantes d’Allemagne. Cet emploi qui perdure
(imaginons que les réformés francophones utilisent encore la version Castellion !) donne une
idée de son caractère fondateur.
Sur un plan scientifique, la traduction faite par
Luther à partir des textes originaux a donné
naissance à une tradition toujours vivace d’excellence dans la philologie des langues anciennes. Plus largement, la notion de source, devenue omniprésente dans les études historiques
littéraires, trouve son origine en Allemagne.
La tradition démocratique est très enracinée
dans la culture luthérienne, puisque des assemblées de laïcs et d’ecclésiastiques gouvernent
les Églises (toujours locales). C’est là le résultat
de la révolution ecclésiologique amenée par
Luther. Mais paradoxalement, le luthéranisme
fait de l’ordre l’ultima ratio en politique. Il a
longtemps mis de côté les problématiques sociales, sans voir dans la démocratie la forme
idéale de gouvernement. Cette vision des choses aurait amené les nazis à pouvoir manipuler
la démocratie. On compte pourtant de grands
résistants parmi les luthériens, dont le plus
célèbre est pour nous Dietrich Bonhoeffer, pasteur mort en camp de concentration en 1945,
qui faisait partie de l’Église dite confessante,
opposée au nazisme.
Il faut mentionner enfin le nom de Max Weber,
qui a montré le rôle du protestantisme dans
l’apparition de l’économie capitaliste. Le protestantisme dévalorise la pauvreté au profit du
travail, se démarquant d’une vision catholique
du monde qui exalte l’état de pauvreté.
Religion et pensée
À ses débuts, la Réforme est un événement totalement subversif. En 1521, Luther comparaît
devant la diète de l’empire à Worms : on le somme de renier sa doctrine, ce qu’il refuse. La postérité en a fait une figure mythique de la liberté de
conscience. Si le protestantisme prône la lecture
personnelle et responsable de la Bible, et s’il a,
en certains endroits – dont la France – essuyé
persécution et répression, il s’est peu à peu figé,
dans les États dont il a formé la religion officielle,
en une orthodoxie aussi intolérante que le catholicisme d’alors. Au XIXe siècle, c’est pourtant du
Lucas Cranach, Portrait de Luther
protestantisme que naît un mouvement de
renouveau renouant avec la liberté de conscience : il s’agit du protestantisme libéral, qui
inaugure un questionnement radical des dogmes et de la religion. Si des théologiens français
y ont joué un grand rôle, c’est en Allemagne
qu’on a commencé à étudier la Bible selon la
méthode historico-critique, par quoi les textes
bibliques sont examinés de manière scientifique, hors a priori spirituels.
Enfin, la coexistence de deux confessions chez
un même peuple a malgré tout impliqué une certaine tolérance qui a facilité l’intégration des
idées des Lumières sans préjudice de la foi chrétienne, alors que la France a connu une situation
opposée. Dès lors, Rudolf von Thadden parle du
« leadership idéologique du protestantisme et
des penseurs protestants» en ce domaine.
— 137 —
Ce sont là quelques aperçus, forcément réducteurs, de l’influence déterminante de la Réforme
du XVIe siècle dans l’histoire et la mentalité allemandes. L’exercice pourrait se poursuivre. Selon
von Thadden, «l’héritage le plus important de la
Réforme reste sa contribution à faire naître le
monde moderne». On voit que l’Allemagne fut le
terrain d’expérimentation privilégié de cette
révolution.
Florent Lézat
EN MARGE DE L’INGÉNU
DU CONTE AU THÉÂTRE
Réflexion sur l’enjeu de la forme de L’ingénu par Anne-Marie Garagnon,
stylisticienne et professeur à l’Université de la Sorbonne-Paris IV
L’INGÉNU
D’après Voltaire / Mise en scène Arnaud Denis (France)
Adaptation Jean Cosmos Interprétation Géraldine Azouelos / Jonathan Bizet / Jacques Ciron / Arnaud Denis /
Alexandre Guanse / Denis Laustriat / Jean-Pierre Leroux / Monique Morisi / Stéphane Peyran / Romane Portail /
Sébastien Tonnet / Geoffrey Veraghaenne Scénographie Mirjam Fruttiger Lumières Laurent Beal
Maquillage Léna Karatchevski Costumes Virginie Houdinière
Production Les Compagnons de la Chimère Coproduction Atelier Théâtre Actuel
Lire Si n° 2, pages 72-73 et Si n° 3, pages 106-109.
Théâtre
Mardi 24 et mercredi 25 février 2009
à 20h30
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 1h45
Plein tarif : Fr. 46.– / Fr. 38.–
Tarif réduit : Fr. 37.– / Fr. 30.–
Tarif étudiant, chômeur : Fr. 22.– / Fr. 17.–
Accueil réalisé en collaboration
avec le Service culturel Migros Genève
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1689, un Indien des Amériques, un Huron – que
l’on appelle l’Ingénu pour la bonne raison qu’il
dit avec franchise tout ce qu’il pense – débarque en Basse-Bretagne et vient perturber le
quotidien de quelques habitants de Saint-Malo.
Un portrait drôle, mais acerbe et cruel, qui nous
rappelle que l’esprit savoureux de Voltaire
laisse entrevoir, derrière le rire, une certaine
amertume.
Alors que l’abbé de Kerkabon et sa sœur pleurent la mort de leur frère et de sa femme partis
au Canada, arrive par un bateau anglais un
jeune homme huron, l’Ingénu. Ils l’invitent à
leur table et s’aperçoivent qu’il s’agit de leur
neveu. Ils le convertissent alors au catholicisme
et le baptisent afin de l’aider à accomplir son
salut. Hélas, il tombe amoureux de sa marraine,
Mlle de Saint-Yves, qu’il ne peut épouser –
l’Église catholique interdisant un mariage marraine-filleul. Repoussant par hasard une invasion d’Anglais, il décide de partir pour Versailles
afin de demander au roi une récompense pour
sa bravoure et une dispense lui permettant
d’épouser celle qu’il aime…
De découvertes en désillusions, notre Ingénu –
cousin très proche de Candide – va aller à la rencontre de la société des hommes. Avec le baptême, il va découvrir ce que «pécher» veut dire.
Avec la religion, qu’il y a «une infinité de choses
qui ne sont pas dans les livres». Que pour aimer,
il faut « un contrat, un notaire ». Que la justice
n’est pas forcément juste.
L’esprit philosophique
Sa logique enfantine et la justesse de ses questionnements vont se heurter aux contradictions de la société. Son innocence et sa naïveté
qui accepte les évidences – pas encore déformée par les préjugés – en un mot son esprit philosophique, aux vertus corrosives, est bien
inquiétant pour le pouvoir en place. Et lorsque,
amoureux, convaincu de son bon droit et afin
de libérer Mlle de Saint-Yves, enfermée dans un
couvent, notre fougueux Ingénu décide de
prendre la route de Paris, il doit faire face à la
perversion de la religion, à l’hypocrisie des hommes et à la corruption de l’État. Son périple parisien sera de très courte durée puisque sitôt
arrivé, il sera embastillé. Pendant qu’il développe son jugement au contact d’un janséniste,
compagnon de cellule, l’élue de son cœur
s’échappe. En cavale, la belle décide, à son tour,
de venir jusqu’à Paris pour délivrer son amant
injustement emprisonné. Mais cette charmante
provinciale est loin d’imaginer ce dont sont
capables les hommes qui composent cette cour
pourtant si galante…
Un théâtre de troupe
Il a tant de malheurs, cet Ingénu, que l’on pourrait se demander si autant de mésaventures
peuvent tenir dans le cadre étroit d’une scène.
C’est chose faite grâce à l’excellente adaptation
de Jean Cosmos – qui a su tirer le meilleur du
texte voltairien pour en faire une comédie dramatique aux accents de satire sociale – et à la
mise en scène inventive et dynamique d’Arnaud
Denis. Il entraîne derrière lui une troupe homogène et à l’unisson, Les Compagnons de la Chi— 138 —
mère – Grand prix du festival d’Anjou pour Les
fourberies de Scapin. Ils sont douze sur scène,
tellement habiles aux changements de costumes qu’on les croirait trente pour interpréter
cette pièce-fleuve de quinze tableaux. Les acteurs
s’amusent, dansent et chantent. Dans leur bouche, les mots de Voltaire sont d’une fluidité
étonnante. Quelques notes de Mozart viennent
compléter un tableau déjà très convaincant.
Péripéties rocambolesques, gags, changements
à vue, malice, parfait dosage d’émotion et de
grand-guignol, un spectacle de nature à divertir
toutes les générations de spectateurs.
Ludivine Oberholzer
Extrait
« Le prieur résolut enfin de lui faire lire le
Nouveau Testament. L’Ingénu le dévora
avec beaucoup de plaisir ; mais, ne sachant
ni dans quel temps ni dans quel pays toutes
les aventures rapportées dans ce livre
étaient arrivées, il ne douta point que le lieu
de la scène ne fût en Basse-Bretagne ; et il
jura qu’il couperait le nez et les oreilles à
Caïphe et à Pilate si jamais il rencontrait ces
marauds-là.»
L’Ingénu, Voltaire
Dans une lettre à d’Alembert datée du 3 août
1767, Voltaire écrivait : «Il faut que je vous dise
ingénument, mon cher philosophe, qu’il n’y a
point d’Ingénu, que c’est un être de raison
[c’est-à-dire un fantasme, une illusion, une simple supposition] ; je l’ai fait chercher à Genève
et en Hollande ; […] Vous voyez l’acharnement
de ces honnêtes gens : leur ressource ordinaire
est d’imputer aux gens des Ingénu pour les rendre suspects d’hérésie, et malheureusement le
public les seconde ; car, s’il paraît quelque brochure avec deux ou trois grains de sel, même du
gros sel, tout le monde dit : C’est lui, je le reconnais, voilà son style ; il mourra dans sa peau
comme il a vécu. Quoi qu’il en soit, il n’y a point
d’Ingénu, je n’ai point fait L’ingénu, je ne l’aurai
jamais fait ; j’ai l’innocence de la colombe, et je
veux avoir la prudence du serpent».
En 1767 en effet, il était dangereux de publier
L’ingénu : exil, emprisonnement, condamnation
du livre au bûcher, parce qu’il évoque la rébellion contre le pouvoir central, caricature les
rites et les sacrements, et, sous le voile d’une
intrigue vieille de quatre-vingts ans, fustige les
mœurs et les mentalités actuelles, en Basse-Bretagne, à Versailles ou dans les geôles de la Bastille. La forme du conte, ce «milieu limpide, mais
non pas transparent » dont parle Michel Tournier, permettait cependant à l’auteur de se protéger. Dans une stratégie dénégative (où excellait l’avisé patriarche de Ferney), on pouvait en
refuser la signature, ou prétendre que cette
signature était imputable à l’imagination malveillante de certains détracteurs et d’un public
friand de rumeurs. La forme théâtrale exposait
davantage, ne permettant ni l’anonymat, ni la
facétie d’un quelconque prête-nom, ni les jeux
retors de la mystification. Son succès restait
d’ailleurs plus aléatoire que celui du conte,
garanti depuis Candide.
Hybridité de L’ingénu
Du théâtre, mais quel théâtre ? Dans ce domaine,
Voltaire ne manquait ni d’expérience ni de réputation. C’était même sans doute la partie de son
œuvre dont il tirait la plus grande fierté, équipant d’une salle de spectacle ses résidences
successives, n’hésitant jamais à payer de sa personne et à faire l’acteur. Mais ce dramaturge passionné qu’admiraient ses contemporains restait,
en matière de pensée et d’expression théâtrales,
profondément conservateur et soucieux de faire
perdurer l’esthétique classique.
À la différence d’un Marivaux ou d’un Diderot,
en décalage par rapport à la lente maturation
de formes dramatiques nouvelles au XVIIIe siècle, il se refusait à mêler les genres, à reconnaître l’émergence d’une sorte de tragi-comique :
toujours versifiées et souvent emphatiques,
Zaïre (1732) ou Irène (1778) relevaient pour lui
d’un autre univers que Nanine (1749). Dès lors,
comment amener à la scène ce mélange des
tons qui fait le charme singulier de L’ingénu,
dont la forme hybride, mi-conte, mi-roman,
quand il n’est pas satire, accueille la plaisanterie et l’émotion, le débat d’idées et le frémissement, la drôlerie bouffonne et la compassion
attendrie, dans une contiguïté que Jean Starobinski qualifie de « battement perpétuel entre
— 139 —
les brefs accès de sensibilité et les saillies de
l’ironie » ? Comment représenter une série de
tableaux, la guerre ou le voyage, le bord de mer
ou les antichambres du Palais, sans déroger aux
unités de lieu et de temps, ni trop souvent recourir à l’artifice du récit ? Comment multiplier les
personnages (une trentaine, des premiers rôles
aux utilités), en respectant le lointain impératif
de l’unité d’action ? Ce n’est pas que Voltaire ait
ignoré l’art du spectaculaire, la recherche des
effets, le dépaysement historique et géographique ou encore l’importance du décor, c’est qu’il
les réservait au seul genre tragique.
Le texte et son double
Comme Zadig ou Candide, L’ingénu se prête à
l’adaptation scénique : dialogues incisifs, tempo
rapide, silhouettes et types inoubliables. La
«théâtralisation» met au jour un possible ou un
double du texte, aussi allègre et mélancolique,
vibrant et retenu, que l’original : choc pour Voltaire
théoricien prisonnier de sa formation esthétique, fête pour Voltaire s’il en eût été spectateur,
merveilleuse surprise que réserve la réception
d’une grande œuvre, toujours faite de démentis,
de dépassements et de transgressions, à commencer par la transgression générique.
Anne-Marie Garagnon
EN MARGE DU FAUST
DE FRIEDRICH W. MURNAU
LA LÉGENDE DE FAUST
Naissance et évolution d’un mythe moderne par Edith Kunst, maître-assistante du Département
de langue et de littérature allemandes de l’Université de Genève
FAUST
Film / Tout public dès 10 ans
Vendredi 27 février 2009 à 20h30
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 1h30
Par le Cartoun Sardines Théâtre (France)
Version sonorisée en direct
Interprétation Patrick Ponce Musiciens Jérôme Favarel / Pierre Marcon
Composition musicale Pierre Marcon Conseiller artistique Yves Fravéga Assistant artistique Stéphane Gambin
Costumes Christian Burle Lumière Julô Etiévant Son Pedro Theuriet
Accueil réalisé en collaboration avec l’Association
des Habitants de la Ville de Meyrin (AHVM).
L’intrigue est située à l’époque du Moyen Âge
finissant, dont l’atmosphère mystique est représentée par des éclairages riches en contraste –
dans le style de la peinture de Rembrandt. Vieillard sage et bienveillant, Faust est l’un des plus
brillants alchimistes de son temps. Mais sa
science reste impuissante face à l’épidémie de
peste qui décime son village… Impuissante
jusqu’à la découverte d’un vieux grimoire qui
invite le savant à invoquer le Diable. Pactiser
avec Méphisto, le maître des enfers, semble la
condition du salut de la communauté !
Lorsque Friedrich Wilhelm Murnau termine le
tournage de son Faust en 1926, il est à l’apogée
de sa carrière. Cette production met harmonieusement à profit tous les progrès de la technique moderne. Grâce à de subtils contrastes
clairs/obscurs et à des trucages époustouflants,
il parvient à rendre réel le fantastique et fantastique, la réalité. La stylisation de l’image est particulièrement remarquable dans cette œuvre et
produit, aujourd’hui encore, un grand effet.
Le vol au-dessus des villages et des villes dans le
manteau magique de Méphisto est à couper le
souffle. Les images les plus saisissantes sont réalisées grâce à un parcours en montagnes russes
spécialement conçu à cet effet et équipé d’une
caméra intégrée. Plus loin, le cadrage de Marguerite – la tête enveloppée dans son manteau,
berçant son bébé dans les ruines d’une hutte
enneigée – ressemble presque à un tableau de
Madone d’un peintre flamand baroque.
Plein tarif : Fr. 20.–
Tarif réduit : Fr. 17.–
Tarif étudiant, chômeur : Fr. 10.–
Ce spectacle intègre la théma Geist
du Théâtre Forum Meyrin présentée
pages 92-93.
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Un muet sonorisé
C’est pour ce chef d’œuvre du cinéma muet que
l’audacieuse troupe du Cartoun Sardines Théâtre a imaginé créer une seconde vie sonore.
Faust jouit ici d’une sonorisation faite de craquements de pas, de crépitements de flammes,
de dialogues inventés – irrévérencieux vis à vis
du grotesque des expressions mais respectueux
de l’intrigue – et d’une partition inventive de
Pierre Marcon, qu’il joue en direct avec Jérôme
Favarel.
«Il faut se précipiter pour
aller vérifier, à son tour, ce que
Murnau n’avait probablement
pas imaginé : l’enfer est
une véritable partie de plaisir.»
Le Midi libre
« Le trio ne se contente pas d’accompagner la
projection. Il vit littéralement d’action, surtout
Patrick Ponce, qu’on ne peut s’empêcher de
regarder du coin de l’œil, même si on est happé
par des images extraordinaires. Jusqu’au moment sublime où, comme sortant de l’écran, il
est Murnau, accordant une interview. Fascinant» (La Provence). De cette confrontation aux
accents farceurs, Faust ressort triomphant,
nimbé d’une nouvelle jeunesse. Réalisant son
rêve éternel en somme.
Mathieu Menghini
— 140 —
De Goethe à Murnau
En intégrant la tragédie de Marguerite, le
film de Friedrich W. Murnau de 1926 suit –
contrairement à ce que le titre allemand
Faust. Eine Volkssage (Faust. Un récit populaire) fait supposer – du moins partiellement la trame de Goethe (lire page 141). Un
aspect cependant l’éloigne du modèle : c’est
avant tout pour une raison altruiste que
Faust pactise avec le diable : afin de sauver
son peuple de la peste. Néanmoins, le côté
fort du film muet est moins à chercher dans
son contenu, généralement peu innovateur,
que dans la manière étonnante dont il
manie les scènes de magie et de visions tout
en profitant des nouvelles possibilités filmiques dont le théâtre ne dispose pas.
Comme le drame de Goethe, le Faust de Murnau finit bien et s’écarte par là du récit
populaire et moral qui mène en enfer : tandis que l’âme du Faust goethéen sera sauvée par un cortège d’anges, un simple mot
du protagoniste filmique suffit pour annuler le pacte diabolique : le mot «amour».
Edith Kunz
Célèbre figure littéraire, Faust est tout d’abord
un personnage historique aux contours flous.
Alchimiste, magicien et astrologue – il aurait
même été payé considérablement par l’évêque
de Bamberg pour lui faire son horoscope –,
Faust serait né vers 1480 à Knittlingen (Wurtemberg) et mort à Staufen im Breisgau aux
alentours de 1540.
La curiosité damnée
D’après le peu de sources existantes et parfois
contradictoires, il s’agirait d’un charlatan de
fort mauvaise réputation, dont le fameux réformateur Luther raconte déjà qu’il serait étroitement lié au diable. Peu après sa mort, la légende
s’empare de lui et exacerbe son image diabolique : Faust devient le personnage fictif qui pactise avec le diable. C’est ce pacte qui constituera
dès lors le cœur de la légende faustienne. De
cette dernière, nous retenons surtout le célèbre
« Volksbuch », paru en 1587 à Francfort et intitulé Histoire du docteur Johann Faust, très célèbre magicien et nécromant. Il s’agit d’un récit
anonyme traçant l’ascension et la chute exemplaire de Faust.
Fils de paysans, ce dernier s’adonne d’abord à la
théologie, discipline qu’il abandonnera du
moment qu’elle ne lui permet pas d’expliquer
les origines du ciel et de la terre. Il se tourne
alors vers l’astrologie, la magie et la médecine
tout en concluant – en échange du savoir et des
plaisirs terrestres – un pacte avec le diable,
appelé ici, comme plus tard chez Goethe,
Méphistophélès. C’est lui qui permettra à Faust
de descendre – de son vivant déjà – en enfer et
de monter jusqu’aux étoiles ; c’est lui aussi qui
lui procurera la plus belle femme du monde,
Hélène de Troie.
La scène d’horreur finale – les étudiants retrouvent le corps de Faust cruellement déchiqueté
par le diable – est la « récompense bien méritée »
pour celui qui, par curiosité (curiositas), se lie
avec le diable, comme le mentionne déjà la
première page du récit. L’histoire du docteur
Johann Faust, qui se veut avant tout un avertissement moral pour le «lecteur chrétien», devient
une sorte de bestseller qui se répand rapidement en Europe et sera traduit en plusieurs langues. Elle connaît également un grand succès
auprès des spectacles de marionnettes, fort
populaires à l’époque.
De Marlowe à Goethe
À partir de la fin du XVIe siècle, la légende faustienne se diversifie et devient plus complexe.
Auteur de la Tragique histoire du docteur Faust,
le dramaturge anglais Christopher Marlowe
suit encore dans ses grandes lignes le « Volksbuch», mais libère la figure de Faust de son simple rôle d’exemple négatif tout en le transformant en homme de la Renaissance qui exalte,
avec assurance et sans scrupules, le triomphe
de la raison, la quête du savoir et le plaisir terrestre. Dans cette même tradition se situe l’esquisse d’une pièce de Lessing (1775) dont le
Faust, animé par une insatiable soif de savoir et
de vérité, ne désire plus se lier au diable et ne
sera finalement pas damné : en effet, dans un
siècle des Lumières prônant sans cesse la responsabilité de l’homme, l’ambition du savoir,
— 141 —
considérée auparavant comme curiositas, donc
comme péché, devient légitime.
L’adaptation de la légende la plus connue est
sans doute celle de Goethe dont les deux parties de Faust sont l’aboutissement d’un travail
de plus de soixante ans. L’œuvre, fort étendue,
comporte plusieurs étapes : la première partie,
Faust. Une tragédie – connue dans le monde
francophone par la magnifique traduction de
Gérard de Nerval qui a inspiré à son tour les opéras de Berlioz et de Gounod – paraît en 1808 ; la
seconde en 1833 seulement. Le Méphistophélès
de Goethe n’est plus le diable incarnant le mal
par excellence, mais une figure artificielle, fort
ambivalente, qui rend certes possible les désirs
de Faust, mais n’en est pas le seul responsable.
Dans sa tragédie, Goethe combine la matière du
vieux savant insatisfait avec la tragédie de Marguerite, inspirée par l’exécution contemporaine
d’un infanticide à Francfort. Faust, frustré de ne
pouvoir, malgré tout son savoir, dépasser les
limites qui lui sont imposées en tant qu’être
humain, est tenté par le suicide. En échange de
son âme, Méphistophélès le rajeunit et lui donne
de nouvelles forces vitales lui permettant de
séduire Marguerite, figure incarnant l’assurance
de la foi. L’épisode avec cette dernière sera court
et finira mal : par amour pour Faust, Marguerite
tue d’abord sa mère, et, après avoir été délaissée
par son amant, l’enfant qui naît de leur union.
Invoquant Dieu à la prison, elle sera finalement
sauvée par «une voix» venant d’en haut.
Edith Kunz
IMPROVISATIONS SUR L’ALLEMAGNE
ENTRE MYTHE ET RÉALITÉ
Impromptu sur une nation à la recherche d’elle-même
Le public mis en appétit par les spectacles,
concerts, conférences et expositions du Théâtre Forum
Meyrin trouve de quoi nourrir sa curiosité
à la bibliothèque.
«…un drame auprès duquel la Révolution française
ne sera qu’une innocente idylle.»
BIBLIOTHÈQUE FORUM MEYRIN
PRÉCIEUSE COMPAGNE DES THÉMAS
Coup de projecteur sur la précieuse voisine du Théâtre Forum Meyrin
À l’occasion de la théma Geist (lire pages 92-93)
et sans volonté d'épuiser la littérature sur le
sujet, il nous plaît de vous proposer un voyage
éclair de la Germanie de Tacite à l’Allemagne de
Heinrich Heine.
Aux confins de l’orbis Romanus
Ouvrage ethnographique et moraliste plus
qu'historique, La Germanie de Tacite (99 après
J.-C.) s’ingénie à décrire les Germains par opposition aux Romains. L’auteur vante la frugalité de
ces peuplades des confins de l’orbis Romanus,
la pureté de leur sang et celle de leurs mœurs.
Face à elles, les maîtres de l’Empire paraissent
veules et décadents. Pour un peu, l’historien
latin ferait des Germains les héritiers de la
loyauté, de la valeur militaire et autres vertus
de la Rome originelle.
«Pour un peu», car il y a une face sombre aussi :
les mystères des Germains comporteraient des
sacrifices humains et certaines peuplades mèneraient une existence hideuse. Sont pointés du
doigt aussi le penchant des Germains pour la
boisson par temps de paix et une oisiveté à la
conséquence paradoxale : «On les persuaderait
moins aisément de labourer la terre et d’attendre la saison que de provoquer un ennemi (…) ;
c’est à leurs yeux paresse et lâcheté que d’acquérir par sa sueur ce qu’on peut obtenir par
son sang».
Oublié durant le Moyen Âge, ce texte connaît
une vogue étonnante au moment où le Saint
Empire romain germanique menace de se disloquer ; face à la morgue des Renaissants italiens,
les Allemands se défendent en affirmant leur
vaillante « germanité ». Ainsi, les protestants
voient dans les figures frustes mais saines brossées par Tacite, une image héroïque à opposer à
Rome. Plus près de nous, La Germanie influe
encore la pensée de Herder et la formation du
nationalisme allemand. D’où le jugement de la
philologue Anne-Marie Ozanam établissant que
l’ouvrage de Tacite «a fini par créer l’objet qu’il
entendait décrire. Les Germains du premier
siècle n’étaient sans doute pas tels que Tacite
les a peints ; mais des hommes les ont pris pour
modèles, et le texte s’est trouvé engendrer ceux
qu’il avait cru représenter.»
Combattre pour combattre
Arrêtons-nous à présent sur le De l’Allemagne
d’Heinrich Heine (1835). Dans cette sorte de biographie intellectuelle de son pays, Heine entend montrer le lien unissant le luthéranisme, le
kantisme et la révolution littéraire du romantisme. Luther eut le mérite d’accorder à l’intelligence humaine et à la langue vernaculaire le
droit d’interpréter les Saintes Écritures. De là le
développement particulier de l’esprit outreRhin (lire aussi pages 136-137).
En effet, Heine fait de la révolution philosophique kantienne la dernière conséquence du protestantisme ; un événement, au final, aussi
significatif que la Révolution française. « Il me
semble, commente-t-il, qu’un peuple méthodique, comme nous le sommes, devait commencer par la réforme pour s’occuper ensuite de la
philosophie, et n’arriver à la révolution politique qu’après avoir passé par ces phases.»
— 142 —
Néanmoins, l’association d’un respect amoindri
de la tradition (suite à Kant) et du mépris du
danger (hérité de Fichte) au panthéisme germanique, à la communication avec les pouvoirs originels de la terre et à l’ardeur de combat des
anciens Allemands engendrera, selon Heine, la
volonté de combattre « pour combattre ». On
exécutera alors en Allemagne, prophétise-t-il,
« un drame auprès duquel la Révolution française ne sera qu’une innocente idylle».
Du spectacle à la lecture, de la lecture à l’exposition, des conférences à la réflexion personnelle,
tous les relais sont possibles dans le giron de
Forum Meyrin. La bibliothèque ouverte de plainpied sur le patio y joue son rôle en participant
aux thémas. Les relations et les informations se
répondent ainsi entre vis-à-vis, et la fréquentation des deux sites s’en trouve stimulée.
mand Wolf Erlbruch (lire page 95). Des titres sont
venus enrichir la section Jeunes et seront en
prêt, tandis que l’exposition présente une série
d’albums de l’auteur en langue allemande.
La théma Geist attise l’intérêt pour la littérature
allemande en général. L’occasion est belle de
relire les grands auteurs, notamment Goethe, et
d’en découvrir d’autres. La bibliothèque propose également une bibliographie sélective
d’ouvrages d’auteurs allemands.
Antimodernisme et révolution
Heine oppose le patriotisme français – qui
s’élargit en un amour de l’humanité civilisée –
à celui des Allemands – qui se ramasse en un
repli ethnique. L’importance consécutive de la
Kultur (par opposition à Zivilisation) explique ce
mythe politique à l’origine du Reich : la Gemeinschaft, soit une communauté naturelle fondée
sur une identité de sang, de tradition et d’expérience nationale.
En accompagnement des programmes du Théâtre Forum Meyrin, l’équipe de la bibliothèque
met en valeur les ouvrages correspondants du
fonds Adultes et du fonds Jeunes, avec l’apport
non négligeable des volumes documentaires
situés à l’étage. Au fil des thémas, tout au long de
la saison de programmation, des bibliographies
sont également préparées et mises à disposition
des visiteurs des deux sites. Plus encore, l’opportunité est donnée à la bibliothèque de faire l’acquisition de nouveaux ouvrages précisément
axés sur les événements de son voisin. Ainsi, chaque théma laisse une trace, un enrichissement
dans les rayons à disposition des Meyrinois.
La révolte adolescente
Cette riche théma intéresse autant les jeunes
que les adultes et les rayons des deux secteurs
de la bibliothèque sont déjà bien fournis de
titres. La concertation ainsi établie offre l’opportunité de la réflexion sur cette période cruciale
au sein des familles et dans sa vie personnelle.
D’autant plus que l’atelier d’écriture prévu par
Anne Brüschweiler (lire page 144) y consacrera
ses fragments autobiographiques durant la même
période et permettra aux participants d’explorer
et de comparer les diverses expériences vécues.
Dans ses Réflexions sur l’histoire allemande
(Gallimard, 1992), l’historien Thomas Nipperdey
observa que l’antimodernisme radical, utopique et révolutionnaire qui caractérisa le nazisme
fit appel à quelque chose d’archaïque se situant
en deçà de la tradition : «la guerre, la violence, la
régression de l’homme au guerrier, la prédominance de la race biologique sur la nation historique» – en somme, un résumé partiel des traits
retenus par Tacite.
Mathieu Menghini
L’univers de Wolf Erlbruch
De leur côté, gagnés par le plaisir du partage et
de l’animation spécifique qui règne entre les partenaires culturels du lieu, les bibliothécaires
organisent leur propre présentation des ouvrages. Ainsi, on a pu voir en fin d’année dernière
une girafe en papier journal, proche cousine des
créatures d’Albert et Kiki Lemant, veiller sur leurs
ouvrages inspirés du Girafawaland. Cette fois, la
place d’honneur est donnée à l’illustrateur alle-
De plain-pied sur l’agora
Accueillante, lumineuse, la bibliothèque donne
envie de bouquiner dès le plus jeune âge. Côté
Jeunes, les plus petits prennent goût aux livres à
manipuler et regarder, et les écoliers suivent
leur instinct de découverte selon des balisages
clairs et précis. Les fauteuils permettent de
prendre le temps de choisir, de se détendre et
de rêver. Un plaisir largement offert bien sûr
également, en face, du côté Adultes.
De là, il vaut la peine de monter à l’étage. On ne
soupçonne pas la richesse d’information que l’on
— 143 —
y trouve dans le domaine des documentaires. Ici
aussi, la lumière, l’espace et les confortables
coins lecture incitent à interrompre la routine
de la journée. Si le temps manque, le choix des
ouvrages à prendre chez soi est aisé et l’accueil,
aimable.
La bibliothèque et ses propres animations
L’appui apporté à l’activité du Théâtre Forum
Meyrin ne fait pas oublier les animations spécifiques que la bibliothèque organise en toute
indépendance. Des lectures de contes et des
spectacles de marionnettes rassemblent parfois les petits le mercredi après-midi. Des soirées de contes et de rencontres autour de divers
thèmes sont également proposées aux adultes.
Laurence Carducci
Horaires d’ouverture du prêt
Lundi > Fermeture hebdomadaire
Mardi > 12h à 19h
Mercredi > 10h à 12h / 15h à 18h
Jeudi > 15h à 19h
Vendredi > 15h à 18h
Samedi – hiver (octobre-avril) > 10h à 17h
Samedi – été (mai-septembre) > 10h à 12h
Dimanche > Fermeture hebdomadaire
L’inscription se fait gratuitement
sur présentation d’une carte d’inscription
signée et d’une pièce d'identité
(du représentant légal pour les mineurs).
« Retrouver la notion du temps
d’écrire. »
ATELIER D’ÉCRITURE
FRAGMENTS
AUTOBIOGRAPHIQUES II
Animé par Anne Brüschweiler, journaliste et coordonnatrice
de l’association Le grain des mots
Cet atelier intègre la théma Changer la vie ou le soir en grand ! du Théâtre Forum Meyrin
(lire Si n° 4).
La première révolte contre la routine quotidienne et la passivité peut s’exprimer par l’écrit.
Ce chemin est ouvert à chacun dès l’adolescence
et largement au-delà. Rendez-vous est donc
donné à Meyrin, stylo en poche, à l’atelier d’écriture proposé par Anne Brüschweiler. Les idées,
les souvenirs, les tourments présents ou passés,
les espoirs, les dérisions, les dérives et la formidable énergie d’une vie qui se cherche trouveront de quoi prendre forme au cours des dix
séances hebdomadaires prévues.
La plume à la révolte adolescente
Il s’agit d’un jeu de vérité ou d’imagination avec
soi-même et avec les autres. De la rencontre
naissent des ouvertures, des explorations
imprévues. C’est le sel de l’aventure. Tous les risques peuvent être pris sauf celui de sortir par
trop du sujet et de devenir obscur. L’animatrice
le précise bien : «Je dessine un cadre qui garantit la possibilité d’écrire ce que l’on a envie
d’écrire.» Autre consigne, le texte lu à haute voix
doit être compréhensible par tous. Ce qui induit
un dialogue, une recherche commune des mots
et des tournures les plus riches de sens.
Les trésors du hasard
Autant de participants (huit à dix, réunis au
même moment au même endroit), autant de
révélations personnelles partagées avec les
autres. Au cours des soirées, les surprises sont
au rendez-vous. Toutes les pistes des libérations
et des métamorphoses commencent par des
images, des idées perçues individuellement par
les auditeurs d’un texte d’auteur, choisi et lu en
introduction par l’animatrice.
Ensuite, les règles sont simples. Le geste d’écrire
est mis en valeur par la trace laissée par la main
sur le papier et tout change déjà. Le fougueux
coursier de l’ordinateur est abandonné, le cheminement de la pensée retrouve alors une pondération oubliée. Le travail d’écriture solitaire n’en
devient que plus précieux et secret. Puis vient la
transmission orale. Chacun lit son premier fragment. Le texte prend vie. Sera-t-il compris ?
Le grain des mots à moudre ensemble
Avec le thème de l’adolescence, on peut s’amuser
du langage en constante évolution de cet âge
de transition, de transgression. Le style de l’atelier penche davantage vers l’essai autobiographique que vers les évocations purement esthétiques. La beauté et l’élégance des termes ne
doivent pas détourner de la signification précise recherchée. Elle vient tout naturellement
de la clarté et de la vérité de la phrase.
Aucun jugement n’est porté sur le fond de la
pensée. Le code de l’atelier exige le respect de
l’opinion de chacun. «Nous ne parlons pas des
personnes, nous parlons des textes », précise
Anne Brüschweiler, même si le moment de la
lecture peut prendre le ton de la confidence.
Au fil des soirées, un climat de complicité et de
confiance peut s’installer. Venir à l’atelier permet de prendre le temps d’échapper à la communication fragmentaire, de mûrir et de créer
du sens en toute liberté. Un privilège dont on ne
se lasse pas lorsqu’on y a goûté.
Laurence Carducci
Atelier d’écriture
Du jeudi 5 mars au jeudi 21 mai
(sauf vacances de Pâques)
Horaire Les jeudis de 19h15 à 21h45
À la Bibliothèque Forum Meyrin
Âges Adolescents et adultes
Nombre 6 à 12 participants
Tarif Fr. 375.–
Renseignements et formulaires
d’inscription > www.forum-meyrin.ch
[email protected] / 022 989 34 70
Sous la conduite de Jacques Vincey
____________________________
Atelier d’éveil musical
Robert Clerc est de retour parmi nous ! Après
un petit break de deux mois et une création
en poche, notre sympathique animateur
revient dans nos murs pour une deuxième
session de ses fameux ateliers d’éveil musical.
On ne le dira jamais assez : ils sont ouverts
aux enfants dès 2 ans… jusqu’à 10 ans ! Pas
d’inquiétude : les bouts d’chou sont répartis
en quatre groupes, en fonction de leur âge,
et les plus petits peuvent évoluer sous le
regard complice de leurs parents, qui sont
les bienvenus.
Silhouette chaloupée et regard amusé,
Robert Clerc a ce petit truc en plus, ce je ne
sais quoi qui captive les enfants. Naturellement, sous son impulsion, les enfants se mettent à fredonner une petite ritournelle et surtout, à s’écouter les uns les autres. Il propose
alors aux bambins de mettre cet air en musique, les invitant, chacun, à s’armer d’un instrument – petit ou grand, c’est selon – et…
Tous, réunis en cercle, appréhendent la musique, découvrent les infinis possibles d’un
son. Les caractères s’affirment, certains
sont timides, d’autres téméraires. Sous l’œil
attentif de Robert Clerc, qui veille à ce que
chacun évolue à son rythme, dans le respect
des trois règles d’or magiques…
Julie Decarroux-Dougoud
— 144 —
LA NUIT DES ROIS
STAGE No 2
DU THEATRE DE CAROUGE
La nuit des rois est une formidable mécanique
de théâtre qui explore les zones troubles du
désir et de l'identité. Dans cette «comédie des
comédies », Shakespeare glisse très librement
du lyrisme au burlesque, de l’intime à l’épique,
de l’étrange au banal ; la gravité côtoie toujours
la légèreté. Comme dans les rêves, il échafaude
d’improbables fictions et joue avec les paradoxes pour faire affleurer l’inconscient et laisser deviner l’invisible. Les jeux de l’amour, les
méprises et les quiproquos, révèlent la puissance des faux-semblants et la fragilité des
certitudes. Comme dit Feste, le bouffon, rien
n’est de ce qui est.
Dans ce monde des apparences, l’illusion révèle
la vérité des personnages et le comique, leur
tragédie comme l’envers du décor : le théâtre est
véritablement le piège où Shakespeare attrape
la conscience des hommes.
L’enjeu de notre travail pendant deux semaines
sera d’explorer les différentes strates de cette
écriture pour la faire résonner dans son foisonnement et sa profondeur. Nous nous attacherons aux situations et aux différents codes de
jeu proposés. Nous travaillerons sur le rythme,
la musicalité de cette langue afin d’ouvrir le
sens à des perspectives autres que rationnelles
et logiques.
Atelier théâtral
Du lundi 5 au samedi 17 janvier
Horaire de 13h00 à 19h00, du lundi
au samedi
Au Théâtre de Carouge-Atelier de Genève
Nombre 12 participants / stage réservé
aux comédiens professionnels
Tarif Le coût de cet atelier
sera communiqué lors de l’inscription
Inscriptions Théâtre de Carouge-Atelier
de Genève / Pour tout renseignement,
veuillez contacter Christine-Laure Hirsig
au 022 343 25 55 ou à l’adresse suivante :
[email protected]
Profil de Jacques Vincey
«Comment montrer autre chose
que ce qui est dit ?»
Comment montrer autre chose que ce qui est
dit ? Comment le corps peut-il se dissocier de la
parole ? Comment au contraire peut-il prolonger les mots et amplifier leur charge poétique
ou émotionnelle ? Comment, ici et maintenant,
s’approprier organiquement cette parole qui a
traversé les siècles sans jamais perdre son
actualité ?
Nous apporterons, sur le plateau, des réponses
provisoires à des questions que pose une œuvre
dont la force est de perpétuellement faire
énigme…
Comme comédien, il a joué au théâtre sous
la direction de Patrice Chéreau (Les paravents), Bernard Sobel (La charrue et les étoiles ; Hécube), Robert Cantarella (Baal ; Le
voyage; Le siège de Numance; Le mariage,
l’affaire et la mort ; Algérie 54-62), Luc Bondy
(L’heure où nous ne savions rien...), André
Engel (Léonce et Lena ; Le jugement dernier),
Gabriel Garran, Laurent Pelly, Hubert Colas...
Au cinéma et à la télévision, il a tourné
notamment avec Arthur Joffe, Peter Kassovitz,
Alain Tasma, Luc Béraud, Nicole Garcia, Christine Citti, Alain Chabat, François Dupeyron...
Comme metteur en scène, il a créé Le belvédère d’Horváth, Mademoiselle Julie de Strindberg ainsi que Madame de Sade de Mishima.
Jacques Vincey est également le collaborateur artistique de Muriel Mayette pour la
création de Chat en poche de Feydeau à la
Comédie-Française (Théâtre du Vieux-Colombier) en 1999 et l’assistant d’André Engel
pour Léonce et Lena de Büchner et pour Le
jugement dernier de Horváth présentés au
théâtre de l’Odéon en 2001 et 2003.
Jacques Vincey
Il poursuit régulièrement une activité de
formation dans les lycées et les écoles professionnelles (École des Teintureries à Lausanne, CNR de Grenoble, École supérieure
TNBA, Atelier Volant TNT…).
Nous chercherons la densité, la physiologie de
ces personnages déchirés entre des désirs conscients et des pulsions inconscientes, entre leurs
professions de foi proclamées et les tendances
secrètes de l’âme ou de la chair.
— 145 —
LES CAPRICES DE MARIANNE
UNE AVENTURE TÉLÉVISUELLE
Ou comment un spectacle de théâtre devient un téléfilm
«On ne pense alors plus avec sa tête,
mais avec l’émotionnel. Là, on arrive à la fusion
du théâtre et du cinéma.»
Réalisatrice passionnée de théâtre, Elena Hazanov (La traductrice) a eu l’audace d’adapter pour
la télévision la pièce de Musset mise en scène
par Jean Liermier l’année dernière à Vidy. Loin
des habituelles captations visibles sur le petit
écran, elle propose une vision innovante du
théâtre filmé en tournant en décors réels –
Carouge aujourd’hui – les émois d’Octave et
consorts. Diffusé sur la TSR fin 2008, le film,
coréalisé avec Jean Liermier, sortira en DVD à
l’occasion de la reprise de la pièce au théâtre de
Carouge en mai prochain.
Entretien
Lucie Rihs :
Comment vous est venue l’envie d’adapter Les
caprices de Marianne à la télévision ?
Elena Hazanov : J’étais en Pologne, il y a deux
ans, pour une master class avec Andrzej Wajda.
C’est là que j’ai vu, à la télévision polonaise, que
l’on pouvait adapter des pièces de théâtre en
décors naturels et que ça marchait. J’ai proposé
à Jean Liermier de reprendre cette idée à Carouge et ça lui a plu. Ensemble, nous sommes
allés voir Philippe Berthet (responsable du
département des fictions, ndlr) à la TSR qui, à
son tour, a été convaincu. Grâce à son soutien,
tous les financements ont suivi assez rapidement. C’est très rare pour un film.
Vous êtes avant tout une réalisatrice de cinéma.
D’où vient votre intérêt pour le théâtre ?
C’est vrai que j’ai fait principalement de la fiction
au cinéma, mais les deux documentaires que j’ai
faits étaient sur le théâtre. C’est un monde qui
m’attire. Je vais beaucoup au théâtre, ma maman était comédienne, j’en ai fait adolescente.
Le théâtre fait partie de ma vie. Ça m’intéressait
donc de chercher une sorte de fusion entre les
genres, une forme d’expression qui mêle théâtre, cinéma et télévision. Le texte classique de
Musset est placé ici dans un contexte familier
et, avec la caméra, je peux aller près des visages,
chercher les gestes des comédiens, m’approcher.
perdre leurs mots. Et le français est devenu ma
deuxième langue maternelle, vous savez…
C’est une démarche inédite en Suisse et pour
le moins audacieuse. N’est-elle pas également
risquée ?
Je préfère, à l’inverse, parler de défi. En l’occurrence, de rendre cela intéressant aussi pour les
jeunes, les adolescents. Qu’ils soient interpellés,
touchés par ce texte classique dans un contexte
qui leur est proche. Faire redécouvrir un vocabulaire et prouver qu’il peut être utilisé encore
aujourd’hui. Que les mots de Musset ont une
cohérence. Cet aspect est une des spécificités
du film, il influence évidemment aussi le jeu des
comédiens.
N’est-ce pas compliqué de se partager ainsi la
paternité d’un projet ?
Non, parce que nous n’avons pas les mêmes
rôles. Jean dirige les comédiens, qui sont les
mêmes que pour sa pièce, et moi je m’occupe
du reste : l’image, le découpage, etc. Nous avons
fait des répétitions préalables pour que les
comédiens adaptent leur jeu dans l’optique du
cinéma, c’est-à-dire avec moins d’expressions,
moins de gestes. Il faut plus de sobriété à
l’écran, sinon ça fait tout de suite «trop». Si nous
avons chacun notre domaine, je peux tout de
même proposer des idées, faire des suggestions
librement à Jean, et vice-versa. Certains comédiens avaient déjà une expérience du cinéma.
Pour les autres, c’est leur première expérience.
Le plus difficile a été pour eux d’enchaîner le
tournage par une tournée théâtrale. Ils ont donc
dû très rapidement réadapter leur jeu.
Ne trouvez-vous pas étonnant que ce soit une
cinéaste d’origine russe qui se soucie ainsi de
mettre en lumière la langue française ?
Vu comme ça, oui ! Mais je pourrais le faire en
russe aussi. Quelle que soit la langue, c’est un
pari intéressant. Les langues évoluent, sont
chamboulées, mais il ne faut pas pour autant
— 146 —
Comment avez-vous scénarisé le texte de Musset pour la télévision ?
Jean et moi avons fait une adaptation. Nous
n’avons pas changé les mots, nous en avons
juste coupé une partie. Nous avons changé les
didascalies en ajoutant de l’action et des situations imaginées en fonction du thème de la
pièce et de l’environnement. J’ai fait une première mouture que Jean a retravaillée et nous
sommes arrivés comme ça au scénario tel qu’il a
été tourné.
Comment avez-vous fait pour faire exister votre
regard, par-dessus un texte classique et un
metteur en scène tel que Jean Liermier ?
Je ne pense pas comme ça, sinon je ne ferais rien.
Je me sentirais toute petite. Je vois surtout un
très beau texte et un bon metteur en scène en
face de moi. C’est une chance pour construire un
beau film. Comme quand on travaille avec de
grands acteurs, il ne faut pas y penser. Sinon on
perd notre liberté et il est bien plus difficile de
s’approprier le projet.
Vous tournez dans les rues de Carouge. En quoi
était-ce particulier ?
Pour moi, c’est naturel, j’ai toujours fait mes
films dans des décors réels. À Carouge, nous
avons découvert des maisons et des jardins
cachés magnifiques. Un tel décor donne une
vérité au jeu. Par exemple, nous avons tourné la
scène du suicide sur le pont Butin. Ça met le spectateur dans un état particulier : c’est une vision
impressionnante, les éléments alentour influencent le jeu. On ne pense alors plus avec sa tête,
mais avec l’émotionnel. Là, on arrive à la fusion
du théâtre et du cinéma. Cet élément du décor
naturel, plus évident pour moi que pour Jean, l’a
pourtant extrêmement attiré. Il adore le cinéma,
et en sortant de l’environnement d’une salle de
théâtre, on fait forcément évoluer le jeu.
Dans un autre genre, Romeo + Juliet (de Baz
Luhrmann, 1996, ndlr) avec DiCaprio mêlait Shakespeare et un contexte contemporain déjanté.
Il a trouvé son public. On peut être surpris en
bien du potentiel de ce projet.
Vous comptez donc continuer sur votre lancée ?
Oui, le but serait vraiment d’arriver à en faire
plusieurs. Avec Jean ou d’autres metteurs en
scène présentés au théâtre de Carouge. Mais on
verra, tout dépend de l’accueil de ce premier
film. On a tout de même évoqué Les nuits blanches (de Dostoïevski, mis en scène par José Lillo,
ndlr), avec la comédienne Julia Batinova, que je
dirigeais dans La traductrice. Mais il faut vraiment attendre le résultat des Caprices avant de
voir plus loin et de proposer d’autres projets.
Propos recueillis par Lucie Rihs
Pensez-vous que le public puisse être réceptif à
cette nouvelle forme télévisuelle ?
Pourquoi pas ? J’espère. Un film comme L’esquive (d’Abdellatif Kechiche, 2004, ndlr) parlait
des contrastes entre le verbe, la théâtralité et le
monde de la banlieue et il a très bien marché.
— 147 —
Chronologie des
Caprices de Marianne
Avril 2007
Création du spectacle au théâtre
de Vidy-Lausanne
Août 2008
Répétitions avec les comédiens en vue
du tournage du téléfilm
Novembre 2008
Tournage du téléfilm à Carouge
30 décembre 2008
Les caprices de Marianne présentés
sur la TSR
Avril 2009
Sortie du DVD du film d’Elena Hazanov
et Jean Liermier
Mai 2009
Reprise du spectacle au Théâtre de Carouge
É… MOIS PASSÉS
DE CAROUGE ET MEYRIN
Où il est question de l’être et du non-être, de la mémoire et des étoiles… entre autres !
… not to be, that is the question.
À une poignée de jours du bouclement du présent numéro du magazine Si, l’administratrice
du Théâtre Dijon-Bourgogne m’annonce que
l’Hamlet (lire pages 102 à 105) de Matthias Langhoff ne saurait entrer dans nos murs meyrinois... malgré les promesses faites quelques
mois plus tôt.
De l’autre côté du combiné, je suis figé par la
stupeur et avachi par la déception. Dans un
étranglement de gorge, la voix contrainte, je ne
parviens à relativiser.
Je décide alors de me rendre à Dijon pour assister à ladite production – créée quelques jours
plus tôt. La représentation n’a pas encore
débuté que déjà l’évidence éclate : la scène
s’étend largement – latéralement, aussi bien à
cour qu’à jardin ; en outre, elle colonise le parterre intégrant les spectateurs des premiers
rangs à même la scène selon la volonté du metteur en scène de créer un effet « cabaret ». Un
spectacle hors norme donc quant à l’espace ;
mais, hors norme aussi pour ce qui est de la
durée (4h25, entracte compris).
Une certitude toutefois, il s’agit d’un grand
« Langhoff » : sa lecture de l’œuvre de Shakespeare est allusive, cultivée, enlevée et ludique.
Les interprètes mêlent distance et engagement,
éveillant le sens par un phrasé relativement
neutre et l’émotion par leur investissement de
la salle. S’ajoute à la patte évidente du metteur
en scène, celle de son Hamlet, le directeur du
TDB lui-même, François Chattot, dont l’interprétation se caractérise par une authenticité et
une fraternité palpables. Rarement l’atmosphère
de décomposition qui étreint le Danemark, rarement notre familiarité avec le Prince irrésolu
nous auront paru si concrets.
La distribution offre moult surprises qui donnent
à penser : bien que toujours «dans les jupes» de
sa mère, Hamlet n’est pas pourtant interprété
par un jeune premier (ce choix accuse encore,
d’une certaine manière, son tempérament velléitaire) ; son oncle et «usurpateur» est joué, lui,
par un comédien noir (ce qui, dans mon esprit
«xénophile», m’a incité à entendre avec moins
de sévérité les répliques de Claudius).
lant au 022 989 34 34. Pour information, dans la
discipline théâtrale, nous accueillerons prochainement Woyzeck mis en scène par Andrea
Novicov, Cet enfant de Joël Pommerat et Littoral
de Wajdi Mouawad. En plus de ce remboursement ou de cet échange et afin de nous excuser
de ce désagrément, nous invitons les détenteurs de billets à assister, soit au spectacle chorégraphique Stück mit Flügel d’Anna et Susanne
Huber, le vendredi 16 janvier à 20h30, soit à la
projection d’un monument cinématographique, Les Nibelungen de Fritz Lang, le samedi 17
janvier à 17h (durée 6h00 entracte compris). Ces
deux propositions intègrent notre théma Geist
à l’instar de la pièce mise en scène par Matthias
Langhoff. Nous vous remercions de votre compréhension et nous réjouissons de vous accueillir
prochainement dans nos murs.
Mais revenons aux conditions techniques de
cet accueil. Malgré la ténacité de l’équipe du
Théâtre Forum Meyrin et notre souci du respect
des engagements pris vis-à-vis de notre public,
le non-respect de notre fiche technique par les
producteurs de ce spectacle nous contraint
malheureusement à l’annulation. Tous les détenteurs de billets seront évidemment remboursés
ou pourront échanger leurs billets pour une
représentation d’un autre spectacle en appe-
Problème de sécurité
Messieurs,
J’ai assisté à la représentation le dimanche 28.09
.08 à 17h00 du Cirque invisible. Le spectacle était
fabuleux, mais je dois toutefois vous signaler
une petite lacune concernant la sécurité.
Dans la deuxième partie du spectacle un couple
s’est installé sur les escaliers à la hauteur de la
rangée « i 19 » ce qui m’a fortement déplu. En
plus de ça ces personnes ne sentaient pas la
«rose», et je crois que c’est strictement interdit.
Merci d’avance d’être attentifs afin de remédier
à cet état de fait. Sincèrement vôtre.
J.J.
Histoire de crottes
Les naturalistes l’affirment : «L’examen attentif
des excréments fournit des indications... ». Ce
n’est pas la petite taupe de Wolf Erlbruch qui les
contredira.
Mathieu Menghini
Poussière d’étoiles
Soir après soir, la magie du Cirque invisible –
celui qui fait s’écarquiller les yeux et halluciner
la rétine – a opéré sur l’imaginaire du public de
Carouge. Le duo Chaplin-Thierrée nous a emmené
aux pays des merveilles en quelques tours de
piste et de passe-passe. Surgit comme par
enchantement des coulisses, un microcosme
habité de créatures hybrides, de bêtes à poils et
à plumes, une fresque scénique, surréaliste et
fantasque où le rire répond à la mort, non sans
grincer des dents. Hors scène, elle, lunaire,
silhouette et regard sans âge, coud et rafistole
les bribes de tissus qui prendront vie et forme le
soir venu. Lui, solaire, parle de Polaire, étoile
méconnue du music-hall qui enchanta Paris au
début du XX e et lui inspira un roman paru en
2007. Et la peinture bien sûr, qui colonise peu à
peu la loge de Monsieur. Elle & Lui poursuivent
sans s’essouffler l’infinie tournée d’un spectacle hors du temps. Jusqu’à fin novembre sur la
scène du Rond-Point à Paris. Nous leur souhaitons de porter ce rêve éveillé dans bien d’autres
contrées encore.
Christine-Laure Hirsig
— 148 —
La Bibliothèque Forum Meyrin proposera une
lecture animée et interactive de l’album De la
petite taupe qui voulait savoir qui lui avait fait
sur la tête aux enfants les mercredis à 10h00 et
11h00 (durée env. 30 min.) et aux classes (sur rendez-vous) le temps de l’exposition.
Des illustrations regroupées sous le titre États
d’âme à la Wolf Erlbruch viendront orner les
murs de l’institution et une exposition d’ouvrages de l’auteur en langue originale et en français permettra au public de mieux en apprécier
l’extraordinaire talent.
Cédric Pauli
Les Spectacteurs
Un marathon : c’est le mot qui vient à l’esprit
quand on pense à la belle expérience qui vient
de se terminer à la salle Gérard-Carrat. 42 représentations dont 28 scolaires pour plus de 3400
élèves (24 scolaires étaient organisées en collaboration avec la Commission Théâtre du Cycle
d’orientation), un jeune public parfois… animé,
souvent enthousiaste et au total une belle réussite publique. Doris Ittig, Selvi Purro, Mauro Bellucci, Thierry Jorand et Cédric Dorier, emmenés
par Philippe Morand, ont su créer presque de A
à Z ce que nous nous sommes plus à appeler un
OTNI (où théâtral remplace volant !). Et pourtant,
rien n’allait de soi dans l’idée de départ : un spectacle sur le théâtre, sur la relation qu’entretient
le plateau avec la salle, sur les acteurs, et qui
puisse s’adresser autant aux adolescents qu’aux
adultes… Une gageure ? Avec beaucoup d’improvisations, pas mal de palabres, un zeste de
grands auteurs, et aussi des créateurs complices
pour les accessoires, le son, les lumières et les
costumes (Eléonore Cassaigneau, Manu Rutka,
Grégoire de Saint Sauveur et Cécile VercaemerIngles), en six semaines, le défi a été relevé, la
chimère est devenue réalité : un lundi à 10h, 130
élèves ont assisté à la première de cette pièce
qui en a étonné plus d’un, où l’illusion comique
s’est vue à la fois mise à mal et – surtout – magnifiée. De quoi démystifier le théâtre et donner
envie aux jeunes de retenter le coup…
Quelques émois d’élèves
«Les contacts réguliers avec le public nous permettent de nous intégrer dans le contexte de la
pièce.»
«On se sent tous concernés par la pièce.»
« A mon avis, cette pièce devrait être rejouée
dans les grands théâtres de Suisse romande.»
«Cette pièce de théâtre était captivante car les
acteurs ont osé désobéir à quelques règles fondamentales du théâtre pour rendre les scènes
plus réalistes. En effet, les comédiens ont employé un langage courant, ce qui nous a permis
de nous retrouver dans la pièce.»
« À mon avis tout était parfait, mais juste un
petit problème de confort avec pas assez de
place pour les jambes.»
« Le message est clair : les spectateurs ont eux
aussi un rôle à jouer durant la représentation
[…] Les comédiens dépendent de l’attitude des
spectateurs.»
«Cette pièce était très drôle et à la fois instructive. Cela donne envie d’aller plus souvent au
théâtre. Nous trouvons que ce spectacle a été
une grande réussite, nous l’avons adoré et nous
vous en remercions.»
«Les scènes étaient très travaillées et ordonnées.»
Florent Lézat
Amnésie, contre
Y a des jours comme ça, ça arrive : pas envie de
se souvenir, encore. De prendre l’histoire à bras
le corps, encore. Et puis, le 4 octobre dernier, j’ai
rencontré Ana Simon, la femme de François
Simon, acteur, metteur en scène, le père fondateur du Théâtre de Carouge. Mon aïeul en quelque sorte, puisque j’y travaille aujourd’hui.
C’était dans les locaux de la Radio Suisse Romande, à Genève, pour un duplex avec Lausanne.
Histoire d’assurer la promo de l’évocation de
François Simon qui se déroulait le lendemain.
Avait-elle senti que, ce jour-là, ça arrive, je
n’avais pas envie de me souvenir, encore, de
prendre l’histoire à bras le corps, encore ? En
plateau, Florence Difélix, journaliste, pose sa
première question : « Pourquoi se souvenir ? ».
Ana répond, à mots choisis, prononcés lentement, avec l’accent roumain, l’accent de l’exil,
vécu et vivant.
Et puis elle se tourne vers moi, souriante, et
lâche une bombe, ce jour-là où ça m’arrivait de
ne pas avoir envie : « Se souvenir surtout pour
ne pas devenir amnésique. Sinon, comment
pourrait-on construire l’avenir. Sur quel sol ?».
À ce moment-là, j’ai compris que cette évocation de François Simon n’était pas un hommage
à son mari disparu. Ni même au fondateur du
Théâtre de Carouge. J’ai compris, à ce momentlà, en écoutant Ana prononcer «amnésie» avec
son accent de l’exil, vécu et vivant, que cette soirée était l’occasion de parler de ce qui nous
fonde, de nos fondations. L’histoire du théâtre
et au-delà, l’histoire des hommes qui luttent
pour les idées et leur mise en partage. Pour ne
pas sombrer dans l’amnésie et sans cesse fertiliser le sol sur lequel nous sommes plantés, tous.
Ce 5 octobre, il y a eu une pluie fine sur Genève.
«La même qu’il y a 26 ans, le jour de la mort de
François et qui revient chaque année», confiait
Ana qui veille à ne rien oublier.
Francis Cossu
Yamandú Costa époustouflant
Comment ne pas s’extasier face à l’extraordinaire musicien, à l’incroyable monstre que nous
avons découvert lors de la soirée Choro du 10
octobre ? Nous nous attendions à un jeune prodige à la technique irréprochable, à la vélocité
stupéfiante : il était bien présent. Mais rien ne
nous avait préparé à une telle sensibilité, à une
musique si originale, si vraie, ni à une telle générosité. Si Yamandú Costa est un grand musicien –
et les années l’érigeront sans le moindre doute
à ce rang pourvu que Dieu lui prête vie – ce n’est
peut-être pas tant par son incommensurable
talent que par sa propension à partager sans
compter sa lumière, comme il l’a fait ce soir-là
pour l’un de ses pairs (qui n’a pas démérité).
Sylvain De Marco
Par voie de presse
Au mois de février de cette année, Jean et moi
tremblions dans la loge N de la Comédie-Française lors de la première de Penthésilée. Nous
avons eu tort de croire que la critique comprendrait le point de vue de cette mise en scène tentant de rompre avec le schéma classique français
qui a toujours voulu faire de cette femme-enfant,
reine des Amazones presque malgré elle, une
héroïne racinienne. Une journaliste à l’époque
se montra spécialement acharnée contre ce travail tant par voie de presse écrite que par presse
orale. Ce fut un coup dur pour nous mais aussi
pour les comédiens qui perdirent petit à petit
cette confiance ô combien nécessaire pour que
la magie opère. Cette même journaliste est
pourtant venue voir Le jeu de l’amour et du
hasard. Elle a fait le trajet de Paris à Carouge
pour voir un spectacle d’un metteur en scène
qu’elle avait quelques mois auparavant décrié.
Ce fut une surprise. Mais à la lecture de son article deux jours plus tard dans la presse nationale, la terre s’est renversée. Elle a littéralement
été subjuguée par le spectacle. Elle a entendu
Marivaux résonner dans les murs de la cité sarde.
— 149 —
Nous ne faisons en effet pas le même métier,
mais nous reconnaîtrons le même acharnement
à découvrir, débattre, défendre et aimer le théâtre.
Delphine de Stoutz
L’équipe du Théâtre de Carouge au complet
Fin octobre, j’ai eu le plaisir d’être accueillie
comme « la p’tite dernière » dans l’équipe de
Jean Liermier, en tant que secrétaire de direction. Avant moi, ce fut le tour de Sandra Mills,
chargée des partenariats en relation avec les
entreprises et qui s’occupe également de nos
soirées à thème !
Nous voilà ainsi au complet, avec une équipe
chaleureuse et riche en personnages ! Et surtout
une motivation et un enthousiasme contagieux
qui apportent de la gaieté aux journées !
Heureuse donc de prendre part à cette nouvelle
aventure, dans ce théâtre qui me tient terriblement à cœur !
Coré Cathoud
Une girafe à la bibliothèque
C’est son long cou que l’on a pu apercevoir par
les fenêtres donnant sur le patio du Forum,
comme cherchant à communiquer avec ses
copines, de l’autre côté, à l’espace exposition du
théâtre. La Bibliothèque Forum Meyrin a façonné
«sa» girafe, pour attirer l’attention des lecteurs
et les inciter tant à se rendre à l’exposition Girafes & cie qu’à consulter ou emprunter les documents sortis des rayonnages et de la stricte
classification à cette occasion.
Trois volets significatifs en lien avec l’exposition ont fait l’objet de bibliographies : pour tout
savoir sur les girafes, mais également sur la disparition des civilisations et des espèces.
(bibliographies disponibles sur le site Internet de
la bibliothèque : www.meyrin.ch/bibliotheque)
Cédric Pauli
CULTURE POPULAIRE
DÉBAT AUTOUR D’UNE NOUVELLE
ORIENTATION DE LA FONDATION
PRO HELVETIA
L’opinion du directeur artistique du Théâtre Forum Meyrin,
également conseiller de la fondation suisse pour la culture
Face à ce contexte hostile, la fondation s’employa à renverser l’opinion des politiques en avalant ses contradicteurs, mais – soulignons-le
d’emblée – sans rien rabattre de sa liberté de ton.
Ainsi, en septembre 2006 et pour deux ans, Pro
Helvetia lança-t-elle le programme «Échos» dans
le but de créer un dialogue entre culture populaire et art contemporain. Au terme de celui-ci, la
fondation présenta sa nouvelle stratégie – celle
du «grand écart», diront d’aucuns : une stratégie
intégrant la promotion de la culture populaire
aux missions actuelles.
À la riposte
Je ne suis pas hostile à la sensibilité nouvelle de
Pro Helvetia pour la culture traditionnelle bien
que les canons du folklore helvétique n’aient pas
assurément une origine «populaire», mais soient
plus vraisemblablement nés de l’action volontariste de l’élite sociale des XVIIIe et XIXe siècles.
Rien d’étonnant à ce que ce goût pour l’exotisme
patrimonial, ce besoin de « faire communauté »
soient advenus au moment des transformations
de la révolution industrielle ; rien d’étonnant à ce
que ce besoin survienne à nouveau en un temps
d’intense internationalisation des économies et
de brassage des peuples. La culture en un lieu
et un temps donnés cristallise une conscience
commune à base historique, ethnique, sociale,
économique et/ou stratégique ; elle est un facteur d’autoreprésentation, d’intégration ; parfois
d’exclusion.
La contamination du concept de Volkskunst par
les idéologues réactionnaires de la Suisse de la
défense spirituelle (pendant la Seconde Guerre
mondiale) ou de l’Allemagne nazie, notamment,
— 150 —
ne doit plus nous retenir d’examiner cette notion.
Ni surtout d’en envisager de nouveaux développements. Or, il est deux manières d’entendre le
mot « peuple » selon que l’on fasse remonter son
étymologie latine à populus ou à plebs. Populus
nous ramène à l’assemblée des citoyens romains ;
c’est, peu ou prou, la tradition à laquelle se réfère
le nouveau volet de la politique de Pro Helvetia.
Or, il me semblerait heureux, en guise de réponse
volontariste aux milieux conservateurs, d’entendre aussi «peuple» selon la seconde étymologie,
celle provenant de plebs, qui qualifie le peuple
en fonction de critères sociaux.
Dans cette acception-là, le peuple de la Suisse
est constitué de gens modestes dont une large
part d’immigrés. D’où l’opportunité d’introduire –
à la faveur du chantier lancé par la direction de
Pro Helvetia et par-delà la démocratisation de
l’accès à la culture d’art – un peu plus de démocratie culturelle : d’appuyer la culture de groupes minoritaires, défavorisés et des formes non
institutionnelles (théâtre forum, de rue, etc.)
mais sans perdre de vue les critères habituels de
pertinence et de qualité.
Si, une fois ces développements engagés, l’enveloppe budgétaire dont jouit la fondation ne
devait pas s’accroître, alors on pourra convenir
que les milieux de l’art d’avant-garde auront été
dupés et la réaction nécessaire gagnera à se faire
politique. Car, pour une part, la Suisse a la culture
de ses élus. Mais de cela, le cas Hirschhorn nous
aura prévenus.
Mathieu Menghini
Impressum
.....................................................
De l’intimidation…
Une nouvelle crise relaya rapidement la première. Les milieux de la culture traditionnelle,
proches – pour une part importante – de la droite
la plus conservatrice, menaçaient de revendiquer une seconde fondation culturelle entièrement consacrée aux pratiques issues du folklore
national. Naturellement, Pro Helvetia s’en émut :
à choisir entre une maison volontiers happée par
la nouveauté et les marges et une autre couvant
nos pratiques ancestrales d’un regard nostalgique, on devine le parti que prendraient les
Chambres fédérales.
Nous en sommes présentement à l’interprétation de l’épithète «populaire», au choix problématique des critères d’attribution de subventions (qualité, pertinence, professionnalisme,
innovation dans la tradition, reconnaissance des
pairs, écho public, etc.) et – ces deux points élucidés – à la définition du profil des «spécialistes»
devant épauler la fondation dans ce nouveau
champ d’action. Arrêtons-nous sur ce premier
point.
...................................................................................................................
L’exposition irrévérencieuse du plasticien Thomas Hirschhorn au Centre culturel suisse de
Paris avait, on s’en souvient, défrayé la chronique. S’en était suivi un débat sur les relations
entre culture et pouvoir. Avec une conséquence
concrète : la majorité bourgeoise du Parlement
fédéral concrétisa sa mauvaise humeur en
rognant les moyens de la fondation Pro Helvetia.
Responsables de la publication :
Delphine de Stoutz (Carouge) / Mathieu Menghini (Meyrin)
Comité de rédaction :
Vincent Adatte (M) / Jean-Philippe Bauermeister (M) /
Laurence Carducci (M) / Francis Cossu (C) /
Julie Decarroux-Dougoud (M) / Ushanga Élébé (M) / Rita Freda (M) /
Christine-Laure Hirsig (C) / François Jacob (C) /
Yves Laplace (C) / Florent Lézat (C) / Jean Liermier (C) /
Sylvain De Marco (M) / Mathieu Menghini (M) /
Ludivine Oberholzer (M) / Lucie Rihs (C) / Thierry Ruffieux (M) /
Delphine de Stoutz (C)
Secrétariat de rédaction : Camille Dubois (M) /
Correcteurs : Gaëlle Rousset (M) / Florent Lézat (C)
Graphisme : Spirale Communication visuelle / Alain Florey
Impression : Sro-kundig / Tirage : 12 000 exemplaires
Crédits photos
P. 41 (Couverture) Giorgio Skory / P. 93 Archive de la cinémathèque de Berlin /
P. 94 Franziska Bieli / P. 95 Wolf Erlbruch / Pp. 96 + 97 + 99 + 101 Linda Ellia /
P. 103 The tragedy of Hamlet Prince of Denmark gravure Eric Gill /
P. 105 Delphine de Stoutz / Pp. 106 +107 D.R. – Jérôme Bosch / P. 108 Valérie Frey /
P. 109 Yves Laplace / Pp. 110 + 111 Caroline Minjolle / P. 112 Archive de la cinémathèque de Berlin / P. 113 D.R. / P. 115 Archive de la cinémathèque de Berlin /
Pp. 116 + 117 Isabelle Meister / Pp.118 + 119 Renaud Perrin /
Pp. 120 + 121 Patrick Fabre / Pp. 122 + 123 Philippe Delacroix / P. 125 D.R. /
P. 126 + 127 Ramon Senera – Agence CIT’ en scène / Pp. 128 Abisag Tullmann /
Pp. 129 D.R. / Pp. 130 + 131 Marc Vanappelghem / P. 132 D.R. – Caspar David Friedrich /
P. 133 D.R. / P. 134 D.R. / P. 135 La Passerelle de l’Université de Genève /
P. 136 Bibliothèque d’État de Saxe, Dresde / P. 137 D.R. – Lucas Cranach /
P. 138 Claire Besse / P. 140 Elian Bacchini / P. 143 Cédric Pauli /
P. 144 D.R. / P. 145 D.R. / P. 146 + 147 Philippe Christin – TSR / P. 148 Wolf Erlbruch /
P. 149 Marc Vanappelghem / P. 150 D.R.
Le Théâtre de Carouge-Atelier de Genève est subventionné par
la République et Canton de Genève et la Ville de Carouge.
Il est soutenu par la banque Wegelin & Co., la Fondation Leenaards, le Club des 50.
Il collabore avec Unireso, TPG – Transports publics genevois, le Service Culturel Migros-Genève.
Il a comme partenaire Teo Jakob, le Cinéma Bio, le Chat Noir, La Semeuse, la maison Mauler.
Le Théâtre Forum Meyrin est un service de la commune de Meyrin.
Partenaires du Théâtre Forum Meyrin
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