D.R. DOSSIER Le jeu “Voracity Fish” du groupe Genious est dédié à la rééducation du membre supérieur. JEUX VIDÉO QUAND JOUER DEVIENT TRÈS SÉRIEUX Les “serious games” (ou jeux sérieux) sont en pleine expansion dans le domaine de la santé, et ils ont fait leur apparition dans les cabinets comme dans les services de kinésithérapie hospitaliers. De quoi s’agit-il ? Comment ça marche ? À quoi ça sert ? Ka lève le voile. PAR SOPHIE CONRARD est quoi, un jeu sérieux ? En général, il s’agit d’un “jeu vidéo dont le but premier n’est pas le jeu. L’objectif est d’apprendre quelque chose, d’améliorer ou de conserver des capacités… Il ne s’agit pas simplement de faire un score élevé, mais cette dimension ludique reste importante”, explique Antoine Seilles, docteur en informatique et gérant de Naturalpad, une société qui développe des jeux sérieux dans le domaine de la santé et apporte régulièrement C’ 14 / www.kineactu.com / n°1379 / Jeudi 30 octobre 2014 son expertise en la matière à des hôpitaux et professionnels de santé. Parfois, un simple jeu est détourné de sa vocation première et devient un jeu sérieux : c’est le cas de la Wii, par exemple. En rééducation, la plupart des jeux sérieux fonctionnent avec une caméra qui capte les mouvements de chaque partie du corps, avec une précision plus ou moins grande. La prise en main, pour le patient – même âgé – comme pour le kinésithérapeute, est en général aisée, et la séance toujours empreinte du plaisir de jouer. En termes d’investissement financier, “avant l’apparition de la Kinect, cela coûtait assez cher. Aujourd’hui, il suffit d’un ordinateur et d’un capteur de mouvements, soit un coût de quelques milliers d’euros. Cela dit, pour obtenir des mesures plus fines, il vaut mieux utiliser des outils plus perfectionnés… et plus onéreux”, recommande-t-il, la “Rolls de la capture de mouvement” étant selon lui la Bonita commercialisée par Vicon (à partir de 7 900 euros). Les applications sont très nombreuses et diverses, et le marché est loin d’avoir exploré toutes les pistes : rééducation suite à un accident neurovasculaire, neuro-traumatologie, rééducation de la main, activité physique adaptée pour les personnes âgées ou hémiplégiques… Le “Play Research Lab”, spécialisé dans l’étude, le prototypage et l’évaluation des jeux sérieux, évalue actuellement (grâce notamment à un panel de testeurs vivant dans une maison de retraite voisine) un dispositif coréen “conçu pour maintenir en forme les personnes de plus de 75 ans, qui les fait travailler à la fois sur le plan physique et sur le plan cognitif”, cite pour exemple Julian Alvarez, responsable du laboratoire. n Un peu d’histoire Il est délicat de dater précisément l’apparition du premier jeu sérieux. Selon Antoine Seilles, ils ne datent pas d’hier : “Le Monopoly a été inventé dans les années 1930 pour enseigner des rudiments d’économie.” Pour ce qui est des jeux vidéo, “je dirais que cela remonte à 2002, avec le lancement de America’s army, le premier FPS (first person shooter), créé pour inciter les jeunes à s’engager dans l’armée”. Dans le domaine de la rééducation, les jeux sérieux sont “en plein boom” depuis quatre ou cinq ans – ce que confirme Geoffrey Melia, doctorant qui travaille, chez NaturalPad, à la conception de jeux sérieux pour la santé, au travers d’une thèse informatique (il définit et mène la méthode de conception participative des applications et jeux, de la définition des besoins et objectifs jusqu’à la réalisation de prototypes jouables). Mais à ce jour, dans le domaine de la santé, “les applications thérapeutiques restent limitées”, estime-t-il. Et surtout, l’offre est “très hétérogène, selon les origines des concepteurs, le monde dans lequel ils ont l’habitude d’évoluer… Certains jeux sont très basiques, d’autres très élaborés, ou ils mettent l’accent sur un aspect du jeu beaucoup plus que sur les autres”. Par exemple, “un gros fabricant de matériel (bras articulés…) insistera sur la précision des données et la fiabilité de la mesure des mouvements, au détriment – parfois – du graphisme et de la dimension ludique. Au contraire, un spécialiste des jeux vidéo mettra au point un jeu très fonctionnel, au détriment de la précision des mesures”. Le capteur Kinect, couramment proposé aux soignants pour faire fonctionner leurs jeux sérieux, fournira des mesures moins précises que d’autres solutions dédiées, “plus techniques – beaucoup mieux pour le suivi des patients”, apprécie le doctorant de NaturalPad. C’est aussi une question de prix : les mesures seront d’autant plus fiables que le matériel utilisé est “coûteux, élaboré et validé scientifiquement”. Dans le domaine de la santé, on peut distinguer trois générations successives de jeux sérieux, selon Julian Alvarez. “La première, en 2007-2008, portait sur l’entraînement cérébral, avec des jeux comme Happy neurones de SBT, et surtout le Dr Kawashima de Nintendo. Avec la deuxième génération et l’avènement des Wii fit et Wii balance board est apparue la dimension physique. On reste dans une activité d’ordre occupationnel, mais elle peut être bénéfique en complément de certains soins, dans des cas précis et sous la surveillance d’un professionnel de santé. Enfin, aujourd’hui, c’est le règne des appareils qui mesurent votre L’offre est très hétérogène, selon les origines des concepteurs. Certains jeux sont très basiques, d’autres très élaborés, ou ils mettent l’accent sur un aspect du jeu beaucoup plus que sur les autres ANGLAIS OU FRANÇAIS ? Un peu de vocabulaire On parle de “physio-gaming” (c’est le terme consacré à l’international), parfois de “rehab-gaming”, de jeux sérieux ou jeux thérapeutiques, en bon français… Attention : en anglais, le “rehab-gaming” fait plutôt référence à la réinsertion sociale, avec des jeux dédiés à la réinsertion d’anciens délinquants ou consommateurs de drogue – alors qu’en français, “réhabilitation“ est un terme couramment utilisé en kinésithérapie. À ne pas confondre avec le “serious gaming”, qui désigne le processus par lequel un jeu classique est détourné de manière à proposer un but sérieux, qui n’était pas présent à l’origine. Jeudi 30 octobre 2014 / n°1379 / www.kineactu.com / 15 DOSSIER JEUX VIDÉO QUAND JOUER DEVIENT TRÈS SÉRIEUX La vente de capteurs de mouvements dans de grandes enseignes a contribué à l’essor des jeux sérieux. activité physique pendant la journée et peuvent être associés à des jeux. Beaucoup d’objets seront commercialisés entre 2014 et 2015.” À cela, on peut ajouter tous les “jeux à message préventif” contre le tabagisme, l’alcoolisme, les maladies transmises par les moustiques, certaines pathologies chroniques comme le diabète, etc. n La France suit le mouvement En France, on se trouve encore “au stade embryonnaire, mais sur la pente ascendante”, estime Geoffrey Melia. La vente de capteurs de mouvements dans de grandes enseignes (Fnac…) a contribué à l’essor des jeux sérieux. Ils sont “de plus en plus connus dans le milieu de la santé”. Des hôpitaux, des centres de rééducation, des cabinets libéraux s’équipent. Par exemple, la Fondation Hopale de Bercksur-Mer met à disposition de ses neurologues, ergothérapeutes et kinésithérapeutes le projet Rehab-Games, série d’exercices conçus pour l’évaluation et la rééducation des fonctions motrices et cognitives. On assiste de plus en plus régulièrement à des colloques dédiés, comme le très couru congrès “Segamed” (Serious games en médecine et santé), dont la troisième édition aura lieu du 4 au 6 décembre à Nice (rens. : segamed2014.fraim.org), ou encore les “e-virtuoses”, rendezvous européen du jeu sérieux qui prépare sa sixième édition. En mars dernier, l’école de kinésithérapie de Saint-Maurice (Enkre) organisait une conférence sur cette thématique pour “mieux connaître et analyser l’intérêt de ces méthodes fondées sur le jeu mises en œuvre dans la santé, pour la prévention, la rééducation fonctionnelle ou la formation des professionnels de santé”. Les jeux sérieux font, de plus en plus, l’objet de mémoires d’étudiants, en ergonomie notamment. “Mais ils restent relativement méconnus du grand public – qui pourtant connaît bien la Wii de Nintendo. Les gens sont encore surpris lorsqu’un kinésithérapeute leur propose de jouer pendant une séance de rééducation.” Autre signe que les jeux sérieux prennent de l’ampleur en France : “Le nombre d’acteurs – à la fois des start-up et de grands groupes informatiques dotés de filiales santé, qui se sont lancés dans les jeux sérieux il y a quelques années – augmente”, explique Geoffrey Melia. Tous effectuent un important travail de com- BON À SAVOIR Des jeux pour les kinés “Birdy Balloons” et “Crazy Balance” (Genious Healthcare) permettent au kinésithérapeute de choisir quelle zone du corps il souhaite rééduquer. “Hammers and planks” (NaturalPad) peut servir à la fois en proprioception et pour la rééducation du poignet. Il fonctionne avec différentes parties du corps. Le joueur incarne un pirate qui doit récupérer dans les flots de l’or et des planches pour reconstruire son bateau, mais aussi éliminer des ennemis à l’aide d’un canon. Très complet et doté de plusieurs centaines d’exercices différents, “Kinapsys” (RM Ingénierie) permet une prise en charge globale du patient. Le jeu “M’tondos” (e-Mage) est proposé aux entreprises pour la diffusion de bonnes pratiques gestuelles et posturales. Comme son nom l’indique, “MucoPlay” (association Ikare) est dédié à la mucoviscidose. Avec “Plume” (NaturalPad), conçu pour la rééducation du poignet et de l’épaule (bras tendu), le patient plonge dans l’univers japonais de la calligraphie. Il trace une estampe qui se révèle au fil de la séance, tandis que le kinésithérapeute lui indique dans quelles zones il doit travailler. Sans surprise, “Prévi-chute” (Virtualys) est dédié à la prévention des chutes. Il peut être utilisé à la maison par le patient seul, mais aussi au cabinet du kinésithérapeute ou en maison de retraite. Le joueur suit un parcours ponctué d’éléments générateurs de chute qu’il doit repérer et contre lesquels il doit proposer des solutions. “Roger” (Fishing Cactus) permet aux thérapeutes de faire évoluer leurs patients cérébrolésés dans un environnement 3D. “Voracy Fish” (Genious Healthcare) plonge le patient joueur dans un univers marin. Il incarne un poisson qui chasse pour survivre, et doit être guidé à l’aide de mouvements des mains et des bras. Pour la rééducation du rachis, “Zether” (NaturalPad) place le patient aux commandes d’un vaisseau spatial, grâce à des mouvements de la tête. Le kinésithérapeute définit un parcours, avec des points de passage obligés. (liste non exhaustive) 16 / www.kineactu.com / n°1379 / Jeudi 30 octobre 2014 FORMATION DES SOIGNANTS Un secteur à investir D.R. Anesthésiste, le Dr Antonia Blanié est l’une des référentes scientifiques du Centre de simulation “Lab for sims”, implanté en 2004 au sein de la Faculté de médecine Paris Sud. Ce laboratoire propose diverses formations pour les personnels de Un mannequin haute fidélité et la salle de contrôle du “Lab for sims”. santé, et planche actuellement sur un jeu sérieux à l’attention des étudiants en médecine, dont l’objectif est de vérifier qu’ils ont assimilé certaines connaissances enseignées en cours. Quatre critères ont été définis : la durée du jeu, l’ordre des étapes, le débriefing intermédiaire et final, et les points attribués à l’étudiant en fonction de ce qu’il a accompli. “L’objectif est que ce jeu devienne l’équivalent d’un TD à la fac : une trentaine d’étudiants qui joueront ensemble, puis débrieferont avec un enseignant. À terme, si d’autres facultés sont intéressées, nous serions ravis de travailler avec eux. Notre but est d’avoir la banque de données la plus riche possible”, explique le Dr Blanié. Le “Lab for sims” a également répondu à un appel à projets pour les instituts de formation infirmiers (Ifsi), proposant un jeu sur la surveillance d’un patient en salle de chirurgie, après l’opération. Son état se dégrade progressivement, l’infirmière doit repérer les signes d’alerte et réagir de manière appropriée. Ces deux dispositifs d’apprentissage sont très intuitifs et “on se prend très vite au jeu”, avoue le Dr Blanié qui, par ailleurs, “ne joue jamais aux jeux vidéo”. Elle est convaincue qu’ils séduiront “les étudiants d’aujourd’hui, qui sont habitués aux supports numériques et ont tendance à délaisser les cours en amphi”. Attention, précise l’anesthésiste, s’il peut être tentant d’adapter en français certains jeux étrangers – notamment américains –, il est impossible de se contenter de les traduire : “Les médicaments sont différents, ainsi que l’organisation des soins et les compétences de chaque type de soignant.” Par ailleurs, “un jeu médical doit être validé par des experts et concordant avec les recommandations en vigueur – un paramètre essentiel”, insiste-t-elle. munication pour se rendre visibles, et “un nombre croissant de sociétés axées sur la kinésithérapie reposent sur un business model qui tient la route”, analyse Antoine Seilles. n Quel intérêt en rééducation ? Comment évaluer l’efficacité d’un jeu sérieux appliqué à la rééducation ? Un patient peut-il récupérer ou exercer efficacement une fonction grâce à un tel dispositif ? La réponse est liée à plusieurs facteurs, explique Geoffrey Melia : “De nombreuses études montrent que la motivation du patient est un levier fondamental. D’autres ont prouvé que l’immersion dans un environnement virtuel rendait la thérapie plus efficace. Mais il est essentiel que le niveau de difficulté soit adapté à chaque patient, de manière à maintenir un niveau de motivation optimal. Par ailleurs, l’existence d’un feedback visuel favorise la réussite d’un exercice de rééducation, et permet éventuellement de le faire durer plus longtemps.” “Avec un jeu sérieux, il n’y a pas de notion d’échec, ni de risque d’inhibition. Le patient ne rate pas un exercice proposé par son kinésithérapeute. S’il perd une partie, il aura immédiatement envie d’en recommencer une nouvelle !”, ajoute Julian Alvarez. Pour concevoir ses jeux, NaturalPad travaille toujours avec des soignants : médecins, ergothérapeutes, kinésithérapeutes… “Ce sont eux qui disent ce dont ils ont besoin”, insiste Antoine Seilles. Cette société s’est fait un nom avec le jeu Hammers and planks, conçu avec une ergothérapeute qui souhaitait pouvoir proposer à ses patients hémiplégiques un jeu vidéo thérapeutique permettant de récupérer des facultés d’équilibre. Aujourd’hui, elle est à la recherche d’interlocuteurs parmi les kinésithérapeutes – avis à ceux que cela intéresse ! Hors du cabinet du kinésithérapeute, les jeux sérieux peuvent également “faciliter l’autorééducation : si les patients s’amusent en faisant les exercices, ils s’y mettront plus facilement”, ajoute Antoine Seilles. “Et rien n’empêche le kinésithérapeute de faire le point et éventuellement de corriger son patient, une fois par semaine, puisque toutes les données sont enregistrées.” Ainsi le jeu Powder monkey, qui met en scène de petits singes sur un navire, remporte un franc succès chez les grandsparents et leurs petits-enfants, qui peuvent y jouer ensemble (l’un hisse la grand-voile pendant que l’autre fait avancer le bateau, etc.). Pour avoir des éléments scientifiques, plusieurs études cliniques sont en cours dans certains CHU (Montpellier…), ainsi que chez les concepteurs de jeux sérieux et laboratoires de recherche dans ce domaine. “Elles sont essentielles pour le développement des jeux sérieux dans le domaine de la santé”, insiste Julian Alvarez. Sachant que “la clé d’un jeu réussi, c’est son objectif. Si le projet n’est pas clair, vous pouvez laisser tomber !”. n De nombreuses études montrent que la motivation du patient est un levier fondamental Jeudi 30 octobre 2014 / n°1379 / www.kineactu.com / 17