Narration interactive ludique :
les jeunes lecteurs se réapproprient la culture populaire sous forme de persona-fictions
France Vachey
Doctorante en Sciences de l’Information et de la Communication
Laboratoire Irege – Université de Grenoble – IMUS/Annecy
Membre de l’Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines
Mots clés : jeu de rôle en ligne ; role play ; narration interactive ; construction de soi ;
persona-fition.
En produisant une fiction de sa vie, l’Homme évolue dans un entre-deux fantasmatique où se
construit une identité narrative qui lui permet d’être présent à lui-même. Dans le cadre d’un
jeu de rôle en ligne, écrire sur forum le récit d’un personnage imaginé et interprété, sorte de
persona-fiction, c’est, là aussi, se poser comme sujet en construction, vouloir donner à
comprendre, à soi et aux autres, la psychologie de son personnage, avancer dans son histoire,
intégrer les événements, et construire son identité.
1 – Introduction
« A ce moment bien entendu, la poupée ne manque plus à la petite fille.
Kafka lui a donné autre chose à la place, et au bout de ces trois semaines,
les lettres l’ont guérie de son chagrin. Elle a l’histoire, et quand quelqu’un a
la chance de vivre dans une histoire, de vivre dans un monde imaginaire, les
peines de ce monde-ci disparaissent. Tant que l’histoire continue, la réalité
n’existe plus.1 »
Il est un paradigme qui oppose le monde réel, un espace social riche d’interactions et peuplé
d’identités construites grâce à des événements structurant, à un monde virtuel, vaste toile de
données numériques, peuplée d’identités qui n’auraient d’autre réalité que leur présence
pixellisée, avatars sans âme ballotés au gré d’événements et de réseaux sociaux numériques.
Dépasser ce paradigme est le défi que nous nous sommes donné afin de tenter de penser
différemment les relations sociales qui ont cours dans cet espace numérique à multiples
facettes, et peut-être comprendre pourquoi, partout dans le monde, des millions de personnes,
hommes, femmes, jeunes et matures, passent une bonne partie de leur temps libre sur ces
espaces numériques, réseaux, jeux, forums, et dans les communautés associées.
Pour ce faire, nous avons choisi d’interroger les relations sociales des individus dans le cadre
de différents jeux de rôle en ligne, sur forum et dans des mondes persistants. Mais, plutôt que
d’observer les relations entre les Individus-Joueurs, nous avons fait le choix d’observer celles
entre les Personnages Joués, ceux qui, créés par un joueur, prennent vie dans un jeu de role
play au sein d’un espace numérique organisé.
Ce faisant, en interprétant un personnage dans ces jeux de le numériques, en participant à
cette vie sociale numérique codifiée, à ces événements narratifs virtuels proposés par les
autres personnages, en nous intégrant à ces différentes communautés virtuelles, nous avons
alors découvert que nous allions devoir, tout comme les autres personnages, écrire notre récit
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"!#$%&!Auster, Brooklyn Follies, Paris, Livre de Poche, 2005, p.194!
de vie pour construire notre identité fictionnelle de personnage, et donc produire une
autofiction de notre personnage, une sorte de Persona-fiction.
2 – Homo Ludens
« Ils jouent un jeu. Ils jouent à ne pas jouer un jeu. Si je leur montre que je
le vois, je briserai les règles et ils me puniront. Je dois jouer leur jeu, qui
consiste à ne pas voir que je vois le jeu.2 »
De tous temps l’homme a joué, mais jouer était une activité considérée comme futile et
gratuite, sans autre enjeu que symbolique. Il faut attendre Johan Huizanga, en 1938, pour
qu’une première théorie sur le jeu, qui fera date, soit posée. Dans son Essai sur la fonction
sociale du jeu, largement cité et repris par de nombreux auteurs et chercheurs depuis lors,
Johan Huizinga circonscrit la notion de jeu comme «une action ou une activité volontaire,
accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement
consentie mais complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un
sentiment de tension et de joie, et une conscience d’ “être autrement“ que la “vie courante“». 3
Etudiant le sens même du mot jeu, dans une multitude de langues, Johan Huizanga démontre
ainsi comment le jeu est fonction créatrice de culture.
Vingt ans plus tard, Roger Caillois, dans un essai qui lui aussi fera date, propose une
classification des jeux en 4 catégories : l’agôn (la compétition), l’alea (le hasard), la mimicry
(la simulation) et l’ilinx (le vertige). Cette classification des jeux de l’homme n’est pas sans
rappeler celle des jeux chez les animaux - et plus particulièrement les mammifères - l’on
distingue quatre sortes de comportements ludiques : les jeux locomoteurs, les jeux d’objets,
les jeux de prédation et les jeux sociaux, qui servent aussi à intégrer les codes sociaux du
groupe. Mais la différence est de taille dans cette classification animale : s’il y a bien
intégration des comportements sociaux, il n’y a pas conscience d’être autrement, et ne produit
pas de fictionnalisation de soi.
Plusieurs psychanalystes, comme Mélanie Klein, font alors du jeu la base de leur technique
d’analyse de l’enfant, et Donald Winnicot, développant sa théorie sur le jeu, démontre que
« C’est en jouant, et peut-être seulement quand il joue, que l’enfant ou l’adulte est libre de se
montrer créatif et d’utiliser sa personnalité toute entière. C’est seulement en étant créatif que
l’individu découvre le soi. »4
Lieu de médiation sociale, outil de travail, méthode psychothérapeutique, ou même serious
game, le jeu a investi notre sphère quotidienne pour devenir mode de vie. Jouer, aujourd’hui,
c’est donc tout à la fois appartenir à une ou des communautés qui ont leurs règles, c’est se
socialiser, construire son identité, participer à des rituels, inventer de nouvelles formes de
culture, mais c’est aussi prendre du plaisir, prendre des risques, en un mot comme en cent,
vivre et ainsi rejouer son rapport au monde. Car « le jeu est phénomène total. Il intéresse
l’ensemble des activités et des ambitions humaines »5. Le jeu est source d’apprentissage
d’Homme.
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'!Donald D .Laing , Noeuds, Paris, Stock, 1971 (réed°1977), p.17!
3 Johan Huizanga, Homo Ludens, Paris, Ed° Gallimard, 1938, p.51
(!Donald W. Winnicot, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1971, p.110!
)!*+,-.!Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, Folio Essais, 1958, p.337!
Or, « L’homme apprend en voyant et ce qu’il apprend retentit à son tour sur ce qu’il voit.»6,
c’est ainsi qu’est née de l’homme une nouvelle dimension, dite culturelle. Les différents
espaces numériques permettent aujourd’hui à l’homme de construire de toutes pièces la
totalité d’un monde, ce que les biologistes appellent un « biotope ». Or, en créant ce monde,
non seulement il détermine l’organisme qu’il sera, mais il recrée d’autres mondes pour y
évoluer, des espaces sensoriels différents, eux aussi façonnés par la communication, le
langage et donc les interactions sociales, verbales ou écrites, des mondes aujourd’hui
numériques. L’espace du jeu en ligne, l’un des nombreux mondes inscrits sur le net, serait
donc en passe d’être cette nouvelle société dans laquelle l’Homo Sapiens, identifié comme
Homo Ludens depuis l’aube des Temps, peut, tout comme dans la vie elle, se construire et
être.
3 – Homo Fabulator7
« Mais en moi tout recommence, jamais rien n’est joué. Je me détruis dans
l’infinie possibilité de mes semblables : elle anéantit le sens de ce moi. Si
j‘atteints, un instant, l’extrême du possible, peu après, j’aurais fui, je serai
ailleurs.8 »
Le récit confère à notre vie une dimension de sens qu’ignorent les autres animaux et le sens
humain se distingue en cela du sens animal qu’il se construit à partir de récits, d’histoires, de
fictions. Pour Nancy Huston, si nous sommes humains, et pas seulement mammifères
pensants, c’est parce que nous recréons en permanence notre vie, à partir du langage. Parce
que nous sommes, dit-elle, une espèce fabulatrice, la narrativité s’étant développée comme
technique de survie aux incessants pourquoi qui ponctuent notre vie et construisent notre
parcours. « Notre mémoire est une fiction. Cela ne veut pas dire qu’elle est fausse, mais que,
sans qu’on lui demande rien, elle passe son temps à ordonner, à associer, à articuler, à
sélectionner, à exclure, à oublier, c’est à dire à construire, c’est à dire à fabuler. »9
Nous n’existons pas sans la fiction, car la conscience, c’est l’intelligence plus le temps, c’est à
dire la narrativité. Car les humains que nous sommes, se distinguent ainsi des animaux par
leur aptitude à penser, à imaginer, à créer et construire des mondes intérieurs, à produire des
représentations mentales de leurs vies, à les fictionnaliser. Aussi est-il logique que nous
cherchions à vivre, jouer, raconter ces fictions qui nous créent et nous structurent. Aussi
n’est-il pas étonnant que se soit développée, aux confins du conte et du jeu, une pratique de
fictionnalisation de vies imaginées, un mode de narration collaborative, le Jeu de Rôle.
Le Jeu de Rôle, dans sa forme ludique, est un jeu de société les participants sont partie
prenante d’un conte, d’une histoire, vécue oralement. Dans le cadre de ce jeu de simulation,
apparu dans les années 1980, et tiré de wargames, des jeux de plateau et d’action, les joueurs
doivent créer, imaginer, un personnage et le faire évoluer dans un univers imaginaire proposé
par le Maître du Jeu. Le JdR devient, par l’imbrication des différents récits, une fiction
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/!Edward T. Hall, La dimension cachée, Paris, Seuil, 1966 ( Trad°1971), p.19!
7 Nous empruntons cette terminologie à Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino qui en ont
fait le titre d’un livre (voir article de Didier Coste, 2004)
8 Georges Bataille, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1954, p.48
9 Nancy Huston, L’espèce fabulatrice, Arles, Actes Sud, 2008, p.25
interactive dans laquelle chaque joueur intervient, par le biais de son personnage, pour ajouter
sa propre histoire.
Ce faisant, dans le cadre d’une action totalement virtuelle et essentiellement orale, mise en
place à l’aide d’événements scénarisés par le Maître du Jeu, le joueur doit développer un récit,
une fictionnalisation de son personnage et de son parcours. Pour les rôlistes, le JdR est donc
un moyen de vivre une vie imaginaire, en s’intégrant dans un groupe, s’y affirmant, trouvant
sa place, prenant des risques, participant à des événements, éprouvant toutes sortes
d’émotions, bref de vivre sa vie, en toute liberté.
Or, nous dit Laing, psychanalyste, « Tous les hommes sont invisibles les uns aux autres“ » 10
et c’est en se racontant, se dévoilant, qu’il est enfin possible de se rendre visible et se
comprendre. Et ce sont les mots qui nous guident dans cette découverte de l’autre. « En ce qui
touche les hommes, leur existence se lie au langage. Chaque personne imagine, partant
connaît, son existence à l’aide des mots. »11
Devenu JdR « sur table » (pour marquer aujourd’hui sa différence avec le JdR en ligne), le
Jeu de Rôle offre donc à un groupe de personnes de vivre oralement, avec des mots, une
histoire et ainsi de se construire une identité imaginaire personnelle qui s’intègre dans un
monde imaginaire commun et leur permet donc de partager une expérience émotionnelle
propre à toute communauté sociale.
Comme le récit littéraire, le background dans un Jeu de rôle en ligne (c’est à dire le contexte)
fait appel à la plupart de nos mythes fondateurs, contes, histoires réelles, grands drames
connus, références littéraires. Le jeu de rôle sur forum procède donc, lui aussi, de cette
capacité fabulatrice décrite par Nancy Huston, cette fictionnalisation de notre vie pour mieux
la supporter.
Mais créer une fiction et la raconter, et donc en faire une narration, ne procèdent pas de la
même intention que de la faire partager à d’autres dans le cadre d’un jeu de rôle. C’est ainsi
que le Jeu de Rôle sur table, toujours pratiqué en France par plusieurs centaines de milliers de
joueurs12, adolescents et post-adolescents, tend à être supplanté par de nouvelles pratiques sur
le net comme les jeux de rôle sur forum, des espaces où, réunis par dizaines ou centaines, les
joueurs-auteurs peuvent à loisir, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, venir écrire
pour interpréter un personnage, interagir avec d’autres, partager des histoires, dans le cadre de
récits écrits seul ou à plusieurs mains, et ce sur différents forums tant il est vrai que ceux qui
s’adonnent à ce genre de pratique tendent à participer à différents forums, parfois même sur le
même thème.
4 – Une identité narrative
Dans le champ du sujet, la vérité a structure de fiction. Ce Journal
est « fictif ». (…) La belle affaire ! Si l’on voulait tenir la main de
l’innocence il fallait être soi-même bien innocent ! Autrement dit
c’est une autre petite fille qui tenait la place de la première et se
voulait conforme à la psychanalyse, lui fournir les réponses positives
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"0!1&$%2-!3&4-56!$7$589:.+:+4!2-!!"#$%!2-!;$<5,6!=8+>?6!"@A"!B.C-2D"@AAE6!:F@!
""!G-+.,-4!Bataille, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1954, p.99
12 Laurent Trémel parle de quelques 400 000 acheteurs de jeux de rôle » en 1995, spécifiant
que les chiffres ont baissé depuis.
qu’elle attendait, lui donne donner caution de réalité, fût-elle
littéraire !13
Depuis toujours, l’Homme se raconte, produit une histoire qu’il définit comme sienne,
questionnant le fil de sa vie et les événements qui la jalonnent, ceci afin de tâcher d’y trouver
un sens. C’est ainsi qu’il naît à lui même.
Oralement, picturalement, puis « scripturalement », l’Homo Sapiens, aussi connu comme
Homo Ludens, est devenu cet Homo Fabulator qui, pour se construire une identité, produit en
permanence une fiction de sa vie, dans les conversations anodines, les courriers, les journaux
intimes, et aujourd’hui les blogs, les forums, les chats, les « murs », toute cette multitude de
medias aujourd’hui offerts.
Nous faisons tous du récit de vie 14, qu’il soit oral ou écrit. Oral il sera la plupart du temps
structuré comme une histoire, avec un début et une fin, des personnages et des événements.
Ecrit, il pourra prendre la forme d’un fragment, factuel ou fictionnel, ou tenter de donner une
vision complète du récit.
S’ils n’en font pas métier, ceux qui pratiquent cette écriture, secrètement ou pour des lecteurs
potentiels, le font pour garder trace, se raconter, se construire, donner un sens à leur vie,
trouver une cohésion il n’y a qu’une série d’événements dispersés et ainsi, peut-être,
trouver leur place dans le monde qui les entoure. Il s’agit donc là, souvent, d’un projet de
compréhension de soi par le narrateur, d’une tentative d’émancipation personnelle et sociale,
d’une volonté de s’extraire de la confusion environnante pour tenter d’éclairer la complexité
de sa condition humaine.
A partir d’événements transformés, tronqués ou magnifiés, ou simplement rapportés, l’auteur
retrace son histoire, met en forme son expérience et ainsi construit son, une, ou ses identités.
Raconter sa vie en l’écrivant permet donc à l’auteur de se créer un parcours, engageant une
part de lui même et de son rapport au monde, pour se donner un destin individuel. En écrivant
sa vie sur ces médias d’aujourd’hui, chacun construit et reconstruit en permanence sa réalité
personnelle.
Relatant ses travaux sur les rêves éveillés de l’enfant qui l’aident à passer de l’état d’union à
l’état de relation avec la mère, Donald Winnicot, dans son essai sur le jeu, avait déjà en 1951,
mis à jour une aire d’expérience dans lequel évoluerait tout individu. "Nous supposons ici que
l’acceptation de la réalité est une tâche sans fin, et que nul être humain ne parvient à se libérer
de la tension suscitée par la mise en relation de la réalité du dedans et de la réalité du dehors ;
nous supposons aussi que cette tension peut être soulagée par l'existence d’une aire
intermédiaire d'expérience, qui n'est pas contestée (arts, religion etc.)."15
C’est cet entre-deux, cet espace de fantasmatisation, de fabulation, que l’on retrouve dans la
fictionnalisation de soi, une démarche qui consiste à faire de soi un sujet imaginaire en
s’inventant des aventures. Et cette démarche, pour autant qu’elle soit clairement comprise,
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14 Traduction du terme Life History, proposée par un chercheur en Sciences Sociales
(Bertaux, 1977) pour distinguer l’histoire vécue par la personne, du récit qu’elle pouvait en
faire (Sanséau Pierre-Yves, 2005)
")!N+5$&2!QF!Winnicot, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1971, p.47!
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