Or, « L’homme apprend en voyant et ce qu’il apprend retentit à son tour sur ce qu’il voit.»6,
c’est ainsi qu’est née de l’homme une nouvelle dimension, dite culturelle. Les différents
espaces numériques permettent aujourd’hui à l’homme de construire de toutes pièces la
totalité d’un monde, ce que les biologistes appellent un « biotope ». Or, en créant ce monde,
non seulement il détermine l’organisme qu’il sera, mais il recrée d’autres mondes pour y
évoluer, des espaces sensoriels différents, eux aussi façonnés par la communication, le
langage et donc les interactions sociales, verbales ou écrites, des mondes aujourd’hui
numériques. L’espace du jeu en ligne, l’un des nombreux mondes inscrits sur le net, serait
donc en passe d’être cette nouvelle société dans laquelle l’Homo Sapiens, identifié comme
Homo Ludens depuis l’aube des Temps, peut, tout comme dans la vie réelle, se construire et
être.
3 – Homo Fabulator7
« Mais en moi tout recommence, jamais rien n’est joué. Je me détruis dans
l’infinie possibilité de mes semblables : elle anéantit le sens de ce moi. Si
j‘atteints, un instant, l’extrême du possible, peu après, j’aurais fui, je serai
ailleurs.8 »
Le récit confère à notre vie une dimension de sens qu’ignorent les autres animaux et le sens
humain se distingue en cela du sens animal qu’il se construit à partir de récits, d’histoires, de
fictions. Pour Nancy Huston, si nous sommes humains, et pas seulement mammifères
pensants, c’est parce que nous recréons en permanence notre vie, à partir du langage. Parce
que nous sommes, dit-elle, une espèce fabulatrice, la narrativité s’étant développée comme
technique de survie aux incessants pourquoi qui ponctuent notre vie et construisent notre
parcours. « Notre mémoire est une fiction. Cela ne veut pas dire qu’elle est fausse, mais que,
sans qu’on lui demande rien, elle passe son temps à ordonner, à associer, à articuler, à
sélectionner, à exclure, à oublier, c’est à dire à construire, c’est à dire à fabuler. »9
Nous n’existons pas sans la fiction, car la conscience, c’est l’intelligence plus le temps, c’est à
dire la narrativité. Car les humains que nous sommes, se distinguent ainsi des animaux par
leur aptitude à penser, à imaginer, à créer et construire des mondes intérieurs, à produire des
représentations mentales de leurs vies, à les fictionnaliser. Aussi est-il logique que nous
cherchions à vivre, jouer, raconter ces fictions qui nous créent et nous structurent. Aussi
n’est-il pas étonnant que se soit développée, aux confins du conte et du jeu, une pratique de
fictionnalisation de vies imaginées, un mode de narration collaborative, le Jeu de Rôle.
Le Jeu de Rôle, dans sa forme ludique, est un jeu de société où les participants sont partie
prenante d’un conte, d’une histoire, vécue oralement. Dans le cadre de ce jeu de simulation,
apparu dans les années 1980, et tiré de wargames, des jeux de plateau et d’action, les joueurs
doivent créer, imaginer, un personnage et le faire évoluer dans un univers imaginaire proposé
par le Maître du Jeu. Le JdR devient, par l’imbrication des différents récits, une fiction
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
/!Edward T. Hall, La dimension cachée, Paris, Seuil, 1966 ( Trad°1971), p.19!
7 Nous empruntons cette terminologie à Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino qui en ont
fait le titre d’un livre (voir article de Didier Coste, 2004)
8 Georges Bataille, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1954, p.48
9 Nancy Huston, L’espèce fabulatrice, Arles, Actes Sud, 2008, p.25