APRÈS LE 13 NOVEMBRE 2015... TERRORISME ET DROIT(S) Le regard des juristes de Sciences Po Lyon Dossier élaboré par David-André Camous, Albane Geslin, Béatrice Jaluzot, Sophie Papaefthymiou, Karine Roudier, Hélène Surrel Retour au sommaire général II. Réformes envisagées A. La constitutionnalisation de l'état d'urgence L’état d’urgence est déclaré sur le fondement de la loi du 3 avril 1955 (cf. Partie I). Contrairement à l’état de siège qui est constitutionnalisé à l’article 36 du texte de 1958, le régime de l’état d’urgence n’apparaît pas dans la Constitution. Lors de son discours devant le Congrès le lundi 16 novembre 2015, le président Hollande a évoqué la nécessité de réviser la Constitution afin d’y insérer diverses mesures qui permettraient « aux pouvoirs publics d’agir conformément à l’État de droit contre le terrorisme de guerre ». Bien que le contenu exact de cette potentielle 25 ème révision constitutionnelle ne ressorte pas clairement du discours du président, ce dernier a semblé annoncer la possibilité de constitutionnaliser l’état d’urgence ce qui revient à insérer le régime de l’état d’urgence dans un des articles de la Constitution de la Vème République. Le président de la République a évoqué le rapport rendu par la Commission Balladur en 2007 comme base de réflexion de ce projet de révision de la Constitution. Le rapport proposait de « mettre à jour les mécanismes de l’état de siège et de l’état d’urgence » en modifiant l’article 36 pour y insérer l’état d’urgence, et renvoyer à une loi organique le soin de définir ces états de crise. Le rapport concluait alors que « la diversité des menaces potentielles qui pèsent sur la sécurité nationale à l’ère du terrorisme mondialisé justifie le maintien de dispositions d’exception » (p. 20). Ce constat tiré en 2007 est toujours d’actualité. Formellement, la révision devrait ressembler à cela : Article 36 en vigueur L’état de siège est décrété en Conseil des ministres. Article 36 modifié L’état de siège et l’état d’urgence sont décrétés en Conseil des ministres. Sa prorogation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par le Parlement. Leur prorogation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. -1- Une loi organique définit ces régimes et précise leurs conditions d’application. Sortie par paliers : en cas de levée de l’état d’urgence, les mesures exceptionnelles prises précédemment pourraient être maintenues en vigueur pendant six mois, si demeure un risque d'acte de terrorisme Le Président de la République justifie son projet par l’inadaptation des articles 16 et 36 de la Constitution à répondre à une situation telle que celle créée par les attaques du 13 novembre dernier. C’est pourquoi, il serait nécessaire de disposer d’un « autre régime constitutionnel ». Les médias ont révélé à plusieurs reprises qu’une « source gouvernementale » avait indiqué que l’Elysée voulait créer « un régime civil d’état de crise permettant de mettre en œuvre des mesures exceptionnelles, n’apportant à l’exercice des libertés publiques que les restrictions strictement nécessaires à la garantie de la sécurité nationale » (Article sur le site du journal Le Monde, du 16 novembre 2015, « Face au “terrorisme de guerre”, Hollande prône un “autre régime constitutionnel” ». Même version exposée plusieurs fois dans les éditions de la nuit de la chaîne d’information ITélé le 16 novembre au soir et dans les informations du 17 novembre). Au 7 décembre 2015, nous ne disposons pas de nouvelles précisions sur le projet de révision constitutionnelle, qui a été soumis pour avis au Conseil d’État et qui devrait être adopté par le Conseil des ministres le 23 décembre, avant transmission au Sénat et à l'Assemblée nationale. Dans l’attente, nous pouvons nous interroger sur plusieurs points. Le discours présidentiel devant le Congrès est ambigu dans le sens où il est difficile de mesurer le contenu exact de la révision constitutionnelle à venir. Est-ce que le Président souhaite insérer l’état d’urgence au sein de la Constitution – et précisément au sein de l’article 36 – et un quatrième régime d’exception ou « de crise » ou l’état d’urgence serait modifié au moment de sa constitutionnalisation pour devenir ce régime civil d’état de crise ? Si la volonté du président est de créer un quatrième régime d’exception : - l’intérêt de constitutionnaliser l’état d’urgence apparaît très limité puisque les dispositions aujourd’hui en vigueur permettent à ce régime d’exception de remplir la mission pour laquelle il a été pensé. Le seul intérêt que nous percevons serait celui de vouloir offrir la possibilité au Gouvernement de se référer à la présence de ce régime dans le texte constitutionnel pour mieux justifier la restriction des libertés à l’avenir. Et cela est plutôt inquiétant. - quel sera le contenu de ce quatrième régime d’exception ? Sera-t-il spécifiquement destiné à la lutte contre le terrorisme ? Le terrorisme en général ou quelques groupes terroristes en particulier ? - sera-t-il un régime intermédiaire entre le régime ordinaire et le régime d’état d’urgence ? Son application sera-t-elle contenue dans le temps ? - quelles mesures sécuritaires précises seraient autorisées ? Au regard du projet de loi transmis pour avis au Conseil d’État, et dont les médias ont pu se procurer le texte, ceux- -2- ci font état de « l’interconnexion de tous les fichiers – notamment ceux de la Sécurité sociale –, la réforme du régime de la légitime défense pour les policiers, l’injonction faite aux opérateurs téléphoniques de conserver les fadettes pendant deux ans, l'utilisation des IMSI-Catchers, ces valisettes qui permettent d’espionner les portables dans un périmètre donné… » (L. Bredoux, « Ce que Hollande veut changer dans la Constitution », Mediapart, 3 déc. 2015). Selon les réponses à ces questions, nous pouvons légitimement nous demander si le Président n’est pas en train de programmer une mutation officielle de l’état de droit tel que conçu par les constituants. Ce nouveau régime pourrait avoir vocation à inscrire dans la durée une nouvelle conception du rapport sécurité/liberté en faveur de la première, que l’on jugeait hier « extraordinaire » mais qui deviendrait demain notre nouvel « ordinaire ». Beaucoup de questions restent pour l’instant en suspens et la vigilance de tous les citoyens et de mise en cette période sensible. Rappelons que la révision du texte fondamental qu’est la Constitution n’est pas anodine. Elle acte une évolution des valeurs dont l’État se veut le garant. Si toutes les évolutions juridiques de notre société doivent être envisagées aujourd’hui pour être mieux discutées et réfléchies à l’avenir, il nous paraît peu judicieux d’engager une révision de la Constitution en cette période très chargée émotionnellement. En effet, nous pouvons constater combien l’opinion publique, encore sous le choc des attentats, est prête à renoncer à beaucoup d’acquis et combien la classe politique manipule ces problématiques essentielles pour en faire des engagements de campagne électorale. Bibliographie G. AGAMBEN, Etat d’exception, Homo sacer II, Paris, Seuil, 2003. C. CERDA-GUZMAN, « La Constitution : une arme efficace dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ? », Revue Française de Droit Constitutionnel, 2008, n° 73, pp. 41-63. Rapport du Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Vème République, Une Vème République plus démocratique, 29 oct. 2007. Pour comprendre la procédure de révision de la Constitution, nous vous renvoyons à la bibliographie à la suite du descriptif du Cours Fondamental de Droit constitutionnel, 1 ère année, disponible sur le site de l’IEP. Voir également le site du Conseil constitutionnel sur ce point, http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/lesrevisions-constitutionnelles/les-revisions-constitutionnelles.5075.html Revue de presse O. BEAUD, « Il ne faut pas constitutionnaliser l’état d’urgence », Le Monde, 1er déc. 2015. L. BREDOUX, « Ce que Hollande veut changer dans la Constitution », Mediapart, 3 déc. 2015. B. FRANÇOIS, « La réforme constitutionnelle est au mieux inutile, au pire dangereuse », Mediapart, 19 nov. 2015, Les décodeurs, « État d’urgence et article 16 : pourquoi Hollande veut-il réviser la Constitution ? », Le Monde, 16 nov. 2015. -3- J.-B. JACQUIN, D. REVAULT D'ALLONNES, « État d'urgence : l'exception va devenir la règle », Le Monde, 2 déc. 2015. O. TESQUET, « ''Les Français doivent se battre contre le projet d'une énième loi antiterroriste'', Giorgio Agamben », Télérama, 17 nov. 2015. B. Extension de la déchéance de nationalité La thématique de la déchéance de nationalité française est récurrente dans les débats politiques relatifs à la sécurité du territoire français et plus précisément à la lutte contre le terrorisme. Le droit français prévoit déjà la possibilité de déchoir un individu de la nationalité française. Il s’agit donc de comprendre ce que permet le droit en vigueur pour mesurer les réformes proposées. I. - Droit en vigueur La déchéance de nationalité est prévue à l’article 25 du Code civil. 1- Quatre motifs entraînant la déchéance de nationalité Une personne pourra être déchue de la nationalité française si : 1. elle a été condamnée « pour un acte qualifié de crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme » (trahison, espionnage, mouvement insurrectionnel ou atteintes au secret de la défense nationale) ; 2. elle a été condamnée « pour un acte qualifié de crime ou délit prévu et réprimé par le chapitre II du titre III du livre IV du code pénal » (atteintes à l’administration publique commises par des personnes exerçant une fonction publique) ; 3. elle a été condamnée « pour s'être soustrait aux obligations (…) du service national » ; 4. elle s’est livrée « au profit d'un État étranger à des actes incompatibles avec la qualité de Français et préjudiciables aux intérêts de la France ». 2- La déchéance ne peut viser que des binationaux La déchéance de nationalité ne peut viser que certains binationaux, c’est-à-dire les personnes qui ne sont pas nées françaises et qui le sont devenues par acquisition. En effet, l’article 25 du Code civil interdit que cette mesure ne crée des cas d’apatridie. Cela est en conformité avec l’article 15 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 qui précise que « tout individu a droit à une nationalité » et « nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité ». On notera que la France n'est pas partie à la Convention du 31 août 1961 sur la réduction des cas d'apatridie. 3- Délais applicables à la déchéance de nationalité En vertu de l’article 25-1 du Code civil, seules les personnes ayant acquis la nationalité française depuis moins de dix ans peuvent être déchues de celle-ci. Le délai est étendu à quinze ans si la personne a été condamnée pour un acte qualifié de -4- crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme », soit le 1° de l’article 25 du code civil. Enfin, les faits entraînant la déchéance de nationalité doivent avoir été commis avant son acquisition ou dans le délai de dix ou quinze ans après celle-ci. 4- Forme de la déchéance La déchéance est prononcée par décret pris après avis conforme du Conseil d’État. 5- Décision du Conseil constitutionnel Le Conseil constitutionnel a été saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité relative aux articles 25, 1° et 25-1 du code civil. Dans une décision n° 2014-439 QPC du 23 janvier 2015, M. Ahmed S., le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions du code civil étaient conformes à la Constitution. La saisine initiale émanait d'un homme qui avait acquis la nationalité française par déclaration en 2002 et qui avait conservé sa nationalité d’origine. Il avait été condamné en 2013 sur le fondement de l’article 421-2-1 du code pénal à une peine de sept ans d’emprisonnement pour des faits commis entre 2007 et 2010 (participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme). Il a été déchu de la nationalité française par décret du 1 er ministre et du ministre de l’Intérieur en date du 28 mai 2014. Il a contesté cette décision devant le Conseil d’État et au cours de la procédure, a soulevé cette question prioritaire de constitutionnalité. Le requérant reprochait notamment aux articles 25, 1° et 25-1 du code civil de méconnaître le principe d’égalité. Selon lui, ces dispositions feraient naître une différence de traitement entre les Français d’origine et les Français par acquisition. Le Conseil constitutionnel a refusé de reconnaître une atteinte au principe d’égalité. Comme il l’avait déjà affirmé dans sa décision du 16 juillet 1996, le juge constitutionnel a estimé que « le législateur a pu, compte tenu de l'objectif tendant à renforcer la lutte contre le terrorisme, prévoir la possibilité, pendant une durée limitée, pour l'autorité administrative de déchoir de la nationalité française ceux qui l'ont acquise, sans que la différence de traitement qui en résulte viole le principe d'égalité » (consid. 13). On notera que par 5 ordonnances en référé du 20 novembre 2015, le Conseil d’État a refusé de suspendre 5 décrets du Premier ministre ayant déchu de leur nationalité française cinq personnes qui avaient été condamnées pour des actes de terrorisme commis entre 1995 et 2004 (sur le fondement de l'article 421-2-1 du code pénal). Le Conseil d’État justifia son refus de suspension par le fait que les arguments présentés par les requérants n'étaient pas « de nature à faire naître un doute sérieux sur la légalité » des décrets attaqués (CE, ord., 20 nov. 2015, n° 394339 ; CE, ord., 20 nov. 2015, n° 394351 ; CE, ord., 20 nov. 2015, n° 394353 ; CE, ord., 20 nov. 2015, n° 394355 ; CE, ord., 20 nov. 2015, n° 394357). Les décrets demeurent donc applicables jusqu'à ce que le Conseil d'État se prononce définitivement sur leur légalité. II. - Proposition de réforme Invité du journal de 20h sur TF1 le 14 novembre 2015, soit lendemain des attentats, le -5- 1er ministre a annoncé vouloir déchoir de leur nationalité « ceux qui bafouent l’âme de la France ». C’est dans la même logique que le président de la République a repris cette idée dans son discours devant le Congrès, le lundi suivant. La thématique de la déchéance de nationalité française est loin d’être nouvelle. Elle avait déjà agitée la classe politique après les propos de Nicolas Sarkozy lors de son discours de Grenoble, en 2010. Depuis lors, plusieurs propositions de loi ont été déposées afin de déchoir de la nationalité française les individus représentant des menaces pour la sécurité publique. Plus près de nous, la classe politique a relancé la question de savoir si une telle mesure était envisageable pour toutes les personnes parties combattre en Syrie. Les débats n’ont pour l’instant jamais donné lieu à une modification du droit en vigueur. La dernière proposition en date qui prévoyait d’étendre la procédure de déchéance à tout binational arrêté ou identifié portant les armes contre la France (Proposition Loi Meunier – UMP) a été enterrée par la majorité parlementaire, hostile à l’extension de la mesure. Pour autant, force est de constater que l’émotion générée par les événements du 13 novembre dernier pourrait faire changer la position de la majorité. Manuel Valls lui-même, a admis que la question n’était plus « un tabou » (Interview, journal de 20h de TF1, 14 novembre 2015). Le débat est donc relancé au regard des profils des terroristes identifiés et responsables des attaques perpétrées ces dernières années. En effet, plusieurs d’entre eux étaient des binationaux, nés français. C’est pourquoi François Hollande a déclaré devant le Congrès, vouloir modifier la loi afin que des binationaux nés français puissent entrer dans le champ d’application de la mesure de déchéance de nationalité. Le président de la République va donc très loin en ouvrant la possibilité de remettre en cause la nationalité française de personnes nées en France. Rappelons qu’en vertu de l’article 25 du code civil, seules les personnes ayant acquis la nationalité française et non nées françaises, peuvent être déchues de celle-ci. L’extension de la déchéance de nationalité ne sera possible que s’il bénéficie « d’une autre nationalité ». Face à une telle évolution, la question qui se pose est celle de savoir si une modification du droit en vigueur serait efficace. En effet, nous pouvons légitimement nous demander combien de personnes pourraient être visées par la déchéance de nationalité dans sa version modifiée. D’après les études menées par le ministère de l’Intérieur, un certain nombre de personnes partant combattre en Syrie serait de nationalité française. Elles ne pourraient donc être visées par la mesure de déchéance de nationalité. Ensuite, pour que la déchéance de nationalité puisse être envisagée, il faudra que les personnes binationales, nées françaises ou pas, entrent dans une des quatre catégories de motifs justifiant la mise en œuvre de l’article 25 du code civil. Elles devront donc avoir fait l’objet d’une condamnation, ce qui limite encore l’application de la disposition. Au vu des chiffres annoncés (une vingtaine de cas de déchéance de nationalité avant 2007, aucun de 2007 à 2014), la modification du droit en vigueur pourrait avoir un effet plus symbolique qu’effectif. -6- Bibliographie Conseil constitutionnel, n° 96-377 DC du 16 juillet 1996, Loi tendant à renforcer la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l'autorité publique ou chargées d'une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la police judiciaire Conseil constitutionnel, n° 2014-439 QPC du 23 janvier 2015, M. Ahmed S. [déchéance de nationalité] P. LAGARDE, La nationalité française, Dalloz, 4ème éd. 2011. Propositions de loi Proposition de loi de M. Lucas et a., « Déchéance de la nationalité pour tous les djihadistes français », déposée le 11 juin 2014, http://www.assembleenationale.fr/14/dossiers/decheance_nationalite_djihadiste_francais.asp Revue de presse « Cazeneuve annonce la déchéance de nationalité de 5 personnes condamnées pour terrorisme », Le Monde, 6 octobre 2015. S. LAURENT, « Les contradictions de Manuel Valls sur la déchéance de nationalité », Le Monde, 3 juin 2014. Les décodeurs, « Comment Hollande souhaite réformer la loi sur la déchéance de la nationalité », Le Monde, 16 novembre 2015, . C. Interdiction de retour sur le territoire français des binationaux présentant un risque terroriste Dans le même ordre d’idée que l’extension de la déchéance de nationalité, le président de la République a annoncé devant le Congrès vouloir faire en sorte que le droit interdise le retour sur le sol français des binationaux présentant un danger pour l’ordre public. I. - Droit en vigueur Le droit prévoit une interdiction du territoire français (ITF) à l’encontre d’un étranger coupable d’un crime ou d’un délit. Il s’agit d’une sanction prononcée par le juge pénal et non par le pouvoir exécutif. Elle peut être temporaire ou définitive. Un recours peut être introduit pour contester son prononcé. Textes de référence : - peine d’interdiction du territoire français : articles L541-1 à L541-4 ; articles L623-1 à L623-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ; - demande de relèvement d’interdiction : articles 702-1 à 703 du code de procédure pénale. Une ITF ne peut donc être prononcée qu’à l’issue d’une condamnation. -7- II. - Proposition de réforme La réforme annoncée par François Hollande aurait pour effet de permettre le prononcé d’une ITF à l’encontre d’un binational (et non plus d’un étranger). Il faudrait ensuite avoir plus de précision sur ce qu’entend le président de la République par « présentant un risque pour la sécurité nationale ». Veut-il réviser le droit en vigueur pour permettre le prononcé d’une ITF à l’encontre d’un binational déjà condamné pour certains crimes ou délits ou sur le fondement de soupçons de risque pour la sécurité nationale ? Dans l'hypothèse où la réforme parviendrait devant les parlementaires, ill appartiendra au législateur de définir cet élément avec précision, afin que le régime juridique demeure conforme à la protection des droits fondamentaux. Enfin, le président a précisé que cette interdiction pourrait ne pas jouer si la personne se soumet « à un dispositif de contrôle draconien ». Comme l’a confirmé Manuel Valls lors de son discours devant l’Assemblée nationale le 19 novembre 2015, cette nouvelle disposition devrait être insérée dans le projet de révision constitutionnelle : « Cette révision constitutionnelle que nous vous proposerons traitera aussi de la situation des Français qui, par leurs actes, rompent leur lien avec la République. (…) Nous voulons également encadrer très strictement – je profite de cette tribune pour y revenir – le retour en France de ceux partis faire le djihad. Ils posent, s’ils reviennent sur le sol national, une menace de sécurité très grave. Je rappelle que 966 individus sont signalés comme étant allés en Syrie ou en Irak. Si 142 d’entre eux y sont morts, 588 y sont toujours et 247 en sont repartis. Ces chiffres donnent la dimension de la menace. Certains font régulièrement le trajet aller-et-retour. Certains sont des repentis du djihad dont il est difficile de mesurer la sincérité. Nous voulons interdire à ces Français ou résidents en France de revenir sans y être expressément autorisés. Ce dispositif, qui complète ce que nous avons mis en place depuis 2012 – interdiction de sortie du territoire, interdiction de retour des résidents étrangers – suppose de franchir une étape supplémentaire en révisant la Constitution. » Au regard des difficultés pratiques d’empêcher un individu de circuler entre plusieurs pays, la révision sur ce point serait, là encore, plus symbolique qu’efficace. Comme le souligne le 1 er ministre, elle viserait à aller encore plus loin, ce qui selon nous amène à vouloir inscrire durablement dans le texte constitutionnel des dispositions trop spécifiques et qui illustreraient une véritable évolution des valeurs de notre pays. D. Propositions de la Commission d’enquête parlementaire sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation Cette Commission d’enquête, présidée par Noël Mamère, a été constituée à la suite de la mort de Rémi Fraisse, lors des manifestations de Sivens en octobre 2014. Son Rapport fut -8- rendu le 21 mai 2015 et remis à Claude Bartolone le 28 mai 2015. Bien que n’entrant pas directement dans le cadre de l’analyse de l’état d’urgence et de la lutte contre le terrorisme, ce rapport n’en contient pas moins des propositions qui visent à accroître, en temps normal, les pouvoirs de l’administration, à des fins préventives, faisant écho aux mesures adoptées depuis la mise en œuvre de l’état d’urgence, et aux propositions de réformes évoquées. En effet, visant à assurer le maintien de l’ordre lors des manifestations, le rapporteur (le député PS Pascal Popelin) propose d’instaurer une « interdiction administrative de manifester ». Cette interdiction « résulterait d’un arrêté de police administrative qui : – ne pourrait frapper que les individus nominativement condamnés ou connus en tant que casseurs violents (…) ; – consisterait en une interdiction de pénétrer, pendant une durée très précise, au sein d’un périmètre également très déterminé à peine de se rendre coupable d’un délit spécifique devant être défini ; – n’entraînerait pas en lui-même de mesure de rétention administrative ; – devrait être justifié par l’autorité civile par des risques sérieux et manifestes de trouble à l’ordre public ou par la présence d’indices matériels faisant redouter la commission d’une infraction à l’occasion de la manifestation. Une telle mesure, outre son caractère dissuasif pour l’individu frappé d’interdiction, permettrait aux forces de l’ordre constatant la présence de la personne dans le périmètre interdit durant la période concernée de l’interpeller immédiatement en flagrant délit et de la faire garder à vue » (Rapport, p.113). Le rapporteur considère qu’une telle mesure ne serait contraire ni à la Constitution ni à la Convention européenne des droits de l’homme. Pour soutenir cette affirmation, il prend appui sur la décision du Conseil constitutionnel du 18 janvier 1995, relative à la loi n° 9573 du 21 janvier 1995 d’orientation et de programmation relative à la sécurité, décision reconnaissant la constitutionnalité de la “peine complémentaire d’interdiction de manifester” (article 18). Or, au regard de l’interdiction administrative de manifester, la référence à cette décision n’est nullement pertinente puisqu’était en cause une interdiction “complémentaire” à une autre peine et non principale, interdiction prononcée, qui plus est, par le juge pénal et non par une autorité administrative à titre préventif. Le rapporteur prend également pour argument le fait que ce type de mesure existe en Belgique et en Allemagne (Rapport, p.112). Il n'en demeure pas moins que cette interdiction, si elle devait être, en l'état, instaurée, soulèverait un certain nombre d'objections : quelle serait sa compatibilité avec la liberté d'expression ? Que faut-il entendre par « individus (…) connus en tant que casseurs violents » ? Connus par qui ? Sur la base de quels éléments de preuve ? Quels seraient les recours, et devant quelle juridiction, dont bénéficieraient les personnes soumises à cet arrêté ? Le juge administratif, a priori compétent puisque l'acte en cause est un arrêté de police administrative, est-il le mieux à même de protéger les libertés individuelles ? -9- E. La situation des personnes faisant l’objet d’une fiche S Le président Hollande n’a pas ouvertement affirmé vouloir enfermer ou assigner à résidence toutes les personnes faisant l’objet d’une fiche S comme cela avait pu être proposé par d’autres personnages politiques tels que Laurent Wauquiez ou Nicolas Sarkozy. Nous avons cependant décidé d’en dire quelques mots au regard de l’impact que ces propositions ont sur le développement d’une spirale sécuritaire dans notre société. Une fiche S (« S » pour « sûreté de l’État) est une technique de renseignement parmi d’autres, à l’usage des services de renseignement français. Elle vise les personnes pouvant représenter une atteinte à la sûreté de l’État. Face à la variété des atteintes potentielles contre l’État, il existe 16 niveaux de classification au sein du fichier S. Les informations sur ce fichier sont difficiles à obtenir avec précision et pour cause, cette technique étant couverte par le secret défense. D’après les chiffres avancés par les membres du gouvernement ces dernières semaines, il y aurait plus de 10 000 personnes faisant l’objet d’une fiche S dont la moitié pour radicalisation (mais parfois le chiffre de 2 000 à 3 000 a aussi été annoncé). L’essentiel à retenir est qu’il s’agit d’un mécanisme visant à prévenir les futures dérives d’une personne. La fiche S est créée parce que les services ont des doutes sur les activités d’un individu. Reste ensuite à confirmer ces doutes et donc à entreprendre les investigations nécessaires pour confirmer ou infirmer la dangerosité de l’individu. Dans cette optique, les personnes faisant l’objet d’une fiche S l’ignorent afin que leur surveillance puisse être effective. De même, si la surveillance d’une personne ne donne lieu à aucune information cruciale pour la sécurité de l’État, le classement est abandonné. La fiche S est donc un outil de surveillance et non une condamnation judiciaire. La nuance est de taille car les propositions entendues ces derniers mois semblent l’oublier. Que ce soit une assignation à résidence avec port de bracelet électronique ou création de camp ou de centre d’internement, la mesure aura le même effet à savoir restreindre les libertés – dans des proportions très variables – de personnes qui ne présentent peut-être aucun danger pour l’ordre public. Or, le simple fait de les assigner à résidence ou de les placer dans un centre d’internement ne permettra pas d’infirmer le soupçon initial qui a conduit à leur fichage. A l’inverse, si elles représentent une réelle menace, leur rétention aura certes pour effet immédiat de prévenir toute atteinte à l’ordre public mais pour effet secondaire d’exiger des réseaux terroristes qu’ils prévoient des plans de repli mettant en action d’autres individus, non fichés. Outre cette absence d’efficacité opérationnelle, il est encore plus dangereux pour un état de droit de vouloir priver des personnes de leurs libertés en l’absence de toute décision judiciaire. Les mesures aujourd’hui en vigueur, justifiées par un état d’urgence censé être limité dans le temps, laissent déjà entrevoir les premières dérives de restrictions administratives des libertés. Nous pouvons dès lors aisément imaginer le recul que représenteraient de telles restrictions si elles venaient à s’insérer dans notre droit ordinaire. Si la modification de la loi du 3 avril 1955 adoptée le 20 novembre dernier exclut l’hypothèse de création de centre d’internement (maintien de l’alinéa 4 de l’article 6, cf. - 10 - Partie I), la nouvelle rédaction du motif d’assignation à résidence et l’insertion du dernier alinéa de l’article 6 (assignation à résidence avec port de bracelet électronique de personnes condamnées pour actes de terrorisme) constitue un premier pas vers une surveillance généralisée, certes encore une fois limitée à la période de mise en œuvre de l’état d’urgence, mais qui pourrait jouer l’effet d’une démonstration d’une potentielle efficacité auprès d’une opinion publique troublée et en quête de sécurité, pour mieux se pérenniser. Revue de presse G. CLAVEL, « Attentats de Paris : Laurent Wauquiez veut ouvrir des “centres d’internement” et c’est illégal », Huffington post, 14 novembre 2015, Laurent Wauquiez, « L’invité du 7h50 – Léa Salamé », France inter, 17 novembre 2015. 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