APRÈS LE 13 NOVEMBRE 2015... TERRORISME ET DROIT(S) Le

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APRÈS LE 13 NOVEMBRE 2015...
TERRORISME ET DROIT(S)
Le regard des juristes de Sciences Po Lyon
Dossier élaboré par David-André Camous, Albane Geslin, Béatrice Jaluzot, Sophie
Papaefthymiou, Karine Roudier, Hélène Surrel
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II. Réformes envisagées
A. La constitutionnalisation de l'état d'urgence
L’état d’urgence est déclaré sur le fondement de la loi du 3 avril 1955 (cf. Partie I).
Contrairement à l’état de siège qui est constitutionnalisé à l’article 36 du texte de 1958, le
régime de l’état d’urgence n’apparaît pas dans la Constitution.
Lors de son discours devant le Congrès le lundi 16 novembre 2015, le président Hollande a
évoqué la nécessité de réviser la Constitution afin d’y insérer diverses mesures qui
permettraient « aux pouvoirs publics d’agir conformément à l’État de droit contre le
terrorisme de guerre ».
Bien que le contenu exact de cette potentielle 25 ème révision constitutionnelle ne ressorte
pas clairement du discours du président, ce dernier a semblé annoncer la possibilité de
constitutionnaliser l’état d’urgence ce qui revient à insérer le régime de l’état d’urgence
dans un des articles de la Constitution de la Vème République.
Le président de la République a évoqué le rapport rendu par la Commission Balladur en
2007 comme base de réflexion de ce projet de révision de la Constitution. Le rapport
proposait de « mettre à jour les mécanismes de l’état de siège et de l’état d’urgence » en
modifiant l’article 36 pour y insérer l’état d’urgence, et renvoyer à une loi organique le
soin de définir ces états de crise. Le rapport concluait alors que « la diversité des menaces
potentielles qui pèsent sur la sécurité nationale à l’ère du terrorisme mondialisé justifie le
maintien de dispositions d’exception » (p. 20). Ce constat tiré en 2007 est toujours
d’actualité.
Formellement, la révision devrait ressembler à cela :
Article 36 en vigueur
L’état de siège est décrété en Conseil des
ministres.
Article 36 modifié
L’état de siège et l’état d’urgence sont
décrétés en Conseil des ministres.
Sa prorogation au-delà de douze jours ne
peut être autorisée que par le Parlement.
Leur prorogation au-delà de douze jours ne
peut être autorisée que par la loi.
-1-
Une loi organique définit ces régimes et
précise leurs conditions d’application.
Sortie par paliers : en cas de levée de l’état
d’urgence, les mesures exceptionnelles
prises précédemment pourraient être
maintenues en vigueur pendant six mois, si
demeure un risque d'acte de terrorisme
Le Président de la République justifie son projet par l’inadaptation des articles 16 et 36 de
la Constitution à répondre à une situation telle que celle créée par les attaques du 13
novembre dernier. C’est pourquoi, il serait nécessaire de disposer d’un « autre régime
constitutionnel ».
Les médias ont révélé à plusieurs reprises qu’une « source gouvernementale » avait
indiqué que l’Elysée voulait créer « un régime civil d’état de crise permettant de mettre en
œuvre des mesures exceptionnelles, n’apportant à l’exercice des libertés publiques que les
restrictions strictement nécessaires à la garantie de la sécurité nationale » (Article sur le
site du journal Le Monde, du 16 novembre 2015, « Face au “terrorisme de guerre”,
Hollande prône un “autre régime constitutionnel” ». Même version exposée plusieurs fois
dans les éditions de la nuit de la chaîne d’information ITélé le 16 novembre au soir et dans
les informations du 17 novembre).
Au 7 décembre 2015, nous ne disposons pas de nouvelles précisions sur le projet de
révision constitutionnelle, qui a été soumis pour avis au Conseil d’État et qui devrait être
adopté par le Conseil des ministres le 23 décembre, avant transmission au Sénat et à
l'Assemblée nationale.
Dans l’attente, nous pouvons nous interroger sur plusieurs points.
Le discours présidentiel devant le Congrès est ambigu dans le sens où il est difficile de
mesurer le contenu exact de la révision constitutionnelle à venir. Est-ce que le Président
souhaite insérer l’état d’urgence au sein de la Constitution – et précisément au sein de
l’article 36 – et un quatrième régime d’exception ou « de crise » ou l’état d’urgence serait
modifié au moment de sa constitutionnalisation pour devenir ce régime civil d’état de
crise ?
Si la volonté du président est de créer un quatrième régime d’exception :
- l’intérêt de constitutionnaliser l’état d’urgence apparaît très limité puisque les
dispositions aujourd’hui en vigueur permettent à ce régime d’exception de remplir la
mission pour laquelle il a été pensé. Le seul intérêt que nous percevons serait celui de
vouloir offrir la possibilité au Gouvernement de se référer à la présence de ce régime dans
le texte constitutionnel pour mieux justifier la restriction des libertés à l’avenir. Et cela est
plutôt inquiétant.
- quel sera le contenu de ce quatrième régime d’exception ? Sera-t-il spécifiquement
destiné à la lutte contre le terrorisme ? Le terrorisme en général ou quelques groupes
terroristes en particulier ?
- sera-t-il un régime intermédiaire entre le régime ordinaire et le régime d’état d’urgence ?
Son application sera-t-elle contenue dans le temps ?
- quelles mesures sécuritaires précises seraient autorisées ? Au regard du projet de loi
transmis pour avis au Conseil d’État, et dont les médias ont pu se procurer le texte, ceux-
-2-
ci font état de « l’interconnexion de tous les fichiers – notamment ceux de la Sécurité
sociale –, la réforme du régime de la légitime défense pour les policiers, l’injonction faite
aux opérateurs téléphoniques de conserver les fadettes pendant deux ans, l'utilisation des
IMSI-Catchers, ces valisettes qui permettent d’espionner les portables dans un périmètre
donné… » (L. Bredoux, « Ce que Hollande veut changer dans la Constitution », Mediapart,
3 déc. 2015).
Selon les réponses à ces questions, nous pouvons légitimement nous demander si le
Président n’est pas en train de programmer une mutation officielle de l’état de droit tel
que conçu par les constituants. Ce nouveau régime pourrait avoir vocation à inscrire dans
la durée une nouvelle conception du rapport sécurité/liberté en faveur de la première, que
l’on jugeait hier « extraordinaire » mais qui deviendrait demain notre nouvel « ordinaire ».
Beaucoup de questions restent pour l’instant en suspens et la vigilance de tous les
citoyens et de mise en cette période sensible.
Rappelons que la révision du texte fondamental qu’est la Constitution n’est pas anodine.
Elle acte une évolution des valeurs dont l’État se veut le garant. Si toutes les évolutions
juridiques de notre société doivent être envisagées aujourd’hui pour être mieux discutées
et réfléchies à l’avenir, il nous paraît peu judicieux d’engager une révision de la
Constitution en cette période très chargée émotionnellement. En effet, nous pouvons
constater combien l’opinion publique, encore sous le choc des attentats, est prête à
renoncer à beaucoup d’acquis et combien la classe politique manipule ces problématiques
essentielles pour en faire des engagements de campagne électorale.
Bibliographie
G. AGAMBEN, Etat d’exception, Homo sacer II, Paris, Seuil, 2003.
C. CERDA-GUZMAN, « La Constitution : une arme efficace dans le cadre de la lutte contre
le terrorisme ? », Revue Française de Droit Constitutionnel, 2008, n° 73, pp. 41-63.
Rapport du Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage
des institutions de la Vème République, Une Vème République plus démocratique, 29 oct.
2007.
Pour comprendre la procédure de révision de la Constitution, nous vous renvoyons à la
bibliographie à la suite du descriptif du Cours Fondamental de Droit constitutionnel, 1 ère
année, disponible sur le site de l’IEP.
Voir également le site du Conseil constitutionnel sur ce point,
http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/lesrevisions-constitutionnelles/les-revisions-constitutionnelles.5075.html
Revue de presse
O. BEAUD, « Il ne faut pas constitutionnaliser l’état d’urgence », Le Monde, 1er déc. 2015.
L. BREDOUX, « Ce que Hollande veut changer dans la Constitution », Mediapart, 3 déc.
2015.
B. FRANÇOIS, « La réforme constitutionnelle est au mieux inutile, au pire dangereuse »,
Mediapart, 19 nov. 2015,
Les décodeurs, « État d’urgence et article 16 : pourquoi Hollande veut-il réviser la
Constitution ? », Le Monde, 16 nov. 2015.
-3-
J.-B. JACQUIN, D. REVAULT D'ALLONNES, « État d'urgence : l'exception va devenir la règle »,
Le Monde, 2 déc. 2015.
O. TESQUET, « ''Les Français doivent se battre contre le projet d'une énième loi
antiterroriste'', Giorgio Agamben », Télérama, 17 nov. 2015.
B. Extension de la déchéance de nationalité
La thématique de la déchéance de nationalité française est récurrente dans les débats
politiques relatifs à la sécurité du territoire français et plus précisément à la lutte contre le
terrorisme.
Le droit français prévoit déjà la possibilité de déchoir un individu de la nationalité
française. Il s’agit donc de comprendre ce que permet le droit en vigueur pour mesurer les
réformes proposées.
I. - Droit en vigueur
La déchéance de nationalité est prévue à l’article 25 du Code civil.
1- Quatre motifs entraînant la déchéance de nationalité
Une personne pourra être déchue de la nationalité française si :
1. elle a été condamnée « pour un acte qualifié de crime ou délit constituant une atteinte
aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour un crime ou un délit constituant un acte
de terrorisme » (trahison, espionnage, mouvement insurrectionnel ou atteintes au secret
de la défense nationale) ;
2. elle a été condamnée « pour un acte qualifié de crime ou délit prévu et réprimé par le
chapitre II du titre III du livre IV du code pénal » (atteintes à l’administration publique
commises par des personnes exerçant une fonction publique) ;
3. elle a été condamnée « pour s'être soustrait aux obligations (…) du service national » ;
4. elle s’est livrée « au profit d'un État étranger à des actes incompatibles avec la qualité
de Français et préjudiciables aux intérêts de la France ».
2- La déchéance ne peut viser que des binationaux
La déchéance de nationalité ne peut viser que certains binationaux, c’est-à-dire les
personnes qui ne sont pas nées françaises et qui le sont devenues par acquisition. En
effet, l’article 25 du Code civil interdit que cette mesure ne crée des cas d’apatridie.
Cela est en conformité avec l’article 15 de la Déclaration universelle des droits de l’homme
de 1948 qui précise que « tout individu a droit à une nationalité » et « nul ne peut être
arbitrairement privé de sa nationalité ».
On notera que la France n'est pas partie à la Convention du 31 août 1961 sur la réduction
des cas d'apatridie.
3- Délais applicables à la déchéance de nationalité
En vertu de l’article 25-1 du Code civil, seules les personnes ayant acquis la nationalité
française depuis moins de dix ans peuvent être déchues de celle-ci.
Le délai est étendu à quinze ans si la personne a été condamnée pour un acte qualifié de
-4-
crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour un
crime ou un délit constituant un acte de terrorisme », soit le 1° de l’article 25 du code
civil.
Enfin, les faits entraînant la déchéance de nationalité doivent avoir été commis avant son
acquisition ou dans le délai de dix ou quinze ans après celle-ci.
4- Forme de la déchéance
La déchéance est prononcée par décret pris après avis conforme du Conseil d’État.
5- Décision du Conseil constitutionnel
Le Conseil constitutionnel a été saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité
relative aux articles 25, 1° et 25-1 du code civil. Dans une décision n° 2014-439 QPC du 23
janvier 2015, M. Ahmed S., le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions du code
civil étaient conformes à la Constitution.
La saisine initiale émanait d'un homme qui avait acquis la nationalité française par
déclaration en 2002 et qui avait conservé sa nationalité d’origine. Il avait été condamné en
2013 sur le fondement de l’article 421-2-1 du code pénal à une peine de sept ans
d’emprisonnement pour des faits commis entre 2007 et 2010 (participation à une
association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme). Il a été déchu
de la nationalité française par décret du 1 er ministre et du ministre de l’Intérieur en date du
28 mai 2014. Il a contesté cette décision devant le Conseil d’État et au cours de la
procédure, a soulevé cette question prioritaire de constitutionnalité.
Le requérant reprochait notamment aux articles 25, 1° et 25-1 du code civil de
méconnaître le principe d’égalité. Selon lui, ces dispositions feraient naître une différence
de traitement entre les Français d’origine et les Français par acquisition.
Le Conseil constitutionnel a refusé de reconnaître une atteinte au principe d’égalité.
Comme il l’avait déjà affirmé dans sa décision du 16 juillet 1996, le juge constitutionnel a
estimé que « le législateur a pu, compte tenu de l'objectif tendant à renforcer la lutte
contre le terrorisme, prévoir la possibilité, pendant une durée limitée, pour l'autorité
administrative de déchoir de la nationalité française ceux qui l'ont acquise, sans que la
différence de traitement qui en résulte viole le principe d'égalité » (consid. 13).
On notera que par 5 ordonnances en référé du 20 novembre 2015, le Conseil d’État a
refusé de suspendre 5 décrets du Premier ministre ayant déchu de leur nationalité
française cinq personnes qui avaient été condamnées pour des actes de terrorisme
commis entre 1995 et 2004 (sur le fondement de l'article 421-2-1 du code pénal). Le
Conseil d’État justifia son refus de suspension par le fait que les arguments présentés par
les requérants n'étaient pas « de nature à faire naître un doute sérieux sur la légalité » des
décrets attaqués (CE, ord., 20 nov. 2015, n° 394339 ; CE, ord., 20 nov. 2015, n° 394351 ;
CE, ord., 20 nov. 2015, n° 394353 ; CE, ord., 20 nov. 2015, n° 394355 ; CE, ord., 20 nov.
2015, n° 394357). Les décrets demeurent donc applicables jusqu'à ce que le Conseil d'État
se prononce définitivement sur leur légalité.
II. - Proposition de réforme
Invité du journal de 20h sur TF1 le 14 novembre 2015, soit lendemain des attentats, le
-5-
1er ministre a annoncé vouloir déchoir de leur nationalité « ceux qui bafouent l’âme de la
France ». C’est dans la même logique que le président de la République a repris cette idée
dans son discours devant le Congrès, le lundi suivant.
La thématique de la déchéance de nationalité française est loin d’être nouvelle. Elle avait
déjà agitée la classe politique après les propos de Nicolas Sarkozy lors de son discours de
Grenoble, en 2010. Depuis lors, plusieurs propositions de loi ont été déposées afin de
déchoir de la nationalité française les individus représentant des menaces pour la sécurité
publique.
Plus près de nous, la classe politique a relancé la question de savoir si une telle mesure
était envisageable pour toutes les personnes parties combattre en Syrie.
Les débats n’ont pour l’instant jamais donné lieu à une modification du droit en vigueur. La
dernière proposition en date qui prévoyait d’étendre la procédure de déchéance à tout
binational arrêté ou identifié portant les armes contre la France (Proposition Loi Meunier –
UMP) a été enterrée par la majorité parlementaire, hostile à l’extension de la mesure.
Pour autant, force est de constater que l’émotion générée par les événements du 13
novembre dernier pourrait faire changer la position de la majorité. Manuel Valls lui-même,
a admis que la question n’était plus « un tabou » (Interview, journal de 20h de TF1, 14
novembre 2015).
Le débat est donc relancé au regard des profils des terroristes identifiés et responsables
des attaques perpétrées ces dernières années. En effet, plusieurs d’entre eux étaient des
binationaux, nés français.
C’est pourquoi François Hollande a déclaré devant le Congrès, vouloir modifier la loi
afin que des binationaux nés français puissent entrer dans le champ
d’application de la mesure de déchéance de nationalité.
Le président de la République va donc très loin en ouvrant la possibilité de remettre en
cause la nationalité française de personnes nées en France. Rappelons qu’en vertu de
l’article 25 du code civil, seules les personnes ayant acquis la nationalité française et non
nées françaises, peuvent être déchues de celle-ci. L’extension de la déchéance de
nationalité ne sera possible que s’il bénéficie « d’une autre nationalité ».
Face à une telle évolution, la question qui se pose est celle de savoir si une modification du
droit en vigueur serait efficace.
En effet, nous pouvons légitimement nous demander combien de personnes pourraient
être visées par la déchéance de nationalité dans sa version modifiée. D’après les études
menées par le ministère de l’Intérieur, un certain nombre de personnes partant combattre
en Syrie serait de nationalité française. Elles ne pourraient donc être visées par la mesure
de déchéance de nationalité. Ensuite, pour que la déchéance de nationalité puisse être
envisagée, il faudra que les personnes binationales, nées françaises ou pas, entrent dans
une des quatre catégories de motifs justifiant la mise en œuvre de l’article 25 du code
civil. Elles devront donc avoir fait l’objet d’une condamnation, ce qui limite encore
l’application de la disposition.
Au vu des chiffres annoncés (une vingtaine de cas de déchéance de nationalité avant
2007, aucun de 2007 à 2014), la modification du droit en vigueur pourrait avoir un effet
plus symbolique qu’effectif.
-6-
Bibliographie
Conseil constitutionnel, n° 96-377 DC du 16 juillet 1996, Loi tendant à renforcer la
répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l'autorité publique
ou chargées d'une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la
police judiciaire
Conseil constitutionnel, n° 2014-439 QPC du 23 janvier 2015, M. Ahmed S. [déchéance de
nationalité]
P. LAGARDE, La nationalité française, Dalloz, 4ème éd. 2011.
Propositions de loi
Proposition de loi de M. Lucas et a., « Déchéance de la nationalité pour tous les djihadistes
français », déposée le 11 juin 2014, http://www.assembleenationale.fr/14/dossiers/decheance_nationalite_djihadiste_francais.asp
Revue de presse
« Cazeneuve annonce la déchéance de nationalité de 5 personnes condamnées pour
terrorisme », Le Monde, 6 octobre 2015.
S. LAURENT, « Les contradictions de Manuel Valls sur la déchéance de nationalité », Le
Monde, 3 juin 2014.
Les décodeurs, « Comment Hollande souhaite réformer la loi sur la déchéance de la
nationalité », Le Monde, 16 novembre 2015, .
C. Interdiction de retour sur le territoire français des
binationaux présentant un risque terroriste
Dans le même ordre d’idée que l’extension de la déchéance de nationalité, le président de
la République a annoncé devant le Congrès vouloir faire en sorte que le droit interdise le
retour sur le sol français des binationaux présentant un danger pour l’ordre public.
I. - Droit en vigueur
Le droit prévoit une interdiction du territoire français (ITF) à l’encontre d’un étranger
coupable d’un crime ou d’un délit.
Il s’agit d’une sanction prononcée par le juge pénal et non par le pouvoir exécutif. Elle peut
être temporaire ou définitive. Un recours peut être introduit pour contester son prononcé.
Textes de référence :
- peine d’interdiction du territoire français : articles L541-1 à L541-4 ; articles L623-1
à L623-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ;
- demande de relèvement d’interdiction : articles 702-1 à 703 du code de procédure
pénale.
Une ITF ne peut donc être prononcée qu’à l’issue d’une condamnation.
-7-
II. - Proposition de réforme
La réforme annoncée par François Hollande aurait pour effet de permettre le prononcé
d’une ITF à l’encontre d’un binational (et non plus d’un étranger).
Il faudrait ensuite avoir plus de précision sur ce qu’entend le président de la République
par « présentant un risque pour la sécurité nationale ». Veut-il réviser le droit en vigueur
pour permettre le prononcé d’une ITF à l’encontre d’un binational déjà condamné pour
certains crimes ou délits ou sur le fondement de soupçons de risque pour la sécurité
nationale ? Dans l'hypothèse où la réforme parviendrait devant les parlementaires, ill
appartiendra au législateur de définir cet élément avec précision, afin que le régime
juridique demeure conforme à la protection des droits fondamentaux.
Enfin, le président a précisé que cette interdiction pourrait ne pas jouer si la personne se
soumet « à un dispositif de contrôle draconien ».
Comme l’a confirmé Manuel Valls lors de son discours devant l’Assemblée nationale le 19
novembre 2015, cette nouvelle disposition devrait être insérée dans le projet de révision
constitutionnelle :
« Cette révision constitutionnelle que nous vous proposerons traitera aussi de
la situation des Français qui, par leurs actes, rompent leur lien avec la
République. (…)
Nous voulons également encadrer très strictement – je profite de cette tribune
pour y revenir – le retour en France de ceux partis faire le djihad. Ils posent,
s’ils reviennent sur le sol national, une menace de sécurité très grave. Je
rappelle que 966 individus sont signalés comme étant allés en Syrie ou en Irak.
Si 142 d’entre eux y sont morts, 588 y sont toujours et 247 en sont repartis.
Ces chiffres donnent la dimension de la menace. Certains font régulièrement le
trajet aller-et-retour. Certains sont des repentis du djihad dont il est difficile de
mesurer la sincérité.
Nous voulons interdire à ces Français ou résidents en France de revenir sans y
être expressément autorisés.
Ce dispositif, qui complète ce que nous avons mis en place depuis 2012 –
interdiction de sortie du territoire, interdiction de retour des résidents étrangers
– suppose de franchir une étape supplémentaire en révisant la Constitution. »
Au regard des difficultés pratiques d’empêcher un individu de circuler entre
plusieurs pays, la révision sur ce point serait, là encore, plus symbolique
qu’efficace. Comme le souligne le 1 er ministre, elle viserait à aller encore plus
loin, ce qui selon nous amène à vouloir inscrire durablement dans le texte
constitutionnel des dispositions trop spécifiques et qui illustreraient une
véritable évolution des valeurs de notre pays.
D. Propositions de la Commission d’enquête
parlementaire sur les missions et modalités du maintien
de l'ordre républicain dans un contexte de respect des
libertés publiques et du droit de manifestation
Cette Commission d’enquête, présidée par Noël Mamère, a été constituée à la suite de la
mort de Rémi Fraisse, lors des manifestations de Sivens en octobre 2014. Son Rapport fut
-8-
rendu le 21 mai 2015 et remis à Claude Bartolone le 28 mai 2015.
Bien que n’entrant pas directement dans le cadre de l’analyse de l’état d’urgence et de la
lutte contre le terrorisme, ce rapport n’en contient pas moins des propositions qui visent à
accroître, en temps normal, les pouvoirs de l’administration, à des fins préventives, faisant
écho aux mesures adoptées depuis la mise en œuvre de l’état d’urgence, et aux
propositions de réformes évoquées.
En effet, visant à assurer le maintien de l’ordre lors des manifestations, le rapporteur (le
député PS Pascal Popelin) propose d’instaurer une « interdiction administrative de
manifester ».
Cette interdiction « résulterait d’un arrêté de police administrative qui :
– ne pourrait frapper que les individus nominativement condamnés ou connus
en tant que casseurs violents (…) ;
– consisterait en une interdiction de pénétrer, pendant une durée très précise,
au sein d’un périmètre également très déterminé à peine de se rendre
coupable d’un délit spécifique devant être défini ;
– n’entraînerait pas en lui-même de mesure de rétention administrative ;
– devrait être justifié par l’autorité civile par des risques sérieux et manifestes
de trouble à l’ordre public ou par la présence d’indices matériels faisant
redouter la commission d’une infraction à l’occasion de la manifestation.
Une telle mesure, outre son caractère dissuasif pour l’individu frappé
d’interdiction, permettrait aux forces de l’ordre constatant la présence de la
personne dans le périmètre interdit durant la période concernée de l’interpeller
immédiatement en flagrant délit et de la faire garder à vue » (Rapport, p.113).
Le rapporteur considère qu’une telle mesure ne serait contraire ni à la Constitution ni à la
Convention européenne des droits de l’homme. Pour soutenir cette affirmation, il prend
appui sur la décision du Conseil constitutionnel du 18 janvier 1995, relative à la loi n° 9573 du 21 janvier 1995 d’orientation et de programmation relative à la sécurité, décision
reconnaissant la constitutionnalité de la “peine complémentaire d’interdiction de
manifester” (article 18). Or, au regard de l’interdiction administrative de manifester, la
référence à cette décision n’est nullement pertinente puisqu’était en cause une
interdiction “complémentaire” à une autre peine et non principale, interdiction prononcée,
qui plus est, par le juge pénal et non par une autorité administrative à titre préventif.
Le rapporteur prend également pour argument le fait que ce type de mesure existe en
Belgique et en Allemagne (Rapport, p.112).
Il n'en demeure pas moins que cette interdiction, si elle devait être, en l'état, instaurée,
soulèverait un certain nombre d'objections : quelle serait sa compatibilité avec la liberté
d'expression ? Que faut-il entendre par « individus (…) connus en tant que casseurs
violents » ? Connus par qui ? Sur la base de quels éléments de preuve ? Quels seraient les
recours, et devant quelle juridiction, dont bénéficieraient les personnes soumises à cet
arrêté ? Le juge administratif, a priori compétent puisque l'acte en cause est un arrêté de
police administrative, est-il le mieux à même de protéger les libertés individuelles ?
-9-
E. La situation des personnes faisant l’objet d’une
fiche S
Le président Hollande n’a pas ouvertement affirmé vouloir enfermer ou assigner à
résidence toutes les personnes faisant l’objet d’une fiche S comme cela avait pu être
proposé par d’autres personnages politiques tels que Laurent Wauquiez ou Nicolas
Sarkozy.
Nous avons cependant décidé d’en dire quelques mots au regard de l’impact que ces
propositions ont sur le développement d’une spirale sécuritaire dans notre société.
Une fiche S (« S » pour « sûreté de l’État) est une technique de renseignement parmi
d’autres, à l’usage des services de renseignement français. Elle vise les personnes
pouvant représenter une atteinte à la sûreté de l’État. Face à la variété des
atteintes potentielles contre l’État, il existe 16 niveaux de classification au sein du
fichier S.
Les informations sur ce fichier sont difficiles à obtenir avec précision et pour cause, cette
technique étant couverte par le secret défense. D’après les chiffres avancés par les
membres du gouvernement ces dernières semaines, il y aurait plus de 10 000 personnes
faisant l’objet d’une fiche S dont la moitié pour radicalisation (mais parfois le chiffre de
2 000 à 3 000 a aussi été annoncé).
L’essentiel à retenir est qu’il s’agit d’un mécanisme visant à prévenir les futures
dérives d’une personne. La fiche S est créée parce que les services ont des doutes sur
les activités d’un individu. Reste ensuite à confirmer ces doutes et donc à entreprendre les
investigations nécessaires pour confirmer ou infirmer la dangerosité de l’individu. Dans
cette optique, les personnes faisant l’objet d’une fiche S l’ignorent afin que leur
surveillance puisse être effective. De même, si la surveillance d’une personne ne donne
lieu à aucune information cruciale pour la sécurité de l’État, le classement est abandonné.
La fiche S est donc un outil de surveillance et non une condamnation judiciaire. La nuance
est de taille car les propositions entendues ces derniers mois semblent l’oublier.
Que ce soit une assignation à résidence avec port de bracelet électronique ou création de
camp ou de centre d’internement, la mesure aura le même effet à savoir restreindre les
libertés – dans des proportions très variables – de personnes qui ne présentent peut-être
aucun danger pour l’ordre public.
Or, le simple fait de les assigner à résidence ou de les placer dans un centre d’internement
ne permettra pas d’infirmer le soupçon initial qui a conduit à leur fichage. A l’inverse, si
elles représentent une réelle menace, leur rétention aura certes pour effet immédiat de
prévenir toute atteinte à l’ordre public mais pour effet secondaire d’exiger des réseaux
terroristes qu’ils prévoient des plans de repli mettant en action d’autres individus, non
fichés.
Outre cette absence d’efficacité opérationnelle, il est encore plus dangereux pour un état
de droit de vouloir priver des personnes de leurs libertés en l’absence de toute décision
judiciaire.
Les mesures aujourd’hui en vigueur, justifiées par un état d’urgence censé être limité dans
le temps, laissent déjà entrevoir les premières dérives de restrictions administratives des
libertés. Nous pouvons dès lors aisément imaginer le recul que représenteraient de telles
restrictions si elles venaient à s’insérer dans notre droit ordinaire.
Si la modification de la loi du 3 avril 1955 adoptée le 20 novembre dernier exclut
l’hypothèse de création de centre d’internement (maintien de l’alinéa 4 de l’article 6, cf.
- 10 -
Partie I), la nouvelle rédaction du motif d’assignation à résidence et l’insertion du dernier
alinéa de l’article 6 (assignation à résidence avec port de bracelet électronique de
personnes condamnées pour actes de terrorisme) constitue un premier pas vers une
surveillance généralisée, certes encore une fois limitée à la période de mise en œuvre de
l’état d’urgence, mais qui pourrait jouer l’effet d’une démonstration d’une potentielle
efficacité auprès d’une opinion publique troublée et en quête de sécurité, pour mieux se
pérenniser.
Revue de presse
G. CLAVEL, « Attentats de Paris : Laurent Wauquiez veut ouvrir des “centres
d’internement” et c’est illégal », Huffington post, 14 novembre 2015,
Laurent Wauquiez, « L’invité du 7h50 – Léa Salamé », France inter, 17 novembre 2015.
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