Prof. Dr. Lampugnani: Entre programme et ouverture. Cinq modes d

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Entre programme et ouverture
Cinq modes d’emploi personnels pour une planification urbaine contemporaine
Aucune ville ne sera réussie si les tâches qu’elle doit remplir ne sont pas clairement et
suffisamment formulées en d’autres termes: si son «programme» n’est pas adéquat.
Un programme qui ne prévoit que des logements, ou une majorité de logements, crée
des banlieues-dortoir presque toujours tristement laissées à l’abandon pendant la
journée. Un programme qui ne prévoit que de bureaux, ou une majorité de bureaux,
crée des cités-bureaux mortes à la tombée du soir. La ville française de Sarcelles est
emblématique du premier exemple: elle compte au total 200 grands ensembles, qui
ont été construits dans les années 50 et 60 et a occasionné le nom «sarcellite»,
désignant une maladie sociale pouvant être décrite comme un mélange d’aliénation,
de dépression et de décrépitude. Quant à la cité de bureaux, le quartier parisien de La
Défense, avec son environnement urbain glacé fait de tours en verre, peut être est vu
comme son incarnation exemplaire.
Les tâches qu’une ville entend remplir doivent être exprimées et quantifiées dans le
programme: l’habitat et les bureaux dans un rapport équilibré, avec des divisions
selon les revendications, les manières de vivre, les lieux de production. Il faut y
rajouter les fonctions de formation et d’approvisionnement, les loisirs et la mobilité.
Dit autrement: une ville doit comporter des logements pour toutes les couches de
revenus et de niveau social, les places de travail les plus diverses, du bureau jusqu’à
la fabrique, des lieux de prise en charge des enfants, des écoles enfantines, des écoles,
des lieux universitaires, des cliniques, des hôpitaux, des bibliothèques, des musées,
des cinémas, des théâtres, et des opéras, des salles de sport, des stades, des jardins et
des parcs. Des gares, des ports et des aéroports.
Le programme est dicté à l’architecte par le maître d’ouvrage, qu’il soit public ou
privé. Mais l’architecte municipal doit vérifier le programme, en examiner les tenants
et aboutissants et, le cas échéant, le compléter ou le corriger. Et il doit répartir les
fonctions à remplir par la ville de façon à ce qu’elles ne soient pas isolées l’une à côté
de l’autre, mais qu’elles puissent être réalisées ensemble, harmonieusement. L’habitat
et le travail aiment être séparés, mais pas éloignés l’un de l’autre. Les infrastructures
accompagnant les logements peuvent et doivent être mélangées à l’habitat et aux
lieux de travail. C’est la seule manière de garantir des trajets courts, des synergies et
tout ce que l’on associe à l’esprit urbain.
Le programme doit être élaboré en premier lieu. Ce processus requiert autant de
créativité que la projection d’une ville et, finalement, autant de poésie. Naturellement,
un programme se compose aussi de chiffres et de surfaces; naturellement, il se base
aussi sur des analyses et des enquêtes concernant les besoins, mais ces analyses, ces
études, ces surfaces et ces chiffres doivent être interprétés, rassemblés, redistribués et
recombinés de façon créatrice.
Un système de rêves de ville, différenciés et de toute beauté…
Avant qu’il ne devienne une ville, le programme doit être mis en œuvre dans un plan.
Première chose à faire: déterminer les espaces publics. Dans la planification des villes
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de ces dernières décennies, ces derniers ont progressivement perdu en importance. On
leur a alloué ce qui restait après les décisions sur les raccordements et les parcelles
privées. Dans des quartiers marqués par des bâtiments construits pour eux-mêmes, ce
sont les espaces subsistant qui deviennent les lieux publics et qu’il faut, après coup,
tenter d’embellir. C’est le contraire qui devrait être la règle et c’est que ce qu’on le
voit dans tous les projets historiques qui méritent le nom de projets de ville. Dans la
ville antique, on décidait d’abord les espaces ouverts, la plateia, la stenopoi et l’agora
de la ville grecque, les viae, les ambiti et le forum de la ville romaine. Ils étaient
équipés de constructions publiques et de temples, décorés d’œuvres d’art. Après cela,
ce qui restait était réservé aux parcelles privées et celles-ci devaient soumettre leur
dessin à celui de la ville, comme l’élément seul se soumet à la communauté.
Dans les faits, l’espace public est davantage que ce qui est requis pour réaliser les
fonctions de raccordement et de mobilité de la ville, plus qu’un joli supplément pour
les beaux esprits paresseux. Il est aussi bien plus qu’une incitation intelligente à
consommer de façon plus violente, à mieux travailler et à produire de façon plus
ingénieuse. Avant d’être occupé par les technocrates et détourné de façon
commerciale, l’espace urbain était tout simplement le lieu de la res publica, c’est là
qu’elle naissait, qu’elle était inventée, entretenue et administrée.
Car le lieu de naissance de la démocratie moderne n’est pas une forêt ou un parc, ce
n’est pas une villa patricienne ou un cabinet d’avocat, mais un espace urbain: l’agora
d’Athènes. L’histoire politique de notre civilisation a été écrite sur les places de nos
villes.
Les mécanismes de la politique, de la religion, de l’économie et de la culture sont
aujourd’hui plus subtils et plus diffus, mais ils ne peuvent et ne veulent pas renoncer
pour autant aux espaces urbains. De grandes manifestations politiques continuent à
être organisées non seulement à la télévision mais aussi, en première ligne, dans
l’espace urbain. Le papa continue à bénir la foule urbi et orbi sur la place que Le
Bernin a créée pour Alexandre VII. Les grandes banques multinationales continuent
se presser au bord des rues, des allées et esplanades nobles des villes. Des fêtes et des
concerts continuent à avoir lieu sur les places des cathédrales, de marché et des
centres des métropoles européennes (et pas seulement européennes).
Car nous ne voulons pas seulement habiter, acheter, apprendre, travailler et nous
amuser en ville. Nous voulons davantage. Et ce «davantage», David Hume l’a décrit
en 1752 dans son essai «Du raffinement dans les arts»: «Plus ces arts raffinés se
développent, plus les êtres humains deviennent sociables. Ils sont attirés, par groupes,
en ville, aiment absorber le savoir, le distribuer, présenter leur esprit et leurs bonnes
manières, leur bon goût dans la conversation et le style de vie, dans leur habillement
et leur aménagement. Les deux sexes se rencontrent de manière légère et sympathique
et les caractères, tout comme les attitudes des êtres humains, se raffinent au fur et à
mesure.»
Comme les Lumières européennes, dont il fut un des principaux protagonistes, Hume
prône la ville comme un dispositif pour améliorer l’être humain; il découvre le
moteur de ce dispositif dans l’inclination, la passion même, d’«absorber et de
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distribuer le savoir». Pour assouvir cette ambition, la ville doit non seulement se
réserver des espaces publics, mais elle doit aussi les aménager.
Cet aménagement n’obéit à aucune recette. Mais l’histoire de la ville fournit de
nombreux exemples. Les rues, places et parcs grandioses qui ont été créés par le passé
et que nous apprécions encore, nous en apprennent beaucoup sur les relations réussies
entre les bâtiments construits et les processus sociaux. Au fil du temps, ils sont restés
intacts et ont fait leurs preuves. On ne peut pas les imiter, mais on peut en tirer des
leçons. L’histoire de l’architecture urbaine est un réservoir de stratégies qui peuvent
être sollicitées pour répondre aux revendications actuelles.
Interaction des architectures urbaines
Parmi les malentendus les plus catastrophiques qui grèvent l’urbanisme contemporain,
il faut citer l’originalité à tout prix. Tout architecte qui se prépare à projeter et
planifier un coin de ville pense aujourd’hui qu’il doit obéir à une sorte de règle écrite
selon laquelle il doit créer quelque chose de nouveau, oublier tout ce qui a été fait
avant et déclasser tout ce qui est autour de lui. Pis encore: il pense devoir absolument
être différent et agir de façon nouvelle, parce que sinon il courrait le danger de ne pas
être ne serait-ce que perçu, ou même devenir la risée du public qui penserait qu’il
ennuie son monde avec son regard tourné vers le passé.
Cela n’a pas toujours été le cas; cela a même été différent pendant des millénaires.
Ainsi, les lieux publics et les bâtiments publics, sacrés et laïcs, devaient être d’autant
plus particuliers que les bâtiments d’habitation de la ville, soit sa principale substance
architectonique, ne devaient pas l’être. Ces derniers ont été optimisés et standardisés
et ne devaient que peu s’éloigner de la norme mise en place ou née des conditions de
construction et de vie. Au milieu du 18e siècle encore, l’architecte français Pierre Le
Muet, auteur d’un important manuel de construction urbaine («La manière de bien
bastir», 1764) recommandait de construire les nouvelles maisons d’une rue de façon à
ce qu’elles s’ajustes le plus possible à ce qui y était déjà érigé; il recommandait à
ceux qui n’avaient pas vraiment de bonne idée d’architecture de choisir, tout
simplement, un beau bâtiment de la ville et de le copier. Ce qui fut fait, en bien des
endroits, plus ou moins littéralement, et c’est ainsi que la plupart des villes que nous
aimons et admirons se présentent aujourd’hui avec toujours les mêmes maisons ou, au
moins, des bâtiments semblables, qui ne varient que prudemment et parfois avec
virtuosité.
Esquisse, participation et responsabilité
Une nouvelle ville ou un nouveau quartier doivent être projetés avec le plus grand
calme par plusieurs personnes. Dans le cas contraire, le dessin reste mince comme
une maquette fortement agrandie. Mais l’une de ces personnes doit élaborer et
dessiner l’ensemble du plan, dont elle assumera la responsabilité. Une ville doit avoir
un auteur.
Il est indéniable que le programme d’un projet urbain ne peut être formulé que de
façon politique et qu’il lui faut des débats à plusieurs voix. Mais une belle chose ne
naît que lorsqu’on laisse agir quelqu’un dont la compétence et la personnalité
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inspirent confiance. Le bon mot (de Francis Blanche, ndlt), «un chameau, c’est un
cheval dessiné par une commission d’experts» s’applique aussi à l’urbanisme: les
efforts d’un comité auraient consisté à fabriqué un cheval. Admettons-le: toute ville
assez grande est une rencontre de plusieurs diversifications et une addition, parfois
même un collage, de quartiers les plus divers. Mais toute planification, tout quartier,
n’a de valeur que s’ils ont été dessinés par un architecte qui aura conçu son plan seul
et avec une grande liberté. C’est valable pour Priene et pour Milet, pour Berne et pour
Sabbioneta, pour la Rome de Sixte V et Domenico Fontana et pour le Paris de
Napoléon III et de Georges Eugène-Haussmann. Cela vaut pour la Barcelone
d’Ildefonso Cerdà comme pour le sud d’Amsterdam de Hendrik Petrus Berlage.
Ces exemples proviennent toutefois du passé. Aujourd’hui, beaucoup de choses sont
différentes. Il n’y a pas de sujet omnipotent dans la planification urbaine, les moyens
financiers sont insuffisants, les acteurs se déchirent car ils représentent des intérêts
opposés et ils ne se mettent d’accord que sur le plus petit dénominateur commun. La
conscience d’un savoir insuffisant sur la ville et ses lois d’évolution a en outre un
effet paralysant et le changement permanent auquel la ville est soumise donne
l’impression qu’elle est insaisissable. Mais c’est précisément pour ces raisons qu’il
est nécessaire que quelqu’un considère l’ensemble avec courage, voire même témérité
et spontanéité, qu’il y réfléchisse et qu’il trace son chemin au-dessus de bien des
éléments pour donner une forme à la ville.
C’est moins osé que cela n’en a l’air. Si elles ont été conçues de façon robuste, les
villes et ses différentes parties ont bien plus d’effets que ce pour quoi elles ont été
prévues. C’est pourquoi nous continuons à habiter et à travailler volontiers dans les
structures urbaines du passé. Elles ont été construites pour des habitants qui vivaient
très différemment de nous, mais elles ont laissé la marge de manœuvre nécessaire
pour d’autres formes de vie, modernes. Plus encore: la clarté des structures et la
netteté des formes offrent une stabilité à nos vies, qui peuvent dès lors se frotter à ces
formes et à ces structures et se sentir vraiment à la maison.
Planification de l’implanifiable
Le 16 mars 1972, les barres Pruitt-Igoe de St-Louis, dans le Missouri, ont été
détruites moins de 20 ans après leur construction. Les anciens résidents ont fêté
l’événement et l’essayiste Charles Jencks en profita pour annoncer la fin des
modernes et le début du post-modernisme. Cette destruction a été suivie par d’autres
dans les villes des Etats-Unis et d’Europe, touchant principalement des grands
ensembles construits dans les années 60 et 70 dont une grande partie de Sarcelles.
Si ces grands ensembles se sont révélés inappropriés, c’était moins en raison de leur
architecture triste qu’à cause de leur unidimensionnalité et de leur inflexibilité. Il
s’agissait de constructions uniquement dévolues à l’habitat, devenues des banlieues-
dortoirs. Elles contenaient des logements pour les personnes défavorisées, ce qui a
conduit à l’exclusion sociale et à des problèmes. Les casernes locatives du 19e siècle,
avec leurs mauvaises mais conventionnelles constructions et leurs plans à une seule
forme mais neutres, ont pu être transformés sans grands frais pour servir d’autres
objectifs que ceux pour lesquels ils avaient été conçus. Les lotissements d’après-
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guerre, leurs constructions préconçues en béton et leurs plans de logements
sophistiqués, ne le pouvaient pas.
Il faut l’admettre: toute ville est complexe, si complexe qu’elle est relativement
impossible à planifier. Tout programme urbain à la base d’une ville devient, un jour
ou l’autre, obsolète et doit céder la place à de nouveaux besoins. Afin que la ville ne
doive pas à son tour céder sa place, elle doit être robuste et avoir de la souplesse pour
intégrer aussi des formes de vie pour lesquelles elle n’avait pas été prévue ce qui est,
probablement, de toute façon impossible. La ville doit être assez ouverte pour
absorber ce à quoi on n’a pas pensé et ce qui ne pouvait pas être planifié.
Même les plus belles villes ont été conçues différemment de ce à quoi elles
ressemblent aujourd’hui. Barcelone connaît aujourd’hui une forte densité et est
composée en majorité de quartiers complètement bâtis. Cerdà avait imaginé une ville
de jardins, avec des bâtiments à deux étages seulement et des cours intérieures
verdoyantes qui devaient occuper au moins la moitié des surfaces. L’évolution
s’avéra donc très différente de ce qu’il avait pensé et souhaité, mais son plan était en
même temps fort et suffisamment ouvert pour être capable d’intégrer, peu ou prou,
l’évolution qui se déroule indépendamment du plan.
Pour conclure: une ville naît et naît uniquement là où l’intérêt public est décré
comme étant supérieur aux intérêts privés; la ville est une communauté construite. La
politique doit le garantir et, pour cela, user de méthodes peut-être inconfortables et
impopulaires. L’architecte doit aussi imposer des solutions innovantes, échappant à
toutes les tendances de mauvais augure. Ce qui, aujourd’hui, peut sembler
anachronique et original sera probablement, demain, reconnu comme juste et adéquat.
La question déterminante que doivent se poser les urbanistes est la suivante: «Que
diront nos enfants et nos petits-enfants de ce que nous sommes en train de construire?
Nous devrions pouvoir affirmer en toute confiance que nos enfants et petits-enfants
vivront avec plaisir, qu’ils travailleront volontiers et qu’ils profiteront de nombreux
loisirs dans nos nouvelles villes.
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