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Journaliste Vous vous êtes senti trahi, abandonné ? Cela justifie-t-il de jouer les
médecins ? On dit qu’avec cette dernière pièce, vous n’y allez pas de main morte !
Molière Ce ne sont point les médecins mais le ridicule de la médecine.
Journaliste Ah çà ! Vous venez d’en dire du bien, de la médecine. Et pourquoi diable
serait-elle ridicule ?
Molière A regarder les choses en philosophe, je ne vois point de plus plaisante momerie, je
ne vois rien de plus ridicule, qu’un homme qui se veut mêler d’en guérir un autre.
Journaliste Pourtant, vous-même, êtes assez malade à ce que l’on dit. N’avez-vous jamais
souhaité qu’un médecin particulièrement habile vous vînt visiter, comprendre ce dont vous
souffrez et vous prescrire quelque remède ?
Molière Allez, allez, tout cela n’est pas nécessaire ; il suffit de l’habit.
Journaliste Ne me dites pas que vous en êtes encore à cette fable que toute la science du
médecin réside en son habit. Vous avez consulté pour savoir d’où vous pouvaient venir ces
faiblesses dont vous souffrez ?
Molière Les médecins ont raisonné là-dessus comme il faut ; et ils n’ont pas manqué de dire
que cela procédait, qui du cerveau, qui des entrailles, qui de la rate, qui du foie…
Journaliste C’est de là que vient le ressentiment que vous gardez contre eux. Ils vous
semblent incapables de déterminer ce dont vous souffrez. Mais pourquoi ne consentez-vous
point à ce que cette science médicale ait ses faiblesses ? Pourquoi n’admettez-vous pas que
l’on puisse chercher ce dont souffrent les malades ?
Molière Par la raison que les ressorts de notre machine sont des mystères, jusques ici, où les
hommes ne voient goutte ; et que la nature nous a mis au-devant des yeux des voiles trop
épais pour y connaître quelque chose.
Journaliste Et que faut-il faire alors, quand on est malade ?
Molière Rien. Il ne faut que demeurer en repos. La nature elle-même, quand nous la
laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée. C’est notre inquiétude, c’est
notre impatience qui gâte tout ; et presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non
pas de leurs maladies.
Journaliste Voilà une accusation qui est particulièrement grave ! Si je vous suis, les
médecins seraient non seulement impuissants à comprendre ce dont vous souffrez, a fortiori à
le guérir, mais encore vous redouteriez que leurs efforts ne précipitassent votre trépas ?
Molière Un cordonnier, en faisant des souliers, ne saurait gâter un morceau de cuir qu’il
n’en paie les pots cassés ; mais ici l’on peut gâter un homme sans qu’il en coûte rien et c’est
toujours de la faute de celui qui meurt. Enfin, le bon de cette profession est qu’il y a parmi les
morts une honnêteté, une discrétion la plus grande du monde ; et jamais on n’en voit se
plaindre du médecin qui l’a tué.
Journaliste Dans ce qui vous a blessé, il y a aussi la mort du petit Louis, votre fils, mort
l’année même de sa naissance, en 1664. Un temps
Molière Avec douleur J’ai souhaité un fils avec des ardeurs non pareilles ; je l’ai demandé
sans relâche avec des transports incroyables ; et ce fils que j’obtiens en fatiguant le ciel de
mes vœux, est le chagrin et le supplice de cette vie même, dont je croyais qu’il devait être la
joie et la consolation.
Journaliste Ce dut être un chagrin sans exemple, pour vous. Vous êtes-vous cru maudit par
le ciel ?
Molière Désabusé Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes. Un temps
Journaliste Voudriez-vous encore dire quelque chose sur ce sujet ? Silence… Et puis,
au nombre de vos chagrins, il y a Lully. Jean-Baptiste Lully qui a composé la musique de
beaucoup de vos pièces. Lully qui n’a reculé devant aucune intrigue pour vous remplacer
dans la faveur du roi. Un privilège de sa majesté Louis XIV lui accorde le monopole des