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Futurisme 14 : Gino Severini avant la première guerre mondiale
Bernard Dorival, historien de l’art, disait de Severini : « Il fut- et c’est son originalité, voire, sans doute
même, sa grandeur- il fut le pont jeté entre futurisme et cubisme ». Indéniablement son choix de venir vivre à
Paris permit à l’artiste de s’imprégner des us et des coutumes du milieu artistique parisien et des ses tendances
picturales. Est-ce pour cette raison qu’il fut parfois critique vis-à-vis de ses camarades futuristes : « C’est vrai
que mes amis n’étaient pas drôles. A force de discuter entre eux, dans la solitude milanaise, de peinture, d’art
et de tout ce qui s’ensuit, à force de retourner dans tous les sens les mêmes problèmes, ils s’étaient créés une
sorte de dialectique […] qu’ils croyaient formidables et qui était en fait toute tissée de vieux arguments
périmés : dynamisme relatif et dynamisme absolu, subjectivisme et objectivisme, formes concrètes et formes
abstraites, divisionnisme inné, toutes choses propres à tromper et qui, par surcroît, compliquent terriblement
la question de l’art. Picasso avait horreur de ces discours. « A quoi bon tous ces bavardages ? On peint, et
baste ! La peinture est la peinture, on n’a pas besoin de tant d’explications. » Ainsi s’exprimait Picasso en
réponse à leurs arguments en répétant à sa façon ce que disait Cézanne : « Les causeries sur l’art sont presque
inutiles ». Severini poursuit en évoquant sa propre orientation : « Moi, sans donner au « sujet » une
importance absolue, je trouvais agréable et intéressant de prendre les choses qui, dans la vie contemporaine,
m’entouraient et me plaisaient, c’est-à-dire les danseurs, les boîtes de nuit, les bals Tabarin, sujets qui
d’ailleurs avaient aussi plu à Toulouse-Lautrec et à Picasso lui-même ».
Le tableau Danseuses jaunes, v.1911-1912, Cambridge, Harvard University, Fogg Art Museum, est la matrice
plastique des œuvres que le thème de la danse qui emmène Severini jusqu’en 1915 (date à laquelle il propose
une œuvre plus classique, Danseuse, 1915-1916-Chichester, Pallant House Gallery), avec des déclinaisons
futuristes, cubistes et abstraites, soutenues par une étude aiguisée des phénomènes colorés associés à des
formes, rappelant les théories de Robert Delaunay et de Fernand Léger sur la simultanéité des formes et des
couleurs. Danseuse bleue, 1912, Milan, collection Gianni Mattioli, en dépôt à Venise, collection Peggy
Guggenheim, est contemporaine des essais sur papier de la fragmentation de la forme (Formes d’une danseuse
dans la lumière, Danseuse avec paillettes), v.1912, collection particulière) prouvant que Severini est le
« pionnier du divisionnisme de la forme » comme le suggère Christine Borel dans « Severini entre Paris et
Milan », catalogue de l’exposition Severini, Paris, 1911, musée national de l’Orangerie et répondant aux
attentes de Boccioni : « Toute forme porte en soi une aspiration à se compléter par une forme
complémentaire », dans Dynamisme plastique, publié en 1975, Lausanne, L’Âge d’homme. Une autre étude,
Danseuses parmi les tables, 1912, collection particulière, amène à la Danse de l’ours au Moulin-Rouge, 1913,
Paris, musée national d’art moderne. On le voit chercher les équivalents plastiques des émotions et des
vibrations tout en voulant éviter d’être, aux yeux du milieu artistique parisien, le peintre italien futuriste « de
service » « De toute façon, le nombre de tableaux inspirés par le mouvement que j’ai faits montre bien et
affirme mes possibilités dans ce domaine et « inspirés par le mouvement » ne veut pas dire que je voulais
donner l’illusion optique d’une chose ou d’un corps se déplaçant dans l’espace, mon but était de tirer parti de
ces sujets pour réaliser quelque chose d’encore plus nouveau, d’encore plus vivant » et il conclut : « Comme
d’habitude, ce furent les futuristes qui prirent à la lettre cette idée du mouvement ». Commentaires qu’il faut
considérer avec prudence dans la mesure où Severini a peut-être eu envie de réécrire l’histoire de ces années
agitées à la lumière de son orientation ultérieure (Maternité, 1916, Cortone, Museo dell’Academia Etrusca e
della Città di Cortona).
Severini poursuit en 1913 le principe futuriste de représentation du mouvement avec d’autres dessins ou toiles
de Danseuses, parfois anecdotique, Danseuse et tzigane, 1913, collection particulière, mais surtout en
reprenant le la théorie de la compénétration de plans ou de formes et la simultanéité formes/couleurs
l’éloignant de Delaunay qui reste parfois rivé au sujet, L’Equipe de Cardiff, troisième version, janvier 1913,
Paris, musée d’art moderne de la Ville de Paris, qui fut présenté du 19 mars au 18 mai au Salon des
Indépendants. Guillaume Apollinaire, dans l’article « A travers le Salon des Indépendants, publié dans le
numéro du 18 mars 1913 de la revue Montjoie !, écrivit : « Les dernières écoles de peinture y sont
représentées : le cubisme, impressionnisme des formes, et sa dernière tendance, l’Orphisme, peinture pure,
simultanéité. La lumière n’est pas un procédé. Elle nous vient de la sensibilité (l’œil). Sans la sensibilité, aucun
mouvement. Nos yeux sont la sensibiliessentielle entre la nature et notre âme. Notre âme maintient sa vie
dans l’harmonie. L’harmonie ne s’engendre que de la simultanéité les mesures et proportions de la lumière
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arrivent à l’âme, sens suprême de nos yeux. Cette simultanéité seule est la création- le reste n’étant
qu’énumération, contemplation, étude. Cette simultanéité est la vie même. L’école moderne de peinture me
paraît la plus audacieuse qui ait jamais été. Elle a posé la question du beau en soi. […] Il faut aux nouveaux
artistes une beauidéale qui ne soit plus seulement l’expression orgueilleuse de l’espèce, mais l’expression
de l’univers, dans la mesure il s’est humanisé dans la lumière ». Les propos d’Apollinaire auraient pu aussi
bien concerner des œuvres de Severini datant de 1913, contemporaines de la série des Danseuses, dont les
titres sont évocateurs, Expansion de formes-lumières, v.1913-1914, Pays-Bas, Triton Foundation, et Expansion
sphérique de la lumière centripète et centrifuge. Simultanéisme, v.1913-1914, Utica, Munson-William-Proctor
Arts Institute Museum of Arts. Tentation abstraite témoignant de la réflexion de Severini sur la lumière,
l’espace, la durée et le temps, en écho aux théories développées par Henri Bergson dans Matière et mémoire
(1896) et l’Energie créatrice (1907), ouvrages dans lesquels le philosophe compare le temps scientifique et le
temps tel que nous le percevons, et c’est aussi dans l’œuvre de Bergson que l’on trouve les notions de centres
d’énergie, de mouvement centrifuge et de lignes-forces : « Imaginez l’univers fait de centres d’énergie. Les
lignes de force partent dans toutes les directions de chaque centre ». A partir de 1914, et s’appuyant sur la
réflexion sur les centres d’énergie et les lignes-forces, Severini expérimente les analogies plastiques qui
agissent comme des formules mathématiques, par exemple, Mer=Danseuse, 1913, Pays-Bas, Triton
Foundation ou Danseuse+Mer+Voile=Bouquet de fleurs (danseuse), 1914, Collection particulière. « La théorie
des contrastes pouvait encore se développer, surtout en tant que source d’inspiration poétique, du côté des
analogies. Un complémentarisme d’images, utilisé non pas pour rendre plus évidente une image en la
juxtaposant à une image analogue, mais pour en créer une nouvelle, tel était mon but. En un mot, je voulais,
en restant dans l’esprit de la peinture, porter les images au-delà de la métaphore, sur le plan poétique le plus
haut. Je réalisais techniquement ces images avec des formes presque entièrement géométriques et avec les
couleurs du prisme ; chaque forme allait du bleu violet à l’orange ou au rouge à travers les gradations de vert,
de jaune et de jaune orange. Je comprenais ces couleurs comme couleurs-lumières et non comme couleurs-
pigments ».
Parallèlement à la série des Danseuses, Severini travaille sur le paysage parisien : Metro Grande Roue tour
Eiffel, 1912-1913, Cleveland Museum of arts, rappelant ses Souvenirs de voyage, 1910-1911, collection
particulière, et proche, dans sa composition d’un dessin à l’encre de Robert Delaunay, La Tour et la Roue,
v.1912-1913, New York, The Museum of Modern Art. On perçoit des noms de stations de métro, des
voyageurs assis sur les banquettes en bois, le rythme de la ville que l’on retrouve dans Le Nord-Sud, 1912,
Milan Pinacoteca di Brera, ainsi que dans la petite série consacrée aux tramways. En 1914, Severini célèbre
Paris d’une façon différente, Rythme plastique du 14 juillet, 1913, Rovereto, Museo di arte moderna e
contemporanea di Trento-Rovereto, qui est une synthèse dynamique, colorée et lumineuse visant à rendre
l’exaltation de la te nationale qui confine à l’abstraction excepté la zone de lettres et de chiffres CAFE 10. Il
évoque dans ses titres et dans les mots en liberté employés au sein de ses œuvres les idées de Marinetti
développées dans le Manifeste technique de la littérature futuriste du 11 mai 1912 (tract édité en français et en
italien) :
" Il faut détruire la syntaxe en disposant les substantifs de leur naissance
" Il faut envoyer le Verbe à l’Infini
" Il faut abolir l’adjectif
" Il faut abolir l’adverbe
" Chaque substantif doit avoir son double
" Plus de ponctuation
Marinetti recommande l’emploi des signes mathématiques tels = et + (que l’on trouve dans les analogies
plastiques de Severini) puis dans le manifeste Destruction de la syntaxe, l’imagination sans fils et les mots en
liberté, du 11 mai 1913, il souligne la valeur poétique de l’onomatopée, prône la volution typographique
par l’emploi de couleurs, de caractères différents pour un texte, par le jeu de l’italique ou du gras, pour que la
typographique devienne plastique, en pensant sans doute à Mallarmé, en ayant la même démarche
qu’Apollinaire dans ses Calligrammes, et en reprenant les principes du Sonnet pointu d’Edmond Haraucourt,
en 1882.
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