Revue germanique internationale
15 | 2012
Ernst Cassirer
Herbart paradoxal ? La lecture de Cassirer
Carole Maigné
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1306
DOI : 10.4000/rgi.1306
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 6 juin 2012
Pagination : 63-76
ISBN : 978-2-271-07346-4
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Carole Maigné, « Herbart paradoxal ? La lecture de Cassirer », Revue germanique internationale [En
ligne], 15 | 2012, mis en ligne le 06 juin 2015, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://
rgi.revues.org/1306 ; DOI : 10.4000/rgi.1306
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Herbart paradoxal ?
La lecture de Cassirer
Carole Maigné
Si nous n’en avons pas fini avec les systèmes post-kantiens, comme le souligne
avec force Cassirer, nous n’en avons pas fini non plus avec Herbart1. Cette affirma-
tion datée de 1920 n’a pas perdu de son acuité. Encore moins d’ailleurs, puisque
Cassirer considère Herbart comme une figure « paradoxale » de l’histoire de la phi-
losophie2. Il nous semble que ce paradoxe mérite d’être interrogé. Il s’agira donc
bien sûr de confronter la lecture de Cassirer et les textes de Herbart, mais cette inter-
rogation n’évitera pas non plus de se demander si ce n’est pas la conception même de
l’histoire de la philosophie qu’élabore Cassirer qui fonde ce paradoxe. Nous lirons
donc l’histoire de la philosophie de Cassirer non du seul point de vue de Cassirer et
de la cohérence interne de sa reconstruction, mais aussi du point de vue de Herbart
lui-même, inséré dans le schéma cassirérien. Or cela n’implique rien moins que de
réfléchir sur la définition même du postkantisme de Herbart face au néokantisme de
Cassirer et de ce que recouvre le « geste critique » et son historicisation.
À rebours, la lecture de Cassirer apparaît bien paradoxale elle-même. À lire
Cassirer, on a le sentiment que Herbart aurait été moins « paradoxal » s’il avait été
lu selon le prisme de Substance et fonction, où il n’est pas cité, plutôt que selon le
Problème de la connaissance, « les systèmes postkantiens », où il fait l’objet d’un dense
chapitre.
Plus largement, si l’enjeu de Substance et fonction est de relire le xix
e
siècle et
d’y déceler ce qui échappe à la logique traditionnelle afin de penser les bouleversements
imposés par les mathématiques et la logique contemporaine, si donc le mouvement du
siècle consiste à s’arracher définitivement au concept de substance pour un concept
de fonction qui rend la substance inutile, alors Herbart est bien partie prenante de
ce mouvement qui repense de fond en comble l’ontologie.
Dans le Problème de la
connaissance, cette fois-ci lu selon le prisme des « systèmes postkantiens », Herbart
est « paradoxal » : il présente une originalité réelle mais échoue dans le
déploiement
1. E. Cassirer, Le problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes,
tome 3. Les systèmes post-kantiens, Œuvres XVII, Cerf, Paris, 1999, Avant-propos, p. 7.
2. Ibid., chap. V, Herbart, p. 321-347, ici p. 338.
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de son réalisme de l’expérience. Après avoir tant insisté sur sa radicale nouveauté,
sur sa distance prise avec l’idéalisme allemand, Cassirer ramène Herbart à la fin de
son chapitre presque de force à son échec « kantien » : Herbart n’échappe pas à
l’amphibologie des concepts de la réflexion dénoncée dans la Critique de la raison
pure, confondant l’objet pur de l’entendement avec le phénomène3.
Ce désarroi à la lecture de Cassirer ne peut faire l’économie de l’évolution de
sa pensée, le paradoxe herbartien dessinant comme en creux la pensée de Cassirer
en mouvement. Massimo Ferrari, dans sa belle préface à la traduction française,
regroupe les deux premiers volumes du Problème de la connaissance avec Substance
et fonction et le volume 3 de ce même Problème de la connaissance avec la philoso-
phie des formes symboliques : entre ces deux moments du corpus se joue l’élargis-
sement du geste critique s’ouvrant vers la culture et l’objectivation de l’esprit, où
l’esprit prend conscience de lui-même dans ses œuvres. C’est à notre avis dans cet
écart crucial que se joue le cas Herbart, le paradoxe Herbart.
L’enjeu en est la conception même de la raison, à travers la question du deve-
nir de la philosophie kantienne, du devenir du geste critique. Notre hypothèse est
que ce paradoxe propre à l’histoire de la philosophie selon Cassirer, à savoir celle
de Herbart au sein de l’histoire du postkantisme, se dénoue si on lit attentivement
l’introduction de ce volume 3 du Problème de la connaissance : Cassirer insiste sur
l’importance de la Critique de la faculté de juger pour dépasser la Critique de la raison
pure. Or Herbart considère précisément la Critique de la faculté de juger comme
l’œuvre kantienne qui « enterre » la Critique de la raison pure, le geste critique s’y
trahissant lui-même dans un déploiement abusif. Toutefois, le devenir du geste cri-
tique n’y est pas seulement kantien : Cassirer achève son introduction par un réin-
vestissement de Leibniz, et il fait de même à la fin de son chapitre sur Herbart, ce
qui nous invitera à défendre l’idée paradoxale qu’Herbart n’est pas assez kantien, ou
postkantien, car il n’est pas assez leibnizien, ce qui évidemment redéfinit en retour
le « néokantisme » de Cassirer.
1.
Dans son introduction au volume 3 du Problème de la connaissance, Cassirer
insiste sur la postérité complexe que génère la pensée de Kant, mais il envisage cette
postérité comme une fidélité dans la méthode, se cristallisant dans des problèmes,
dont l’intérêt est de ne pas proposer un développement linéaire de Kant, mais au
contraire, une rediscussion incessante de ses propres enjeux4. Il n’est donc pas du
tout anodin que Cassirer ouvre son chapitre sur Herbart en insistant d’abord sur
la « méthode des relations » de ce dernier, méthode qui semble à Cassirer ne pas
s’affranchir de Kant, puisqu’elle reconnaît qu’on ne peut construire une explication
3. E. Kant, Critique de la raison pure, trad. fr. A. Delamarre et F. Marty, Paris, Gallimard, 1980, A
270 - B 326, p. 301.
4. Ibid., Introduction, p. 12.
65Herbart paradoxal ?
de l’expérience dans la reproduction, mais bien dans la construction de concepts.
En ce sens, mais en ce sens seulement, nous verrons ensuite qu’il faut nuancer le
propos, on pourrait dire que Herbart assume la révolution copernicienne, assume la
profonde transformation qui en découle, et de fait, se situe donc dans l’histoire de la
philosophie comme post-kantien, réfléchissant après Kant, et nous allons le voir avec
et contre lui. Cassirer insiste tout aussi fortement sur l’originalité de Herbart face à
l’idéalisme allemand, Herbart nous entrainant sur un terrain philosophique certes
postkantien mais tout à fait nouveau : « la continuité de la pensée spéculative, telle
qu’elle existe indéniablement, en dépit de ce qui peut opposer les résultats auxquels
Fichte, Schelling et Hegel sont individuellement parvenus, se brise ici abruptement :
non seulement les solutions de la philosophie, mais son problème et son concept ne
sont plus du tout les mêmes désormais5. » L’originalité de Herbart est en effet de
reprendre la question de l’ontologie à nouveaux frais, de refuser d’en faire une analy-
tique de l’entendement, et donc d’assumer le passage d’une logique transcendantale
à une doctrine métaphysique de l’être. Contre l’idéalisme, Herbart défend un « réa-
lisme de l’expérience », qui réintroduit la question du donné dans la connaissance.
Il est intéressant de noter que si Herbart n’apparaît pas dans Substance et
Fonction, Wilhelm Moritz Drobisch (1802-1896), son disciple, y est cité deux
fois dans le premier chapitre sur la théorie de la conceptualisation6. La seconde
occurrence nous semble la plus intéressante, car elle installe d’emblée Herbart et
ses disciples dans le mouvement de fond du xixe siècle que dessine Cassirer. Alors
qu’il vient d’expliquer combien la théorie de l’abstraction s’est vue remise en cause,
Cassirer fait référence à des développements « récents » de la logique formelle, dans
lesquels s’inscrit Drobisch. Cassirer cite la Neue Darstellung der Logik (1887)7 qui
consolide la transformation à l’œuvre : « chaque fonction représente une loi univer-
5. Ibid., p. 321.
6. E. Cassirer, Substance et fonction, Paris, Minuit, p. 16 et p. 32-33.
7. Il est à noter que la première édition du texte de Drobisch est bien antérieure aux
développements « récents » qu’évoque Cassirer, car elle date de 1836. C’est un ouvrage qui sera
toutefois considérablement remanié dans ses éditions ultérieures et dont le succès ne s’est pas démenti.
Cassirer se réfère ici à la cinquième édition. Il renvoie à la page 22, il s’agit en fait de la page 23 (du §
19). Le texte de Drobisch peut être consulté sur archiv.org. Pour compléter notre propos, signalons
que Herbart ne définit pas le nombre de manière kantienne comme addition de l’homogène et synthèse
du divers supposant l’intuition du temps (E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., B 182 - A 143),
mais comme un concept, à l’instar de Frege (cf. D. Sullivan, « Frege on the Statement of Number », in
Philosophy and Phenomenological Research, vol. L, n° 3, 1990, p. 595-603). Frege reconnaît d’ailleurs
sa dette à l’égard de Herbart dans le début des Grundlagen zur Arithmetik, se référant explicitement
aux Umriss pädagogischer Vorlesungen (1835) de Herbart (cf. Herbart Sämtliche Werke, X, op. cit, p.
65-196). Sullivan note que ce rapprochement fut déjà mis au jour par E. Husserl dans sa Philosophie
der Arithmetik. En ce sens, le texte de Drobisch daté de 1887 s’inscrit bien dans les développements
« récents » évoqués par Cassirer, ceux des Fondements de l’arithmétique de Frege parus en 1884, et dont
le chapitre sur le nombre dans Substance et fonction discutera les enjeux. Voir aussi Gotffried Gabriel,
« Existenz- und Zahlaussage. Herbart und Frege », in Herbarts Kultursystem, A. Hoeschen und L.
Schneider (dir.), Würzburg, Königshausen und Neumann, 2001, p. 149-162.
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selle qui grâce aux valeurs successives prises par la variable, sous-tend tous les cas
particuliers pour lesquels elle vaut. » Cassirer insiste : « or c’est là un point qui une
fois reconnu ouvre à la logique un champ d’investigation entièrement nouveau. À
la logique du concept générique régi et contrôlé, nous l’avons vu, par le concept de
substance, s’oppose désormais la logique du concept mathématique de fonction. »
Il convient donc de s’arrêter brièvement sur le projet ontologique et épistémo-
logique herbartien. Herbart refuse une théorie de la substance en lui opposant une
ontologie minimale, traquant les hypostases, les réifications ; si son intérêt réside
bien dans son réalisme de l’expérience, Herbart propose un réalisme original, qui
effectivement, peut sembler « paradoxal », ni idéaliste, ni empiriste.
S’il est un acquis de Kant que Herbart reprend à son compte avec force, c’est
bien l’idée que le savoir, définitivement, n’est plus une copie du réel, ou encore
que la similitude entre propriété conceptuelle et sensible, nécessaire depuis Aristote,
devient caduque8. Herbart assume la fin de toute Adequatio rei et intellectus, de toute
coïncidence entre l’être et le savoir9. Et il comprend cette révolution copernicienne,
en assumant ce que Cassirer estime être crucial : la révolution copernicienne n’est
pas un simple renversement de la relation entre sujet et objet, entre connaissance et
objet, mais celle d’une transformation du mode de connaissance lui-même10. C’est
bien pourquoi le philosophe pratique nous dit Herbart un « art de la construction »
(Kunst der Construction)11.
Herbart assume sa filiation avec Kant dans son Allgemeine Metaphysik.
L’avancée décisive de Kant est bien l’interrogation sur le mode de constitution des
objets : « La grande question : comment les objets se constituent-ils pour nous ? a
enfin été soulevée. Alors que l’on présupposait toujours que les choses étaient là
et se faisaient connaître par des prédicats ontologiques, tout penseur conséquent
se trouva à jamais bousculé dans sa quiétude. Auparavant, on prenait les concepts
comme on les trouvait, ainsi que des choses ; maintenant les uns et les autres sont
pour nous, en nous, grâce à nous12. »
Et Cassirer d’ajouter avec acuité :
Herbart considère comme un manque fondamental, que Kant partage encore avec
l’ancienne métaphysique, le fait précisément qu’ils n’appliquent jamais le qualificatif
de donné qu’aux sensations, au lieu de l’appliquer en même temps aux concepts et
aux relations de concepts. Ils parlent des concepts comme si l’on pouvait les faire et les
composer tous arbitrairement à partir de leurs traits caractéristiques, alors qu’il s’agit
précisément de considérer que l’expérience elle-même renferme implicitement en elle
8. Ibid., p. 27.
9. E. Cassirer, Philosophie des formes symboliques, 3, Paris, Minuit, 1972, p. 17.
10. E. Cassirer, Le problème de la connaissance, op. cit, p. 13.
11. J.F. Herbart, Allgemeine Metaphysik, II, § 191, in : Johann Friedrich Herbart’s Sämtliche Werke,
in chronologischer Reihenfolge, Band. 8, Langensalza, 1887-1912, réédition Aalen, Sciencia Verlag, 1964.
12. J.F. Herbart, Allgemeine Metaphysik, I, § 33, in : Johann Friedrich Herbart’s Sämtliche Werke, in
chronologischer Reihenfolge, Band. 7, Langensalza, 1887-1912, réédition Aalen, Sciencia Verlag, 1964.
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