65Herbart paradoxal ?
de l’expérience dans la reproduction, mais bien dans la construction de concepts.
En ce sens, mais en ce sens seulement, nous verrons ensuite qu’il faut nuancer le
propos, on pourrait dire que Herbart assume la révolution copernicienne, assume la
profonde transformation qui en découle, et de fait, se situe donc dans l’histoire de la
philosophie comme post-kantien, réfléchissant après Kant, et nous allons le voir avec
et contre lui. Cassirer insiste tout aussi fortement sur l’originalité de Herbart face à
l’idéalisme allemand, Herbart nous entrainant sur un terrain philosophique certes
postkantien mais tout à fait nouveau : « la continuité de la pensée spéculative, telle
qu’elle existe indéniablement, en dépit de ce qui peut opposer les résultats auxquels
Fichte, Schelling et Hegel sont individuellement parvenus, se brise ici abruptement :
non seulement les solutions de la philosophie, mais son problème et son concept ne
sont plus du tout les mêmes désormais5. » L’originalité de Herbart est en effet de
reprendre la question de l’ontologie à nouveaux frais, de refuser d’en faire une analy-
tique de l’entendement, et donc d’assumer le passage d’une logique transcendantale
à une doctrine métaphysique de l’être. Contre l’idéalisme, Herbart défend un « réa-
lisme de l’expérience », qui réintroduit la question du donné dans la connaissance.
Il est intéressant de noter que si Herbart n’apparaît pas dans Substance et
Fonction, Wilhelm Moritz Drobisch (1802-1896), son disciple, y est cité deux
fois dans le premier chapitre sur la théorie de la conceptualisation6. La seconde
occurrence nous semble la plus intéressante, car elle installe d’emblée Herbart et
ses disciples dans le mouvement de fond du xixe siècle que dessine Cassirer. Alors
qu’il vient d’expliquer combien la théorie de l’abstraction s’est vue remise en cause,
Cassirer fait référence à des développements « récents » de la logique formelle, dans
lesquels s’inscrit Drobisch. Cassirer cite la Neue Darstellung der Logik (1887)7 qui
consolide la transformation à l’œuvre : « chaque fonction représente une loi univer-
5. Ibid., p. 321.
6. E. Cassirer, Substance et fonction, Paris, Minuit, p. 16 et p. 32-33.
7. Il est à noter que la première édition du texte de Drobisch est bien antérieure aux
développements « récents » qu’évoque Cassirer, car elle date de 1836. C’est un ouvrage qui sera
toutefois considérablement remanié dans ses éditions ultérieures et dont le succès ne s’est pas démenti.
Cassirer se réfère ici à la cinquième édition. Il renvoie à la page 22, il s’agit en fait de la page 23 (du §
19). Le texte de Drobisch peut être consulté sur archiv.org. Pour compléter notre propos, signalons
que Herbart ne définit pas le nombre de manière kantienne comme addition de l’homogène et synthèse
du divers supposant l’intuition du temps (E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., B 182 - A 143),
mais comme un concept, à l’instar de Frege (cf. D. Sullivan, « Frege on the Statement of Number », in
Philosophy and Phenomenological Research, vol. L, n° 3, 1990, p. 595-603). Frege reconnaît d’ailleurs
sa dette à l’égard de Herbart dans le début des Grundlagen zur Arithmetik, se référant explicitement
aux Umriss pädagogischer Vorlesungen (1835) de Herbart (cf. Herbart Sämtliche Werke, X, op. cit, p.
65-196). Sullivan note que ce rapprochement fut déjà mis au jour par E. Husserl dans sa Philosophie
der Arithmetik. En ce sens, le texte de Drobisch daté de 1887 s’inscrit bien dans les développements
« récents » évoqués par Cassirer, ceux des Fondements de l’arithmétique de Frege parus en 1884, et dont
le chapitre sur le nombre dans Substance et fonction discutera les enjeux. Voir aussi Gotffried Gabriel,
« Existenz- und Zahlaussage. Herbart und Frege », in Herbarts Kultursystem, A. Hoeschen und L.
Schneider (dir.), Würzburg, Königshausen und Neumann, 2001, p. 149-162.