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UN CHEVALIER CONTRE LES FUREURS DU MONDE
ANDRÉ DÉSILETS
L’ŒUVRE CHOC
DE JEAN BRUN
«Ainsi Jean Brun présente une œuvre choc, une œuvre qui ne
devrait laisser personne indifférent. Face à l’histoire de la pensée,
il procède à un véritable « décapage spirituel » où la verdeur du
style exprime une générosité que notre monde a presque perdu de
vue. (...) Penseur chrétien, il rappelle que l’existence est une tension entre ce que l’homme est et ce que l’homme n’est pas, tension
qui demeure par-delà les synthèses dialectiques ou historiques. Au
fond, son œuvre procède d’une histoire invisible au sein de laquelle
le point d’interrogation du « Qui suis-je ? » s’ouvre sur une prière
qui ne relève ni de la spéculation ni de l’action. “ Dieu et le
Christ, commente Jean Brun, restent sans définition”. »
STRIX
AMERICANIS
COLLECTION FEUILLES VOLANTES
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DU MÊME AUTEUR
Léon Chestov : des paradoxes de la philosophie,
Éditions du Beffroi, Québec, 1984
René Guénon : index-bibliographie,
Presses de l’Université Laval, Québec, 1977
Les tensions de l’errance,
Presses de l’Université Laval, Québec, 2001
Les Imprimables de Strix Americanis
Collection Feuilles volantes.
www.strixamericanis.ca
COPYRIGHT © ANDRÉ DÉSILETS ET STRIX AMERICANIS 2006
DATE DE PARUTION : 21 FÉVRIER 2006
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Garde ton esprit en enfer,
mais ne désespère pas.
Silouane de l’Athos
Il n’y a pas si longtemps, un ami me confiait que le marxisme
demeurait encore très populaire dans les milieux dits intellectuels
du Québec. Je vous avoue que, devant ce genre de discours, j’étais
plutôt sceptique. Mais, comme j’aurais dû le savoir, les sceptiques
sont souvent confondus. Quelques semaines plus tard, alors que
j’écoutais un débat télévisé, quatre éminents professeurs de philosophie de Montréal se mettaient à l’unisson pour confesser leur tristesse devant la chute du mur de Berlin. Car, disaient-ils, cette chute
symbolise avant tout l’échec du marxisme alors que celui-ci représente, du moins jusqu’à aujourd’hui, la seule alternative valable
pour maintenir et développer nos idéaux de liberté, d’égalité et de
fraternité, le seul système capable de réenchanter le monde.
Je croyais entendre à nouveau Jean-Paul Sartre qui, après
avoir reconnu que sa propre pensée ne lui permettait pas de construire quelque chose, empruntait les lunettes marxistes pour mieux
donner suite à ses fantasmes et rejoindre ainsi la cohorte des
« idiots utiles » dont parlait Lénine, un grand connaisseur en
cette matière. La religion du « gros animal » social est toujours
d’actualité. Mais pour la pratiquer vraiment, il faut commencer
par s’attaquer à tous ceux qui refusent d’emboîter le pas. Sartre
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1) M.A. Burnier,
« Sartre parle des
Maos » in Actuel,
1973, p. 76.
2) Jean-François
Revel, Mémoires,
Le voleur dans la
maison vide, Paris,
Plon, 1997, p. 395.
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l’avait compris et c’est pourquoi il est devenu l’un des plus
chauds partisans de la peine de mort politique. Avec l’aide
de Marx, ses travaux de radioscopie sociale ne pouvaient
le tromper. « Un régime révolutionnaire, disait-il, doit
se débarrasser d’un certain nombre d’individus qui le
menacent. »1 Et dans cette perspective, l’auteur de L’Être
et le Néant ne voyait pas d’autres moyens que la mort puisqu’on
peut toujours sortir d’une prison.
Encore une fois, la liberté proclamée par le père de l’existentialisme devient vite ce au nom de quoi on étouffe les libertés, on
commet des crimes, on assassine. Comme le signalait déjà
Alexandre Herzen, cet immense écrivain politique du
XIXe siècle, les nouveaux libérateurs ressemblent étrangement aux inquisiteurs du passé. Au XXe siècle, les exemples ne manquent pas pour confirmer, au-delà de tout
ce qu’on aurait pu imaginer, les funestes observations de
Herzen. Aujourd’hui, Jean-François Revel rappelle dans
ses Mémoires2 que le problème qui refait surface avec Sartre, « ce
n’est pas seulement celui des aberrations d’un homme, c’est
celui de toute une culture ».
Or existe-il un auteur qui ait réuni, sur ce sujet, une documentation aussi vaste et variée que Jean Brun ? Existe-t-il un penseur qui
ait abordé de manière aussi franche et significative les différentes
expérimentations auxquelles s’adonne notre monde ?
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« J’ai soif ».
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Mikhailovich
Dostoïevski
Une chose me paraît évidente : l’œuvre de Jean Brun donne
à réfléchir sur la condition humaine, celle-ci étant, comme
le notent de nombreux auteurs, le problème central de notre
identité. Cette œuvre, à l’instar de celle d’un Pascal ou d’un
Dostoïevski, contribue à définir les bases d’un caractère avec
lequel on vivra toute sa vie. Car elle exprime une intelligence
critique hors du commun, une intelligence ouverte sur autre
chose qu’elle-même. L’émouvante et profonde méditation
de Jean Brun sur le cri « J’ai soif », par exemple, ne marque-t-elle pas une cassure par rapport aux échappatoires de
ce monde, que celles-ci soient de nature technique,
scientifique ou politique ? Son oeuvre n’a donc rien
d’un consolant divertissement de salon. Au contraire,
la démarche philosophique de Jean Brun ne se laisse
pas encapsuler dans des formules, dans des règles
de vie permettant la tranquillité d’esprit. Avec Léon
Chestov, il répète que nous ne sommes nullement
réductibles à ce que nous disons ou à ce que nous savons.
C’est dire que le philosophe dijonnais ne cherche aucunement à construire une vaste chambre à miroirs dans laquelle
resurgit à tout instant ce « Narcisse insolite sans grâce et sans
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3) Jean Brun,
Les rivages du monde.
Des vérités muettes à
la Vérité qui parle,
Paris, Desclée,
1979, p. 89.
4) Christian Bobin,
Le Très-Bas, Paris,
Gallimard,
1992, p. 117.
5) Jean Brun,
Le retour de
Dionysos, Paris,
Desclée, 1969,
p. 230.
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beauté » dont parle mon ami Jean Renaud.
Pour l’auteur de L’Europe philosophe, le dilemme de notre
temps se pose de la façon suivante : « Ou l’Arbre de la connaissance nous invite à penser qu’il n’y a pas de vérité, et la porte est
ouverte à tous les laxismes de la turpitude ; ou l’Arbre de la connaissance nous enseigne qu’il n’y a qu’une vérité scientifiquement
démontrée, et la porte est ouverte à toutes les contraintes de la dictature »3. Rien d’étonnant alors à ce que l’homme en vienne
à ressembler aux idoles qu’il se fabrique et dans lesquelles
il croit pouvoir devenir quelqu’un. Mais voilà, déclare notre
auteur : l’homme se vide d’autant plus de lui-même qu’il
s’accroche à ses parures, à ses affaires, à ses productions. « Tu
croyais « faire » ta vie, dirons-nous avec Christian Bobin, et
voilà que ta vie te défait. »4 Telle est la thèse du monde. C’est
pourquoi la tâche du philosophe, selon Jean Brun, consiste
avant tout à se livrer à un travail de démythologisation, non
pas sur les mythes auxquels les spécialistes s’attaquent d’ordinaire, mais sur les tentatives mêmes qui prétendent nous
en délivrer.
Car il se passe aujourd’hui ceci : la civilisation scientificotechnique, les sociétés de consommation, les mass-media, la
politique qui les prolonge, nous comblent de moyens et nous
privent de fins ; c’est pourquoi l’homme, abreuvé de toutes
parts de certitudes gnoséologiques, de significations devant lesquelles on lui demande de s’incliner sous peine de faire preuve
d’aliénation mentale, cherche de plus en plus l’insignifiance et
se reconnaît d’autant mieux dans Sisyphe qu’il cherche à ressembler à Prométhée. Car nous savons bien de quoi la technique, voire la désaliénation socio-économique, nous libère, mais
nous ne savons pas en vue de quoi elle nous confère cette précieuse liberté. Certes, tous les problèmes se posent surtout dans
les sociétés sur-développées où, à la question, la production et
la consommation pour quoi faire ? la réponse n’est plus : pour
vivre et pour survivre. Mais ceux qui espèrent et qui croient
qu’un jour toute l’humanité mangera à sa faim et plus qu’à sa
faim devraient d’ores et déjà se poser la question : que fera, dira,
vivra une humanité nantie ? 5
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Peut-être serons-nous alors plus en mesure de regarder
en face notre condition et découvrir qu’il existe une misère
qui ne se réduit pas à la pauvreté, une indigence qui ne se
ramène pas à la disette ?
Jean Brun est formel : il existe un Mal radical
Jean Brun n’a rien à
que la cathédrale des concepts ne peut exor- voir avec les maîtres
ciser. N’est-ce pas ce que montrent tous ces penseurs des
Universaux que nous appelons la Classe, le idéologies de « la
Parti, la Volonté générale, la Race, le Peuple,
Bonne Cause »,
la Société, la Nation, l’État, le Plan, l’Histoire,
la Science ? Avec Jean Brun, il ne s’agit pas prédicateurs de
d’être édifiant ou rassurant. En cela, notre « pseudo-saluts », ni
auteur n’a rien à voir avec les maîtres penseurs avec les fonctionnaires
des idéologies de « la Bonne Cause », prédi- d’un christianisme
cateurs de « pseudo-saluts », ni avec les fonc- délavé au goût du
tionnaires d’un christianisme délavé au goût jour, zélés réducteurs
du jour, zélés réducteurs du salut aux sauve- du salut aux
tages scientifiques et politiques. Car l’homme, sauvetages
observe-t-il, n’est pas à lui-même sa propre
scientifiques et
solution. Malgré tous ses efforts, il se heurte
sans arrêt aux barreaux de la cage de l’exis- politiques.
tence. D’où ses perpétuels cris à l’injustice, à
l’insuffisance. Ainsi le philosophe, précise Jean Brun, est-il
invité à partir des expériences qui disent en creux l’Absence,
non de l’être du monde, mais de son non-être, « de ce que le
monde ne peut faire ni offrir ». Car « l’essence du Monde, pour6) Jean Brun, Les
suit-il, est d’être inessentiel (et) c’est pourquoi il comble de vide,
rivages du monde,
attise nos soifs, exacerbe nos faims et nous rend de plus en plus p. 191.
fébrile alors qu’il prétend nous apporter la paix »6.
Par là, certains commentateurs verront l’œuvre de Jean
Brun comme celle d’un ecclésiaste du XXe siècle. Mais,
comme l’Ecclésiaste, notre auteur ne défend aucun scepticisme suicidaire, aucun naturalisme de l’innocence ou de
l’oubli. Il ne s’agit pas non plus de se réfugier dans un
défaitisme de mauvais aloi, mais de souligner que, à travers
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L’arbre de la
connaissance
Heures de Rohan,
vers 1430, Paris
Paris, BnF,
Département des
manuscrits, Latin
9471 f° 11 v°
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les solutions que l’homme doit rechercher et peut découvrir, demeure sans cesse le problème de l’homme lui-même.
Nietzsche n’a-t-il pas traduit avec force notre condition en
écrivant que nous avons tous « le mal du pays sans avoir
de pays » ? Observant le monde dans lequel il vit, il s’interroge : « Où est ma demeure ? » N’est-ce pas la nostalgie d’un
« là-bas », toujours plus loin, qui fait du voyage un symbole
privilégié de la culture et du Juif errant une figure universelle ? Rien de plus naturel, dira-t-on, que de vouloir échapper à notre état d’assujettissement, d’esclavage par rapport à
nous-mêmes, aux choses et au monde. Mais quel est le sens
et la portée d’un tel mouvement ? À ce propos, les profondes analyses de Jean Brun dans le domaine des arts et
des sciences comme dans celui des idéologies et des techniques demeurent particulièrement riches d’enseignement.
Pour le philosophe dijonnais, il ne s’agit pas
tant de hiérarchiser des conceptions que de
demander à quel type de vérité conduisent
nos entreprises intellectuelles, théoriques et
pratiques. Car tout indique que nos modèles d’explication constituent autant de pisaller qu’il n’en faut pour s’enfermer et, par
là, dénaturer le monde lui-même. Pensons
au mot admirable de Chesterton : « Ôtez
le surnaturel, et il ne reste que ce qui n’est pas
naturel ». Claude Lévi-Strauss le reconnaît
autrement lorsqu’il écrit : « Il n’y a de sens
que par l’homme, lequel n’a pas de sens ». Jean
Brun insiste : « L’arbre de la connaissance a
étouffé l’arbre de vie ». Il a donné naissance à des fruits empoisonnés, c’est-à-dire des vérités carcérales qui, non seulement
paralysent la conscience, mais rendent sourds aux appels
d’une Révélation. D’où les violences de toutes sortes, les
frustrations qui se transforment en fureurs iconoclastes dirigées contre les biens de ce monde ou en érostratismes organisés et prometteurs de nouvelles extases, là où les problè-
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mes de la vie trouvent leur solution dans la dissolution des
visages, dans la désintégration sociale ou autres formes de
destruction.
Au fond, les erreurs et les folies idéologiques consistent
toujours à nier le mystère de l’être, sa dimension transcendante, ou à tenter de l’éradiquer. La mort n’apparaît-elle pas
de plus en plus comme la conclusion logique de toute autoidolâtrie, cette déviance inséparablement personnelle et collective dont parlaient les Pères de l’Église ? Pire, de nouvelles célébrations prennent forme et l’homme, grâce aux fruits
accumulés de l’arbre de la connaissance, déclare que, désormais, la mort devient programmable et utilisable. Là-dessus,
écoutons Jean Brun :
La mort de l’animal est indispensable au boucher qui a besoin
de viande pour vendre de la nourriture ; de même, dira-t-on,
la mort de certains hommes est nécessaire au surgissement
de dépassements dialectiques et de métamorphoses historicosociales. Dès lors, l’Homme générique et total en vient à se
nourrir des hommes et de leur mort en affirmant qu’il faut
que des hommes meurent pour que l’Homme demeure. Feuerbach ne proclama-t-il pas : « Sans mort, il n’y a pas d’histoire et
réciproquement. L’humanité (…) est une unité vivante qui pénètre les
individus, les dévore et les dissout en elle ». Prométhée délivré programme le travail du négatif, récupère ainsi la mort en faisant de
l’Histoire et de la Société les outils capables de construire l’avenir en utilisant la mort humaine comme un matériau. La Mort
est tenue pour un facteur anthropogène. Dès lors, les individus
sont transformés en carburants de la machine historico-dialectique et deviennent les martyrs d’une Passion scientifique.7
Là réside aux yeux de notre philosophe le sens de l’avertissement du Christ : « Prends garde que la lumière qui est en toi
ne soit ténèbres » (Lc. XI, 35).
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7) Jean Brun,
Philosophie et
Christianisme,
Québec, Éditions du
Beffroi et Lausanne,
L’Âge d’Homme, 1988,
p. 197.
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L’oeuvre choc.
8) Xavier Tilliette,
« Jean Brun
(1919-1994) »,
Les Études
philosophiques,
no 3, juillet-septembre
1994, p. 406.
9) Jean Brun, La
philosophie de Pascal,
Paris, P.U.F., 1992, p. 7.
Ainsi Jean Brun présente une œuvre choc, une œuvre qui
ne devrait laisser personne indifférent. Face à l’histoire de la
pensée, il procède à un véritable « décapage spirituel » où la
verdeur du style exprime une générosité que notre monde
a presque perdu de vue. Comme le signale son ami Xavier
Tilliette, l’auteur des Vagabonds de l’Occident « n’accuse que
pour assainir, il corrige pour redresser et il souffre de ce qu’il fustige »8. Car il sait que « la philosophie comme exigence se trouve
toujours au-delà de la philosophie comme expression et que, par
conséquent, elle ne saurait étancher la soif impliquée par son exercice même »9. De sorte que Jean Brun donne souvent l’impression de prendre congé de la philosophie. Penseur chrétien, il rappelle que l’existence est une tension entre ce
que l’homme est et ce que l’homme n’est pas, tension qui
demeure par-delà les synthèses dialectiques ou historiques.
Au fond, son œuvre procède d’une histoire invisible au sein
de laquelle le point d’interrogation du « Qui suis-je ? »
s’ouvre sur une prière qui ne relève ni de la spéculation ni
de l’action. « Dieu et le Christ, commente Jean Brun, restent
sans définition ». Il ne s’agit donc pas de gravir une échelle
de concepts jusqu’à ce que l’on puisse
établir le Principe des principes, celui
d’un Être suprême ou d’un Moteur universel. Il s’agit plutôt d’être à l’affût,
d’écouter ce que ne disent pas les mots
que nous utilisons. Paul Evdokimov dira
qu’il faut postuler une nudité réceptive,
répercuter le « soupir » de la création.
N’est-il pas significatif que Jean Brun
soit devenu l’un des plus remarquables
commentateurs de l’expérience musicale, qu’il s’agisse du chant grégorien
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ou de l’œuvre de Bach, de Mozart, de Beethoven, de Ravel, de
Stravinsky, et j’en passe ? Le devenir qu’engendre la musique, selon lui, échappe aux lois de la nature. Il est porteur
de kaïros, terme grec pour désigner ces irruptions du transcendant qui nous frappent comme de véritables jugements
eschatologiques10. Dans le kaïros précise Jean Brun, « ce
sont des siècles qui semblent venir s’insérer et se condenser dans
quelques secondes en conférant à celles-ci une insondable dimension »11. Citant Debussy, la concertiste Monique Deschaussées
déclare dans ses magnifiques entretiens avec Erik Pigani :
« La musique commence là où la parole est impuissante à exprimer ; la musique est écrite pour l’inexprimable »12. Tel est également le témoignage de Jean Brun13. Son écoute sourd des
Écritures et du Silence auquel il aboutit lorsque, ayant atteint
les limites du langage et de l’action, il découvre une profondeur habitée, vivante. Et c’est le Christ, dira Jean Brun,
la Voix qui nous rejoint parce qu’elle s’incarne en triomphant de ce que la raison raisonnante avait fait apparaître
comme un destin fatal. C’est pourquoi la philosophie, selon
lui, exprime un seuil que la Révélation seule peut franchir.
« La philosophie, ajoute-t-il, peut être humblement grande dans
la mesure où elle cherche à nous conduire jusqu’au bord des seuils
qui nous constituent ; mais elle n’est que verbalisme à partir du
moment où elle prétend nous combler, et elle démissionne servilement de sa vocation lorsqu’elle se met à la remorque de la science,
de l’histoire ou de la politique en s’efforçant de les angéliser »14.
Autrement dit, la philosophie ne peut que mettre à l’épreuve
ses productions, c’est-à-dire se mettre à l’épreuve au lieu de
favoriser l’éclosion de ces croyances dites positives où les
hommes s’empressent de célébrer leur autonomie comme
s’ils étaient des êtres purs, droits et savants.
Avec Jean Brun, la Vérité se distingue des vérités que
l’homme définit parce qu’elle « fait signe à partir de là (…)
où le monde ne dit rien ». Car « ce n’est pas la chair et le sang
qui t’ont révélé cela », dit l’Évangile (Mt. XVI, 17). La Révélation n’est nullement assimilable à un corpus d’affirmations
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10) « Dans l’Apocalypse,
note Jean Brun, l’ange
dit à Jean : “Ne scelle
pas les paroles de ce
livre. Car les temps
sont proches”. Or le
texte grec ne parle
nullement de “temps”
(kronos) que l’histoire
apporterait, mais de
moments opportuns
résultant d’une grâce
(kaïros) ; la traduction
de ce dernier terme par
temps est à l’origine de
toutes les sécularisations
de l’Apocalypse par les
théologies de la
révolution présentes ou
passées » (L’homme et
le langage, Paris,
P.U.F., 1985, p. 244.
11) Jean Brun, Essence
et histoire de la
musique, Genève, Ad
Solem, 1999, p. 248.
12) Monique
Deschaussées,
Musique et
spiritualité, Paris,
Dervy, 1990, p. 129.
13) Dès l’introduction
de son étude citée
plus haut, Jean Brun
écrit : « La musique
parle sans dire ceci ni
cela ; elle ne traduit que
l’intraduisible ; tout son
être demeure au-delà des
mots et s’il lui arrive
de les porter c’est pour
qu’ils puissent accéder
à une dimension que
le langage ne saurait
leur conférer » (Essence
et histoire de la
musique, p. 9).
14) Jean Brun,
Philosophie et
Christianisme, p. 14.
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15) Jean Brun, Les
rivages du monde,
p. 191.
16) Jean Brun, Les
masques du désir,
Paris, Buchet/Chastel,
1981, p. 245. Dans
Philosophie et
Christianisme, il
précise sa pensée :
« Le Message qu’apporte
le christianisme est non
pas celui d’une rupture
dans le temps, mais celui
de la rupture avec le
Temps, c’est-à-dire avec
le Monde. Le Monde
reste la plupart du temps
fermé à un tel Message
qui le récuse, et c’est
pourquoi ou bien ce
monde le refuse, ou bien,
peut-être pire encore, il
se l’incorpore en le
domestiquant, en le
sécularisant et en le
socialisant, tout en
prétendant l’expliciter et
lui conférer sa portée
véritable. C’est ainsi que
l’on horizontalise et
aplatit dans l’histoire un
Message essentiellement
transhistorique. Pour
cela, on fait de la
Rupture un changement
socio-politique et l’on
vante le virage qu’il a
permis d’imposer au
cours de l’histoire » (p.
211). Afin de s’en
justifier, l’homme
répétera volontiers
avec Paracelse que « le
scorpion guérit du
scorpion ». Mais,
demande Jean Brun,
« qui guérira le scorpion
d’être lui-même ? » (Le
rêve et la machine.
Technique et
Existence, Paris,
La Table Ronde,
1992, p. 299).
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pouvant faire l’objet d’un enseignement comme les mathématiques par exemple. Ce qui ne signifie pas que l’homme
soit dispensé de s’interroger sur lui-même et sur le monde.
Au contraire, l’Évangile nous demande de veiller sans cesse,
d’être attentif, vigilant, et ce, malgré nos faiblesses, notre
incapacité chronique d’être à la hauteur. À cet égard, nous
connaissons l’échec des disciples du Christ lors de la tragique nuit de Gethsémani. Certes, poursuit notre auteur, « la Révélation s’adresse
au monde, elle se révèle à lui, elle se révèle à
travers lui, mais elle ne se révèle pas par lui.
La Révélation surgit dans ce que l’on pourrait appeler les creux, ou mieux les abîmes
nocturnes du Monde »15. « La victoire du
Christ, commente Jean Brun, n’implique
(donc) aucune action technique qui donnerait au monde le pouvoir de triompher de
lui-même »16. Elle est celle de l’Amour
mystérieux, de la Rencontre des rencontres, là où s’enracinent l’homme
et sa liberté. Aussi la fin du Grand
Inquisiteur, dans l’œuvre de Dostoïevski, est-elle particulièrement admirable aux yeux de notre philosophe :
Le Christ a refusé de transformer les
pierres en pain : en consentant au miracle, il aurait calmé l’éternelle inquiétude
humaine. Mais, outre que l’homme ne vit
pas seulement de pain, le Christ n’a pas voulu asservir les
hommes par un miracle. Il n’a pas voulu descendre de la Croix,
il a refusé de sauter du haut du Temple, car il a refusé de donner
aux hommes le spectacle d’un mystère inquiétant les incitant
à se soumettre à un extraordinaire magicien. C’est pourquoi le
Christ a repoussé la troisième tentation : celle de régner sur
tous les empires de la terre. Le Christ ne veut pas d’une foi servile faite d’étonnement et d’obéissance, il attend une foi libre ;
cela Berdiaeff l’a bien vu qui écrit : « La légende du Grand Inqui-
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El greco, Jésus
au jardin de
Gethsémani
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siteur constitue la véritable révélation de la liberté chrétienne ». Car
il n’y a pas de troisième solution : ou le Grand Inquisiteur, ou le
Christ.17.
Par là Jean Brun cultive et accentue les oppositions pour
montrer que le destin de la Vérité n’est redressé que par
l’épreuve de la Croix, l’Arbre de vie. Il ne s’agit pas de faire
de l’Évangile un programme de sécurité intellectuelle ou
sociale, un programme qui deviendrait un prêt-à-croire qui
ne serait qu’un substitut du prêt-à-penser des gnoses philosophiques. Jean Brun n’appartient pas à la triste espèce
des Philosophes-Gendarmes qui condamnent, approuvent,
permettent ou interdisent au nom de dogmes et de canon
et qui ont tôt fait de prétendre à l’infaillibilité. L’histoire
des religions comme celle de la philosophie ou des sciences
demeure suffisamment significative pour que l’on se garde
de ce genre de prétentions. Refuser d’approfondir son expérience, c’est entretenir la confusion, le dessèchement de
l’âme ; c’est « être dans le vent », ballotté au gré des événements. Et dans ce contexte, Jean Brun réitère sa position :
Que l’on satanise le Monde ou qu’on l’angélise, qu’on en fasse
un excrément ou une idole, que l’on singe l’ange en croyant fuir
la bête ou que l’on se transforme en bête ricanant de l’ange, de
toute manière on fausse le statut du Monde, de l’homme et de
l’homme-dans-le-monde. Car le Monde n’est ni le dépossédé ni
le fabriquant du Sens : il en est seulement le Signe. C’est pourquoi il ne s’agit nullement de s’ouvrir au Monde mais il importe
d’ouvrir le Monde à ce qui n’est pas lui. Il ne s’agit pas non
plus d’ignorer le Monde en se blottissant dans la contemplation, ni de ne connaître que le Monde pour se dissoudre en lui ;
car le Monde est le seuil qui conduit devant ce qu’il n’est pas,
l’homme doit le lire comme un texte qui s’ouvre sur un Message
que percent les espaces et les temps dans lesquels il s’inscrit.
Si l’on peut parler d’une signature des choses et des êtres, c’est
dans la mesure où les uns et les autres ne sont nullement les
auteurs de ces signatures, mais où ils constituent ces signatures
elles-mêmes, signatures qu’il faut reconnaître et dont il importe
de faire résonner les traces afin d’y lire la manifestation de Ce
qui ouvre le Monde sur autre chose que lui-même18.
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17) Jean Brun, Le
retour de Dionysos, p.
234-235.
18) Jean Brun, Les
rivages du monde, p. 7.
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19) Jacques Touraille,
Postface à La
Philocalie, Paris,
Desclée de Brouwer/
J.-C. Lattès,
1995, p. 837.
20) L’Europe
philosophe.
25 siècles de pensée
occidentale,
Paris, Stock,
1988, p. 368.
Léon
Chestov
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Est-ce dire, comme le rappelle si bien Jacques Touraille
dans sa lumineuse postface à La Philocalie, que « l’envers
silencieux de la philosophie » est en fait « l’endroit de l’art »19.
Pour le philosophe dijonnais, philosopher signifie avant
tout témoigner. Et témoigner, c’est vivre les limites du monde,
mais c’est aussi s’engager dans une pensée intempestive,
inactuelle, qui, par sa dissonance même, reflète le transcendant. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de fabriquer de
l’autre, un être-autrement, comme l’enseignent ces philosophies de l’auto-dépassement si célébrées aujourd’hui, et qui
ressemblent à la vaine entreprise de celui qui voudrait s’arracher à des sables mouvants en tirant sur son bras gauche à
l’aide de sa main droite. Il s’agit d’en appeler au Tout-Autre.
« L’homme passe l’homme », disait Pascal. L’homme dépasse
l’homme non par ses voyages dans l’espace et dans le temps,
ses prouesses techniques, ses conquêtes ou ses démarches
savantes, mais « dans la mesure où il y a en lui une Présence qui
le distingue des choses ; cette Présence implique la distance infranchissable de la transcendance d’où elle a surgi »20. De sorte que
l’urgence du présent est déjà Ailleurs, dans un lieu
ineffable, là où ne règnent plus les Parques inflexibles,
ces « durcissements » du corps du monde dont parle
Berdiaeff, et qui faisaient dire à François Villon : « Je
meurs de soif auprès de la fontaine ».
Au fond, les critiques de Jean Brun visent les systèmes
de pensée et d’action qui ne cessent d’élever de nouveaux
murs à la prison commune tout en nous faisant croire que
la liberté c’est l’esclavage. Car notre philosophe sait, avec
Dostoïevski et Chestov qu’il cite tour à tour, que sur cette
terre tout commence, mais rien ne s’achève. Aussi Jean Brun
figure-t-il parmi les pèlerins et les témoins d’une Vérité insaisissable, une Vérité qui implique tout autre chose qu’une
réponse à des questions, le silence du Christ lui-même face
à Pilate étant fort révélateur à cet égard.
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AMERICANIS
COLLECTION FEUILLES VOLANTES
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