1 Conférence de clôture de l`IMAS, Genève, 5 avril 2012 Schéma de

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Conférence de clôture de l’IMAS, Genève, 5 avril 2012
Schéma de l’exposé de Christian COMELIAU 1 :
LE PROGRES DES SOCIETES EST- IL PRINCIPALEMENT
DE NATURE ECONOMIQUE ?
Introduction : les défis majeurs du développement
Le thème que je vous propose pour cette conférence de clôture est extrêmement
large dans son ambition de départ, même s’il est d’emblée évident que l’exposé devra se
limiter à quelques aspects plus restreints. Ce thème général, ou plutôt ce point de départ,
est celui des défis du « développement » pour l’avenir, en prenant ici le terme de
« développement » dans son sens le plus large de « progrès des sociétés », et non dans
son acception économique étroite. Or les enjeux de ce progrès sont plus considérables
que jamais : le monde contemporain et son évolution sont de plus en plus inacceptables
(politiquement et éthiquement), mais aussi de plus en plus inviables (socialement et
écologiquement). De profonds changements sont donc indispensables. Mais les
raisonnements et les méthodes qui sont aujourd’hui les plus répandus ne paraissent pas
les mieux adaptés pour réaliser ces changements.
Ces défis du développement vous concernent-ils personnellement ? J’en suis
profondément convaincu. Car au terme de vos études à l’IMAS, chacun de vous va
maintenant revenir à sa vie professionnelle, et se trouver confronté aux défis quotidiens
et concrets du développement de son pays. Les réponses à ces défis exigent une vision
nouvelle, plus authentiquement humaine, et donc bien différente de la vision dominante.
Ma seule ambition - même si mon sujet est démesurément vaste - est de vous aider à
construire cette vision nouvelle dont nous avons tous tellement besoin.
Rappelons d’abord quelques éléments du contexte récent et actuel :
•
Des progrès considérables ont été réalisés dans le monde au cours des
décennies récentes, notamment dans les niveaux de revenus et dans la
satisfaction de certains besoins pour de nombreux groupes sociaux. Mais
les « besoins essentiels » demeurent non satisfaits pour une proportion
considérable de la population mondiale, qui reste affectée par la misère, la
malnutrition, la maladie, l’analphabétisme, l’exclusion sociale, l’insécurité.
Et la « soutenabilité » de ce mode de progrès dans la longue durée est
gravement menacée.
1
Economiste du développement, Professeur honoraire de l’Institut Universitaire d’Etudes du Développement,
Genève. Plusieurs des thèmes abordés dans cette conférence ont déjà été traités, sous un angle différent, dans
trois ouvrages que j’ai publiés dans les années récentes : Les impasses de la modernité. Critique de la
marchandisation du monde, le Seuil, Paris, 2000 ; La croissance ou le progrès ? Croissance, décroissance,
développement durable, le Seuil, Paris, 2006 ; L’économie contre le développement ? Pour une éthique du
développement mondialisé, préface de Stéphane Hessel, l’Harmattan, Paris, 2009. J’ai également publié un bref
article préliminaire sous le titre « Resituer l’économie dans la société » dans Le Banquet, Revue du Cerap (Paris),
mars 2011, n°28, pages 99-111.
1
•
Les doctrines de développement qui se sont succédé dans le passé sont
marquées par une certaine diversité. Cependant, on constate aujourd’hui
peu de changements substantiels dans le contenu « systémique » du
développement tel qu’il est pratiqué ou proposé à l’échelle mondiale. Il
continue à s’appuyer sur le maintien des privilèges des plus puissants, à la
fois sur le plan politique et sur le plan financier ; sa logique et les objectifs
de son évolution restent ceux du système capitaliste et de ses fondements
essentiels (productivisme, marchandisation généralisée en vue de
l’accumulation et d’une croissance sans limite, prédominance des règles du
profit, de la demande solvable et de la concurrence, dans le cadre d’une
insertion maximale des pays dans l’échange international, et avec des
perspectives de consommation effrénée pour les minorités les plus riches).
Il reste marqué par les inégalités, des formes multiples de pauvreté et
d’exclusion, la non reconnaissance de la dignité des personnes,
l’épuisement ou la dégradation de beaucoup de ressources naturelles et les
menaces du changement climatique, les violences au sein des nations et
entre les nations.
•
Les aspects négatifs de ce mode de développement resté dominant font
cependant l’objet d’une critique et d’une prise de conscience accrues ; par
ailleurs, les décennies les plus récentes ont été témoins de changements
progressifs dans les rapports de pouvoirs internationaux, notamment en
raison de l’émergence de nouvelles puissances, mais aussi de mouvements
de masse de la part des populations, en particulier dans les pays arabes.
Mais l’immense majorité des citoyens du monde demeurent dans une
situation de relative impuissance, d’aliénation et de désarroi face aux
perspectives incertaines de leur avenir (ou de leur manque d’avenir), y
compris dans les pays dits « développés ». Et il y a fort peu de débats
politiques en profondeur, dans le monde actuel, sur la re-définition de
l’intérêt général, à la fois dans chaque société et à l’échelle planétaire.
•
La maîtrise du progrès dans l’avenir exigera de la prise en compte de
nouveaux objectifs de développement, de nouvelles formes de conscience
citoyenne, de gouvernance politique, de régulation économique et de
rapports sociaux, pour une mise en œuvre plus satisfaisante d’un véritable
intérêt général, tant au niveau mondial qu’à celui des régions, des nations
et des collectivités locales.
Ainsi la période dans laquelle nous entrons sera celle de choix de société difficiles,
mais cruciaux. D’où l’importance d’une réflexion renouvelée sur le développement et le
progrès des sociétés. Au-delà de multiples problèmes sectoriels (ceux de l’alimentation,
de l’eau, de la santé, de l’éducation, de l’énergie, des transports, des villes, de l’emploi,
etc.), les problèmes globaux les plus importants du développement comportent
notamment les deux catégories suivantes ; celui d’une définition nouvelle du contenu du
développement, avec une réflexion sur ses objectifs centraux et sur ses conditions
économiques ; ceux de la répartition du pouvoir et de l’organisation de la gouvernance
et de la régulation.
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Je ne puis évidemment aborder ici l’ensemble de ces problèmes, et je propose,
dans une deuxième partie, d’y réfléchir brièvement en les reliant à une exigence centrale,
qui commande directement cette re-définition du contenu du développement et cette
répartition nouvelle du pouvoir. Cette exigence peut surprendre, en raison de l’idéologie
contraignante dans laquelle nous vivons : c’est la nécessité de remettre l’économie à la
place, importante mais subordonnée, qui doit être la sienne dans la conception du
progrès des sociétés, si l’on souhaite que cette conception soit davantage adaptée à la
solution des défis majeurs qui sont les nôtres.
L’approche dominante du développement est déformée par l’économisme
Les considérations économiques occupent une place prédominante dans le modèle
de société et dans la civilisation de l’Occident, qui tendent aujourd’hui à s’imposer à
l’ensemble de la planète dans le cadre de la mondialisation. Cette place prédominante se
retrouve évidemment dans la gestion courante des collectivités, mais aussi dans la
conception même de la plupart des stratégies de développement et de progrès à long
terme que l’on observe dans le monde.
Que signifie cette prédominance ? Je voudrais en souligner ici deux aspects.
Précisons d’abord de quoi est supposée s’occuper l’économie. Constatons, en première
approximation (mais je sais que chaque terme de cette définition est discutable) que
l’économie s’occupe d’activités de production, de consommation et d’échanges,
orientées vers la satisfaction des besoins multiples des hommes vivant en société,
lorsque ces besoins supposent le recours à des moyens rares ; ainsi conçue, l’économie
suppose des choix, qui portent à la fois sur des objectifs (les « besoins ») et sur des
moyens (les « ressources »). Cependant, cette prédominance n’est pas celle de n’importe
quelle économie : le modèle dominant de développement accorde une place privilégiée
aux mécanismes de marché - en particulier ceux du profit, de la demande solvable et de
la concurrence - ainsi qu’à la logique d’expansion qui en découle : insertion maximale
dans l’échange, croissance indéfinie, accumulation. Dans cette perspective, les choix
d’objectifs se confondent avec les choix de moyens, puisque dans le cadre de
marchandisation généralisée qui est celui de ce modèle dominant, la réalisation des
objectifs dépend du pouvoir d’achat : c’est donc la maximisation de celui-ci et de ses
possibilités d’utilisation à travers le marché qui devient l’objet même des stratégies de
développement. Celles-ci tendent dès lors à être identiques partout, au moins dans leurs
grandes lignes, parce qu’elles sont imposées par le modèle dominant ; elles sont
appelées pour cette raison stratégies de développement « économique ». Elles
comportent de multiples conséquences négatives : inégalité des pouvoirs d’achat,
privilèges des riches, ignorance des coûts sociaux et écologiques non mesurés par le
marché, perspectives de court terme. Ainsi conçues, ces préoccupations deviennent
d’ailleurs tellement envahissantes - car elles sont complexes et leur calcul demande du
temps - que personne ne s’interroge plus sur les objectifs poursuivis : mais on considère
que cela n’a pas d’importance, puisque l’argent est supposé répondre à tout.
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Conditions d’une approche différente
Les coûts de l’approche rappelée ci-dessus sont considérables, on l’a vu ; ils
aggravent les défis du développement que je rappelais en introduction, plutôt qu’ils n’y
répondent ; de plus, cette approche mécanique et homogénéisante n’a presque plus rien à
voir avec l’idée d’un progrès choisi librement par et pour chacune des sociétés, en
fonction de la conception qu’elle se ferait d’une société meilleure dans l’avenir. Or tel
est bien l’enjeu central. On voit bien qu’une réponse à un tel enjeu exige un
renversement de perspective et un changement de méthode extrêmement profond. Je
vais me borner ici à en examiner deux conditions fondamentales, à savoir le ré-examen
des objectifs du développement et un changement d’organisation dans la répartition du
pouvoir et dans la préparation des stratégies ; en liaison avec mon constat de
prédominance illégitime de l’économie, je voudrais y ajouter - mais je n’aurai pas le
temps de m’y attarder, bien que cela concerne directement les études que vous venez de
terminer - la remise en cause radicale de l’appareil conceptuel et théorique qui
permettrait d’analyser et de tenter de résoudre ces questions.
(a)
Les objectifs de développement.
Ces objectifs se confondent avec les caractéristiques de la société nouvelle que
chaque collectivité « en développement » souhaite promouvoir. Mais ils ne se réduisent
pas nécessairement à la croissance du pouvoir d’achat prévue par le modèle dominant de
l’économie marchande, pas plus d’ailleurs qu’aux objectifs matérialistes et utilitaristes
qui constituent la base habituelle du raisonnement économique. Ils peuvent concerner
l’enrichissement et la répartition de la richesse, bien sûr, mais aussi la justice sociale,
l’autonomie, la solidarité, l’épanouissement et le rayonnement culturel, la
reconnaissance de la dignité de tous les êtres humains et de tous leurs droits, et ainsi de
suite. La réalisation de tels objectifs n’est pas indépendante de l’économie, certes, mais
leur conception ne procède pas de l’économie ; il importe de voir, au contraire qu’ils
procèdent de jugements de valeurs sur des finalités - et non de raisonnements sur la
rationalité instrumentale des moyens – et donc, en définitive, de l’idée que l’on se fait de
l’homme et de la société et de leurs potentialités. On les appelle pour cette raison des
choix politiques, pour les distinguer des choix économiques ou techniques de moyens.
Ces choix sont les plus cruciaux dans l’élaboration d’une stratégie de développement, et
ils ne peuvent procéder de la simple imitation d’un modèle extérieur, fût-il mondialisé.
Par contre, lorsque le débat ne porte plus que sur des « objectifs économiques » tels que
la croissance ou la compétitivité - ce sont bien les préoccupations centrales de la plupart
des discussions actuelles, notamment en Europe -, on peut considérer que le débat sur
l’avenir de la société est complètement escamoté.
(b)
La répartition du pouvoir et la préparation des stratégies de
développement : un problème d’abord institutionnel.
Sans entrer dans les aspects techniques de l’élaboration de ces stratégies, je
me borne à en indiquer ici une exigence institutionnelle générale, qui résulte de la
précédente. Puisque les objectifs de développement sont censés être choisis par les
sociétés concernées et non imposés par un modèle dominant, ce sont ces sociétés ellesmêmes qui doivent organiser un débat politique sur la nature de la société qu’elles
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souhaitent promouvoir, sur les objectifs prioritaires qu’elles souhaitent réaliser, puis sur
leurs conditions économiques de réalisation. Ceci suppose un accord institutionnel sur
la méthode : choix des institutions politiques certes, mais aussi choix des institutions
économiques chargées de préciser qui va définir les besoins à satisfaire en priorité, puis
qui va organiser la mise en œuvre de leur satisfaction (le marché, ou l’Etat, les ménages,
ou toute autre combinaison institutionnelle). Je ne peux entrer ici dans le détail de cette
organisation, et je veux seulement souligner deux points essentiels à son propos : le
premier est qu’elle procède de jugements collectifs de valeurs, et donc d’une rationalité
politique liée aux objectifs qu’elle poursuit ; le second est qu’une telle approche est la
seule qui permette de remettre l’économie à sa place, qui n’est pas celle d’une loi
suprême mais celle d’exigences subordonnées au niveau des instruments. Mais ces
exigences sont aujourd’hui extraordinairement difficiles à satisfaire, parce que nous
sommes profondément conditionnés par le souci d’imiter le niveau de vie des plus riches,
par les réalisations des technologies les plus avancées, et peut-être plus encore par les
modes de raisonnement - notamment ceux des « experts » en économie - qui servent de
pseudo-justifications à ces réalisations.
Conclusion
Ce double réagencement des modes d’élaboration des stratégies de développement
- quant au choix de leurs objectifs et quant à leur mode d’organisation institutionnelle me paraît constituer une réponse indispensable aux défis des stratégies de
développement que j’ai relevés en commençant, et notamment ceux de leur
subordination illégitime à l’économie.
Je voudrais terminer par une demande à ceux qui ont bien voulu m’écouter : audelà des maladresses possibles de ma présentation, au-delà surtout de son caractère très
général - qui a pu vous apparaître comme superficiel parce que trop rapide -, j’aimerais
que cet exposé ne vous apparaisse pas comme un exercice théorique et académique de
plus, voire comme une heure de cours supplémentaire. Acceptez-le plutôt comme
l’expression de la conviction profonde d’un ex-enseignant de cet Institut, qui croit plus
que jamais à la nécessité du développement, mais qui a quelques raisons de se méfier de
l’impérialisme de la science économique. Et considérez ces quelques mots comme ce
qu’ils veulent être : une invitation à réfléchir, à penser par vous-mêmes, et un message
d’encouragement à construire une vision nouvelle du développement, dont notre monde
a tellement besoin.
Car dans cette recherche d’un progrès plus humain, vous n’êtes pas seuls.
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