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Sur le plan politique, en exaltant au-delà de toute mesure l’individu et en rejetant la notion de
l’homme « animal politique » (Aristote) destiné à vivre dans une cité dont le Bien commun 11 est
le but premier, la philosophie moderne dissocie l’homme privé de l’homme public comme elle
refuse que l’Intelligence se soumette au Réel (l’adaequatio rei et intellectus de Saint Thomas
d’Aquin). Aussi – par la forme de société qu’elle inspire –, la philosophie contemporaine domi-
nante conduit-elle à ce que la « culture » devienne un objet ou une collection d’objets ou de
concepts purement subjectifs, une tendance ou une collection de tendances sensibles dont le
renouvellement rapide est facilité par les technologies industrielles.
Pour Hegel 12 d’ailleurs, il n’y a pas de Beau en soi ; est beau ce que je décide comme tel
puisqu’est rationnel tout ce qui existe 13 ! Le courant phénoménologiste (Husserl, Schopen-
hauer, Merleau-Ponty) va encore plus loin : l’art n’existe que dans et par la perception du sujet.
Conséquence de ces postulats, la « culture » n’a et ne peut avoir de valeur permanente, mais seu-
lement contingente, parce qu’elle n’est pas fondée sur l’Être qui est sa source. La culture mo-
derne ne peut alors produire du Beau, mais seulement le « presque rien » ou le « je-ne-sais-
quoi » 14 et, pour finir, le contraire du Beau, c’est-à-dire le laid. Or, on peut affirmer, sans risque
d’erreur, que cette conception, masquée par la « langue de coton » technocratique, est celle des
pouvoirs publics dans notre pays depuis des décennies. Ils n’en font d’ailleurs pas mystère : « La
tradition politique française donne à l’État un rôle prééminent de jugement esthétique en ma-
tière de création artistique et de définition des grandes orientations des politiques culturelles…
La politique culturelle a été encadrée et promue par l’État… » 15.
Plus révélateur encore, sur le fond, est ce qu’écrit Jacques Rigaud, ancien collaborateur de Mal-
raux, ancien président de la C.L.T. 16 : « Il est significatif que la politique culturelle de la Vème
république ait résisté aux alternances et aux divisions qui, en tant de domaines, caractérisent en
France le débat public… sans que jamais l’existence d’une politique et d’un ministère de la cul-
ture ait été remise en cause… On peut dire que règne en ce domaine, sur l’essentiel, une sorte
de consensus… Le tournant de 1969 a été décisif. Malraux partant avec le général De Gaulle, si
le successeur de ce dernier, Georges Pompidou, et son premier ministre Jacques Chaban-
Delmas, avaient décidé de mettre un terme à une aventure certes prestigieuse mais liée à deux
11 Le bien commun d’une société est essentiellement moral : il consiste, en réalité, à ce que les lois de la cité ai-
dent au salut éternel des citoyens, grâce à ce que Saint Thomas d’Aquin appelle « la tranquillité de l’ordre », les
lois humaines devant être, autant que faire se peut, conformes aux lois éternelles et divines, c’est-à-dire à l’ordre
surnaturel.
12 Le matérialisme dialectique d’Hegel est d’ailleurs ancien puisqu’il prend sa source dans la Gnose : « Hegel est
un gnostique, et rien ne ressemble mieux aux évolutions internes de l’idée divine, imaginées par le philosophe de
Berlin, que le développement graduel de l’infini dans la chaîne des éons… De même, les extravagances de Fou-
rier, de Saint-Simon et d’autres utopistes modernes… ne font que reproduire, mot pour mot, les théories mo-
rales de certaines écoles gnostiques telles que les Nicolaïtes et les Carpocratiens », Abbé Freppel,
Saint Irénée et
l’éloquence chrétienne dans la Gaule pendant les deux premiers siècles
, Bray et Retaux, Paris, 1870, p. 183-184.
13 Voir
La phénoménologie de l’esprit et Du beau
.
14 C’est ainsi qu’un ministre de la culture définissait cette dernière dans les Années 80 !
15
Les collectivités locales en France
, Documentation Française et CNFPT, 1996 p. 99. Ce texte, à valeur semi-
officielle, est de la plume de René Rizzardo, permanent à Peuple et Culture, organisation culturelle de masse du
Parti communiste, consultant de la Direction du développement culturel (ministère de la culture) de 1983 à
1989, aujourd’hui directeur de l’Observatoire des politiques culturelles (Grenoble).
16 Ancien président de la Compagnie Luxembourgeoise de Télévision, propriétaire de la station de radio RTL et
ancien directeur de cabinet des ministres de la culture Jacques Duhamel et Maurice Druon.