Revue des sciences religieuses
87/4 | 2013
La théologie à l'Université
La philosophie au tribunal de la théologie ?
Sur la dédicace des Méditations de Descartes à la Faculté de Théologie de
la Sorbonne
Édouard Mehl
Édition électronique
URL : http://rsr.revues.org/3102
DOI : 10.4000/rsr.3102
ISSN : 2259-0285
Éditeur
Faculté de théologie catholique de
Strasbourg
Édition imprimée
Date de publication : 1 juillet 2013
Pagination : 427-449
ISSN : 0035-2217
Référence électronique
Édouard Mehl, « La philosophie au tribunal de la théologie ? », Revue des sciences religieuses [En ligne],
87/4 | 2013, mis en ligne le 30 mars 2016, consulté le 02 octobre 2016. URL : http://
rsr.revues.org/3102 ; DOI : 10.4000/rsr.3102
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© RSR
LA PHILOSOPHIE AU TRIBUNAL
DE LA THÉOLOGIE ?
Sur la dédicace des Méditations de Descartes
à la Faculté de Théologie de la Sorbonne1
C’était du point de vue d’une théologie philosophante, et dans son
horizon, que la première scolastique, d’Albert le Grand à Duns Scot,
décrivait la connaissance philosophique de Dieu par la seule lumière
naturelle, en tant qu’elle est possible à l’entendement viateur, et à
l’homme pro statu isto. Ce faisant, la théologie demeurait l’horizon
ultime du savoir, l’inconcussum quid, et si l’on pouvait temporaire-
ment faire abstraction de la Révélation, en supposant la volonté
neutralisée et l’entendement livré aux seules forces de sa «lumière
naturelle», si l’on pouvait même aller jusqu’à formuler, avec quelques
scotistes, l’hypothèse extrême que Dieu n’existe pas2, ce n’était là en
tous les cas qu’une fiction théorique destinée à prouver l’erreur des
«gentils», qui prétendent l’existence divine inconnaissable par la
raison.
À l’âge classique, cette situation n’est plus une fiction théolo-
gique; le moment «rationaliste» de l’histoire de l’esprit se définit
comme celui où la connaissance humaine repose sur ses propres
1. Une première version de ce travail a été présentée à la journée du 23mars
2012; une version étendue de ce texte constitue par ailleurs le premier chapitre d’un
ouvrage inédit en préparation : Descartes et la Genèse. Fondements théologiques et
scripturaires de la cosmologie cartésienne.
2. Sur la généalogie de l’énoncé, voir O. BOULNOIS, «Si Dieu n’existait pas,
faudrait-il l’inventer? Situation métaphysique de l’éthique scotiste », Philosophie, 61
(mars 1999), p. 50-74. Descartes dénie toute légitimité à cette hypothèse, et il en
conteste même la possibilité, en tant qu’on ne peut pas feindre, estime-t-il, que l’idée
de Dieu n’ait aucune réalité objective : Meditationes de prima philosophia, III,
ATVII, 46, 11-15 (sauf indication particulière, les œuvres de Descartes sont citées
dans l’édition Adam et Tannery, notée AT, nouvelle présentation par Bernard Rochot
et Pierre Costabel, Paris, Vrin, 1964-1974).
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fondements et, affranchie de toute autorité, ne procède qu’avec ses
propres armes, c’est à dire la «raison… pure», ce que nul n’a mieux
énoncé que Descartes avec la position de l’ego cogito en premier prin-
cipe de toute connaissance3. Si le philosophe, par conséquent, ne
doute pas de la vérité et de la sainteté de la théologie révélée, c’est-à-
dire de l’explication de la parole divine, il est toutefois beaucoup
moins clair qu’elle se puisse, avec lui, définir comme une science, au
sens d’une cognitio certa et evidens4; Descartes rappelle d’ailleurs
que la possibilité même de la théologie comme science est surnatu-
relle : pour être théologien il faut «quelque extraordinaire assistance
du ciel5», dépourvu de laquelle le philosophe se doit d’observer une
prudente réserve, et la plus complète soumission à l’autorité divine6.
UN CONTEXTE INTELLECTUEL DIFFICILE
Il faut replacer ces déclarations, aussi précisément définies et
pensées qu’elles sont concises, dans le contexte de l’affaire Galilée;
affaire qui, de 1616 (mise à l’Index de Copernic) au procès inquisito-
rial (1633), avait amené Galilée à reconnaître publiquement que l’hé-
liocentrisme astronomique était contraire à l’enseignement des
Saintes Écritures, et donc à renoncer à une opinion philosophique
décrétée formellement hérétique7. Dans cette affaire difficile, il y a,
outre l’attitude hautaine et provocante de Galilée, une double diffi-
3. Sur l’apparition cartésienne de la «raison pure » : Discours de la Méthode VI,
ATVI, 77, 24-30.
4. Regulae ad directionem ingenii, RègleII, ATX, 362, 5.
5. Discours de la Méthode I, ATVI, 8, 8-17 : «Je révérais notre théologie, et
prétendais, autant qu’aucun autre, à gagner le ciel; mais ayant appris, comme chose
très assurée, que le chemin n’en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu’aux plus
doctes, et que les vérités révélées, qui y conduisent, sont au-dessus de notre intelli-
gence, je n’eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements, et je pensais
que, pour entreprendre de les examiner et y réussir, il était besoin d’avoir quelque
extraordinaire assistance du ciel, et d’être plus qu’homme».
6. Sur la question, voir les analyses de J.-C.BARDOUT et J.-L.MARION, « Philo-
sophie cartésienne et théologie : distinguer pour mieux unir? » dans Philosophie et
théologie à l’époque moderne (Ph. Capelle, dir., Le Cerf, 4 vol. [vol.III], 2010, coor-
donné par J.-C.Bardout), p. 199-217.
7. Sur l’affaire Galilée en France, voir M.-P. LERNER, « La réception de la
condamnation de Galilée en France», dans José Montesinos et Carlos Solis (ed.),
Largo campo di filosofare. Eurosymposium Galileo. La Orotava, Fundacion canaria
Orotava de Historia de la Ciencia, 2001, p.513-547; I.PANTIN, «Premières répercus-
sions de l’affaire Galilée en France», Il Caso Galileo, una rilettura storica, filosofica,
teologica. M.Bucciantini, M.Camerota e F.Giudice (eds) Firenze, Olschki, 2011,
p. 237-257 ; ibid., J.-R. ARMOGATHE, «La condamnation de Galilée : réception et
interprétation contemporaines», p.321-334. Rappelons ici que la version latine de la
célèbre Lettre de Galilée à Christine de Lorraine (avril 1615) a été publiée par les
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culté : d’une part le conflit entre vérité scientifique et vérité révélée
suppose une espèce de confusion des deux plans; mais, comme le dit
Galilée lui-même, rapportant le mot d’un haut dignitaire ecclésias-
tique (Baronio), «l’intention du Saint-Esprit est de nous enseigner
comment on va au ciel, non comment va le ciel8», ce qui signifie que
l’Écriture ne contient aucune vérité scientifique, et n’intéresse que la
sotériologie. Dans le même sens, un théologien réputé au XVIesiècle,
Diego de Zúñiga — le premier à avoir soutenu que l’héliocentrisme
n’était pas nécessairement contraire aux Écritures —, pouvait objecter
à ceux qui définissent la théologie comme la science du revelatum et
considèrent qu’elle a donc vocation à traiter de tout ce dont parle la
Révélation, qu’elle n’inclut pas la connaissance de l’art militaire,
même si la Bible regorge de récits de batailles9. Exemple plaisant
qu’on imagine devoir transposer à la philosophie naturelle et à l’astro-
nomie : de fait, un lecteur de Zúñiga peut en conclure que la théologie
n’a pas plus vocation à dévoiler le vrai système du monde qu’à ensei-
gner l’art de la guerre! Deuxième difficulté, liée à la première : si la
théologie ne suppose pas la connaissance des sciences de la nature,
comment peut-elle juger de ce qui, en ce domaine, est contraire à la
foi? Plus largement, la question peut se formuler ainsi : quelle autre
autorité que celle de l’expérience, quel autre tribunal que celui des
mathématiques peuvent servir d’arbitre dans les questions scienti-
fiques10 ? Il peut donc sembler que la théologie, en condamnant
Galilée, se «mêle» de ce qui ne la regarde pas, et manque à sa voca-
tion essentielle qui est de veiller au salut des âmes.
Elsevier en 1636, un an avant le Discours de la Méthode. Et un an auparavant (1635),
les mêmes Elsevier publiaient, par les soins du strasbourgeois Matthias Bernegger, la
traduction latine du Dialogo (Systema cosmicum, 1632), dont la publication avait
déclenché le procès; édition notamment augmentée (p. 459-464) d’un extrait de la
pugnace Préface de l’Astronomia Nova de Kepler (1609), texte que Kepler avait lui-
même renoncé à introduire dans son premier opus, le Mysterium Cosmographicum
(1596).
8. GALILEO GALILEI, Lettre à Christine de Lorraine, grande-duchesse de Toscane
(1615), dans Galilée copernicien (anthologie éditée par M.Clavelin), Paris, Albin
Michel, 2004, p.427.
9. Sur cette question, voir Diego de Zúñiga (Didacus a Stunica), De optimo
genere tradendae totius Philosophiae et Sacrosanctae Scripturae explicandae. Ad
Pium quintum, Pontificem Maximum (Biblioteca Vaticana, Ottob. Lat. 470. ff. 92-
111), ed. Ignacio Arambru Cendoya, dans : « Fr. Diego de Zúñiga. Biografía y Nuevos
Escritos», Archivo Augustiniano, LV (1961), p. 51-103; p.329-384.
10. Comme le note J.-R.Armogathe («La condamnation de Galilée », voir n. 7),
la question de l’autorité des Cardinaux est clairement posée par certains comme Juan
de Caramuel en 1653 (dissertation publiée dans sa Theologia regularis, Louvain,
1665, p.280-291). Mais elle avait aussi été posée par Descartes, qui demandait, en
1634, si le Pape et le Concile avaient ratifié la décision des cardinaux et de la congré-
gation de l’Index (instituée depuis seulement 1571) de déclarer l’héliocentrisme
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Telle est, à grands traits, l’ambiance crispée dans laquelle
Descartes développe une réflexion philosophique indissociable de
l’élaboration d’une physique où l’héliocentrisme et la mobilité de la
Terre ne sont pas la prémisse obligée du raisonnement, mais en sont
une conséquence nécessaire, et tellement nécessaire qu’elle ne saurait
être fausse sans que les prémisses ne le soient aussi11. Dans l’univers
cartésien, les «tourbillons» ont nécessairement en leur centre une
étoile, dont la rotation emporte avec elle tous les corps planétaires
nageant dans les cieux fluides. La physique du Monde, à cet égard, est
déjà loin au-delà de Copernic et dissout la question héliocentrique
dans l’immensité d’un univers océanique, indéfini, où l’existence
d’autres terres, d’autres créatures raisonnables, auxquelles le Créateur
a pu se révéler et faire quantités d’autres avantages, n’est pas contraire
à la possibilité et doit demeurer ouverte12. Une telle ouverture signifie,
quasi explicitement, que l’enseignement de la théologie et l’Écriture
elle-même n’ont pour propos que le salut de l’homme, et, ne s’adres-
sant qu’à lui, rapportent tout à lui. Le concept cartésien de la théologie
est donc doublement restrictif, d’abord parce que tout ce qui relève de
la théologie, qu’elle soit dite «naturelle» ou «rationnelle», est
ramené à la métaphysique, pour ne laisser à la théologie que ce qui
dépend de la Révélation (exégèse, sotériologie); ensuite parce que la
Révélation elle-même n’a pour objet que les vérités de foi dont la
connaissance est nécessaire au salut de l’homme; l’Écriture n’offre
donc pas la matière d’une théologie cosmique décrivant la fin dernière
de toutes choses et le retour de la Création à Dieu13 ; sa signification
«erroné en la foi » (Descartes à Mersenne, février 1634, AT I, 281, 18-25). La ques-
tion est immédiatement suivie d’une remarque sur le rôle présumé que les Jésuites ont
joué dans la condamnation de Galilée, rôle dont Descartes soupçonne qu’il est essen-
tiellement politique, le vrai motif des Jésuites n’étant pas la question héliocentrique
je ne saurais croire que le Père Scheiner même en son âme ne croie l’opinion de
Copernic», ibid., 282, 5-7) mais l’inimitié née de la rivalité avec Galilée (« tout le
livre du P.Scheiner montre assez qu’ils ne sont pas de ses amis », 282, 1-3). Autre-
ment dit, la question est clairement posée : les Jésuites ont-ils assez de pouvoir pour
faire établir des articles de foi au gré de leurs intérêts politiques?
11. Descartes à Mersenne, fin novembre 1633, AT I, 271, 10-12 : «…et je
confesse que s’il est faux tous les fondements de ma philosophie le sont aussi, car il
se démontre par eux évidemment».
12. Cf. Descartes à Chanut pour Christine, juin 1647, ATV, 54, 25 – 55, 7 :
«Mais… je ne vois point que le mystère de l’Incarnation, & tous les avantages que
Dieu a faits à l’homme, empêchent qu’il n’en puisse avoir fait une infinité d’autres
très grands à une infinité d’autres créatures. Et bien que je n’infère point pour cela
qu’il y ait des créatures intelligentes dans les étoiles ou ailleurs, je ne vois pas aussi
qu’il y ait aucune raison par laquelle on puisse prouver qu’il n’y en a point : mais je
laisse toujours indécises les questions qui sont de cette sorte…».
13. Comme par exemple THOMAS D’AQUIN, Contra Gentiles, III, 16, 4 : « C’est
de la même façon que sont orientées vers la fin les choses qui connaissent la fin, et
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