contes barbares - Autour de Gauguin, de Schweitzer et de quelques

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Les
« CONTES
BARBARES »
flexions sur
le titre
et lenvironnement litraire
de la célèbre peinture
de
Paul Gauguin
Othon Printz
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« CONTES BARBARES »
Le titre inscrit par Paul Gauguin en lettres majuscules au bas de son lèbre tableau est
presque aussi mystérieux que la peinture elle-même. Quel sens pouvait-il bien accorder au
rapprochement de ces deux termes ? A-t-il cé la locution ou l'a-t- il empruntée ?
Des recherches documentaires, facilitées par l'ordinateur, nous ont conduits à faire un
premier constat quelque peu surprenant. Alors que l'expression « contes barbares » est
rencée plus de 450.000 fois sur internet, seules quatre occurrences se situent avant 1903,
année de la mort de Gauguin !
Deux de ces locutions nous ont été fournies par le moteur de recherche lié à Gallica.
Ayant lu les textes, et le contexte s’y référant, nous pouvons nous contenter de les
mentionner.1
D’autres serveurs, dont Google, fournissent également deux mentions de l’expression
« contes barbares ». Elles méritent d’être développées.
En 1821 a été publié à Londres un ouvrage intitulé SERJARAH MELAYU, Malay
Annals. Il s'agit de la traduction d'un livre écrit en malais et traduit en anglais par John
Leydon, un orientaliste écossais bien connu. La pface fut rédigée par Sir Thomas Stanford
Raffles, alors gouverneur de l’île de Java.
L’année d’aps parut dans le Journal Asiatique 2 une recension de l'ouvrage. L'auteur de
l'article, Pierre Armand Dufau (1795-1877) commence ainsi son propos : « Je crois ne
pouvoir mieux faire, pour donner une ie exacte du livre dont on vient de lire le titre, que de
mettre sous les yeux du lecteur la traduction de quelques passages de l'ouvrage même, ainsi
que l'introduction qui le précède ». Dans la pface, Sir Raffles expose que « dans ces îles et
sur le continent indien l'histoire authentique ne commence qu'à l'introduction du
mahométisme, mais l'examen des contes barbares des malais pourrait peut-être jeter quelque
clar sur une époque plus reculée ».
Gauguin a-t-il pu prendre connaissance de cette recension du Journal Asiatique ? Rien ne
permet de l’affirmer malgré son grand intérêt pour l’Extrême Orient.
Que l'on nous permette pourtant trois remarques :
o Sir Thomas Raffles (1781-1826) fut un grand naturaliste que l’on trouve à ce titre
mentionné dans le Mercure de France mais encore comme le fondateur de Singapour.
o Durant son mandat à Java, île appelée alors Indes erlandaises, il abolit l'esclavage et
les travaux forcés. Ce fait, également connu, pouvait plaire à Gauguin.
o Enfin il fut - last but not least - à l'origine de la restauration du temple de
Borobudur. Les connaisseurs de Gauguin savent que celui-ci possédait plusieurs
photographies de fresques de ce temple et qu’elles ont inspiré nombre de ses peintures.
1 1. Dans une revue populaire intitulée Musée des familles figure cette phrase : « Les chants et les rires devinrent
de moins en moins fquents, il se fit de tristes pauses dans les conversations qui bientôt furent remplacées par
des contes barbares et des légendes surnaturelles ». Sous-tite Lectures du soir, le récit se trouve dans un
numéro de lannée 1839-1840, sous la rubrique Contes étrangers, intitulé Le mort fiancé. Rédigé par W. Irving,
le conte a été traduit de langlais par E. Feydan.
2. En 1875 parut un livre intitulé Chefs-d'œuvre des conteurs français avant La Fontaine. Dans une longue
introduction de l'ouvrage, l'auteur note dans un paragraphe appelé Les contes, les fabliaux et les joyeux devis :
« [Ces contes] doivent encore appartenir, au moins originairement, à ces quelques siècles du premier Moyen
Âge par le plus étrange oubli et la perversion la plus singulière des faits, des noms et des ies les plus vulgaires
de l'Antiquité ; il y a un reste et un fonds de contes barbares, dont nous ne possédons presque plus rien et
les fabliaux avaient leurs racines peuttre plus directes que dans l'Orient ».
2 Journal Asiatique ou Recueil de Mémoires, d’Extraits et de Notices relatifs à lHistoire, à la Philosophi e, aux
Sciences, à la Litrature et aux Langues des Peuples d’Orient, chez Doudey-Dupré, Paris 1822 pp. 300-309.
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C’est encore dans une traduction - de l'allemand cette fois que réapparait l'expression
« contes barbares ». Elle se fère à un ouvrage de Johann Gottfried Herder (1744-1803).
Élève de Kant, ami de Goethe qu'il rencontra à Strasbourg, pasteur et inspecteur
ecclésiastique à Weimar, Herder fut avant tout un penseur fécond, s'intéressant à toutes les
formes de l'art, à la philosophie, à la psychologie et à la tologie. On a du mal, aujourd'hui, à
mesurer l'universalité de sa pensée et son influence tant en Allemagne qu'en France.3
Entre 1784 et 1791, Herder publia, en plusieurs tomes, un ouvrage majeur : Idées sur la
philosophie de l'histoire de l'humanité. La traduction française du premier volume parut en
1827. Le mérite en revint à Edgar Quinet (1803-1875), plus connu comme homme politique,
historien, écrivain, que traducteur.
Il nous paraît intéressant de citer quelques lignes qui encadrent l’apparition de l'expression
contes barbares.
« Le premier séjour de l'homme fut un jardin, et ce caractère traditionnel est tel que la
philosophie seule pouvait l'inventer. Pour l'homme nouveau-né, le genre de vie que favorisait
l'Eden était le plus facile, puisque, sans excepter l'agriculture, il n'en est aucun qui n'exige un
certain art et une expérience plus ou moins consommée. Ce trait indique ce que confirme la
disposition entre de notre être, que l'homme n'est pas fait pour l'état sauvage, mais pour une
vie paisible et de douces occupations Rien ne l'a rendu sauvage que le sang des animaux, la
chasse, la guerre et les égarements de la société humaine. Dans la plus ancienne des
traditions on ne voit aucun de ces monstres imaginaires qui portent autour d’eux le carnage
pendant de longs scles et remplissent ainsi leur horrible destination. Ces contes barbares 4
n'ont commencé à apparaître dans des contrées éloignées et grossres qu'après la dispersion
du genre humain. Les poètes vinrent ensuite, qui se plurent à les imiter en les exagérant ; ils
laissèrent leur ritage à l’historien, compilateur, qui le transmet à son tour au
métaphysicien ; mais, ni les abstractions de la métaphysique, ni les merveilles de la poésie ne
donnent une histoire véritablement originale de l'humani. »5
Gauguin connaissait-il Herder et en particulier la traduction de Quinet ?
Lecteur assidu du Mercure de France, il ne pouvait ignorer ces deux noms. Un indice
nous est d’ailleurs fourni par le peintre lui-même. A la fin d’Avant et Après nous lisons :
« Enquête sur l’influence allemande.
Nombreuses réponses que je lis avec intérêt, et tout à coup je me mets à rire. Brunetière !
Comment ? La revue du Mercure a osé s’adresser, interroger la Revue des deux mondes.
Brunetière si long à réfchir qu’il ne sait pas encore à qui il devra s’adresser pour lui
faire sa statue. Rodin peut-être ! ! Cependant son Balzac était si peu réussi… »6
Gauguin se fère en fait à un ts long article paru dans le Mercure de France sous ce
même titre « Enquête sur l'influence allemande » ! Le journaliste, Jacques Morland, lui-
même germaniste, a effect un travail remarquable. Il a transmis à plus de 50 personnalités
un courrier leur demandant de répondre à la question suivante : « Que pensez-vous de
l'influence allemande au point de vue général intellectuel ? Cette influence existe-t-elle
encore et se justifie-t-elle par ses résultats ? ». Il publia les réponses coltées en les classant
en sept chapitres, allant de la philosophie à la musique, en passant par les beaux-arts,
lconomie etme l’Art militaire.7
3 Le Mercure du XIme siècle lui a consac un long article. Dans le Mercure de France il est souvent cité.
En 1920, Henri Tronchon publia une énorme tse de doctorat, soutenue à la Faculté des Lettre de Paris, sous le
titre La Fortune intellectuelle de Herder en France, F.Rieder et Cie, Paris.
4 En allemand : « diese wilden Sagen »
5 Ies sur la philosophie de l'histoire de l'humanité, traduit par E. Quinet, Levrault, Paris et Strasbourg 1827.
Tome second, Livre X, pp. 271 et 272.
6 Avant et Après, Facsimilé du manuscrit, p.196.
7 Parmi tous ceux qui ont pondu, citons André Fontainas (1865-1948). Connu comme poète, il était aussi
char au Mercure de France de la critique de lArt moderne. Nous le retrouverons un peu plus loin.
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Gauguin a-t-il lu en tail ces longues pages ? Difficile à dire mais elles ont certainement
contribué à faire connaitre ou à rappeler au peintre nombre de penseurs allemands : Kant,
Goethe, Hegel, Nietzsche, largement cités, Herder aussi, quoi que moins souvent mentionné.8
Reste une énigme. Dans son introduction, Jacques Morland passe en revue l'attitude de
quelques anciennes personnalités françaises vis-à-vis de l'Allemagne. Parmi eux Madame de
Stl, Châteaubriant, Victor Hugo, Renan etEdgar Quinet.
Évoquant ce dernier, Morland écrit cette phrase sibylline : « Un Edgar Quinet couvre
toutes les vérités et l'infini, et le divin, et l'absolu, dans les yeux candides de Minna ».9
Claire allusion à une phrase de Balzac dans raphita : « vous y verrez Minna, la plus
candide créature que je sache au monde… »10
Ce rapprochement de Quinet - traducteur de Herder, rappelons-le - avec raphita ne
pouvait échapper à Gauguin. Lecteur assidu de Balzac aux Marquises, il pouvait se souvenir
que Minna « secoue par moments, la lumière que ses cheveux exhalent »11. Il devait se
remémorer qu’elle « parfume pour ses hyménées sa chevelure verdâtre »12 et que Séraphitus
« l’a placée sur un tertre plein de fleurs ».13 Nous pourrions continuer à citer Balzac pour
peindre Minna et… la jeune femme rousse des Contes barbares.
« CONTES - BARBARES »
Aps cette enquête portant sur l'expression compte « contes barbares », examinons
encore brièvement si nous retrouvons les mots « conte(s) » et « barbare(s) » en tant que
termes sépas dans les écrits de Gauguin.
Contes
Nous n'avons rencont qu'une seule fois le terme, dans L’Eglise catholique et les temps
modernes. Aps avoir fustigé « ceux qui s'amusent à des fables... au lieu de pratiquer la
chari qui nait d'un cœur pur et d'une foi sincère », Gauguin s'exclame : « Fuyez les fables
profanes et semblables à des contes de vieilles... alors que les textes bibliques sont pénétrés
de sens scientifique des choses, de bon sens judicieux, de l'intelligence compréhensive remplie
de sagesse ».14
Barbares
La numérisation d'Oviri, Ecrits d'un sauvage 15, nous permet de trouver en un clic que le
terme « barbare » apparaît à huit reprises dans les textes de Gauguin retenus par Grin. A
travers nos propres lectures, nous avons trouvé une fois le mot dans L’Esprit moderne et le
catholicisme : «… si jamais une société a été barbare et cruelle, c'est bien la société
d'aujourd'hui ».
8 L’article du Mercure de France est entièrement consultable sur le site internet :
http://gallicalabs.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1051708/f295.image
En première lecture il nous semble que cet article du Mercure de France a quelque peu influencé les chapitres
ajoutées par Gauguin à son écrit sur L’Eglise catholique et les temps modernes rédi à Tahiti et devenu aux
Marquises LEsprit Moderne et le Catholicisme.
9 Mercure de France, XI, 1902 p. 291.
10 Balzac, raphita, Jonquière et Cie, Paris 1922, p. 42.
11 Idem, p. 190.
12 Idem, p. 168.
13 Idem, p. 28
14 Folio 143 verso du manuscrit du musée d’Orsay (page 29 de notre Etude)
15 Paul Gauguin, Oviri, Ecrits d’un sauvage, textes choisis et présentés par Daniel Guérin, Gallimard, 1974
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