4
C’est encore dans une traduction - de l'allemand cette fois – que réapparait l'expression
« contes barbares ». Elle se réfère à un ouvrage de Johann Gottfried Herder (1744-1803).
Élève de Kant, ami de Goethe qu'il rencontra à Strasbourg, pasteur et inspecteur
ecclésiastique à Weimar, Herder fut avant tout un penseur fécond, s'intéressant à toutes les
formes de l'art, à la philosophie, à la psychologie et à la théologie. On a du mal, aujourd'hui, à
mesurer l'universalité de sa pensée et son influence tant en Allemagne qu'en France.3
Entre 1784 et 1791, Herder publia, en plusieurs tomes, un ouvrage majeur : Idées sur la
philosophie de l'histoire de l'humanité. La traduction française du premier volume parut en
1827. Le mérite en revint à Edgar Quinet (1803-1875), plus connu comme homme politique,
historien, écrivain, que traducteur.
Il nous paraît intéressant de citer quelques lignes qui encadrent l’apparition de l'expression
contes barbares.
« Le premier séjour de l'homme fut un jardin, et ce caractère traditionnel est tel que la
philosophie seule pouvait l'inventer. Pour l'homme nouveau-né, le genre de vie que favorisait
l'Eden était le plus facile, puisque, sans excepter l'agriculture, il n'en est aucun qui n'exige un
certain art et une expérience plus ou moins consommée. Ce trait indique ce que confirme la
disposition entière de notre être, que l'homme n'est pas fait pour l'état sauvage, mais pour une
vie paisible et de douces occupations… Rien ne l'a rendu sauvage que le sang des animaux, la
chasse, la guerre et les égarements de la société humaine. Dans la plus ancienne des
traditions on ne voit aucun de ces monstres imaginaires qui portent autour d’eux le carnage
pendant de longs siècles et remplissent ainsi leur horrible destination. Ces contes barbares 4
n'ont commencé à apparaître dans des contrées éloignées et grossières qu'après la dispersion
du genre humain. Les poètes vinrent ensuite, qui se plurent à les imiter en les exagérant ; ils
laissèrent leur héritage à l’historien, compilateur, qui le transmet à son tour au
métaphysicien ; mais, ni les abstractions de la métaphysique, ni les merveilles de la poésie ne
donnent une histoire véritablement originale de l'humanité. »5
Gauguin connaissait-il Herder et en particulier la traduction de Quinet ?
Lecteur assidu du Mercure de France, il ne pouvait ignorer ces deux noms. Un indice
nous est d’ailleurs fourni par le peintre lui-même. A la fin d’Avant et Après nous lisons :
« Enquête sur l’influence allemande.
Nombreuses réponses que je lis avec intérêt, et tout à coup je me mets à rire. Brunetière !
Comment ? La revue du Mercure a osé s’adresser, interroger la Revue des deux mondes.
Brunetière si long à réfléchir qu’il ne sait pas encore à qui il devra s’adresser pour lui
faire sa statue. Rodin peut-être ! ! Cependant son Balzac était si peu réussi… »6
Gauguin se réfère en fait à un très long article paru dans le Mercure de France sous ce
même titre « Enquête sur l'influence allemande » ! Le journaliste, Jacques Morland, lui-
même germaniste, a effectué un travail remarquable. Il a transmis à plus de 50 personnalités
un courrier leur demandant de répondre à la question suivante : « Que pensez-vous de
l'influence allemande au point de vue général intellectuel ? Cette influence existe-t-elle
encore et se justifie-t-elle par ses résultats ? ». Il publia les réponses récoltées en les classant
en sept chapitres, allant de la philosophie à la musique, en passant par les beaux-arts,
l'économie et même l’Art militaire.7
3 Le Mercure du XIXème siècle lui a consacré un long article. Dans le Mercure de France il est souvent cité.
En 1920, Henri Tronchon publia une énorme thèse de doctorat, soutenue à la Faculté des Lettre de Paris, sous le
titre La Fortune intellectuelle de Herder en France, F.Rieder et Cie, Paris.
4 En allemand : « …diese wilden Sagen… »
5 Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité, traduit par E. Quinet, Levrault, Paris et Strasbourg 1827.
Tome second, Livre X, pp. 271 et 272.
6 Avant et Après, Facsimilé du manuscrit, p.196.
7 Parmi tous ceux qui ont répondu, citons André Fontainas (1865-1948). Connu comme poète, il était aussi
chargé au Mercure de France de la critique de l’Art moderne. Nous le retrouverons un peu plus loin.