contes barbares - Autour de Gauguin, de Schweitzer et de quelques

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Les
« CONTES
BARBARES »
Réflexions sur
le titre
et l’environnement littéraire
de la célèbre peinture
de
Paul Gauguin
Othon Printz
1
2
« CONTES BARBARES »
Le titre inscrit par Paul Gauguin en lettres majuscules au bas de son célèbre tableau est
presque aussi mystérieux que la peinture elle-même. Quel sens pouvait-il bien accorder au
rapprochement de ces deux termes ? A-t-il créé la locution ou l'a-t- il empruntée ?
Des recherches documentaires, facilitées par l'ordinateur, nous ont conduits à faire un
premier constat quelque peu surprenant. Alors que l'expression « contes barbares » est
référencée plus de 450.000 fois sur internet, seules quatre occurrences se situent avant 1903,
année de la mort de Gauguin !
Deux de ces locutions nous ont été fournies par le moteur de recherche lié à Gallica.
Ayant lu les textes, et le contexte s’y référant, nous pouvons nous contenter de les
mentionner. 1
D’autres serveurs, dont Google, fournissent également deux mentions de l’expression
« contes barbares ». Elles méritent d’être développées.
 En 1821 a été publié à Londres un ouvrage intitulé SERJARAH MELAYU, Malay
Annals. Il s'agit de la traduction d'un livre écrit en malais et traduit en anglais par John
Leydon, un orientaliste écossais bien connu. La préface fut rédigée par Sir Thomas Stanford
Raffles, alors gouverneur de l’île de Java.
L’année d’après parut dans le Journal Asiatique 2 une recension de l'ouvrage. L'auteur de
l'article, Pierre Armand Dufau (1795-1877) commence ainsi son propos : « Je crois ne
pouvoir mieux faire, pour donner une idée exacte du livre dont on vient de lire le titre, que de
mettre sous les yeux du lecteur la traduction de quelques passages de l'ouvrage même, ainsi
que l'introduction qui le précède ». Dans la préface, Sir Raffles expose que « dans ces îles et
sur le continent indien l'histoire authentique ne commence qu'à l'introduction du
mahométisme, mais l'examen des contes barbares des malais pourrait peut-être jeter quelque
clarté sur une époque plus reculée ».
Gauguin a-t-il pu prendre connaissance de cette recension du Journal Asiatique ? Rien ne
permet de l’affirmer malgré son grand intérêt pour l’Extrême Orient.
Que l'on nous permette pourtant trois remarques :
o Sir Thomas Raffles (1781-1826) fut un grand naturaliste que l’on trouve à ce titre
mentionné dans le Mercure de France mais encore comme le fondateur de Singapour.
o Durant son mandat à Java, île appelée alors Indes néerlandaises, il abolit l'esclavage et
les travaux forcés. Ce fait, également connu, pouvait plaire à Gauguin.
o Enfin il fut - last but not least - à l'origine de la restauration du temple de
Borobudur. Les connaisseurs de Gauguin savent que celui-ci possédait plusieurs
photographies de fresques de ce temple et qu’elles ont inspiré nombre de ses peintures.
1
1. Dans une revue populaire intitulée Musée des familles figure cette phrase : « Les chants et les rires devinrent
de moins en moins fréquents, il se fit de tristes pauses dans les conversations qui bientôt furent remplacées par
des contes barbares et des légendes surnaturelles ». Sous-titrée Lectures du soir, le récit se trouve dans un
numéro de l’année 1839-1840, sous la rubrique Contes étrangers, intitulé Le mort fiancé. Rédigé par W. Irving,
le conte a été traduit de l’anglais par E. Feydan.
2. En 1875 parut un livre intitulé Chefs-d'œuvre des conteurs français avant La Fontaine. Dans une longue
introduction de l'ouvrage, l'auteur note dans un paragraphe appelé Les contes, les fabliaux et les joyeux devis :
« [Ces contes] doivent encore appartenir, au moins originairement, à ces quelques siècles du premier Moyen
Âge par le plus étrange oubli et la perversion la plus singulière des faits, des noms et des idées les plus vulgaires
de l'Antiquité ; il y a là un reste et un fonds de contes barbares, dont nous ne possédons presque plus rien et où
les fabliaux avaient leurs racines peut-être plus directes que dans l'Orient ».
2
Journal Asiatique ou Recueil de Mémoires, d’Extraits et de Notices relatifs à l’Histoire, à la Philosophi e, aux
Sciences, à la Littérature et aux Langues des Peuples d’Orient, chez Doudey-Dupré, Paris 1822 pp. 300-309.
.
3
 C’est encore dans une traduction - de l'allemand cette fois – que réapparait l'expression
« contes barbares ». Elle se réfère à un ouvrage de Johann Gottfried Herder (1744-1803).
Élève de Kant, ami de Goethe qu'il rencontra à Strasbourg, pasteur et inspecteur
ecclésiastique à Weimar, Herder fut avant tout un penseur fécond, s'intéressant à toutes les
formes de l'art, à la philosophie, à la psychologie et à la théologie. On a du mal, aujourd'hui, à
mesurer l'universalité de sa pensée et son influence tant en Allemagne qu'en France.3
Entre 1784 et 1791, Herder publia, en plusieurs tomes, un ouvrage majeur : Idées sur la
philosophie de l'histoire de l'humanité. La traduction française du premier volume parut en
1827. Le mérite en revint à Edgar Quinet (1803-1875), plus connu comme homme politique,
historien, écrivain, que traducteur.
Il nous paraît intéressant de citer quelques lignes qui encadrent l’apparition de l'expression
contes barbares.
« Le premier séjour de l'homme fut un jardin, et ce caractère traditionnel est tel que la
philosophie seule pouvait l'inventer. Pour l'homme nouveau-né, le genre de vie que favorisait
l'Eden était le plus facile, puisque, sans excepter l'agriculture, il n'en est aucun qui n'exige un
certain art et une expérience plus ou moins consommée. Ce trait indique ce que confirme la
disposition entière de notre être, que l'homme n'est pas fait pour l'état sauvage, mais pour une
vie paisible et de douces occupations… Rien ne l'a rendu sauvage que le sang des animaux, la
chasse, la guerre et les égarements de la société humaine. Dans la plus ancienne des
traditions on ne voit aucun de ces monstres imaginaires qui portent autour d’eux le carnage
pendant de longs siècles et remplissent ainsi leur horrible destination. Ces contes barbares 4
n'ont commencé à apparaître dans des contrées éloignées et grossières qu'après la dispersion
du genre humain. Les poètes vinrent ensuite, qui se plurent à les imiter en les exagérant ; ils
laissèrent leur héritage à l’historien, compilateur, qui le transmet à son tour au
métaphysicien ; mais, ni les abstractions de la métaphysique, ni les merveilles de la poésie ne
donnent une histoire véritablement originale de l'humanité. »5
Gauguin connaissait-il Herder et en particulier la traduction de Quinet ?
Lecteur assidu du Mercure de France, il ne pouvait ignorer ces deux noms. Un indice
nous est d’ailleurs fourni par le peintre lui-même. A la fin d’Avant et Après nous lisons :
« Enquête sur l’influence allemande.
Nombreuses réponses que je lis avec intérêt, et tout à coup je me mets à rire. Brunetière !
Comment ? La revue du Mercure a osé s’adresser, interroger la Revue des deux mondes.
Brunetière si long à réfléchir qu’il ne sait pas encore à qui il devra s’adresser pour lui
faire sa statue. Rodin peut-être ! ! Cependant son Balzac était si peu réussi… »6
Gauguin se réfère en fait à un très long article paru dans le Mercure de France sous ce
même titre « Enquête sur l'influence allemande » ! Le journaliste, Jacques M orland, luimême germaniste, a effectué un travail remarquable. Il a transmis à plus de 50 personnalités
un courrier leur demandant de répondre à la question suivante : « Que pensez-vous de
l'influence allemande au point de vue général intellectuel ? Cette influence existe-t-elle
encore et se justifie-t-elle par ses résultats ? ». Il publia les réponses récoltées en les classant
en sept chapitres, allant de la philosophie à la musique, en passant par les beaux-arts,
l'économie et même l’Art militaire.7
3
Le Mercure du XIXème siècle lui a consacré un long article. Dans le Mercure de France il est souvent cité.
En 1920, Henri Tronchon publia une énorme thèse de doctorat, soutenue à la Faculté des Lettre de Paris, sous le
titre La Fortune intellectuelle de Herder en France, F.Rieder et Cie, Paris.
4
En allemand : « …diese wilden Sagen… »
5
Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité, traduit par E. Quinet, Levrault, Paris et Strasbourg 1827.
Tome second, Livre X, pp. 271 et 272.
6
Avant et Après, Facsimilé du manuscrit, p.196.
7
Parmi tous ceux qui ont répondu, citons André Fontainas (1865-1948). Connu comme poète, il était aussi
chargé au Mercure de France de la critique de l’Art moderne. Nous le retrouverons un peu plus loin.
4
Gauguin a-t-il lu en détail ces longues pages ? Difficile à dire mais elles ont certainement
contribué à faire connaitre ou à rappeler au peintre nombre de penseurs allemands : Kant,
Goethe, Hegel, Nietzsche, largement cités, Herder aussi, quoi que moins souvent mentionné. 8
Reste une énigme. Dans son introduction, Jacques M orland passe en revue l'attitude de
quelques anciennes personnalités françaises vis-à-vis de l'Allemagne. Parmi eux M adame de
Staël, Châteaubriant, Victor Hugo, Renan et…Edgar Quinet.
Évoquant ce dernier, M orland écrit cette phrase sibylline : « Un Edgar Quinet découvre
toutes les vérités et l'infini, et le divin, et l'absolu, dans les yeux candides de Minna ».9
Claire allusion à une phrase de Balzac dans Séraphita : « …vous y verrez Minna, la plus
candide créature que je sache au monde… »10
Ce rapprochement de Quinet - traducteur de Herder, rappelons-le - avec Séraphita ne
pouvait échapper à Gauguin. Lecteur assidu de Balzac aux M arquises, il pouvait se souvenir
que M inna « secoue par moments, la lumière que ses cheveux exhalent »11 . Il devait se
remémorer qu’elle « parfume pour ses hyménées sa chevelure verdâtre »12 et que Séraphitus
« l’a placée sur un tertre plein de fleurs… ».13 Nous pourrions continuer à citer Balzac pour
dépeindre M inna et… la jeune femme rousse des Contes barbares.
« CONTES - BARBARES »
Après cette enquête portant sur l'expression complète « contes barbares », examinons
encore brièvement si nous retrouvons les mots « conte(s) » et « barbare(s) » en tant que
termes séparés dans les écrits de Gauguin.
 Contes
Nous n'avons rencontré qu'une seule fois le terme, dans L’Eglise catholique et les temps
modernes. Après avoir fustigé « ceux qui s'amusent à des fables... au lieu de pratiquer la
charité qui nait d'un cœur pur et d'une foi sincère », Gauguin s'exclame : « Fuyez les fables
profanes et semblables à des contes de vieilles... alors que les textes bibliques sont pénétrés
de sens scientifique des choses, de bon sens judicieux, de l'intelligence compréhensive remplie
de sagesse ».14
 Barbares
La numérisation d'Oviri, Ecrits d'un sauvage 15 , nous permet de trouver en un clic que le
terme « barbare » apparaît à huit reprises dans les textes de Gauguin retenus par Guérin. A
travers nos propres lectures, nous avons trouvé une fois le mot dans L’Esprit moderne et le
catholicisme : «… si jamais une société a été barbare et cruelle, c'est bien la société
d'aujourd'hui ».
8
L’article du Mercure de France est entièrement consultable sur le site internet :
http://gallicalabs.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1051708/f295.image
En première lecture il nous semble que cet article du Mercure de France a quelque peu influencé les chapitres
ajoutées par Gauguin à son écrit sur L’Eglise catholique et les temps modernes rédigé à Tahiti et devenu aux
Marquises L’Esprit Moderne et le Catholicisme.
9
Mercure de France, XI, 1902 p. 291.
10
Balzac, Séraphita, Jonquière et Cie, Paris 1922, p. 42.
11
Idem, p. 190.
12
Idem, p. 168.
13
Idem, p. 28
14
Folio 143 verso du manuscrit du musée d’Orsay (page 29 de notre Etude)
15
Paul Gauguin, Oviri, Ecrits d’un sauvage, textes choisis et présentés par Daniel Guérin, Gallimard, 1974
5
Quel sens Gauguin donne-t-il au mot dans ces neuf occurrences ? A six reprises, le terme
apparait clairement comme synonyme de « sauvage », un qualificatif que l’artiste
affectionnait tant qu'il se l’est attribué à 84 reprises, rien que dans les citations d’Oviri !
Restent trois occurrences qui méritent notre attention.
o Dans les dernières pages de son écrit, Avant et Après, nous lisons : « Les subterfuges
de la parole, les artifices du style, brillant détours qui me conviennent quelquefois en tant
qu'artiste, ne conviennent pas à mon cœur barbare, si dur si aimant. On les comprend et l'on
s'exerce à les manier ; luxe qui concorde avec la civilisation et dont je ne dédaigne pas les
beautés. Il y a des sauvages qui s'habillent quelquefois ».16
o L’ultime phrase de l’ouvrage reprend le mot barbare : « Je n’ai pas voulu faire un
livre qui ait la plus petite apparence d’œuvre d’art (je ne saurais) : mais en homme très
informé de beaucoup de choses qu’il a vues et entendues dans tous les mondes, monde civilisé
et monde barbare, j’ai voulu en pleine nudité, sans crainte et sans honte, écrire…tout cela ».
o Enfin, fin février 1903, Gauguin écrit à Fontainas une longue lettre dans laquelle il
sollicite l'intervention de celui-ci en vue de publier Avant et Après : « Ce n'est point une
œuvre littéraire d'une forme choisie entre autres, c'est autre chose ; le civilisé et le barbare en
présence ».
Dans ces trois occurrences, nous croyons déceler une sorte de modification sémantique
du mot barbare. Sentant sa fin prochaine, Gauguin prend-il, plus nettement que jamais,
conscience qu’en définitive il est un homme marqué, voire habité en profondeur, par deux
cultures, celle des civilisés et celle des barbares dans le sens d’étrangers.17
Cette perception nous fait penser aux « deux âmes » évoquées par Goethe dans Faust,
ouvrage plusieurs fois cité par Gauguin et à trois reprises dans Avant et Après.
Ecoutons le passage :
« Faust : Malheureux ! Deux âmes habitent en moi et l’une tend incessamment à se séparer
de l’autre : l’une, vive et passionnée, tient à ce monde et s’y cramponne par les organes du
corps ; l’autre, secouant avec force la nuit qui l’environne, s’ouvre un chemin au séjour des
cieux. Oh ! S’il y a dans l’air des Esprits qui flottent souverains entre la terre et le ciel, qu’ils
descendent de leurs nuages d’or et me guident vers une vie nouvelle et lumineuse ! Oui, un
manteau magique18 qui m’emporterait vers ces contrées lointaines, si je le possédais, je ne
l’échangerais pas contre les plus précieux vêtements, contre un manteau de roi. »19
Retour à la peinture
A l’instar des chrétiens orthodoxes, qui ne « regardent » pas mais « lisent » une icône,
revenons au tableau de Gauguin.
Dans un décor magnifique qui peut rappeler le jardin d'Éden mais aussi évoquer un
paradis à venir, le peintre campe trois figures archétypales.
 A gauche nous rencontrons une sorte de Méphistophélès tel qu’il apparait dans Faust,
cité - nous l’avons vu - à trois reprises dans Avant et Après ou encore de Lucifer du Paradis
perdu de M ilton. Intelligence profonde et duplicité fondamentale caractérisent ces
personnages.
16
Manuscrit Avant et Après p.190.
Dans l’avant-propos d’Oviri (op.cit. p. 11) Daniel Guérin note : « Il y a chez Gauguin une dualité essentielle :
‘sauvage civilisé’ …» . C’est tout à fait notre conviction. Nous pensons même que la perception de cette
« dualité » s’accentue chez l’artiste avec l’âge.
18
On ne peut s’empêcher de penser au manteau des Contes Barbares qui enveloppe Meyer de Haan. Balzac
évoquera à 6 reprises le terme manteau dans un sens symbolique. Un exemple : « Ange ! S’écria cet être
incompréhensible en les enveloppant tous deux d’un regard qui fut comme un manteau d’azur… » . Séraphita,
p. 180.
19
Nous avons opté pour la traduction d’Henri Blaze, Paris 1847.
17
6
En conférant à cette tête les traits jadis
attribués à M eyer de Haan, Gauguin veut sans
doute rendre hommage à son ami disparu qui lui
a tant appris sur M ilton, sur le bouddhisme mais
aussi, à la lumière de « sa grosse Bible »20 , sur le
judaïsme ou la théosophie. Venant de reprendre
aux M arquises ses réflexions théologiques
commencées en Bretagne, poursuivies à Arles
puis à Tahiti, les anciens souvenirs resurgissent.
Est-ce exagéré de dire que De Haan se
trouve, en quelque sorte, réincarné en Gauguin
qui n’a jamais douté de ses propres capacités
intellectuelles 21 ? A ses yeux ses écrits contre les
Eglises, si difficiles à décrypter, constituent « au
point de vue philosophique ce [qu’il a] exprimé
de mieux dans sa vie » 22 . M ais il est conscient
aussi de son goût immodéré pour la polémique
et que pour un rien il peut « sortir ses
griffes ». Que l'on relise les critiques acerbes
contre les Eglises, contre d’autres artistes dans
les Racontars de Rapin, ou, dans les dernières
pages d'Avant et Après, sa charge contre
Brunetière, alors directeur du Mercure de
France.
Gauguin, Meyer de Haan, 1889,
 Le personnage du centre est l'archétype
MOMA New-York
de l'androgyne 23 . Depuis une lettre à la jeune
M adeleine Bernard, âgée de 17 ans, où Gauguin note : «… Si vous voulez être quelqu’un
…premièrement il faut vous considérer comme Androgyne sans sexe… »24 jusqu'au terme de
sa vie aux M arquises, cette question n'a cessé de le préoccuper.
M ais l'androgyne, il l’a aussi rencontré à travers sa collection de photos. Dans une
remarquable étude anonyme, publiée sur internet sous le titre, Regard éloigné Paul Gauguin,
nous lisons ce commentaire consacré aux Contes barbares : « …une posture traditionnelle
bouddhique sans doute inspirée, encore une fois, par les photographies des bas-reliefs de
Borobudur ».25
 Reste la lumineuse figure de la jeune femme. Le modèle choisi par Gauguin
correspond à Tohotaua, encore appelée Sarah dans la communauté marquisienne. M ais le
personnage réel est transcendé. Il peut évoquer M inna de Balzac. Ce pourrait être M arguerite
de Faust, bref « l'éternel féminin qui inlassablement nous attire » selon le mot célèbre de
Goethe.
Y a-t-il plus ? Y a-t-il autre chose à découvrir ? Sans aucun doute.
20
Henri Perruchot, La vie de Gauguin, Hachette, Paris, 1961, évoque « le souvenir des discussions du Pouldu,
devant la grosse Bible de Meyer de Haan, qui est revenu le hanter ».
21
Cette hypothèse se trouve finement évoquée dans le Catalogue de l’Exposition Gauguin de la Fondation
Beyeler. Sous la signature de Anna Szech (p. 149) nous lisons : «... c’est peut-être à l’artiste lui-même qu’ils
prêtent l’oreille… »
22
Lettre à Charles Morice reproduite dans Oviri, opus cité p. 193.
23
Nous avons consacré une étude sur « Gauguin et le mythe de l’androgyne » accessible sur notre blog :
http://othonprintz.blog.lemonde.fr/files/2013/10/Gauguin-et-le-mythe-de-landrogyne.pdf
24
Lettre d’octobre 1888 reproduite dans : Othon Printz, Paul Gauguin le peintre-écrivain, Jérôme Do
Bentzinger, Colmar 2010, pp 84-85.
25
http://agoras.typepad.fr/regard_eloigne/gauguin/
7
Il reste, par exemple, à se demander ce que peuvent bien symboliser les étonnantes
vapeurs qui se profilent derrière la jeune femme. Dans notre quête de mise en rapport de la
peinture et de l’écriture, nous proposons un extrait de trois écrits - le Faust de Goethe,
Séraphita de Balzac et un texte marquisien de Gauguin.
 Ecoutons d’abord la suite immédiate du mot de Faust que nous avons cité plus haut.
Wagner répond à Faust : « N’invoque pas ces essaims d’Esprits bien connus qui se
rassemblent dans les vapeurs de l’atmosphère, tendant à l’homme des pièges de tous côtés ».
Nous avons trouvé à 15 reprises le terme vapeurs avec le même sens dans Faust.
 Le mot vapeur apparait à 5 reprises dans Séraphita. Un exemple : « Les pleurs du
séraphin s’élevèrent autour d’eux sous la forme d’une vapeur qui leur cacha les mondes
inférieurs, les enveloppa, les porta, leur communiqua l’oubli des significations terrestres, et
leur prêta la puissance de comprendre le sens des choses divines ».
 Enfin, dans Avant et Après Gauguin nous livre une de ces phrases énigmatiques dont
il a le secret. Nous la transmettons à travers un facsimilé du manuscrit car même les
corrections peuvent avoir une signification.
Le lecteur aura noté la référence au
« grand manteau » évoqué plus haut et aussi
l’hésitation de Gauguin entre vapeurs astrales
et boréales. Alors que le mot astral est
mentionné à sept reprises dans Séraphitus,
celui de boréal n’y figure pas.
Simple hypothèse : Gauguin s’est-t-il
tout-à-coup souvenu que Séraphitus / Seraphita
sont nés au nord, dans l’imagination de
Swedenborg ?
Quoiqu’il en soit, nous retiendrons que
« les vapeurs » font partie de l’environnement
littéraire de Gauguin dans sa période
marquisienne.
Dans une conversation récente, Caroline
Boyle Turner nous a fait remarquer que,
souvent aux M arquises, une sorte de brume
particulière monte du sol. On sait que, bien
souvent, Gauguin conjugue réalité et symbole.
Est-ce encore le cas ici ?
8
Conclusion
Au cours de ce même entretien, Caroline Boyle, qui revenait de la très belle exposition
Gauguin du M usée Beyeler de Bâle-Riehen, et dont les Contes barbares marquent tous les
encarts publicitaires, me dit : « Etrange peinture dont le titre même constitue toujours et
encore une énigme qu’il faudra essayer d’élucider ! »
M a modeste réponse à son interpellation, je voudrais, pour conclure, la résumer ainsi :
Gauguin n’a ni inventé ni emprunté l’expression Contes barbares. Il l’a recréée au
cours des derniers mois de sa vie à partir de son environnement littéraire, de ses réflexions sur
la mort et de sa quête des deux paradis, celui d’ « Avant et [celui d’] Après ».
En donnant à ce tableau un titre, pratique abandonnée aux M arquises, Gauguin confère
à cette œuvre complexe valeur de testament.
A Tahiti, avant sa tentative de suicide, il a voulu offrir au monde un testament à deux
volets : un testament pictural, à savoir le tableau D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où
allons-nous ?, et un testament littéraire de nature philosophique et théologique : L’Eglise
catholique et les temps modernes.
Ici, aux M arquises, sentant sa fin proche, il reprend et modifie son testament littéraire de
Tahiti. Il lui donne un autre titre, L’Esprit moderne et le catholicisme. En parallèle il peint les
Contes barbares
Soucieux d’universalité, il a cherché dans trois grandes directions réponse à son
questionnement : lecture assidue de la Bible, méditation sur les préceptes de Bouddha, prise
en compte de cette attitude très particulière du maori face au destin.
Pour conclure, il nous semble que si l’écoute des récits véhiculés par ces trois courants
traduit une volonté de comprendre la polyphonie des mythes anciens relatifs au Paradis
Perdu, elle inclut aussi une nostalgie, prélude à une forme d’espérance. « Je peins et je vis
dans l’espérance » écrivit Gauguin à Emile Bernard.
Dans un livre majeur intitulé Méphistophélès et l’Androgyne ou le mystère de la
totalité 26 , M ircea Eliade, le grand historien des religions, raconte qu’un jour il lui est arrivé de
relire le Prologue du Ciel du Faust de Goethe, peu de temps après avoir lu Séraphita de
Balzac. « Je crus entrevoir - ajoute-t-il - entre ces deux ouvrages une sorte de symétrie que je
ne parvenais pas à déchiffrer. Il me faudra 20 ans pour comprendre que les deux ouvrages
trahissent la nostalgie d’un Paradis perdu, la nostalgie d’un état paradoxal dans lequel les
contraires coexistent sans pour autant s’affronter et où les multiples composent les aspects
d’une mystérieuse unité ».
Soixante ans avant Eliade, Gauguin a-t-il fait une expérience de même nature ?
Gravure sur bois collée sous la couverture du manuscrit de L’Esprit moderne et le catholicisme.
Extrait de Philippe Verdier, Un manuscrit de Gauguin, Wallraf-Richards-Jahrbuch, n°46, 1985 p.277.
26
Mircea Eliade, Méphistophélès et l'Androgyne, Paris, Gallimard, 1962 p.152.
9
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